Les Mystères d’Udolphe/6/4

La bibliothèque libre.
Traduction par Victorine de Chastenay.
Maradan (6p. 54-75).

CHAPITRE IV.

Emilie poursuivit son voyage sans accident, à travers les plaines du Languedoc. En revenant à Toulouse, dont elle étoit sortie avec madame Montoni, elle pensa beaucoup au triste destin de sa tante, qui, sans son imprudence, y vivroit peut-être encore heureuse. Montoni lui-même aussi revenoit souvent à son imagination ; elle le voyoit tel que dans ses jours de triomphe, hardi, ingénieux et altier, tel qu’elle l’avoit vu, depuis, en proie à ses vengeances ; et maintenant que peu de mois s’étoient écoulés, il n’avoit plus le pouvoir ni la volonté de lui nuire, il n’étoit plus ; ses jours s’étoient évanouis comme une ombre. Emilie auroit pu déplorer son sort sans le souvenir de ses crimes ; elle déploroit celui de la tante infortunée, et le sentiment de ses malheurs absorboit celui de ses fautes.

D’autres pensées, d’autres émotions, succédèrent à mesure qu’Emilie se rapprochoit des scènes si bien connues de ses premières amours ; elle considéroit que Valancourt étoit perdu pour elle et pour lui-même. Elle arriva au sommet de la montagne d’où, en partant pour l’Italie, elle avoit dit adieu à ce bien-aimé paysage ; elle en avoit parcouru, avec Valancourt, les bois et les prairies ; il devoit l’habiter encore, lorsqu’elle alloit être menée si loin. Elle revit cette chaîne des Pyrénées qui entouroient la Vallée, et qui s’élevoient à l’horizon comme de légers nuages. La Gascogne s’étend à leurs pieds, s’écria-t-elle ; ô mon père ! ô ma mère ! La Garonne y passe aussi, ajoutoit-elle en répandant des larmes ; et Toulouse ! et la demeure de ma tante ! et les bosquets du jardin ! Ô mes bien-aimés parens, êtes-vous pour toujours perdus pour moi ? ne dois-je donc jamais vous revoir ? Elle continua de pleurer jusqu’à ce qu’un détour inattendu de la route, qui faillit renverser la voiture, lui eût fait découvrir d’autres parties des environs de Toulouse. Toutes les réflexions, toutes les douleurs qu’elle avoit éprouvées en leur faisant ses derniers adieux, se présentèrent en foule à son cœur avec une nouvelle force ; elle se rappela ses inquiétudes sur un avenir qui devoit décider de son bonheur et de celui de Valancourt, les pressentimens qui l’avoient assaillie, les mots qu’elle avoit prononcés : si j’étois sûre, avoit-elle dit alors, que je dusse revenir un jour, et que Valancourt dût vivre encore pour moi, je partirois heureuse.

Cet avenir, si douloureusement anticipé, étoit devenu le présent. Elle étoit de retour ; mais quel vide effroyable ! Valancourt ne vivoit plus pour elle ! il ne lui restait pas même la triste jouissance de contempler son image dans son cœur ! Il n’étoit plus, ce Valancourt qu’elle avoit chéri ! la consolation de ses chagrins, l’ami dont le souvenir l’avoit rendue assez forte pour supporter l’oppression de Montoni, l’objet d’un espoir éloigné qui avoit embelli ses plus malheureux jours. Cette image bien-aimée n’avoit été qu’une illusion. Valancourt sembloit s’être évanoui pour elle, et son âme flétrie n’avoit plus que des regrets et des souvenirs.

Elle essuya ses pleurs, et continua de regarder le paysage qui les avoit excités. Elle s’aperçut qu’elle passoit à l’endroit même où, le matin de son départ, elle avoit pris congé de Valancourt. Ses larmes coulèrent de nouveau : elle le vit tel qu’il lui avoit paru, quand, appuyée sur la portière, elle lui avoit donné le dernier adieu ; elle le vit penché tristement contre les grands arbres, et se représenta ce regard de tendresse avec lequel il l’avoit si long-temps suivie. Ce souvenir étoit trop pénible pour son cœur ; elle retomba dans la voiture, et s’y tint enfoncée jusqu’aux portes de la maison, qui étoit devenue la sienne.

