Les Mystères d’Udolphe/5/1

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Traduction par Victorine de Chastenay.
Maradan (5p. 12-33).

TOME V


CHAPITRE PREMIER.

Emilie étoit si étonnée de ce départ soudain, qu’à peine osoit-elle se croire éveillée : elle doutoit néanmoins beaucoup si cette aventure se termineroit heureusement ; et ce doute n’étoit que trop raisonnable. Avant d’être hors des bois, ils entendirent de grands cris apportés par le vent ; et en sortant des bois, ils virent plusieurs lumières qui cheminoient fort vite près du château. Dupont frappa son cheval, et avec un peu de peine il le força d’aller plus vîte.

Ah ! pauvre bête ! s’écria Ludovico ; il doit être assez las. Il a été dehors tout le jour. Mais, signor, fuyons par ici ; les lumières prennent cet autre chemin.

Il donna un grand coup à son cheval, et tous deux se mirent au grand galop. Après une course assez longue, ils regardèrent derrière eux ; les lumières étoient si éloignées, qu’à peine les distinguoit-on ; les cris avoient fait place au plus profond silence. Les voyageurs alors modérèrent leurs pas, ils tinrent conseil sur la direction qu’ils dévoient suivre. Ils se décidèrent à se rendre en Toscane, à tâcher de gagner la Méditerranée, et à s’embarquer promptement pour la France. M. Dupont avoit le projet d’y accompagner Emilie, s’il pouvoit découvrir que son régiment en eût repris la route.

Ils étoient alors dans le chemin qu’Emilie avait suivi avec Ugo et Bertrand. Ludovico, le seul de la troupe qui connût les passages de ces montagnes, assura qu’un peu plus avant, à une croisière des chemins, ils en trouveroient un qui descendroit aisément en Toscane ; et qu’à peu de distance, on rencontreroit une petite ville où l’on pourroit se procurer les choses nécessaires au voyage.

— J’espère seulement, ajouta-t-il, que nous ne trouverons pas les pelotons des bandits : il y en a plusieurs en campagne, je le sais. Néanmoins, j’ai toujours un bon mousqueton qui sera de service en cas de rencontre. N’avez-vous aucune arme, monsieur ? — Oui, répliqua Dupont ; j’ai le stylet de l’infâme qui vouloit me percer. Mais réjouissons-nous d’être échappés d’Udolphe, et ne nous tourmentons pas d’un danger qui peut ne pas arriver.

La lune s’élevoit au-dessus des bois qui couvroient un des côtés de l’étroit vallon qu’ils suivoient : elle leur donnoit assez de lumière pour distinguer leur chemin, éviter les roches, qui souvent l’embarrassoient. Ils voyageoient alors à loisir, et dans le plus profond silence ; ils n’étoient point encore remis de l’étonnement où cette fuite subite les avoit jetés. L’esprit d’Emilie, particulièrement, étoit absorbé dans les émotions différentes qu’elle avoit reçues. Elle restoit dans une rêverie vague, dont la beauté de la scène et le murmure du zéphyr dans le feuillage, contribuoient à augmenter la douceur. Elle pensoit à Valancourt, elle pensoit à la France avec espoir ; elle y auroit pensé avec joie, si les premiers événemens de la soirée ne l’avoient pas épuisée. Une sensation vive étoit alors au-dessus de ses forces ; mais pendant ce temps, Emilie seule étoit l’objet des réflexions mélancoliques de Dupont. Cependant le chagrin qu’il éprouvoit de sa méprise étoit adouci par le plaisir de la voir. Ils ne se disoient pas un seul mot ; Annette pensoit à cette surprenante fuite, et au train que devoient faire Montoni et les siens, qui sans doute ne l’ignoroient plus. Elle pensoit à sa patrie ; elle avoit l’espoir d’y retourner, et d’épouser Ludovico sans nul obstacle. La pauvreté ne lui en paroissoit pas un. Ludovico, de son côté, se félicitoit d’avoir arraché son Annette et la signora Emilie, au danger qui les menaçoit. Il s’applaudissoit d’échapper lui-même à des hommes dont les mœurs lui faisoient horreur. Il procuroit la liberté à M. Dupont ; il espéroit un bonheur très-prochain avec l’objet de ses amours. Enfin il avoit eu l’adresse de tromper la sentinelle, et de conduire toute l’affaire.

