Les Mystères d’Udolphe/5/10

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Traduction par Victorine de Chastenay.
Maradan (5p. 170-180).

CHAPITRE X.

Les injonctions précises d’Emilie à Annette sur le silence qu’il falloit garder, ne furent d’aucun effet. Le sujet de sa terreur avoit répandu une alarme si vive parmi les domestiques, que tous affirmoient alors avoir entendu dans le château les bruits les plus extraordinaires. Le comte en fut informé, et on lui dit que la partie du nord étoit très-certainement fréquentée par des esprits. Il en rit d’abord, et tourna le conte en ridicule ; mais s’appercevant bientôt qu’il produisoit des effets sérieux, et qu’il excitoit dans le château une extrême confusion, il défendit à tout le monde de le répéter sous peine d’en être puni.

L’arrivée de quelques amis réussit à le distraire entièrement ; ses domestiques eux-mêmes avoient peu le loisir de s’étendre sur ce sujet, excepté les après-soupers. Réunis dans leur salle, ils racontoient des histoires de revenans, jusqu’à ne plus oser lever les yeux : on tressailloit alors à la secousse d’une porte qui retomboit dans le passage, et l’on refusoit d’aller seul dans quelque partie que ce fût de la maison.

Annette, en pareil cas, se distinguoit : elle racontoit non-seulement les prodiges dont elle avoit été témoin, mais encore tout ce qu’elle avoit imaginé dans les murs du château d’Udolphe. Elle n’oublioit pas l’étrange disparition de la signora Laurentini, qui faisoit une forte impression sur l’esprit de ses auditeurs. Annette auroit même tout naturellement expliqué les soupçons qu’elle formoit sur Montoni, si le prudent Ludovico, actuellement au service du comte, ne l’eût toujours interrompue quand elle en venoit à ce chapitre.

Parmi ces étrangers qui étoient venus voir le comte dans son château, étoient le baron de Sainte-Foix, son ancien ami, et son fils le chevalier de Sainte-Foix. C’étoit un jeune homme aimable et sensible. Il avoit connu Blanche à Paris l’année précédente, et avoit conçu pour elle une véritable passion. L’ancienne amitié du comte pour son père, les convenances mutuelles de cette alliance, avoient intérieurement fait désirer au comte qu’elle s’accomplît. Mais trouvant alors sa fille trop jeune pour fixer le choix de sa vie ; voulant d’ailleurs éprouver la constance du chevalier, il avoit différé d’agréer sa demande, sans pourtant lui ôter l’espoir. Ce jeune homme arrivoit avec le baron, son père, pour réclamer le prix de sa persévérance ; le comte l’accorda, et Blanche ne s’y opposa pas.

Le château, si bien habité, devint aussi riant que magnifique. Le pavillon dans les bois, étoit fort souvent visité : on y soupoit quand le temps étoit beau, et la soirée se terminoit ordinairement par un concert. Le comte et la comtesse étoient bons musiciens. Henri, le jeune Sainte-Foix, Blanche, Emilie, avoient tous de la voix, et le goût suppléoit en eux à la méthode. Plusieurs des domestiques du comte, avec des cors et d’autres instrumens à vent, étoient placés dans le bois, et répondoient par leur douce harmonie à celle qui venoit du pavillon.

Dans tout autre temps ces parties eussent été délicieuses pour Emilie : trop accablée alors par sa mélancolie, elle trouvoit que rien de ce qu’on nomme amusement n’avoit le pouvoir de la distraire, et très-souvent elle observoit que la touchante mélodie de ces concerts augmentoit sa tristesse à un degré insupportable.

Elle préféroit de se promener seule dans les bois qui ombrageoient le promontoire. Leur ombre épaisse favorisoit sa rêverie ; et dans les échappées de vue qu’ils offroient, elle découvroit la Méditerranée, ses voiles flottantes, et le repos uni avec la majesté. Les sentiers de ces bois n’étoient point fréquentés ; une végétation abondante les semoit de plantes et de verdure ; le goût du possesseur y permettoit à peine l’élaguement de quelques branches. Sur une éminence, au fond de ces bois, étoit un siège rustique formé sur le tronc d’un vieux chêne renversé. Cet arbre avoit été superbe, et quelques-uns de ses rameaux encore verts, formoient avec le hêtre et le sapin un dais naturel à ce trône champêtre. La vue, sous leur ombrage, se prolongeoit jusqu’à la mer, en passant sur les sommets des autres bois. À gauche, par une ouverture, on voyoit une tour ruinée située sur la pointe d’un roc, et dont le faîte s’élevoit au-dessus des plus hautes cimes.

