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Les Muses françaises/Valentine de Saint-Point

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Les Muses françaisesLouis-MichaudII (XXe Siècle) (p. 292-299).


VALENTINE DE SAINT-POINT




Petite-fille du marquis César-Emmanuel de Glans de Cessiat et petite-nièce de Lamartine, Mme Valentine de Saint-Point est née d’une famille bourguignonne. Touchée de bonne heure par l’aile de la muse, elle avait quatorze ans, lorsqu’une revue : la Joie de la Maison, revue toute familiale, publia et couronna ses premiers vers. — Je ne connais pas ces premiers vers, mais je suis sûr qu’ils étaient très différents par la forme comme par l’inspiration, de ceux que publie maintenant Mme de Saint-Point. Car l’auteur des Poèmes d’Orgueil, à vrai dire, est très éloigné d’écrire pour les revues de la famille. Je n’entends point insinuer par là que Mme Valentine de Saint-Point dépasse les bornes de cette amoralité permise à l’art hardi et puissamment créateur. Mais, il est de fait qu’elle pousse la sincérité jusqu’au pied même de ces limites et cela, d’ailleurs, avec une admirable ardeur, une absence absolue de sadisme, avec l’impudique souri de faire vrai, humain, d’ériger de la beauté, de faire crier la passion jusqu’au spasme, jusqu’à la douleur, jusqu’au paroxysme !…

Ah ! qu’avec toute sa frénésie de verbe et d’inspiration qui me remet en mémoire les noms et les ténébreuses et pittoresques figures de Pétrus Borel, de Philoté O’Nedy, d’Auguste Mac Ket, — romantiques déchaînés, — que Mme Valentine de Saint-Point, dis-je, incarne bien la femme moderne, toute la femme moderne ruée d’un bloc vers le seul plaisir, vers l’immédiat assouvissement de ses passions ; — la femme moderne, pour qui les mots de devoir, d’abnégation, de sacrifice, de vertu ne sont plus que des mots, qui subordonne tout à la seule satisfaction de ses instincts, qui se jette éperdument à la tête de l’Amour et pour qui la vie n’a pas d’autre signification, d’autre but que de magnifier l’individu, que de développer toutes ses facultés d’émotions, tous ses sens :


Mon corps ardent frissonne et tremble de désir.
S’argue vers l’inconnu, arde de toutes fièvres !


s’écrie-t-elle, synthétisant en deux vers toute la soif de son âme mystique et de sa chair brûlante.

Cette ardeur, cette fièvre, cette exaltation, on retrouve tout cela dans son œuvre qui est le pur reflet de sa très forte personnalité. Dans une note qu’elle a bien voulu rédiger à mon intention et dans laquelle elle précise son idéal et son esthétique poétique, Mme Valentine de Saint-Point écrit :