Occupés de leurs pensées, les voyageurs furent plus d’une heure en silence, sauf une question de temps à autre que faisoit Dupont sur la route, ou une exclamation d’Annette, sur un objet que le crépuscule ne laissoit voir qu’imparfaitement. À la fin, on vit des lumières sur le revers d’une montagne ; Ludovico ne douta pas qu’elles ne vinssent de la ville dont il avoit parlé. Satisfaits de cette assurance, ses compagnons se replongèrent dans la rêverie ; Annette l’interrompit la première. — Saint Pierre, dit-elle, où trouverons-nous de l’argent ? Je sais que, ni moi, ni ma maîtresse, nous ne possédons pas un sequin. M. Montoni y a mis bon ordre.

Cette remarque produisit un examen, qui se termina par un embarras fort sérieux. Dupont avoit été dépouillé de presque tout son argent quand on l’avoit fait prisonnier ; il avoit donné le reste à la sentinelle, qui lui avoit permis de sortir de la prison. Ludovico, qui depuis long-temps ne pouvoit obtenir le paiement de ses gages, avoit à peine sur lui de quoi fournir aux premiers rafraîchissemens dans la ville où ils arrivoient.

Leur pauvreté étoit d’autant plus affligeante, qu’elle pouvoit les retenir plus long-temps dans les montagnes ; et là, quoique dans une ville, ils pouvoient se croire encore presque au pouvoir de Montoni. Les voyageurs, pourtant, n’avoient d’autre parti que celui d’avancer et de tenter la fortune. Ils poursuivirent leur route à travers des vallons sauvages et obscurs, dont les forêts obstruoient quelquefois toute clarté, et ne la rendoient que par intervalles ; lieux, si déserts, qu’on doutoit au premier coup-d’œil, si jamais être humain y avoit mis les pieds. Le chemin qu’ils tenoient pouvoit confirmer cette erreur : des herbes hautes, une prodigieuse végétation, annonçoient que du moins les passans y étoient rares.

À la fin, on entendit de très-loin les clochettes d’un troupeau : bientôt après, ce fut le bêlement des brebis, et l’on reconnut le voisinage de quelque habitation humaine. Les lumières que Ludovico avoit vues, avoient été long-temps dérobées par de hautes montagnes. Ranimés par cette espérance, les voyageurs doublèrent le pas ; et sortant de leur défilé, ils découvrirent une des vallées pastorales des Apennins, faite pour donner l’idée de l’heureuse Arcadie. Sa fraîcheur, sa belle simplicité, contrastoient majestueusement avec les sommets neigeux des montagnes d’à l’entour.

L’aube du matin blanchissoit l’horizon : à peu de distance, sur le flanc d’une colline, qui sembloit naître aux premiers regards du jour, la petite troupe distingua la ville qu’elle cherchoit, et à laquelle elle arriva bientôt : ce ne fut pas sans peine qu’ils y trouvèrent asyle et pour eux et pour leurs chevaux. Emilie demanda qu’on ne s’y arrêtât pas plus de temps qu’il ne seroit nécessaire ; sa vue excitoit la surprise, elle étoit sans chapeau, et n’avoit eu que le temps de prendre un voile. Elle regrettoit le dénuement d’argent, qui ne lui permettoit pas de se procurer cet article essentiel.