Le concierge ouvrit aussitôt ; le carrosse tourna dans la cour ; elle descendit, traversa rapidement le vestibule solitaire, et entra dans un grand salon boisé de chêne, où, au lieu de M. Quesnel, elle ne trouva qu’une lettre de lui. Il l’informoit qu’une affaire importante l’avoit forcé de quitter Toulouse deux jours auparavant. Emilie, après tout, n’eut aucune peine d’être privée de sa présence, puisqu’un aussi brusque départ annonçoit une indifférence aussi complète qu’auparavant. Cette lettre contenoit des détails sur tous les arrangemens qu’il avoit faits pour elle, et sur les affaires qui lui restoient à terminer. Le peu d’intérêt que M. Quesnel prenoit à elle n’occupa pas long-temps les pensées d’Emilie ; elles se reportèrent aux personnes qu’elle avoit vues jadis dans ce château, et surtout à l’imprudente et infortunée madame Montoni ; elle avoit déjeûné avec elle dans cette même salle, le matin de son départ pour l’Italie. Cette salle lui rappeloit plus fortement tout ce qu’elle-même avoit souffert dans ce moment, et les riantes espérances dont sa tante se repaissoit alors. Les yeux d’Emilie se tournèrent par hasard sur une large fenêtre ; elle vit le jardin, et le passé parla plus vivement à son cœur ; elle vit cette avenue où, la veille du voyage, elle s’étoit séparée de Valancourt. Son anxiété, l’intérêt si touchant qu’il témoignoit pour son bonheur, les pressantes sollicitations qu’il lui avoit faites pour qu’elle ne se livrât pas à l’autorité de Montoni, la vérité de sa tendresse, tout revenoit à sa mémoire. Il lui parut presque impossible que Valancourt se fût rendu indigne d’elle ; elle doutoit de tous les rapports, et même de ses propres paroles, qui confirmoient celles du comte de Villefort. Accablée des souvenirs que la vue de cette allée lui causait elle se retira brusquement de la fenêtre, et se jeta dans un fauteuil, abîmée dans sa vire douleur. Annette entra, bientôt, en lui apportant quelques rafraîchissemens, et la tira de sa rêverie.

— Ma chère demoiselle, lui dit-elle, comme cette maison est maussade à présent auprès de ce qu’elle a été ! Il est toujours triste d’entrer dans une maison où personne ne nous reçoit.

Emilie, en ce moment, n’étoit guère en état de supporter cette observation, ses larmes répondirent ; et dès qu’elle eut pris quelques alimens, elle s’enferma dans son appartement pour essayer de se remettre ; mais sa mémoire, trop animée, lui fournissoit continuellement de nouveaux tableaux ; elle voyoit Valancourt intéressant et bon comme au commencement de leur amour, et dans un lieu où elle avoit imaginé qu’ils passeroient leur vie ensemble. La fatigue et le sommeil mirent seuls un terme au tumulte de ses idées.

Dès le lendemain, de sérieuses occupations la tirèrent de sa mélancolie : elle désiroit de quitter Toulouse, et de se rendre à la Vallée ; elle prit des renseignemens sur l’état de ses propriétés, et acheva de les régler, d’après les instructions de M. Quesnel. Il falloit un puissant effort pour attacher sa pensée à de pareils objets ; mais elle en eut sa récompense, et éprouva de nouveau qu’une occupation continuelle est le plus sûr remède contre la tristesse.

Toute cette journée fut consacrée à ses affaires ; elle s’informa soigneusement des pauvres habitans de son domaine, et pourvut à leur soulagement.

Sur le soir, elle se crut tellement fortifiée, qu’elle crut pouvoir visiter les jardins qu’elle avoit si souvent parcourus avec Valancourt ; elle sentoit qu’en tardant de le faire, elle en seroit toujours plus émue. Elle profita de sa disposition actuelle, et y entra.