« Je veux une plus grande liberté de rythmes, mesurés sur l’inflexion de la pensée et de l’élan lyrique, sans toutefois briser les moules sacrés de la langue, la mesure du vers traditionnel. Des rythmes personnels et nouveaux permettant l’effort — que j’estime nécessaire aujourd’hui — vers de profondes généralisations de la pensée lyrique. Bien entendu que tout en cherchant plus de profondeur d’idées dans la poésie moderne, j’entends qu’elle se dégage toujours du sentiment ou de la sensation intime du poète, afin de ne point atteindre à l’aridité de la poésie philosophique et didactique. » On verra, par la lecture des poésies reproduites dans le présent ouvrage, que Mme de Saint-Point met aisément d’accord son œuvre avec ses théories. Le sentiment et la sensation intime, c’est bien ce qui domine dans ses vers. Pour ce qui est « d’une plus grande liberté de rythmes », Il est certain que Mme de Saint-Point use largement de cette liberté — mais je n’oserai assurer que cela soit toujours profitable à ses poèmes. Pour tout dire, je ne suis jamais sans crainte lorsque j’entends une femme parler de prendre de plus grandes libertés. Je ne suis pas sans crainte, parce que je commence à bien connaître les œuvres féminines, je sais que par la propre exagération de leur nature, les femmes ne manquent pas d’élargir les règles alors même qu’elles ne songent pas à s’en affranchir. Mais qu’elles osent parler de faire ces règles plus souples, plus larges, plus adéquates à « l’inflexion de la pensée et de l’élan lyrique > — je crois n’avoir pas tort tout à fait de me défier. — Alors qu’avec des barrières strictes elles n’ont su garder aucune mesure, aucun sentiment exact du bon goût, si cher à Voltaire ; alors qu’elles ont été incapables de se restreindre, de condenser leur pensée, dans une forme brève et patiemment travaillée, qu’adviendra-t-il "lorsqu’elles s’affranchiront des obstacles qui retenaient tant bien que mal leur débordement de lyrisme. — Ce qu’il adviendra ? Les poèmes de Mme Valentine de Saint-Point sont là qui répondent. Jamais on ne vit galop plus infernal de mots et d’idées, c’est une vraie bourrasque littéraire, un chaos extraordinaire avec ses hauts et ses bas, ses gouffres et ses sommets, une invraisemblable anarchie où le mal se mêle avec le bien, la joie avec la douleur, la vie avec la mort et l’amour:un brasier inouï où se tordent toutes les passions. Un critique qui lui est tout acquis parle d’elle en ces termes; « On la dirait, en face du soleil, en face de la mer, à l’attouchement des moindres spectacles, brûlée de la flamme d’un sacerdoce:son cœur râle, ses nerfs se crispent, elle ne peut plus peindre son émotion, elle ne peut que la vociférer en des bonds d’adoration, avec des contractions et des stupeurs. » — Ces vociférations sont pleines de vers expressifs, chauds, colorés, bruyants; elles ne donnent pas toujours d’ailleurs l’impression de puissance et de force que leur souhaita donner leur auteur. C’est que Mme Valentine de Saint-Point — et cela est éminemment femme — confond trop souvent la violence avec la force. Il manque à ses poèmes, pour être vraiment très beaux, — très complètement beaux — très grands, très puissants, — il leur manque l’ordonnance, la concision, la clarté, l’effort sans lequel l’œuvre d’art ne peut être parfaite. Mme de Saint— Point se fie trop à sa seule inspiration, elle se laisse trop emporter par elle. Il faut d’ailleurs reconnaître que cette inspiration est admirablement féconde, large, vibrante et sincère.

BIBLIOGRAPHIE. — POÉSIE.Poèmes de la mer et du soleil, Vanier-Messein, Paris, 1905, in-18. — Poèmes d’orgueil, Editions de l'Abbaye, Paris, 1908, ia-18. — Prose : Trilogie de l’Amour et de la Mort : I. Un Amour, Paris, 1906, in-18 ; II. Un Inceste, Paris, 1907, in-18.

COLLABORATION.La Plume. — Le Siècle. — L’Europe artiste. — La Rénovation Esthétique. — La Grande Revue. — La Nouvelle Revue. — Gil Blas. — Revue des Lettres. — La Phalange. — L’Auto. — Poésie. — L’Italie et la France. — Vita Litteraria (Rome), — Figaro. CONSULTER. — Andrê Tudesq, la Plume, 15 juin 1905. — Renê Ghil, Ecrits pour l’Art 15 juillet 1905.— RICCIOTTO Canudo, Il Campo, 2 juillet 1905 ; Italia Moderna 15 mars 1906 ; Mercure musical, 15 mars 1908. — Henri Hertz, La Chronique, août 1905. — Henry Asselis, l'Intransiqeant, 4 janvier 1906. — Maurice Cabs, Gil Blas, 24 mars 1906. — LEO Claretie, Le Bon sens, mai 1906. — Jean Roye, la Phalange. 1. mars 1907 — Mario Meunier, Le Feu, avril 1908. — Emmanuel Glaser, Le Mouvement littéraire, Ollendorff, Paris, 1906, 1907, 1908, ln-18. — O. Casella et E. Gaubert, la Nouvelle Littérature, Sansot, Paris, 1909,in-18. — Jules Bertaut, la Chronique des lettres, juin 1908.


A LA VIE


Je suis digne de toi et digne de tes dons
Amers ou doucereux : plaisirs, douleurs et joies ;
Avec la même force et de fiers abandons,
Je les étreindrai tous comme de belles proies.

