Les Mystères d’Udolphe/4/8

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Traduction par Victorine de Chastenay.
Maradan (4p. 192-212).

CHAPITRE VIII.

Plusieurs jours se passèrent dans l’attente. Ludovico avoit seulement appris par des soldats qu’il se trouvoit un prisonnier dans l’appartement indiqué, que ce prisonnier étoit français, et qu’il avoit été pris dans une escarmouche qui avoit eu lieu avec un détachement de ses compatriotes. Durant cet intervalle, Emilie échappa aux persécutions de Bertolini et de Verezzi en se confinant dans sa chambre. Quelquefois, le soir, elle se promenoit dans le corridor. Montoni paroissoit respecter sa dernière promesse, quoiqu’il eût violé la première. Elle ne pouvoit attribuer son repos qu’à la faveur de sa protection. Elle s’en tenait alors si assurée, qu’elle ne désiroit pas de quitter le château avant d’obtenir quelque certitude au sujet de Valancourt. Elle l’attendoit sans que, jusqu’alors, cette attente lui coûtât de sacrifice ; aucune circonstance n’avoit rendu sa fuite probable.

Le quatrième jour Ludovico vint lui apprendre qu’il avoit l’espoir de voir le prisonnier. Un soldat avec lequel il étoit lié, devoit le garder la nuit suivante. Son espérance ne fut pas vaine ; sous prétexte d’apporter de l’eau, il entra dans la prison. Mais la prudence l’avoit empêché de confier à la sentinelle le motif réel de sa visite, et son entretien fut très-court.

Emilie dans sa chambre en attendoit le résultat. Ludovico avoit promis que sur le soir il accompagneroit Annette dans le corridor. Après plusieurs heures impatiemment comptées, il arriva. Emilie prononça le nom de Valancourt, n’en pût dire davantage, et resta toute tremblante. — Le prisonnier, signora, lui dit Ludovico, n’a pas voulu me confier son nom. Quand j’ai prononcé le vôtre, il a paru comblé de joie, mais moins surpris que je ne l’imaginois. — Se souvient-il de moi ? s’écria enfin Emilie.

— Oh ! c’est M. de Valancourt, dit Annette, qui regardoit impatiemment Ludovico. Il la comprit, et dit à Emilie : — Oui, mademoiselle, il s’en souvient, et, j’ose le dire, prend autant d’intérêt à vous que vous en montrez pour lui. Il a demandé comment vous saviez qu’il étoit ici, et si je lui parlois de votre part. Je n’ai pu répondre à la première question, mais à la seconde, j’ai dit que oui. Il a paru ravi ; et j’ai craint que son extrême joie ne nous trahît à l’égard de la sentinelle.

— Comment est-il, Ludovico ? interrompit Emilie. N’est-il pas triste et bien malade, après cette longue captivité ? — Quant à sa mélancolie, je n’en ai vu aucun symptôme pendant notre entretien. Il sembloit dans le plus grand contentement où jamais j’aie vu un mortel. Sa figure étoit toute joyeuse ; et si j’en juge par-là, il se porte fort bien ; mais je ne le lui ai pas demandé. — Ne vous a-t-il rien remis pour moi ? dit Emilie. — Oh ! oui, signora, reprit Ludovico, qui cherchoit dans ses poches. Sûrement, ajouta-t-il, je ne l’aurai pas perdu. Le prisonnier m’a dit, mademoiselle, qu’il vous auroit écrit s’il avoit de l’encre et du papier. Il alloit me charger d’un long message, quand la sentinelle est rentrée. Mais il m’avoit donné ceci. Ludovico tira de son sein une miniature. Emilie la reçut d’une main tremblante, et reconnut son propre portrait, le même que sa mère avoit perdu d’une manière si singulière, dans la pêcherie, à la Vallée.