C’est-là que, dans le silence du soir, Emilie se rendoit souvent seule. Le calme du lieu influoit sur celui de son cœur, et elle revenoit au château quand l’obscurité l’obligeoit de rentrer. Souvent aussi elle visitoit cette tour qui commandoit à l’horizon, elle s’appuyoit sur ses ruines ; elle pensoit à Valancourt, et n’imaginoit pas, ce qui pourtant étoit vrai, qu’il y étoit souvent venu lui-même depuis que le château lui étoit interdit.

Un soir elle y resta fort tard. Assise sur les marches de ce vieux bâtiment, elle observoit, dans une mélancolie tranquille, le progrès des ombres sur l’espace étendu devant elle. Peu à peu la lune, qui vint à se lever, monta sur l’horizon, et revêtit successivement de sa douce lumière, les flots, les bois et la tour elle-même. Emilie pensive, contemploit et rêvoit. Tout-à-coup un son frappe son oreille ; c’étoit la voix et la musique dont quelquefois, à minuit, elle avoit entendu les accords. L’émotion qu’elle sentit, ne fut pas sans mélange de terreur, quand elle considéra son isolement. Les sons se rapprochèrent. Elle se seroit levée, mais ils sembloient venir par le chemin qu’il lui falloit prendre, et toute tremblante elle attendit l’événement : les sons s’approchèrent pendant quelque temps, puis ils cessèrent. Emilie écoutoit, regardoit, et ne pouvoit faire aucun mouvement. Tout-à-coup elle vit une figure sortir des bois, et passer fort près d’elle. La figure passa vite, et l’émotion d’Emilie fut si grande, qu’en la voyant elle ne distingua presque rien.

Elle s’éloigna enfin, bien résolue de ne plus revenir seule en ce lieu, et si tard. En retournant au château, elle entendit plusieurs voix qui l’appeloient ; c’étoient les gens du comte qui la cherchoient. Quand elle entra dans le salon, le comte s’y trouvoit avec Henri et Blanche. Ses reproches ne s’exprimèrent que par un regard, et Emilie rougit de l’avoir mérité.

Ce léger événement avoit produit une impression profonde sur son esprit. Retirée chez elle, il lui rappela si bien l’autre circonstance effrayante dont tout récemment elle avoit été témoin, qu’à peine elle se sentit le courage de rester seule. Elle veilla fort long-temps ; aucun bruit ne renouvela ses craintes, et elle chercha à goûter un peu de repos. Il fut court ; un bruit affreux et singulier sembla s’élever du corridor ; des gémissemens se firent entendre distinctement ; un corps pesant frappa contre la porte, et la violence du coup faillit l’ouvrir. Elle appela pour savoir ce que c’était, on ne lui répondit point ; mais, par momens, elle entendoit des gémissemens sourds. La frayeur la priva d’abord de l’usage de ses facultés ; mais quand ensuite elle entendit des pas dans la galerie, elle appela encore plus haut. Les pas s’arrêtèrent à sa porte ; elle distingua les voix de quelques servantes, et toutes sembloient trop occupées pour pouvoir répondre à ses cris. Annette entra cependant pour prendre de l’eau ; Emilie comprit alors qu’une des servantes se trouvoit mal ; elle la fit apporter chez elle, et travailla à la secourir. Quand cette fille eut recouvré la voix, elle affirma qu’en montant l’escalier, pour aller à sa chambre, elle avoit vu un fantôme sur le second quarré. Elle tenoit, disoit-elle, sa lampe fort bas, à cause du mauvais état des marches. En relevant les yeux, elle avoit vu le revenant. Ce fantôme d’abord étoit resté immobile dans un coin, puis s’étoit glissé dans l’escalier, et s’étoit enfin évanoui à la porte de l’appartement qu’Emilie avoit visité dernièrement. Un son lugubre avoit succédé à ce prodige.

— Le diable, sans doute, ajouta Dorothée, a pris une clef de cet appartement ; ce ne peut être que lui ; j’ai fermé la porte moi-même.