Elle passa fort vite la porte de la cour, et avança dans l’avenue, osant à peine permettre à sa mémoire de s’appesantir un moment sur les détails de sa séparation. Elle en sortit promptement, pour passer à d’autres allées moins intéressantes pour son cœur. Elle se trouvoit à l’escalier, qui conduisoit du jardin à la terrasse ; son agitation augmenta : elle hésita si elle monteroit ; la résolution revint, elle monta.

— Ah ! disoit-elle, voilà ces mêmes arbres qui ombrageoient la terrasse ; voilà les mêmes buissons de fleurs, le lilas, le rosier, le jasmin qui croissoient à leurs pieds. Voilà ce banc de gazon et les plantes que Valancourt soignoit si bien ; hélas ! quand je les ai vues la dernière fois !… — Elle retint sa pensée, mais elle ne put retenir ses larmes. Elle se promena lentement pendant quelques minutes ; mais un théâtre si bien connu augmenta si fort son agitation, qu’elle fut obligée de s’arrêter et de s’appuyer sur le mur du jardin. La soirée étoit belle et tempérée. Le soleil se couchoit à l’extrémité d’une immense perspective. Ses rayons, dardant de dessous un nuage épais qui couvroit l’occident, varioient les riches teintes de la nature et doroient le sommet des bosquets inférieurs. Emilie et Valancourt avoient souvent admiré de pareils effets à la même heure. C’étoit à cette même place que la nuit qui avoit précédé son départ, elle avoit écouté ses remontrances, ses prières et ses offres passionnées. Quelques observations qu’elle fit sur le paysage, lui retracèrent le moment et à la fois tous les détails de la conversation. Elle se rappela les doutes de Valancourt au sujet de Montoni, doutes trop cruellement confirmés. Elle se rappela ses raisonnemens, ses instances pour la faire consentir à se marier sur-le-champ avec lui. Son amour si tendre, sa douleur si sincère, la conviction qu’il paroissoit avoir que jamais ils ne seroient heureux ; tout revenoit avec une nouvelle force à l’esprit d’Emilie, et réveilloit tout ce qu’elle avoit souffert. Sa tendresse pour Valancourt redevint alors ce qu’elle avoit été lorsqu’elle s’éloignoit à la fois de lui et du bonheur ; lorsque la raison, triomphant de la douleur, l’avoit détournée de blesser sa conscience en contractant un mariage clandestin. Hélas ! se disoit Emilie, qu’ai-je gagné à cet effort ? Suis-je heureuse ? Il me disoit que jamais nous ne serions heureux ! Hélas ! qu’il étoit loin de penser que sa propre conduite seroit le principal obstacle à notre bonheur, et l’unique principe du mal qu’il redoutoit !

Ces réflexions augmentèrent son affliction ; elle fut pourtant obligée de reconnoître que le courage qu’elle avoit montré l’avoit du moins préservée d’un malheur irréparable. Mais Valancourt ! Elle ne pouvoit, à cette idée, se féliciter de la prudence qui la sauvoit : elle accusoit amèrement les circonstances qui avoient conspiré pour trahir Valancourt, et qui l’avoient plongé dans un état si différent de ce que ses vertus, son goût, ses premiers ans annonçoient ; elle l’aimoit trop encore pour croire à la dépravation de son cœur, malgré sa conduite criminelle. Elle se rappela cette remarque, échappée si souvent à M. Saint-Aubert. — Ce jeune homme, disoit-il en parlant de Valancourt ; ce jeune homme n’a jamais été à Paris. — Cette observation l’avoit étonnée, quand son père la faisoit : maintenant elle l’entendoit trop bien, et elle s’écrioit tristement : — Ô Valancourt ! si un ami comme mon père eut été avec vous dans Paris, votre caractère si noble, si ingénu, n’auroit subi aucune altération. Le soleil avoit disparu ; Emilie sortit de sa rêverie, et continua sa promenade, respirant la fraîcheur du soir et le parfum des fleurs. Ses pas se dirigèrent d’eux-mêmes vers le pavillon qui terminoit la terrasse, et où, la nuit de son départ, elle avoit trouvé Valancourt sans s’y attendre. La porte étoit fermée ; elle hésitoit à l’ouvrir : le désir qu’elle éprouvoit de revoir encore un lieu où elle avoit été heureuse, surmonta l’extrême répugnance qu’elle sentoit à renouveler ses regrets. Elle entra : les ténèbres obscurcissoient la pièce ; mais à travers les jalousies ouvertes, autour desquelles s’entrelaçoient quelques branches de vigne, elle aperçut le paysage obscur, la Garonne qui réfléchissoit le crépuscule, et l’occident qui brilloit encore. Une chaise étoit placée auprès d’un des balcons, comme si depuis peu quelqu’un s’y fût assis. Les autres meubles étoient rangés précisément comme la dernière fois qu’elle les avoit vus ; et Emilie pensa qu’on n’en avoit touché aucun depuis son voyage d’Italie. Le silence et la solitude de ce pavillon secondoient en ce moment sa disposition à la mélancolie. Elle n’entendoit que le murmure du zéphyr qui soulevoit les feuilles des pampres, et celui des flots de la Garonne.