Des larmes de joie et de tendresse coulèrent de ses yeux. Ludovico continua : — Dites à votre maîtresse, m’a-t-il dit en me donnant ce portrait, que cet objet a été le compagnon et la seule consolation de mes malheurs. Dites-lui que je l’ai toujours porté sur mon cœur, et que je le lui envoie comme le gage d’une affection qui ne finira jamais : le monde entier ne m’en sépareroit pas. C’est pour elle seule que je l’abandonne, et dans l’unique espoir de le recevoir bientôt de sa main. Dites-lui… À ce moment, signora, la sentinelle entra. Le prisonnier n’en dit pas davantage. Mais il m’avoit prié auparavant de lui procurer une entrevue avec vous. Je lui avois représenté combien il me paroissoit difficile d’y faire consentir son garde. Il avoit répondu que cela étoit peut-être moins difficile que je ne pensois ; et que si je lui rapportois votre réponse, il pourroit s’expliquer mieux. Voilà, mademoiselle, tout ce qui s’est passé entre nous.

— Comment pourrai-je, Ludovico, dit Emilie, comment pourrai-je jamais récompenser votre zèle ? À présent je n’en ai pas les moyens. Quand reverrez-vous le chevalier ? — Cela est incertain, signora, lui répondit Ludovico ; cela dépend de ceux qui sont de garde. Il n’y en a tout au plus qu’un ou deux à qui j’ose demander l’entrée de la prison.

— Je n’ai pas besoin de vous rappeler, reprit Emilie, combien j’ai d’intérêt à ce que vous le revoyiez bientôt. Dites-lui que j’ai reçu le portrait avec le sentiment qu’il désire. Dites-lui que j’ai beaucoup souffert ; que je souffrirai encore… Elle s’arrêta. — Mais lui dirai-je que vous consentez à le voir ? interrompit Ludovico. — Oh ! certainement, répliqua Emilie. — Mais quand, signora ; en quel lieu ? — Cela dépend des circonstances, dit Emilie. Ce seront elles qui régleront l’heure et le lieu.

— Quant au lieu, mademoiselle, dit Annette, il n’y a dans le château que ce corridor où nous puissions le voir en sûreté ; et pour l’heure, ce doit être celle où ces messieurs sont endormis, si jamais cela leur arrive. — Vous expliquerez ces circonstances au chevalier, Ludovico, dit Emilie. Je remets tout à son jugement et à la possibilité. Dites-lui que mon cœur est le même ; et surtout voyez-le aussitôt que vous le pourrez. Il est superflu de vous dire, Ludovico, avec quelle impatience je vous attendrai. Ludovico lui souhaita le bonsoir et descendit. Emilie se coucha, mais non pas pour dormir. La joie la tenoit éveillée comme l’avoit fait la douleur. Montoni, son château, s’étoient évanouis devant elle comme une horrible vision fantastique, et son imagination n’étoit ouverte qu’aux douces illusions du bonheur.

Une semaine s’écoula avant que Ludovico rentrât dans la prison. Les sentinelles, durant cet espace de temps, étoient des hommes en qui il ne pouvoit se confier, et il craignoit d’éveiller leur curiosité, en demandant à voir leur captif. Pendant cet intervalle, il communiqua à Emilie d’affreux rapports de ce qui se passoit au château : débauches, querelles, entretiens de plus en plus alarmans. D’après quelques circonstances qu’il lui apprit, Emilie douta sérieusement que Montoni comptât jamais la relâcher, et craignit même qu’il n’eût toujours sur elle les desseins que d’abord elle avoit redoutés. Son nom étoit souvent prononcé dans les conversations que Bertolini et Verezzi avoient ensemble, et devenoit toujours l’occasion d’une dispute. Montoni avoit perdu des sommes énormes contre Verezzi ; il devenoit d’une probabilité terrible qu’il la destinoit à s’acquitter envers lui. Mais comme Emilie ignoroit qu’après un service signalé, Montoni avoit encouragé l’espoir que Bertolini entretenait sur elle, elle ne pouvoit s’expliquer les contestations de Bertolini et de Verezzi. Au reste, leurs motifs lui importoient fort peu. Elle croyoit voir sa perte multipliée sous toutes les formes. Elle conjuroit Ludovico plus instamment que jamais de revoir le prisonnier, et de ménager leur évasion.