Ludovico examina sa bourse ; elle ne pouvoit suffire à payer le rafraîchissement. Dupont hasarda de se confier à leur hôte ; il paroissoit bon et honnête ; Dupont lui expliqua leur position, et le pria de les aider à continuer leur voyage. L’hôte promit de s’y prêter autant qu’il le pourroit, puisqu’ils étoient des prisonniers qui échappoient à Montoni ; il avoit des raisons personnelles pour le haïr : il consentit à leur procurer des chevaux frais pour gagner une ville prochaine ; mais il n’étoit pas assez riche pour leur donner de l’argent ; ils étoient à se lamenter, lorsque Ludovico, après avoir conduit les chevaux à l’écurie, rentra ivre de joie, et la leur fit vite partager ; en levant la selle d’un des chevaux, il avoit trouvé un petit sac rempli, sans doute, du butin fait par un des condottieri. Ils revenoient du pillage lorsque Ludovico s’étoit sauvé, et le cheval étant sorti de la seconde cour où buvoit son maître, avoit emporté le trésor sur lequel le brigand comptoit.

Dupont trouva que cette somme étoit très-suffisante pour les conduire tous en France : il étoit alors résolu d’y accompagner Emilie, quelles que fussent les nouvelles qu’il apprendroit de son régiment. Il se fioit à Ludovico autant que le permettoit une connoissance si courte, et pourtant il ne souffroit pas la pensée de lui confier Emilie pour un si long voyage. D’ailleurs, peut-être il n’avoit pas le courage de se refuser au plaisir dangereux qu’il trouvoit à la voir.

On tint conseil sur le port vers lequel on devoit se diriger. Ludovico, bien informé de la géographie de son pays, assura que Livourne étoit le port le plus accrédité et le plus proche. Dupont savoit aussi qu’il étoit le mieux assorti au succès de leurs plans, puisque chaque jour il en partoit des vaisseaux de toutes nations. Il fut déterminé qu’on s’y achemineroit promptement.

Emilie acheta un chapeau de paille, tel que le portoient les paysannes de Toscane, et quelques petits objets nécessaires au voyage. Les voyageurs échangèrent leurs chevaux fatigués contre de meilleurs, et se remirent joyeusement en route avec le soleil levant. Après quelques heures de voyage à travers un pays romantique, ils commencèrent à descendre dans la vallée de l’Arno. Emilie contempla tous les charmes d’un paysage pastoral et agreste, unis au luxe des maisons qu’y possédoient les nobles de Florence, et aux richesses d’une culture variée. De loin, vers l’orient, Emilie découvrit Florence ; ses tours s’élevoient sur le plus brillant horizon. Sa plaine fertile alloit joindre les Apennins. Des palais, des jardins magnifiques la décoroient de tous côtés. Des bosquets d’orangers, de citronniers, de vignes et d’arbres fruitiers, des plantations d’oliviers et de mûriers, la coupoient en tout sens. À l’occident, cette belle plaine se terminoit à la mer. La côte étoit si éloignée, qu’une ligne bleuâtre l’indiquoit seule à l’horizon, et une légère vapeur de marine se distinguoit au-dessus dans l’atmosphère.

Emilie, du fond de son cœur, salua les vagues qui alloient la reporter dans sa patrie. Le souvenir de cette patrie lui coûtoit pourtant un soupir ; elle n’avoit point de maison pour l’y recevoir, point de parens pour la féliciter. Pèlerine affligée, elle alloit répandre des larmes sur le tombeau de son père. Elle ne se réjouissoit pas non plus en songeant au long intervalle qui pourroit s’écouler avant qu’elle revît Valancourt. Peut-être seroit-il retenu à son corps, dans une province très-éloignée. Mais quand ils se rencontreroient, ce seroit seulement pour déplorer l’heureuse scélératesse de Montoni. Cependant elle auroit encore senti un plaisir inexprimable à se retrouver dans le pays qu’habitoit Valancourt, quand même elle eût été certaine de ne pas l’y voir.

