Les Mystères de Londres/1/02

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Au Comptoir des imprimeurs unis (1p. 53-102).


II


UNE QUÊTE À TEMPLE-CHURCH.


À l’heure où le capitaine Paddy O’Chrane échappait par un plongeon à la poursuite du police-boat, Stephen Mac-Nab, Écossais de naissance, médecin de profession et âgé de vingt-quatre ans moins deux mois, prit ses cousines sous le bras pour les conduire à l’église du Temple.

Les cousines de Stephen Mac-Nab allaient ainsi tous les premiers dimanches du mois à Temple-Church pour entendre le sermon du révérend John Butler et chanter des psaumes. L’aînée avait nom Clary, la cadette Anna. Leur père, l’un des juges de paix du comté de Dumfries, demeurait au château de Crewe, près de Lochmaben, et s’appellait Angus Mac-Farlane.

Clary et Anna étaient les deux plus jolies petites misses qu’on puisse voir. Leur aspect rappelait involontairement cette gravure où Thompson a traduit d’une manière toute gracieuse une des plus charmantes créations de notre grand romancier : Minna et Brenda Troïl. Elles n’avaient point pourtant la beauté nuageuse et hyperboréenne des vierges du Nord ; c’étaient bien deux filles de l’Écosse méridionale, à la tournure gracieuse et dégagée, au sourire fin, à l’œil civilisé. Seulement, Clary avait le regard plus fier, le front plus hautain, le sourire plus mélancolique. C’était Minna. Anna, au contraire, timide et rieuse à la fois, avait gardé, jeune fille, sa physionomie d’enfant : elle ne voyait que joie et bonheur dans le lointain de sa vie à venir ; aucune pensée de tristesse n’avait plissé jamais son front insoucieux ; son grand œil noir, qui riait et chatoyait sous les longs cils châtains de sa paupière, ne connaissait de larmes que celles qui coulent sans amertume et se sèchent sur la joue sans laisser de trace à l’âme : c’était Brenda.

Toutes deux avaient été élevées dans les idées enthousiastes de la dévotion écossaise. Prier était leur occupation principale, et les choses de la religion remplissaient leur vie. La mère de Stephen Mac-Nab, leur tante, chez qui elles demeuraient, était comme elles Écossaise et pieuse comme elles. Sa maison n’était fréquentée que par quelques bonnes mistresses charitables, mais peu divertissantes, et le révérend John Butler, qui s’était pris pour les deux sœurs d’une affection paternelle.

Quant à Stephen, c’était un brave jeune homme qui, après avoir étudié cinq ans la médecine, exerçait à Londres, en attendant que Royal-College voulût bien l’admettre au nombre de ses savants agrégés, — et pensait connaître à fond la vie. Il jouait passablement au whist, portait comme il faut le costume fashionable et n’était point trop odieusement pédant pour un docteur en herbe. Il aimait beaucoup ses deux cousines, savoir : Clary d’amour ou quelque chose d’approchant, et Anna d’amitié ; mais ces deux sentiments ne différaient point assez en lui pour qu’il pût s’en rendre compte d’une façon arrêtée. En les définissant, nous anticipons sur leur développement, et si vous eussiez interrogé Stephen, il n’eût certes point pu vous en dire aussi long.

Quoi qu’il en soit, ce dimanche dont nous parlons, mistress Mac-Nab se trouvant souffrante, Stephen fut chargé de l’office de chaperon. Il descendit gaillardement le trottoir de Cheapside, et se sentit tout fier d’avoir au bras de si charmantes compagnes. Clary et Anna s’appuyaient de chaque côté sur son bras. Clary était silencieuse et pensive, souriant parfois, machinalement ou par complaisance, aux plaisanteries de son cousin. Anna écoutait de toutes ses oreilles, et ne se souvenait point d’avoir jamais rencontré un homme qui eut autant d’esprit que Stephen.