Enfin Ludovico lui dit qu’il avoit revu le chevalier ; que celui-ci l’avoit engagé à se confier au gardien de sa prison, dont il avoit déjà éprouvé la bienveillance, et qui lui avoit accordé la permission d’aller une demi-heure dans le château, la nuit suivante, quand Montoni et ses compagnons seroient ensevelis dans le plaisir. Cela est honnête, assurément, ajouta Ludovico mais Sébastien sait bien qu’il ne court aucun risque en laissant sortir le prisonnier, car s’il peut échapper aux barreaux et aux portes de fer, il faudra qu’il soit bien habile. Le chevalier m’a envoyé à vous, signora, pour vous demander de permettre qu’il vous voie cette nuit, ne fût-ce qu’un moment : il ne pourroit plus vivre sous le même toit sans vous voir : quant à l’heure, il ne peut la spécifier ; elle dépend des circonstances (comme vous le disiez, signora). Il vous prie de choisir le lieu, parce que vous devez savoir celui où vous serez le plus en sûreté.

Emilie étoit si agitée par l’espoir si prochain de revoir Valancourt, qu’il se passa du temps avant qu’elle pût répondre ou déterminer un endroit propre au rendez-vous. Enfin elle n’en vit aucun qui lui promît autant de sécurité que son corridor. Elle n’osoit en sortir, dans la crainte de rencontrer Montoni ou quelqu’un de ses hôtes sur la route de leurs chambres. Elle bannit les scrupules de la délicatesse, pour éviter un danger très-réel. Il fut convenu que le chevalier viendroit dans la nuit au corridor, et que Ludovico choisiroit l’heure la plus sûre. Emilie, comme on peut le croire, passa cet intervalle dans un tumulte d’espérance, de joie, d’anxiété et d’impatience. Jamais, depuis son arrivée au château, elle n’avoit observé avec autant de plaisir le soleil qui passoit derrière les hautes montagnes, l’ombre du crépuscule, et le voile obscur qui se répandoit sur l’horizon. Elle comptait les coups de l’horloge ; elle écoutoit les pas des sentinelles qui relevoient la garde, et se réjouissoit lorsqu’une heure étoit écoulée. — Ô Valancourt ! disoit-elle, après tout ce que j’ai souffert, après notre longue séparation, quand je pensois que jamais je ne vous reverrois, que jamais je ne devois vous revoir ! nous allons nous retrouver ! Oh ! j’ai enduré la douleur, l’anxiété, l’effroi de succomber aux transports de ma joie ! Elle ne pouvoit en ce moment sentir ni regret, ni mélancolie pour des intérêts ordinaires. Le souvenir même d’avoir cédé des biens qui pouvoient assurer la fortune de Valancourt et la sienne, ne jetoit sur son esprit qu’une ombre foible et passagère. L’idée de Valancourt, et celle qu’elle le verroit bientôt, étoient les seules qui occupassent son cœur.

Enfin l’horloge sonna minuit. Elle ouvrit sa porte pour écouter s’il se faisoit quelque bruit dans le château. Elle entendit seulement, dans le lointain, les bruyans éclata d’une conversation animée, que les échos prolongeoient sous les voûtes. Elle jugea que Montoni et tous ses hôtes étoient à table. — Ils sont occupés pour la nuit, se dit-elle, et Valancourt sera bientôt ici. Elle referma doucement sa porte, et parcourut sa chambre avec l’agitation et l’impatience. Elle alloit à sa fenêtre écouter si le luth résonnoit. Tout gardoit le silence ; son émotion croissoit à chaque moment. Incapable de se soutenir, elle s’assit auprès de sa fenêtre. Annette, qu’elle avoit retenue, étoit pendant ce temps-là aussi bavarde que de coutume ; mais à peine Emilie entendit-elle un seul mot de ses discours. Elle avança la tête hors de la fenêtre, et alors elle entendit le luth qui rendoit une expression touchante, et que la voix accompagnoit.