La chaleur étoit excessive. Il étoit midi. Les voyageurs cherchèrent une retraite pour se reposer à l’ombre. Les bocages qu’ils parcouroient, remplis de raisins sauvages, de framboises et de figues, leur promettoient un rafraîchissement agréable. Ils s’arrêtèrent sous un berceau dont le feuillage épais affoiblissoit l’ardeur du soleil. Une fontaine qui jaillissoit du roc donnoit à l’air quelque fraîcheur. On laissa paître les chevaux. Annette avec Ludovico allèrent cueillir des fruits, et en apportèrent abondamment. Les voyageurs s’assirent à l’ombre d’un bosquet de sapins et de hêtres. La pelouse autour d’eux étoit émaillée de tant de fleurs parfumées, que, même au sein des Pyrénées, Emilie en avoit moins vu. Ils y prirent leur frugal repas ; et sous l’ombrage impénétrable de ces gigantesques sapins, ils contemploient le paysage qui, couvert des feux du soleil, descendoit jusqu’à la mer.

Emilie et Dupont redevinrent peu à peu silencieux et pensifs. Annette étoit joyeuse et babillarde. Ludovico étoit fort gai, sans oublier les égards qu’il devoit à ses compagnons de voyage. Le repas fini, Dupont engagea Emilie à tâcher de goûter le sommeil pendant l’extrême chaleur. Il conseilla aux domestiques d’en faire autant, et proposa de veiller. Ludovico voulut lui en épargner la peine. Emilie et Annette, fatiguées du voyage, essayèrent de reposer, et Ludovico fit la garde, armé de son mousqueton.

Quand Emilie s’éveilla, elle trouva la sentinelle endormie à son poste, et Dupont éveillé, mais enseveli dans ses tristes pensées. Le soleil étoit trop élevé pour leur permettre de continuer le voyage. Il étoit nécessaire que Ludovico, fatigué de tant de peines qu’il avoit prises, pût achever en paix son sommeil. Emilie prit ce moment pour savoir, par quel accident Dupont étoit devenu prisonnier de Montoni. Flatté de l’intérêt que lui témoignoit cette question, et de l’occasion, qu’elle fournissoit pour l’entretenir de lui-même, Dupont la satisfit promptement.

— Je vins en Italie, madame, dit Dupont, au service de mon pays. Un engagement dans les montagnes, avec les bandes de Montoni, mit en déroute mon détachement. Je fus pris avec quelques-uns de mes camarades. Quand on m’apprit que j’étois captif, le nom de Montoni me frappa. Je me rappelai que votre tante avoit épousé un Italien de ce nom, et que vous les aviez suivis en Italie. Ce ne fut pourtant que long-temps après que je fus certain, madame, et que ce Montoni étoit le même, et que vous habitiez sous le même toit que moi. Je ne vous fatiguerai pas en vous peignant mon émotion lorsque j’appris cette nouvelle. Je le dus à une sentinelle, et je sus le gagner au point de m’accorder plusieurs jouissances, dont l’une sur-tout m’importoit extrêmement, et n’étoit pas sans danger pour cet homme. Il persista pourtant à ne se charger d’aucune lettre, et à refuser de me faire connoître à vous. Il trembloit d’être découvert, et d’éprouver toutes les vengeances de Montoni. Il me fournit les occasions de vous voir plusieurs fois. Vous en êtes surprise, madame, et je vais m’expliquer mieux. Ma santé souffroit extrêmement du défaut d’air et d’exercice, et j’obtins à la fin, ou de la pitié ou de l’avarice, le moyen de me promener la nuit sur la terrasse.

Emilie devint très-attenvive, et Dupont continua.