À mesure qu’on approchait de l’église, ce dernier perdait un peu de sa gaîté. Cinq années d’université avaient sensiblement émoussé l’ardeur de dévotion qu’il avait, lui aussi, apportée d’Écosse. Il était toujours bon chrétien, mais un sermon suivi de plusieurs psaumes lui semblait une perspective médiocrement attrayante.

— Mes chères cousines, dit-il tout-à-coup en quittant Fleet-Street pour entrer dans Inner-Temple, je suis un détestable étourdi !

— Pourquoi cela ? demanda Anna.

Clary n’avait pas entendu.

— Parce que j’ai oublié de visiter l’un de mes malades.

Stephen prononça ces mots avec une certaine emphase. Ce malade était son premier client.

— Vous la ferez demain, dit Anna.

— Demain ?… Il sera peut-être trop tard !

Clary regarda Stephen en souriant et fit un signe de tête. Elle crut que son cousin venait de faire un calembourg.

— C’est charmant, dit-elle. Stephen leva sur elle son œil plein de surprise.

— Que trouves-tu donc de charmant à cela, Clary ? s’écria Anna ; Stephen prétend qu’il a une course importante à faire… Nous resterons seules.

— Qu’importe ?… mon cousin viendra nous retrouver.

— Sans doute ! s’empressa de dire Stephen. Ce sera l’affaire d’un instant.

Ils arrivaient au perron de l’église. Anna quitta d’un air boudeur le bras de son cousin, et entra ; Clary la suivit : Stephen resta sous la porte et se prit à réfléchir.

— Clary a de singulières distractions, pensa-t-il ; et je trouve qu’elle fait fort aisément le sacrifice de ma haute protection… si j’entrais ?…

Dût le lecteur prendre une opinion très défavorable de Stephen Mac-Nab, qui remplira dans ce récit un rôle recommandable, nous sommes forcés d’avouer qu’il n’avait aucune espèce de visite à faire dans l’intérêt de son client. Le sermon du révérend John Butler l’avait effrayé, voilà tout. C’était très mal, mais il y a des grâces d’état pour les médecins de vingt-quatre ans moins deux mois. — Donc, au lieu d’entendre le sermon, il avait projeté une bonne causerie au coin du feu, chez quelque ami du voisinage, ou bien une partie de billard, ou bien encore tout autre chose, mais la distraction de Clary lui donna à penser. Il franchit le seuil à son tour, et, se glissant derrière les piliers du chœur, il prit place à un endroit où, sans être vu, il pouvait espionner à son aise les deux sœurs. — Ceci était encore fort mal, mais il y avait eu des paroles prononcées touchant un mariage entre Stephen Mac-Nab et l’une de ses cousines, — à son choix ; — Stephen avait donc un peu le droit de se poser en observateur.

Temple-Church avait été rempli toute la journée. À cette heure, il n’y avait plus guère dans l’église que le petit troupeau du révérend John Butler, composé en presque totalité de femmes. Cette petite congrégation vaquait au service du soir dans le chœur, car Temple-Church, l’un des plus vieux débris de l’architecture gothique qui soit à Londres, conserve l’apparence et les distributions d’une église catholique.

Stephen ne vit rien d’abord. Les deux jeunes filles, à genoux au milieu d’un décuple rang de femmes, étaient absorbées par la prière. Le révérend John Butler, debout dans la petite chaire qui se colle à l’une des parois de l’abside, récitait un psaume que l’assistance répétait en chœur. Quand le prêtre se tut, il se fit un long silence, pendant lequel chacun se recueillit et continua mentalement l’oraison. Puis tout le monde se leva.

Alors seulement Stephen put découvrir le visage des deux sœurs. Anna, avant de s’asseoir pour écouter la lecture, adressa dans la foule un ou deux sourires bienveillants à ses compagnes. Clary n’imita point son exemple, mais elle tourna vers le pilier auquel s’adossait Stephen un regard indifférent et distrait. Au même instant, elle tressaillit vivement ; sa tête se pencha ; une pâleur subite chassa les fraîches couleurs de sa joue.

— Maladroit que je suis ! se dit Stephen ; — elle m’a reconnu.