Emilie ne put retenir des larmes de joie et de tendresse. Quand la romance fut achevée, elle la considéra comme un signal ; il annonçoit que Valancourt alloit sortir. Bientôt elle entendit marcher ; c’étaient les pas vifs et légers de l’espérance. Elle pouvoit à peine se soutenir. On ouvrit la porte ; elle courut au-devant de Valancourt, et se trouva entre les bras d’un homme qu’elle n’avoit jamais vu. La figure, le son de voix de l’étranger, tout à l’instant la détrompa ; elle tomba sans connoissance.

En revenant à elle, elle se trouva soutenue par cet homme, qui la considéroit avec une vive expression de tendresse et d’inquiétude. Elle n’avoit de force, ni pour répondre, ni pour interroger. Elle ne fit aucune question, fondit en larmes, et se dégagea de ses bras. L’étranger changea de physionomie. Surpris, consterné, il regardoit Ludovico pour chercher quelqu’éclaircissement ; mais Annette lui donna l’explication que Ludovico même cherchoit. — Oh ! monsieur, s’écria-t-elle en sanglotant, monsieur, vous n’êtes pas l’autre chevalier. Nous attendions M. de Valancourt ; ce n’est pas vous. Ah ! Ludovico, avez-vous pu nous tromper ainsi ? Ma pauvre maîtresse ne s’en relèvera jamais ! jamais ! L’étranger, qui sembloit fort agité, essaya de lui parler ; mais les mots expirèrent sur ses lèvres ; et frappant son front de sa main, comme dans un soudain désespoir, il se retira tout à coup à l’autre bout du corridor.

Annette sécha ses larmes, et s’adressant à Ludovico : — Peut-être, après tout, lui dit-elle, l’autre chevalier n’est pas celui-ci. Peut-être le chevalier Valancourt est-il encore en bas ? Emilie leva la tête. — Non, répliqua Ludovico ; M. de Valancourt ne fut jamais là-bas, si ce cavalier n’est pas lui. Si vous aviez eu la bonté de me confier votre nom, monsieur, dit-il à l’étranger, cette méprise n’eût point eu lieu. — Il est vrai, lui dit l’étranger en mauvais italien ; mais il étoit fort important pour moi que mon nom demeurât ignoré de Montoni. Madame, ajouta-t-il, en s’adressant en français à Emilie, permettez-moi un mot d’apologie pour la peine que je vous occasionne. Souffrez que j’explique à vous seule, et mon nom, et les circonstances qui m’ont jeté dans l’erreur. Je suis Français ; je suis votre compatriote. Nous nous trouvons dans une terre étrangère. Emilie essaya de se remettre. Elle hésitoit pourtant à lui accorder sa demande ; à la fin elle pria Ludovico d’aller attendre sur l’escalier ; elle retint Annette, et dit à l’étranger que cette fille entendoit mal l’italien, et qu’il pourroit lui communiquer en cette langue ce qu’il désiroit lui confier. Ils se retirèrent dans une extrémité du corridor, et l’étranger lui dit, avec un long soupir : — Vous, madame, vous ne m’êtes pas inconnue, quoique je sois assez malheureux pour l’être moi-même à vos yeux. Je me nomme Dupont, je suis Français, de Gascogne, votre province natale. Depuis long-temps je vous admire ; que dis-je, et pourquoi le déguiser ? depuis long-temps je vous adore. Il s’arrêta quelque temps, puis continua : — Ma famille, madame, ne doit pas vous être étrangère. Je m’appelle Dupont ; mes parens vivoient à quelques lieues de la Vallée, et j’ai eu le bonheur de vous rencontrer quelquefois en visites dans le voisinage. Je ne vous offenserai point en vous répétant combien vous avez su m’intéresser, combien j’aimois à m’égarer dans les lieux que vous fréquentiez ! combien j’ai visité votre pêcherie favorite, et combien je gémissois alors des circonstances qui m’empêchoient de vous déclarer ma passion ! Je ne vous expliquerai pas comment je succombai à la tentation, et devins possesseur d’un trésor pour moi sans prix, un trésor que je confiai, il y a quelques jours, à votre messager, dans un espoir bien différent de celui qui me reste aujourd’hui. Je ne m’étendrai pas sur ces détails. Laissez-moi implorer votre pardon ; et le portrait que si mal à propos j’ai rendu, votre générosité en excusera le vol, et me le restituera. Mon crime lui-même est devenu ma punition. Ce portrait que j’ai dérobé, a nourri une passion qui doit encore être mon tourment.