Car pour moi tu es Une : harmonie et beauté.
Je veux vibrer à tout : au léger vent qui passe,
A l’eau qui coule et bruit, et à la cruauté
Lâche de l’ouragan qui ravage et trépasse.

Je veux mordre aux fruits mûrs, me griser de soleil,
De clartés, m’alanguir dans toutes les ivresses :
Corps à corps douloureux, parfums lourds, sang vermeil ;
Amasser tes trésors, épuiser tes richesses.

Oui, je voudrais tout voir, tout goûter, tout sentir ;
Souffrir jusqu’au dégoût, jouir jusqu’à l’extase ;
Sangloter, haleter, hurler, m’anéantir ;
Boire à ta coupe d’or la pourpre qui m’embrase.

Inconsciente et veule, en gémissant un jour,
Je t’ai haïe, alors, mais jamais méprisée,
Et mon cri de révolte était un cri d’amour.
Pour toi, je n’aurai plus insulte ni risée.

Car de tous les plaisirs, de toutes les douleurs,
Mon être jaillira, renouvelé sans cesse.
Tout éclatant de force et de jeunes chaleurs.
Et d’une inextinguible et ardente allégresse.

Car sur mon âme vaste, en un rythme angoissant,
Toute sensation semblable au flot immense.
Hardi, tumultueux, passe l’élargissant
Et la laissant toujours plus avide et intense.

Mon corps ardent frissonne et tremble de désir,
S’arque vers l’inconnu, arde, de toutes fièvres !
Exalté, fier, superbe, il est prêt à saisir
Les bonheurs irrêvés ou les brefs plaisirs mièvres.

Qu’en moi, nard odorant, cassolette d’onyx,
Mille formes de vie, essences parfumées.
Flambent en un seul feu, qui jusqu’au jour préfix
Brûle de son éclat mes passions sublimées.

En une exaltation splendide je te veux.
Car je t’aime et te hais, harmonieuse orgiophante
De la mort, donne-toi dans des spasmes nerveux,
sublime ennemie ! force triomphante !

Quels que soient tes présents je te dirai : merci !
Pesante de chagrin et de morne souffrance,
Ou légère de joie et libre de souci.
Pleurant ou délirant, j’irai sans défaillance

La bouche douloureuse ou les lèvres inertes,
Jusques à la mort, Vie, emplis mon œnophore ;
Et moi, ivre d’amour, les narines ouvertes.
Les seins dressés vers toi, je te crierai : Encore !

(Poèmes de la Mer et du Soleil.)

A LA MORT

Même de toi, traîtresse, insidieuse mort. Je ne veux pas connaître, acceptei^yla défaite. Des vaincus humiliés subir le mauvais sort. Je ne veux pas mourir sans être satisfaite.

Non, certes, ta stupide et veule cruauté N’osera disperser la superbe harmonie De ma jeunesse en fleurs, sublime royauté Qui de haut te maudit, te ploie et te renie.

296 LES MUSES FRANÇAISES

Tu crains les courageux, les orgueilleux, les forts, SemblaMe aux lâches vils, tu te traînes dans l’ombre, Ton squelette hideux sans muscles ni efforts S’attaque à la vieillesse. Il escompte et dénombre

Chaque demi-cadavre aux corps déjà pourris Tout meurtris, tout sanieux, plies, courbés par l’âge, Tu rêves de charniers saillants de piloris. Et ton rictus ricane à l’horrible assemblage.

Moi je reste debout, ni faible ni jouet. De toi chienne affamée, errante, qui s’efface Elevant le maître fier, sa force et son fouet, Je ne redoute rien, et j’écrase ta face !

Tu m’espères un jour sans force ni orgueil. L’air sournois et hideux, tu m’attends, tu m’épies : Chagrine, décrépie, attenante au cercueil, Ne te réjouis pas. Arrière aux utopies !

Que ta bouche édentée en grimace un regret, Mais rien ne matera la grande révoltée Invaincue à jamais. Qu’importe ton décret A mon désir, à ma volonté indomptée ?

Un jour, lorsque j’aurai tout aimé, tout connu, Su la sublimité du mal de la caresse. En superbe cadeau j’irai vers l’inconnu, , Te porter ma beauté, te donner ma jeunesse,

A toi, dans un dernier geste de liberté, J’irai en conquérante et en dominatrice. Créancière d’autrui, devant moi sans fierté. Il faudra te courber, ô Mort ! ma débitrice !