Et par un mouvement instinctif, il se cacha derrière le pilier. Au bout de quelques secondes, il allongea de nouveau la tête avec précaution.

Clary avait gardé la même position. Bien que le ministre eût prononcé les premières paroles du sermon, elle ne s’était point assise. Une force mystérieuse semblait immobiliser chacun de ses membres, et son regard perçant et plein de feu ne se détachait pas du pilier.

— Voilà qui est étrange ! pensa Stephen ; — je ne l’avais jamais vue regarder ainsi.

Puis, quand il eut répété par deux fois le même manège, il se fit cette question, qu’un autre se fût faite peut-être dès la première épreuve :

— Est-ce bien moi qu’elle regarde ? Pour s’en assurer, il fit rapidement le tour du pilier, et se trouva en face d’un homme, appuyé, comme lui-même l’était tout à l’heure, contre la pierre. Cet homme avait les yeux fermés ; un vague sourire s’épanouissait sur sa lèvre.

Stephen tressaillit et pâlit à son tour. Il jeta un rapide regard vers Clary, mais celle-ci avait maintenant le dos tourné ; elle venait de s’asseoir. Ce fut Anna qui répondit à son regard par un coup d’œil reconnaissant, qui voulait dire :

— À la bonne heure ! vous n’avez pas été long-temps dans votre course.

Alors Stephen se sentit venir au cœur une angoisse profonde et véritable, la première peut-être qu’il eût jamais éprouvée. Sa conscience, ce livre que chacun porte au dedans de soi, et qu’on ne feuillette guère qu’à son corps défendant, s’ouvrit et lui montra un nom écrit en lisibles caractères. Il perdit tout-à-coup ce calme insoucieux qui résulte de l’ignorance de soi-même. Clary qu’il avait jusqu’alors aimée à ses heures, pour ainsi dire, et quand il n’avait rien de mieux à faire, Clary lui apparut comme le but de sa vie, la chose nécessaire à son bonheur. Plus d’hésitation ; pas même une pensée pour Anna, pas même un soupçon qu’Anna eût pu jamais contrebalancer sa sœur. Il aimait Clary ; il le savait, il ne se souvenait plus de ce temps lointain, qui était la minute précédente, et dont un abîme le séparait désormais, de ce temps, disons-nous, où il méconnaissait sa passion. Son front brûlait ; son cœur battait par violents soubresauts dans sa poitrine ; ses yeux se troublaient et voulaient pleurer…

Or, pourquoi cette brusque révélation d’un amour latent jusqu’alors, et dont le germe existait à peine ?

C’est que toute passion sommeille en face d’un but qu’on peut toucher en étendant la main ; c’est que pour sentir le prix d’un trésor il faut avoir frayeur de le perdre ; c’est que Stephen venait de se dire :

— Ce n’était pas moi qu’elle regardait !

Il resta quelques minutes anéanti sous ce coup de massue. Son naturel ferme et positif fit effort pour prendre le dessus et n’y put réussir. Il releva son œil plein de haine sur l’homme qu’il croyait son rival, et lui déclara, au fond du cœur, une guerre à mort.

Celui-ci n’avait garde de s’en douter. Ses yeux restaient fermés ; sa bouche gardait son sourire.

Stephen fut violemment tenté de lui toucher le bras et de l’entraîner au dehors pour le provoquer et en finir d’un seul coup, mais quel motif donner à son cartel ? D’ailleurs, bien que Stephen fût ce qu’on appelle un homme brave et qu’il eût eu plusieurs duels durant ses cinq années d’école, il y avait en lui de l’Écossais. L’épée et le pistolet lui semblaient être des moyens chanceux et peu sûrs dans une affaire importante. Il était de ces gens avisés et logiques dans leurs rancunes, qui se battent volontiers pour un regard de travers, mais qui pensent que, pour réparer un tort grave, le duel est un expédient insuffisant et souvent dérisoire. Il se faisait cet argument digne d’un licencié d’Oxford : X… me blesse dans mes intérêts les plus chers ; je le provoque ; il me tue : suis-je vengé ?