Emilie voulut l’interrompre. Je laisse, monsieur, à votre conscience à décider si, après ce qui vient d’arriver au sujet de M. Valancourt, je dois vous rendre ce portrait. Ce ne seroit pas une action généreuse. Vous le reconnoîtrez vous-même, et vous me permettrez d’ajouter que ce seroit me faire une injure que d’insister pour l’obtenir. Je me trouve honorée de l’opinion flatteuse que vous avez conçue de moi. Mais… (elle hésita) ; la méprise de ce soir me dispense de vous en dire davantage.

— Oui, madame ; hélas ! oui, répliqua l’étranger : après un long silence, il continua : Accordez-moi du moins de vous montrer mon désintéressement, si ce n’est pas mon amour. Acceptez mes services : mais, hélas ! quels services puis-je offrir ? je suis moi-même prisonnier, victime ainsi que vous ! Mais quelque chère que me soit la liberté, je ne la chercherois pas à travers la moitié des hasards que je voudrois affronter pour vous tirer de cet infâme repaire. Acceptez les services d’un ami, et ne me refusez pas la récompense d’avoir tenté du moins de mériter votre reconnoissance.

— Vous la méritez déjà, monsieur, dit Emilie ; le vœu que vous exprimez mérite tous mes remercîmens. Excusez-moi si je vous rappelle le danger que vous courez en prolongeant cette entrevue. Ce sera une grande consolation pour moi, soit que vos tentatives échouent, soit qu’elles réussissent, d’avoir un compatriote généreux, disposé à me protéger. M. Dupont prit la main d’Emilie ; elle essaya foiblement de la retirer ; il la pressa respectueusement contre ses lèvres. — Permettez-moi, lui dit-il, de soupirer vivement pour votre bonheur, et de m’applaudir d’une passion qu’il m’est impossible de vaincre. Comme il achevoit de prononcer ces mots, Emilie entendit un bruit qui venoit de son appartement. Elle se retourna, vit la porte de l’escalier s’ouvrir, et un homme se précipiter dans sa chambre. — Je vous apprendrai à la vaincre, s’écria-t-il en se précipitant dans le corridor, un stylet à la main. Il vouloit en frapper Dupont, qui se trouvoit alors sans armes. Dupont fit un mouvement, évita le coup, se jeta sur Verezzi, et lui arracha le stylet. Pendant cette lutte, Annette et Emilie coururent dans le corridor, et appelèrent Ludovico. Il n’étoit plus à l’escalier. Emilie, à mesure qu’elle avançoit, étoit plus effrayée, plus incertaine. Un bruit éloigné qu’elle entendit la fit souvenir de son danger. Elle envoya Annette chercher Ludovico, et retourna dans la galerie où Dupont et Verezzi étoient encore aux prises. C’étoit sa propre cause qui se décidoit avec celle du premier ; et la conduite de M. Dupont l’auroit intéressée à son succès, quand même elle n’auroit pas détesté et redouté Verezzi. Elle se jeta sur une chaise, et les conjura de cesser leur combat : Dupont enfin renversa Verezzi à terre, et l’y laissa tout étourdi de sa chute. Elle pria Dupont de s’échapper avant que Montoni ou quelqu’un de ses compagnons se montrassent ; il refusa de la laisser sans défense ; et pendant qu’Emilie, plus effrayée pour lui que pour elle-même, redoubloit ses sollicitations, ils entendirent des pas dans le petit escalier.