— En m’accordant cette permission, mon garde savoit bien que je ne pourrois m’évader. Le château étoit gardé avec une extrême vigilance, et la terrasse étoit élevée sur un roc perpendiculaire. Il me montra aussi une porte cachée dans la boiserie de la chambre où j’étois détenu, il m’apprit à l’ouvrir. Cette porte donnoit sur un passage formé dans l’épaisseur des murs ; il s’étendoit le long du château, et venoit aboutir au coin du rempart oriental. J’ai appris depuis qu’il se trouvoit d’autres couloirs dans les murailles énormes de ce prodigieux édifice. On les destinoit certainement à faciliter les évasions en temps de guerre. C’est par ce chemin que, pendant la nuit, je me rendois à la terrasse. Je m’y promenois avec une extrême précaution, de peur que mes pas ne me trahissent. Les sentinelles étoient placées assez loin, parce que les murailles, de ce côté, suppléoient aux soldats. Dans une de ces promenades nocturnes, je remarquai une lumière qui venoit d’une fenêtre au-dessus de ma prison. Il me vint à l’esprit que cet appartement pouvoit être le vôtre, et dans l’espérance de vous voir, je me plaçai vis-à-vis de la fenêtre.

Emilie, se rappelant la figure qu’elle avoit vue sur la terrasse, et qui l’avoit jetée dans une perplexité si grande, s’écria tout-à-coup : C’étoit donc vous, monsieur Dupont, qui me causiez une si ridicule terreur ? De longues souffrances avoient tant affoibli ma tête, que le moindre incident m’alarmoit. — Dupont se reprocha de lui avoir occasionné quelque crainte ; puis il ajouta : Appuyé sur le parapet en face de votre fenêtre, la considération de votre situation mélancolique et de la mienne m’arracha d’involontaires gémissemens qui vous attirèrent à la fenêtre, du moins je l’imagine. Je vis une personne que je crus être vous. Oh ! je ne vous dirai rien de mon émotion à ce moment. Je desirois parler ; la prudence me retint, et un mouvement de la sentinelle m’obligea de fuir à l’instant.

Il se passa du temps avant que je pusse tenter une seconde promenade. Je ne pouvois sortir que lorsque l’homme que j’avois gagné étoit de garde ; il me falloit attendre son tour. Pendant ce temps, je me convainquis de la réalité de mes conjectures sur la situation de votre appartement. À ma première sortie ; je retournai à votre fenêtre, et je vous vis sans oser vous parler. Je saluai de la main, vous disparûtes. J’oubliai ma prudence ; je poussai une plainte. Vous revîntes, vous parlâtes. J’entendis les accens de votre voix. Ma discrétion m’auroit abandonnée ; mais j’entendis une sentinelle, je me retirai promptement, et cet homme m’avoit vu. Il me suivit ; il alloit me joindre, si un stratagème ridicule n’eût en ce moment fait ma sûreté. Je connoissois la superstition de ces gens-là ; je poussai un cri lugubre, dans l’espérance qu’on cesseroit de me poursuivre. Heureusement je réussis. L’homme étoit sujet à se trouver mal ; la frayeur que je lui fis lui procura un de ces accès, ce qui assura ma retraite. Le sentiment du danger que j’avois couru, et que le doublement des gardes, à cette occasion, rendoit plus grand, me détourna d’errer encore sur la terrasse. Mais, dans le silence des nuits, je m’amusois d’un vieux luth que m’avoit procuré le soldat ; je l’accompagnois de ma voix, et quelquefois, je l’avouerai, j’avois l’espoir d’être entendu par vous. Il y a bien peu de soirées que cet espoir fut accompli. Je crus entendre une voix qui m’appeloit ; je craignis de répondre, à cause de la sentinelle. Avois-je raison, madame, de me le persuader ainsi ? Étoit-ce vous qui parliez ?

— Oui, lui dit Emilie avec un soupir involontaire, vous aviez raison.

Dupont, en observant la pénible émotion que ce sujet causoit à Emilie, changea alors de conversation. Pendant une de mes excursions dans le passage dont je vous ai parlé, j’ai entendu, dit-il, un très-singulier entretien.

— Dans le passage ! dit Emilie avec surprise.