Ici le raisonnement acquérait une force nouvelle. L’individu adossé au pilier, et qui était, pour le moment, l’X...... du problème ci-dessus, semblait un modèle de souplesse et de vigueur musculaires. C’était un homme d’une trentaine d’années, au moins en apparence, d’une taille haute, élégante et de modèle aristocratique. Sa mise, d’une simplicité parfaite, mais d’un goût merveilleux, ressemblait à la mise des esclaves de la mode, comme un tableau de maître peut ressembler à la pâle copie d’un barbouilleur. Quant à son visage, il offrait un remarquable type de beauté mâle et intelligente ; son front haut, large et sans ride, mais traversé de haut en bas par une légère cicatrice presque imperceptible quand sa physionomie était au repos, s’encadrait d’une magnifique chevelure noire. On ne pouvait voir ses yeux ; mais, sous sa paupière baissée, on devinait leur puissance. Sa bouche, entr’ouverte maintenant par le sourire, était surmontée d’une fine moustache noire, à l’espagnole, et laissait voir une rangée de dents, petites et blanches, qui eussent fait honneur à la bouche d’une jolie femme. Cet ensemble de traits un peu trop délicats peut-être était relevé par deux sourcils tranchants et hardiment dessinés qui lui prêtaient un aspect de fermeté et de hauteur. Adossé au pilier, dans une attitude nonchalante, il avait l’air de dormir et de suivre en dormant un rêve joyeux ; sa physionomie reflétait au passage une série de sensations fugitives, mais agréables.

Stephen le contempla long-temps avec dépit. Le jeune médecin se savait joli garçon, mais il ne lui vint pas même à l’idée qu’on pût établir un parallèle entre lui et ce superbe étranger. Sa jalousie le lui montrait plus parfait encore qu’il ne l’était réellement. Pour lui, ce nonchalant dormeur prenait des proportions extraordinaires, fatales : c’était un de ces hommes au profil magnétique, qui viennent, dans les romans, tout exprès pour mettre à mal les vertus les plus inexpugnables ; c’était don Juan : et encore il est douteux que don Juan eût d’aussi beaux favoris ; — il est certain qu’il n’avait point un gilet aussi désirable.

Stephen ne pouvait pas même lui reprocher cette légère cicatrice qui coupait son front ; il ne la voyait pas, bien que la partie de l’église où il se trouvait resplendît d’une très vive lumière. Il fallait, en effet, pour que cette cicatrice apparût, blanche et tranchée, que le front se rougît sous l’effort d’une passion soudainement excitée. Or, en ce moment, le front du rêveur était pâle et uni comme celui d’un enfant.

En désespoir de cause, Stephen s’en prit à ses yeux fermés ; il se les représenta rouges, éraillés, puis, emporté par son espoir, il se frotta les mains en s’écriant :

— Il louche peut-être !

Cette bienfaisante idée le calma sensiblement, et, comme le sermon touchait à sa fin, il s’éloigna du beau rêveur pour observer plus commodément la conduite de Clary dans le mouvement qui allait avoir lieu parmi les congréganistes.

À peine était-il à son nouveau poste, que l’assistance se leva en masse : l’âme de Stephen passa dans ses yeux.

En se levant, Clary jeta un second regard vers le fameux pilier. Cette fois encore le regard fut long, perçant et plein de feu. Stephen eût donné six mois de sa vie pour une œillade semblable. Il voulut voir comment y répondait le rêveur.

Chose étrange ! le rêveur rêvait toujours ; il n’avait point ouvert les yeux ; il n’était pour rien dans tout cela. Stephen se sentit profondément humilié.

Il ne la voit seulement pas ! murmura-t-il en frémissant de rage ; — c’est elle qui aime et non pas lui !… cet homme m’a vaincu sans le savoir !

Donc la chose n’était pas fort difficile. Cette conclusion implicite blessa vivement Stephen et lui fit venir la sueur froide. Il envia les héros du théâtre d’Adelphi, qui ont toujours des poignards dans leurs poches, afin de se suicider à l’occasion.