_ Vous êtes perdu, s’écria-t-elle ; ce sont les gens de Montoni. Dupont ne répondit rien, mais soutint Emilie ; et d’un air ferme et animé, il attendit que ses adversaires parussent. L’instant d’après, Ludovico seul entra ; il jeta à la hâte un coup-d’œil : — Suivez-moi, leur dit-il, si vous aimez la vie ; nous n’avons pas un instant à perdre.

Emilie demanda, ce qui arrivoit, où il falloit aller.

— Je n’ai pas le temps de vous le dire, mademoiselle, reprit Ludovico ; fuyez, fuyez.

Elle le suivit sur-le-champ, accompagnée de M. Dupont. Ils descendirent l’escalier, traversèrent le passage voûté ; tout à coup elle se souvint d’Annette, et demanda où elle étoit. — Elle nous attend, mademoiselle, lui dit Ludovico presque hors d’haleine. On a ouvert les portes tout à l’heure pour un détachement qui venoit des montagnes ; je crains qu’on ne les ferme avant que nous n’y soyons arrivés. — Par cette porte, mademoiselle, reprit Ludovico en tenant sa lampe ; prenez garde, il y a deux marches.

Emilie suivoit, plus tremblante depuis qu’elle avoit su que sa fuite dépendoit d’un instant. Dupont la soutenoit, et tâchoit, en marchant, de ranimer son courage.

— Parlez tout bas, monsieur, lui dit Ludovico ; ces passages renvoient des échos par tout le bâtiment.

— Prenez garde à la lumière, s’écrioit Emilie ; vous allez si vite, que le vent l’éteindra.

Ludovico ouvrit une autre porte, derrière laquelle ils trouvèrent Annette, et descendirent quelques marches. Ludovico leur dit que ce passage conduisoit à la seconde tour, et ouvroit sur la première. À mesure qu’ils avançoient, des sons tumultueux et confus, qui sembloient venir de la seconde cour, alarmèrent Emilie. — Non, mademoiselle, lui dit Ludovico, notre seul espoir est dans ce tumulte : tandis que les gens du château sont occupés de ceux qui arrivent, nous pourrons peut-être passer les portes sans qu’on nous aperçoive. Mais chut ! ajouta-t-il en s’approchant d’une petite porte qui ouvroit sur la première cour. Restez ici un moment ; je vais voir si les portes sont ouvertes, et s’il se trouve quelqu’un dans le chemin. Je vous prie, monsieur, éteignez la lumière si vous m’entendez parler, reprit Ludovico en donnant sa lampe à Dupont ; et dans ce cas, restez en silence.

À ces mots, il sortit ; et en fermant la porte, ils écoutoient le bruit de ses pas. On n’entendoit aucune voix dans la cour qu’il traversoit, quoique la seconde retentît d’un bruit considérable. Nous serons bientôt hors des murs, disoit Dupont à Emilie. Soutenez-vous encore quelques momens ; tout ira bien.