— Je l’entendis dans le passage, dit Dupont ; mais il venoit d’un appartement contre le mur duquel le passage étoit pratiqué. Le mur étoit, en cet endroit, si mince, et même si dégradé, que j’entendois distinctement la conversation de l’autre côté. Montoni et ses compagnons étoient rassemblés dans une salle. Montoni commença le récit de l’extraordinaire histoire dont l’ancienne dame du château étoit le sujet. Il raconta d’étranges circonstances ; sa conscience doit savoir à quel point elles sont vraies, et je crains que sa conscience ne prononce contre lui. Mais vous, madame, vous connoissez sans doute le rapport qu’il fait circuler sur le destin mystérieux de cette dame ?

— Je le connois, monsieur, dit Emilie, et je m’apperçois que vous n’y croyez pas.

— J’en doutois, répliqua Dupont, avant l’époque dont je vous parle ; mais le récit de Montoni aggrava mes soupçons. Je demeurai presque persuadé qu’il était un assassin. Je tremblai pour vous. J’avois entendu les convives prononcer votre nom d’une manière inquiétante ; et sachant que les plus impies des hommes sont aussi les plus superstitieux, je me décidai à épouvanter leur conscience, et à les détourner du crime que je redoutois. J’écoutai attentivement Montoni, et dans les plus frappans détails de son histoire, je joignis ma voix à la sienne, et répétai ses derniers mots, en déguisant et renforçant mes tons.

— N’aviez-vous pas peur d’être découvert ? dit Emilie.

— Non, reprit Dupont ; je savois que si Montoni avoit connu le secret du couloir, il ne m’auroit pas enfermé dans l’appartement où il conduisoit. Mais j’étois d’ailleurs assuré qu’il ne le connoissoit pas. La compagnie, pendant quelques momens, ne fit pas attention à ma voix. À la fin cependant, l’alarme fut si grande, que tous prirent le parti de déserter l’appartement. Montoni ordonna aux domestiques de faire des recherches. Je retournai à ma prison, dont cette place étoit éloignée.

— Je me souviens parfaitement, dit Emilie, de la conversation dont vous parlez ; elle effraya beaucoup la société de Montoni ; et j’avouerai que je fus assez foible pour partager cet effroi.

M. Dupont et Emilie continuèrent à parler de Montoni, de la France, et du plan de leur voyage. Emilie lui apprit qu’elle avoit l’intention de se retirer en Languedoc, dans un couvent où elle avoit reçu de grandes marques d’intérêt ; elle comptoit de-là écrire à son parent M. Quesnel, pour l’informer de sa conduite ; elle avoit le projet d’attendre que la Vallée revînt entre ses mains, et espéroit que sa fortune lui permettroit alors de l’habiter. Dupont lui donna lieu de croire que les propriétés dont Montoni avoit voulu la dépouiller, n’étoient pas à jamais perdues ; il la félicita d’avoir échappé à Montoni, qui sans doute l’eût gardée prisonnière toute la vie. La possibilité de retrouver les biens de sa tante, et pour Valancourt et pour elle, répandit un rayon de joie dans le cœur d’Emilie. Depuis plusieurs mois elle n’avoit rien éprouvé de semblable ; elle s’efforça néanmoins de le dissimuler à Dupont, pour lui éviter le chagrin d’entendre parler de son rival.

Ils continuèrent leur entretien jusqu’au moment où le soleil commença à baisser : Dupont éveilla Ludovico, et ils se remirent tous en route. Ils descendirent jusqu’au fond de la vallée, se trouvèrent au bord de l’Arno, et côtoyèrent ses rives, ravis des sites qui les environnoient, et sensibles aux souvenirs que rappeloient ces ondes poétiques. De loin, ils entendirent les chants joyeux des paysans dispersés dans les vignes ; le soleil à son coucher teignoit les vagues d’un jaune d’or, et le crépuscule tirant un voile pourpré sur les montagnes, les enveloppa enfin dans les ténèbres ; la mouche luisante couvrit de ses paillettes le feuillage des bosquets.