Cependant un soupir souleva la poitrine de Clary, qui se retourna à regret vers l’autel. Le ministre entonna un psaume, et un chœur de voix fraîches et pures étouffa bientôt sa voix chevrotante.

Le rêveur dressa voluptueusement l’oreille, comme un lézard près duquel on joue de la flûte. Son sourire s’épanouit davantage, toute sa physionomie exprima un vague ravissement. Stephen le contemplait avec surprise. À mesure que le psaume avançait, la pose de l’inconnu devenait plus molle et plus sensuelle ; il semblait en proie à une ravissante extase.

— Pour nos malades ! dit en ce moment une voix douce derrière Stephen.

Il se retourna et reconnut Anna, qui tenait la bourse de quêteuse, suivant la mode qui commence à revenir dans certaines congrégations protestantes.

Stephen, dans sa détresse, se crut en droit d’agir comme un fou : il fouilla la poche de son gilet, et, pris d’un accès de prodigalité inqualifiable, il jeta bruyamment, l’une après l’autre, quatre demi-couronnes dans la bourse. Anna le remercia par un gracieux sourire.

Après cet acte romanesque de générosité, Stephen se redressa et respira bruyamment, puis il jeta un regard triomphant vers son mystérieux rival.

— En cela, du moins, pensa-t-il, je te surpasserai, haïssable inconnu !

— Pour nos malades ! dit encore Anna en s’arrêtant devant le rêveur.

Celui-ci tressaillit et ouvrit à demi les yeux. À la vue d’Anna, il recula d’un pas en portant la main à son front, comme on fait quand on se croit le jouet d’une illusion ; puis il demeura immobile, couvant la jeune fille du regard.

Anna, honteuse et rougissant, voulut s’éloigner ; mais le rêveur la retint d’un geste plein de grâce, et, sortant de sa poche un riche portefeuille, il prit une bank-note de dix livres qu’il déposa dans la bourse en s’inclinant profondément.

Stephen serra convulsivement les poings et se mordit la lèvre jusqu’au sang.

Il avait vu au coin de la bank-note distinctement gravé en lettres gothiques le mot ten (dix).

— Dix livres !… et moi dix shellings ! grommela-t-il.

L’inconnu suivit quelque temps Anna du regard, tandis qu’elle continuait de quêter. Quand elle se fut perdue dans la foule, il redressa tout-à-coup sa riche taille, et jeta un coup d’œil autour de soi. Ce coup d’œil tomba indifférent et distrait sur Stephen.

— Il ne louche pas ! pensa ce dernier avec douleur.

Puis, se ravisant tout-à-coup, il ajouta :

— Mais où diable ai-je vu cette figure-là ?

Ce fut en vain qu’il fouilla ses souvenirs ; il dut bientôt reconnaître qu’une vague ressemblance l’induisait sans doute en erreur.

L’inconnu ne louchait pas, en effet : tant s’en fallait. Ses grands yeux, d’un bleu obscur, doublaient le charme de sa physionomie. Son regard était impérieux et plein de pensée ; en même temps, l’émail qui entourait sa prunelle avait cette apparence sèche et mate qui indique, au dire de Lavater, une sensualité raisonnée et sans bornes.

Il faisait nuit déjà depuis long-temps. La partie du temple où se tenaient les congréganistes était brillamment éclairée, tandis que la nef et les bas-côtés disparaissaient, plongés dans une complète obscurité. Le bel inconnu, interrompu dans son rêve, quitta le pilier où il s’appuyait naguère et se dirigea lentement vers l’un des bas-côtés.

En même temps que lui s’ébranla un homme mal vêtu et de mine patibulaire, qui avait ouvert de grands yeux à la vue du billet de banque donné à la quêteuse. Cet homme, au lieu de suivre notre rêveur, prit le bas-côté opposé ; de telle sorte que, dans leur promenade circulaire, tous deux devaient se rencontrer au centre de la nef, c’est-à-dire à l’endroit le plus obscur et le plus désert.