Mais aussitôt ils entendirent Ludovico qui parloit haut, et distinguèrent aussi une autre voix. Dupont souffla vite la lampe. Hélas ! il est trop tard, s’écria Emilie ; qu’allons-nous devenir ? Ils écoutèrent encore, et s’aperçurent que Ludovico s’entretenoit avec la sentinelle. Le chien d’Emilie, qui l’avoit suivie depuis sa chambre, se mit à aboyer. — Le chien nous trahira, dit Dupont, il faut que je le tienne. — Je crains, dit Emilie, qu’il ne nous ait déjà trahis. Dupont le prit, et pendant qu’ils écoutoient tous, ils entendirent Ludovico qui disoit à la sentinelle : Je tiendrai votre place pendant ce temps-là.

— Attendons une minute, répliqua la sentinelle, et vous n’aurez pas cet embarras. Ou va envoyer les chevaux aux écuries du voisinage ; on refermera les portes, et je pourrai quitter un moment. — Je n’appelle pas cela un embarras, mon camarade, lui dit Ludovico : vous me rendrez le même service une autre fois. Allez, allez goûter de ce vin ; les compères qui viennent d’arriver, en boivent assez sans vous.

Le soldat hésita, et appela dans la seconde cour pour savoir si l’on n’emmèneroit pas les chevaux, et si l’on pourroit refermer les portes. Ils étoient tous trop occupés pour lui répondre, quand même ils l’auroient entendu.

— Oui, oui, lui dit Ludovico, ils ne sont pas si fous ; ils partagent tout entre eux. Si vous attendez que les chevaux partent, vous attendrez que le vin soit bu. J’ai pris ma part ; mais puisque vous ne voulez pas de la vôtre, je ne sais pas pourquoi je ne chercherois pas à l’avoir.

— Halte-là ! s’il vous plaît, cria la sentinelle. Prenez ma place un instant, je ne serai pas long.

— Ne vous pressez pas, reprit froidement Ludovico. J’ai monté la garde en ma vie. Laissez-moi votre mousqueton : si l’on attaque le château, je défendrai le poste comme un héros.

— Le voilà, mon brave ! répondit le soldat. Tenez, prenez-le ; il a vu du service, mais il ne serviroit pas de grand’chose pour défendre un château. Je vous dirai une bonne histoire au sujet de ce mousqueton.

— Vous là direz mieux lorsque vous aurez bu, reprit Ludovico. Les voilà déjà qui reviennent.

— Oh ! pourvu que j’aie du vin, dit la sentinelle en courant, je ne vous laisserai pas morfondre.

— Prenez votre temps, je ne suis pas pressé, lui dit Ludovico, qui déjà traversoit la cour. Le soldat revint sur ses pas : — N’allez pas si loin, mon ami, pas si loin. Si c’est ainsi que vous montez la garde, il ne faut pas que je quitte, je le vois bien.

— Vous faites bien de revenir, lui répliqua Ludovico ; je n’ai pas eu la peine de courir après vous. Je voulois vous dire que le vin de Toscane étoit entre les mains de Sébastien ; il en est déjà ivre. Celui que tient Frédéric ne le vaut pas. Mais vous n’en aurez guère, car je les vois qui reviennent.

— Oui, par saint Pierre ! dit le soldat ; et il se mit à courir. Ludovico, en liberté, se hâta d’ouvrir le passage. Emilie succomboit presqu’aux anxiétés que lui avoit causées ce long colloque. Ludovico leur dit que la cour étoit libre. Ils le suivirent sans perdre un instant, et ils entraînèrent deux chevaux qui se trouvoient écartés de la seconde cour, et qui mangeoient, dans la première, quelques-unes des grandes herbes qui croissoient entre les pavés.

Ils franchirent sans obstacle ces redoutables portes, et prirent la route qui conduisoit au bois. Emilie, M. Dupont, Annette, étoient à pied ; Ludovico, sur un cheval, conduisoit l’autre. Arrivés dans les bois, Emilie et Annette se mirent à cheval avec leurs deux protecteurs. Ludovico marcha le premier, et ils échappèrent aussi vite que le permettoient une route brisée, et la lune encore foible qui brilloit au travers du feuillage.


fin du quatrième volume.