Elle se plaça sur sa chaise près du balcon, et s’abandonna sans réserve à la tristesse de son cœur ; elle se rendoit présens les moindres détails de l’entrevue qu’à la veille de partir, elle avoit eue avec Valancourt. C’étoit en ce lieu, c’étoit là que s’étoient écoulés avec lui les plus heureux instans de sa vie, lorsque sa tante favorisoit leurs projets. Elle travailloit près de lui, il lisoit auprès d’elle, et souvent ils causoient ensemble. Elle se rappeloit la sagacité avec laquelle il lui désignoit les plus beaux passages des livres qu’ils préféroient, l’enthousiasme avec lequel il les lui répétoit. Il s’arrêtoit pour en admirer l’excellence ; il écoutoit ses remarques avec un tendre plaisir, et souvent dirigeoit son goût.

— Est-il possible, s’écrioit Emilie, est-il possible qu’un esprit si sensible aux belles, aux grandes choses, ait pu se livrer à la bassesse, et succomber à la frivolité ?

Elle avoit vu des larmes dans ses yeux ; elle avoit entendu sa voix qui s’altéroit, quand il partait d’une action grande et généreuse, ou qu’il rapportoit les maximes des grands hommes. — Un esprit tel que le sien, disoit-elle, un cœur comme celui-là, dévoient-ils être sacrifiés aux turpitudes d’une grande ville ?

Ses souvenirs devinrent trop pénibles, elle quitta brusquement le pavillon ; et pressée d’échapper aux vertiges d’un bonheur qui n’existoit plus, elle reprit le chemin du château. En traversant la longue terrasse, elle aperçut une personne qui se promenoit lentement et d’un air abattu, sous les arbres les plus éloignés. Le crépuscule trop avancé ne lui permettent pas de distinguer l’individu : elle le prit d’abord pour un domestique ; mais quand elle s’approcha, il retourna la tête, et elle crut avoir vu Valancourt.