Stephen avait vu cela, et une soudaine pensée traversa son esprit. Il était à Londres depuis assez long-temps pour savoir que notre civilisation est désormais si avancée que le commun des malfaiteurs se fait un jeu du sacrilège. Il crut deviner qu’un meurtre allait être tenté. Ce meurtre, au cas où ses soupçons eussent été fondés, aurait merveilleusement servi ses intérêts ; mais Stephen, bien qu’il ne fût point un héros de roman, était un homme d’éducation et d’honneur. Repoussant donc l’égoïste sentiment qui l’avait porté d’abord à se réjouir, il quitta sa place à son tour et s’enfonça sous l’ombre de la voûte, résolu à prêter, s’il en était besoin, un loyal secours à l’inconnu.

Celui-ci marchait à pas lents ; il s’arrêtait parfois, revenait sur ses pas, puis recommençait sa promenade, comme s’il eût cherché, en connaisseur, le point précisément le plus favorable pour entendre, voilée et perdue dans le lointain, la sainte musique des psaumes. D’autres fois il levait la tête et admirait les mystérieuses guirlandes formées par les nervures de la voûte, auxquelles arrivaient de pâles reflets des lumières de l’abside, tandis que la voûte elle-même restait plongée dans l’obscurité. Il admirait la confuse forêt des hauts piliers éclairés sur une seule de leurs arêtes, et qui ressemblaient ainsi à une étroite bande de lumière jaillissant du sol et touchant la charpente. À chaque pas, c’était un nouvel aspect toujours plus saisissant et plus étrange. Ce gigantesque kaléidoscope, variant à l’infini ses sombres tableaux, reculait les limites de la plus bizarre fantaisie. Notre rêveur n’avait fait que changer son rêve. Celui-ci était plein de féeriques péripéties. Il s’y plongeait avec délices et allait toujours, oublieux de soi et du monde entier.

Stephen le suivit long-temps, mais la nef était plongée dans une obscurité si profonde, qu’à dix pas les objets disparaissaient complètement. Dans un de ces capricieux détours auxquels se livrait notre rêveur, Stephen le perdit tout-à-coup, et, quoi qu’il fît, il ne put le découvrir de nouveau. Alors Stephen s’élança vers l’autre bas-côté pour arrêter le misérable auquel il supposait des projets sacrilèges. L’homme mal vêtu fut introuvable.

Stephen tomba dans une singulière perplexité : devait-il, sur un simple soupçon, qui, au premier abord, pouvait paraître absurde à chacun, devait-il interrompre la cérémonie religieuse et faire éclairer la nef ? Devait-il attendre un cri, un signe, qui lui dît où il fallait porter secours ? Le premier moyen était assurément le plus sûr et le meilleur. Stephen n’osa l’employer. Il attendit, livré à une sorte d’oppression fiévreuse, et croyant ouïr parfois le cri rauque et strangulé d’un homme frappé à mort.

La musique des psaumes continuait de monter, harmonieuse et sainte, vers la voûte.

C’était un contraste étrange et terrible entre les bruits mélodieux de l’abside et le mortel silence de la nef, entre l’éclat de l’une et la nuit profonde de l’autre, — surtout lorsqu’on venait à penser que de ce silence et de cette nuit pouvait sortir à chaque instant un soupir d’agonie…