Les voyageurs traversèrent l’Arno au clair de la lune, dans un bac. Apprenant que la ville de Pise n’étoit située qu’à quelques milles sur ses bords, ils auroient désiré qu’un bateau les y conduisît ; il ne s’en trouvoit pas, et ils reprirent leurs chevaux harassés, à l’effet de gagner cette ville. À mesure qu’ils approchoient, la vallée s’élargissoit, et devenoit une plaine couverte de bleds, parsemée de vignobles, d’oliviers et de mûriers. Il étoit tard avant qu’ils fussent aux portes : Emilie fut surprise d’entendre le bruit des danses et celui des instrumens, et de voir les groupes heureux qui remplissoient les rues, elle se croyoit presque à Venise ; mais elle n’appercevoit ni la mer brillant au clair de lune, ni les riantes gondoles qui sillonnoient les flots, ni ces palais élégans qui sembloient réaliser les rêves de l’imagination, et les féeries et les merveilles. L’Arno promenoit ses eaux au travers de la ville ; mais des concerts sur les balcons n’en augmentoient pas le charme ; on n’entendoit que les cris des matelots qui amenoient les vaisseaux de la Méditerranée, la chute de leurs ancres, et le sifflet des contre-maîtres. Dupont imagina que l’on pourroit trouver à Pise, un vaisseau prêt à faire voile pour la France, et s’épargner ainsi le voyage de Livourne. Aussi-tôt qu’Emilie fut établie dans une auberge, il alla prendre des informations ; mais ses efforts et ceux de Ludovico, ne purent faire découvrir une seule barque frétée pour France. Dupont fit aussi de vaines recherches sur le sort de son régiment ; il n’en put rien apprendre. Les voyageurs fatigués de la marche du jour, se retirèrent de bonne heure : ils partirent le lendemain matin ; et sans s’arrêter aux antiquités de cette ville célèbre, aux merveilles de la tour penchée, ils profitèrent de la fraîcheur, et traversèrent une contrée riche et fertile. Les Apennins avoient perdu leur hauteur imposante, et augmentoient les charmes d’un paysage pastoral ; Emilie en y descendant, regardoit avec admiration Livourne, et sa large baie couverte de vaisseaux, et bordée de montagnes.

Elle n’eut pas moins de plaisir que de surprise, quand elle trouva la ville remplie de personnes de toutes nations. Tant de costumes divers lui rappeloient les mascarades de Venise, au temps du carnaval ; mais c’étoit en ce lieu une foule sans gaîté, du bruit et non de la musique, et l’élégance ne se trouvoit que dans les points de vue.

M. Dupont en arrivant se rendit au port ; on lui parla de plusieurs vaisseaux français, et d’un entre autres qui devoit, sous peu de jours, lever l’ancre pour aller à Marseille. On pourrait dans cette ville s’en procurer facilement un autre, pour traverser le golfe de Lyon, et gagner Narbonne. C’étoit près de cette ville qu’étoit situé le couvent où Emilie se proposoit de se retirer. Dupont engagea le capitaine à les conduire jusqu’à Marseille, et Emilie fut bien aise d’apprendre que son passage en France étoit désormais assuré. Soulagée de la crainte qu’on ne la poursuivît, heureuse de l’espoir de revoir bientôt sa patrie et le pays qu’habitoit Valancourt, elle reprit une gaîté qu’elle n’avoit guère connue depuis la mort de son père. Dupont découvrit à Livourne que son régiment étoit embarqué pour la France ; il en eut une extrême joie, parce qu’autrement, il n’auroit pu y accompagner Emilie, sans encourir les reproches de sa conscience, et le mécontentement de ses chefs. Il sut contraindre sa passion, jusqu’au point de ne la point exprimer à Emilie, et la força elle-même de l’estimer et de le plaindre, puisqu’elle ne pouvoit pas l’aimer. Il s’occupa de l’amuser, en lui montrant les environs de la ville ; ils se promenoient sur le rivage, sur les quais couverts de peuple. Emilie prenoit intérêt à l’arrivée, au départ des vaisseaux ; elle partageoit la joie du retour ; et quelquefois attendrie par la douleur des amis qui se séparoient, elle mêloit une larme à celles qu’elle leur voyoit répandre.