Quel qu’il fût, il s’enfonça dans les bosquets à gauche, et disparut. Emilie, les regards fixés sur la place même où il s’étoit éclipsé, étoit si tremblante, que, pouvant à peine se soutenir, elle resta immobile, et presque privée de sentiment. La force et la pensée lui revinrent ; elle se hâta de rentrer chez elle ; et, craignant de montrer son émotion, elle n’osa demander lequel des gens de la maison s’étoit promené dans les jardins. Quand elle fut seule, elle se rappela la figure, l’air, les traits de la personne qu’elle avoit aperçue : mais celle-ci avoit disparu si vite, l’obscurité la déroboit tellement, qu’elle ne pouvoit se rien retracer avec exactitude, et pourtant son ensemble et son brusque départ lui faisoient croire que c’étoit Valancourt. Quelquefois elle s’imaginoit que, frappée de son idée, elle, en avoit revêtu trop légèrement quelqu’un qu’elle avoit à peine aperçu. Sa conjecture étoit douteuse. Si c’étoit lui, elle s’étonnoit de le trouver à Toulouse, et de le rencontrer chez elle ; mais toutes les fois que son impatience la pressoit d’éclaircir si l’on avoit laissé entrer un étranger, elle étoit retenue par la crainte de montrer ses doutes. La soirée se passa dans les incertitudes et dans l’effort qu’elle se faisoit pour en détourner ses pensées. Vaine tentative : mille émotions diverses l’agitoient, quand elle croyoit que Valancourt étoit près d’elle. Elle craignoit d’avoir bien jugé ; elle craignoit autant de s’être abusée. Elle vouloit se persuader qu’elle désiroit que ce ne fût pas Valancourt, et son cœur avec autant de constance contredisoit sur ce point sa raison.

Le jour suivant fut consacré aux visites de quelques familles, jadis liées intimement avec madame Montoni. Elles vinrent complimenter Emilie sur la mort de sa tante, la féliciter de son héritage, et s’informer de Montoni, ainsi que de la situation où elle-même s’étoit trouvée. Tout se passa avec politesse et cérémonie.

Emilie, fatiguée de tant de formalités, voyoit avec dégoût l’humilité de quelques personnes qui l’avoient à peine crue digne de leur attention, lorsqu’on la voyoit dans la dépendance de madame Montoni.

Sûrement, se disoit-elle, il est quelque magie dans la fortune, qui fait courir à sa suite les personnes même qui ne la partagent pas ! Combien il est étranger qu’un sot ou un fripon soient traités, moyennant leurs richesses, avec plus d’égards qu’un homme de bien, qu’un sage, réduit à la pauvreté !

Il étoit tard avant qu’on l’eût laissée seule : elle désiroit de se rafraîchir en respirant l’air du jardin ; mais elle craignoit de s’y hasarder, et de revoir la personne qui peut-être étoit Valancourt. L’irrésolution, l’embarras où elle étoit à cet égard, subjuguoient ses efforts ; elle désiroit secrètement de revoir Valancourt, sans qu’il la vît, et elle étoit prête à descendre. La prudence, la délicatesse, l’orgueil, la retinrent : elle décida qu’elle éviteroit de le rencontrer, et s’abstiendrait pendant quelques jours de se promener au jardin.

Quand, une semaine après, elle osa y revenir, elle se fit suivre par Annette, et borna sa promenade aux allées du bas : elle tressailloit au mouvement des feuilles, imaginant apercevoir quelqu’un ; au tournant de chaque allée elle regardoit avec crainte. Elle poursuivoit sa promenade en rêvant, et son agitation ne lui permettoit pas de s’entretenir avec Annette. Incapable de soutenir un aussi long silence, Annette enfin lui parla la première.

— Mademoiselle, dit-elle, pourquoi frissonnez-vous ainsi ? On diroit que vous savez l’aventure !

— Quelle aventure ? dit Emilie, d’une voix tremblante.

— L’avant-dernière nuit, vous savez, mademoiselle.

— Je ne sais rien, Annette, dit Emilie, avec un trouble plus visible.

— L’avant-dernière nuit, mademoiselle, il y avoit un voleur dans le jardin.

— Un voleur ! dit Emilie avec vivacité, et d’un air de doute.

— Je suppose, mademoiselle, que c’étoit un voleur : autrement qui étoit-ce ?

— Où l’avez-vous donc vu, Annette ? répondit Emilie, en regardant autour d’elle, et retournant au château.

— Ce n’est pas moi qui l’ai vu, mademoiselle, c’est Jean le jardinier : il étoit minuit. Jean traversoit la cour pour regagner sa chambre ; que voit-il ? une figure qui se promenoit dans l’avenue, tout en face de la porte ; Jean devina ce que c’étoit, et alla chercher son fusil.

— Son fusil ! s’écria Emilie.