La fille avoit redescendu l’escalier, avoit couru en faisant un cri, et étoit tombée éperdue à la porte d’Emilie.

Emilie la reprit doucement de la peur qu’elle lui avoit faite, et essaya de lui faire honte de son effroi. La fille persista à soutenir qu’elle avoit vu une véritable apparition. Toutes les servantes l’accompagnèrent dans sa chambre, excepté Dorothée, qu’Emilie retint pour la nuit. Emilie étoit dans l’embarras ; Dorothée, dans la plus grande terreur, racontoit d’anciennes circonstances qui appuyoient l’excès de sa superstition. De ce nombre étoit une semblable, apparition qu’elle avoit vue dans le même lieu ; ce souvenir l’avoit fait hésiter avant de monter l’escalier, et avoit augmenté sa répugnance pour ouvrir l’appartement du nord. Quelle que fût sur ce point l’opinion d’Emilie, elle s’abstint de la communiquer ; elle écouta Dorothée attentivement, et n’en eut que plus d’inquiétude.

Depuis cette nuit, la terreur des domestiques s’accrut au point qu’elle en détermina une partie à quitter le château, et à demander leur congé. Si le comte ajoutoit foi à leurs alarmes, il avoit soin de le dissimuler ; et voulant prévenir l’inconvénient qui le menaçoit, il employoit le ridicule et le raisonnement pour détruire ces craintes et ces frayeurs surnaturelles. La peur avoit rendu tous les esprits inaccessibles à la raison. Ludovico prit ce moment pour prouver à-la-fois son courage et toute la reconnoissance que lui causoient les bons traitemens du comte. Il offrit de passer une nuit dans la partie de ce château qu’on prétendoit habitée par les revenans ; il ne craignoit, assuroit-il, aucun esprit ; et si quelque figure vivante paroissoit, il feroit voir qu’il ne la craignoit pas davantage.

Le comte réfléchit à cette proposition ; les domestiques qui l’entendirent se regardoient l’un l’autre, dans le doute et dans la surprise. Annette, effrayée pour la sûreté de Ludovico, employoit larmes et prières pour le dissuader de son dessein.

— Vous êtes un brave garçon, dit le comte en souriant. Pensez bien à votre entreprise avant que de vous y livrer. Si vous persévérez, j’accepte, et une telle intrépidité ne demeurera pas sans récompense.

— Je ne désire point de récompense, Excellence, reprit Ludovico, mais votre approbation. Votre Excellence a déjà eu trop de bontés pour moi. Je désire seulement d’avoir des armes, pour être en état de répondre à l’ennemi, s’il en paroît.

— Une épée ne vous défendra pas contre un esprit, dit le comte en regardant ironiquement ses serviteurs : ils ne craignent ni barrières, ni verroux : un revenant, vous le savez, se glisse par le trou d’une serrure comme par une porte ouverte.

— Donnez-moi une épée, monsieur le comte, reprit Ludovico, et je me charge d’envoyer dans la mer Rouge tous les esprits qui voudront m’attaquer.

— Eh bien ! dit le comte, vous aurez une épée, et de plus, un bon souper. Vos camarades peut-être auront le courage de demeurer encore une nuit dans le château. Il est certain que, du moins pour cette nuit, votre hardiesse attirera sur vous seul tous les maléfices du spectre.

Une extrême curiosité luttoit alors avec la crainte dans l’esprit des auditeurs. Ils résolurent d’attendre l’événement qui alloit suivre la témérité de Ludovico.

Emilie, surprise et effrayée de ce projet, fut au moment d’avouer au comte ce dont elle-même avoit été témoin dans les appartemens du nord ; elle ne pouvoit être exempte de craintes sur la sûreté de Ludovico, quoique sa raison lui en montrât l’absurdité. La nécessité néanmoins de cacher les secrets que lui avoit dits Dorothée, et qu’il auroit fallu rapporter pour excuser sa visite nocturne, lui fit garder le silence ; elle essaya seulement de consoler Annette, qui croyoit voir Ludovico perdu. Mais tous les efforts d’Emilie faisoient bien moins d’effet sur elle que les manières de la vieille Dorothée ; et cette bonne femme levoit les yeux au ciel, et soupiroit sans cesse en regardant Ludovico.