(Poèmes de la Mer et du SoUiL)

HYMNE AU SOLEIL

Soleil, mâle de la terre, force de l’homme,

Rut des bêtes, Roi dee dieux, accueillez ce nome !

Dispensateur de vie et de mort et d’amour,

Chaleur, Lumière, Temps rythmant la nuit, le jour.

Phot. ReuUinger.

• • 298 LES MUSES FRANÇAISES

Vous, qui aspirant la plante, faites la terre,

L’été plus douce à mes pieds, aux morts moins austère ;

Vous, qui baisant la mort, créez la puanteur. Le vers infect, l’insecte assassiô et la fleur ;

Soleil, qui dans la loque ouvrez la dalmatique, Et dans l’âpre misère une grâce exotique ;

Qui, pour la joie humaine en l’immense décor, Epandez impalpable et pur et divin, l’Or ;

Soleil, qui posez tant de couleurs et de gemmes, Que la tête se courbe avide de diadèmes ;

Soleil, qui faites plus jeune et plus vif mon sang, Mes yeux plus éblouis, mon regard plus puissant ;

Mes cheveux d’or bruni, moins lourds sur ma pensée ; Qui mettez dans mon âme une joie insensée ;

Et tant de force pour vivre et pour susteçter

Mes passions, que j’étouffe et qu’il me faut chanter ;

Vous, qui par la caresse enivrez l’instinct, sève

De ma chair, jusqu’à la danse ou bien jusqu’au rêve ;

Vous qui vaporisez. Soleil, un tel parfum Que, seule, je ne puis humer l’air opportun

Soleil, mon corps est la forêt des tentacules

Qui tous dressent vers Vous leurs spasmes majuscules ;

Et s’il s’agenouillait, ce serait devant Vous. Il vous crie : Hosanna ! Soleil, animez- vous !

Mais de vous préférer parfois votre sœur l’Ombre, ’^on mystère plein de rêves où l’orgueil sombre, *

Où, vous immolant la chimère du Sommeil, Je chante votre gloire et votre éclat vermeil,

Pardonnez-moi, Soleil !

(Poèmes de la Mer et du Soleil.) VAI.KNTINE DK SAINT l’OINT ^

DEDICACE

299

Femmes-enfants en proie aux attendrissements, Qui sans sensation np goûtez pas la vie, Qui jouez avec tout sans en avoir l’envie, Je n’écris pas pour vous, pour vos amusements.

Vieillards qui ne savez plus du désir la joie, De l’étreinte l’ardeur, du plaisir la valeur ; Vous que la mort effraie autant que la douleur, Je n’écris pas pour vous sur qui je m’apitoie.

Amants de la mesure, ennemis du fortuit. Que le rouge effarouche et qu’un éclair effraie, Pour qui le voyage et la lutte sont l’ivraie. Je n’écris pas pour vous car vous dormez la nuit.

Je ne chante et n’écris que pour les jeunes hommes Dont l’âme écoutera ma fière âme vibrer D’angoisse et de triomphe, ivre de célébrer La vie et le soleil, les forces autonomes,

La conquête et l’ardeur, les vouloirs et l’instinct, Le mépris de la mort et l’amour de la force, Tout ce qui vaut qu’on vive et vers quoi l’on s’efforce. Ce qui est triomphal, ce qui est indistinct.

Je ne chante l’orgueil que pour les jeunes hommes Dont la jeunesse exulte ou se meurt de désir. Et je leur léguerai mes émois à choisir. Afin d’en animer leurs multiples fantômes.

• Si mon sang épuisé dans mon immense essor A su les émouvoir, qu’ils gardent ma pensée ; Lorsque dans l’Univers je serai dispersée Qu’ils me lisent le soir et m’écoutent encor.

Et, trouvant en mes vers mon âme mise à nue, Qu’ils rient de leur amante aux aspects enfiévrés, Et vers l’ombre tendus murmurent enivrés : « Cette femmjp, pourquoi ne l’ai-je pas connue ? »

(Poèmes et Orgueil.)