— Oui, mademoiselle, son fusil. Il revint dans la cour pour le mieux observer ; il le voit qui s’avance lentement dans l’avenue, qui s’appuie contre la porte, qui regarde long-temps dans le château ; et je garantis qu’il l’examinoit bien, et remarquoit la fenêtre par où il vouloit passer.

— Mais le fusil, dit Emilie, le fusil !

— Oui, mademoiselle, tout en son temps. Jean dit que le voleur ouvrit, et qu’il alloit pénétrer dans la cour ; il jugea à propos de lui demander ce qu’il y avoit à faire il l’appela, et lui commanda de dire qui il étoit, et ce qu’il vouloit. L’homme ne voulut ni l’un ni l’autre, retourna sur ses pas, et rentra au jardin. Jean comprit ce que cela vouloit dire, et fit feu sur lui.

— Feu ! s’écria Emilie.

— Oui, mademoiselle, il fit feu de son fusil : mais, Vierge Marie ! vous pâlissez, mademoiselle ! l’homme n’a pas été tué, je vous assure ; du moins, s’il l’a été, ses camarades l’ont emporté. Jean, dès le matin, alla chercher le corps, et ne le trouva pas ; il ne vit rien qu’une trace de sang ; Jean la suivit, pour découvrir par où l’on entroit au jardin ; elle se perdoit sur le gazon, et…

Annette fut interrompue : Emilie perdit connoissance ; elle seroit tombée par terre, si Annette ne l’eût soutenue, et ne l’eût promptement appuyée contre un banc.

Quand, après un évanouissement fort long, Emilie eut repris ses sens, elle se fit mener dans son appartement : elle trembloit d’approfondir le sujet de ses alarmes, et se trouvoit trop mal encore pour supporter le certitude que Valancourt étoit le malheureux, inconnu. Elle renvoya Annette, afin de pleurer et de réfléchir en liberté ; elle tâcha de se rappeler exactement les traits de celui qu’elle avoit vu sur la terrasse : son imagination ne lui montra que Valancourt. Elle ne formoit aucune espèce de doute que celui qu’elle avoit vu ne fût celui sur lequel son jardinier avoit tiré. La description qu’Annette en avoit faite n’étoit pas celle d’un voleur ; il étoit peu probable qu’un voleur vînt tout seul pour attaquer une aussi grande maison.

Quand Emilie se crut assez forte pour écouter ce que diroit Jean, elle l’envoya chercher ; il ne put lui fournir aucun renseignement qui l’aidât à reconnoître la personne ; il n’en avoit aucun sur la blessure. Elle lui fit de vifs reproches d’avoir tiré à balle, et ordonna qu’on fît la recherche dans le voisinage pour découvrir la personne blessée ; elle renvoya le jardinier, et elle resta dans la même inquiétude. Toute la tendresse qu’elle avoit eue pour Valancourt se ranima dans son cœur avec le sentiment du danger qu’il avoit couru. Plus elle réfléchissoit, plus sa conviction prenoit de force ; c’étoit lui, c’étoit Valancourt qui étoit venu dans le jardin pour adoucir les chagrins d’une tendresse mal reconnue, en revoyant le théâtre de son bonheur passé.

— Mademoiselle, dit Annette à son retour : je ne vous ai jamais vue si affectée ; l’homme n’est pas mort, je vous assure.

Emilie s’agitoit, et déploroit amèrement la précipitation du jardinier qui avoit tiré.

— Je savois bien que cela vous mettroit en colère, autrement je vous l’aurois dit plutôt ; Jean le savoit bien aussi. Il me disoit : Annette, ne parlez pas de cela à ma maîtresse ; elle couche à l’autre bout de la maison, elle n’a sûrement pas entendu le coup ; mais elle seroit en colère si elle le savoit, voyant qu’il y a du sang. Mais enfin, disoit-il, comment préserver le jardin, si l’on ne tire pas sur un voleur quand on le voit ?

— N’en parlons plus, dit Emilie : de grâce, laissez-moi seule.

Annette obéit : Emilie retomba dans ses méditations ; elle tâcha pourtant de se calmer par une observation nouvelle. Si l’étranger étoit Valancourt, il étoit bien certain qu’il étoit venu seul, il étoit donc encore certain qu’il avoit pu sortir du jardin sans secours. Il sembloit qu’il ne l’auroit pas pu, si sa blessure eût été dangereuse : elle tâcha de se rassurer, pendant le temps que ses domestiques employèrent à leurs recherches. Le jour revint, et n’apporta aucune lumière. Emilie, qui souffroit en silence, succomba à la fin sous le poids de son inquiétude ; une fièvre lente la saisit ; elle céda au conseil d’Annette, et fit venir un médecin : on lui conseilla le grand air, l’exercice, l’amusement. Comment, hélas ! réussir à ce dernier point ? Elle entreprit de se distraire en s’occupant à procurer à d’autres le bonheur qu’elle avoit perdu ; quand la soirée étoit belle, elle sortoit, dirigeoit sa promenade vers quelque pauvre chaumière, et combloit souvent les vœux des habitans avant qu’on les lui eût exprimés.

Son indisposition, ses affaires avoient déjà prolongé son séjour à Toulouse au-delà du terme qu’elle avoit fixé ; elle ne vouloit point alors s’éloigner du seul lieu où elle pût se procurer quelqu’instruction sur l’objet de son affliction. Le temps vint cependant où la Vallée exigea sa présence : elle reçut une lettre de Blanche, qui l’informoit que le comte et elle, qui étoient alors chez le baron de Sainte-Foix, se proposoient à leur retour de s’arrêter à la Vallée, si elle y étoit. Blanche ajoutoit qu’ils feraient cette visite avec l’espoir de la ramener au château de Blangy.

Emilie répondit à son amie, elle annonça qu’elle seroit à la Vallée sous peu de jours, et fit, très à la hâte, les préparatifs de son voyage. Elle quitta donc Toulouse, en s’efforçant de croire que, si quelqu’accident fût arrivé à Valancourt, elle l’auroit découvert, dans un si long intervalle.

Le soir qui précéda son départ, elle alla prendre congé de la terrasse et du pavillon. Le jour avoit été fort chaud ; une petite pluie, qui tomba au coucher du soleil, avoit rafraîchi l’air, et avoit répandu sur les bois et sur les prairies cette douce verdure qui semble rafraîchir les regards ; les feuilles chargées de gouttes de pluie, brilloient aux derniers rayons du soleil. L’air étoit embaumé des parfums que l’humidité, faisoit sortir des fleurs, des plantes et de la terre elle-même ; mais le beau point de vue qu’Emilie découvroit de la terrasse n’étoit plus, pour ses regards, un sujet de délices ; ils erroient sans plaisir sur toute la contrée. Elle soupiroit, et se trouvoit tellement abattue, qu’elle ne pouvoit penser à revoir la Vallée sans verser un torrent de larmes. Il lui sembloit qu’elle pleuroit Saint-Aubert comme le lendemain de sa mort. Elle arriva au pavillon, s’assit auprès d’une jalousie ouverte, et considéra les montagnes lointaines qui bordoient la Gascogne, et brilloient au-dessus de l’horizon, quoique le soleil eût cessé d’éclairer la plaine. — Hélas ! disoit-elle, je retourne près de vous, dont je fus si long-temps éloignée ; mais je ne trouverai plus les parens qui me rendoient si cher votre voisinage ; ils ne seront plus là pour m’accueillir avec un doux sourire ; je n’entendrai plus leur voix si tendre et si douce ; tout sera désert, tout sera muet dans ce séjour, où j’étois jadis si gaie et si heureuse.

Ses larmes ne tarissoient pas en se rappelant ce que la Vallée avoit été pour elle ; mais après ce moment d’abandon, elle en suspendit le cours ; elle se reprocha d’oublier les amis qu’elle possédoit, en regrettant ceux qu’elle avoit perdus. Elle quitta le pavillon et la terrasse, et n’aperçut ni l’ombre de Valancourt, ni celle d’aucun autre.