Notre beau rêveur, cependant, ignorant le danger peut-être imaginaire et la sollicitude dont il était l’objet, poursuivait sa promenade enchantée. Il était arrivé à cet endroit de la nef que recouvrent d’épaisses nattes de jonc. C’étaient ces nattes qui, étouffant le bruit de ses pas, avaient fait perdre sa trace à Stephen. À cet endroit, les notes du chant religieux, brisées par la double barrière des piliers de l’abside et des colonnes du maître-autel, lui arrivaient mourantes et tout imprégnées d’une mélancolique harmonie. L’abside resplendissait en face de lui ; le crucifix de marbre blanc semblait rayonner une lueur divine. Notre inconnu donnait son cœur sans réserve aucune à toute cette poésie. Il appelait les souvenirs des jours de sa jeunesse chrétienne. Il se reposait des fatigues d’une vie bien agitée peut-être, peut-être bien coupable, dans un extatique bonheur. Car notre inconnu était ainsi fait : homme de volupté, il pouvait se faire chrétien une heure, afin de savourer les émotions sans rivales d’un vague et délicieux mysticisme. Il pouvait être bienfaisant parfois pour jouir du bonheur que donne la bienfaisance. C’était un homme tout de sensations, qui savait extraire une jouissance de chaque chose et de chaque événement ; un homme capable à la fois du bien et du mal : généreux par caractère, franchement enthousiaste par nature, mais égoïste par occasion, froid par calcul, et d’humeur à vendre l’univers pour un quart d’heure de plaisir.

Et l’énergie que d’autres dépensent pour se rapprocher d’un but constant, unique et dès long-temps convoité, il la prodiguait, lui, pour effleurer une jouissance éphémère, pour se passer une fantaisie, pour satisfaire un caprice ; le caprice satisfait cédait sa place à un nouveau désir, et alors c’étaient d’autres efforts, toujours couronnés de succès, parce qu’ils étaient puissants mais toujours suivis d’une lassitude apathique à laquelle succédait une dévorante activité.

Bien que son existence n’eût été jusque alors qu’une longue suite de passions assouvies et de caprices réalisés, son cœur et ses organes avaient conservé une sensibilité virginale. Il prenait l’amour à petites gorgées, comme un gourmet hume son vin ; sa haine, quand par hasard il haïssait, lui était chère ; il n’eût point voulu de ces brutales vengeances dont les blessures s’adressent au corps et se font avec l’acier d’un poignard. Mais il était trop fort pour avoir souvent occasion de haïr. Ceux qui ne le connaissaient point l’admiraient et l’aimaient ; ceux qui le connaissaient ne savaient pas lui résister et courbaient le front sous sa volonté de fer.

Ce jour-là, il avait caprice de rêverie, et s’en donnait à cœur joie. La poésie débordait autour de lui : il savourait la poésie comme un rhétoricien ou une femme auteur. Le lendemain il eût souri de dégoût en songeant à son bonheur de la veille.

Les congréganistes avaient entonné leur dernier psaume. Notre rêveur, sentant qu’on allait éloigner la coupe de ses lèvres, voulait n’y point laisser une goutte : il s’étendit sur un banc pour regarder et écouter mieux.

En s’asseyant, il crut entendre un léger bruit derrière lui, et n’y prit point garde autrement ; mais bien peu de chose suffit pour faire virer sur son axe de brume cette girouette qu’on nomme la rêverie. Insensiblement, et sans qu’il s’en doutât, d’autres idées envahirent le cerveau de notre inconnu. L’immense nef, ténébreuse et solitaire, s’offrit à lui tout-à-coup sous un aspect lugubre. Les derniers bruits de la musique sacrée lui semblèrent propres à étouffer un râle d’agonie. L’ombre pouvait cacher des malfaiteurs, et pendant qu’on priait Dieu là-bas, au milieu des lampes et des cierges allumés, Satan veillait peut-être dans la nuit, et guidait en riant les pas cauteleux d’un assassin.

Il donnait son esprit à ces nouvelles pensées, lorsqu’un autre bruit, léger encore, mais plus voisin, vint frapper son oreille. C’était comme le frôlement d’un corps contre la natte. L’inconnu demeura immobile ; mais le rêve s’envola, et son esprit, rendu subitement au domaine de la réalité, examina froidement sa situation. Par un mouvement lent, continu, imperceptible, il tourna la tête, et vit une masse noirâtre s’avancer vers lui en rampant.

— Ce drôle m’a volé mon idée, pensa-t-il ; — il veut m’assassiner.

Il ne bougea point encore, et attendit ; au bout de quelques secondes, l’individu qui rampait ainsi, et qui était l’homme mal vêtu, se releva brusquement et fit un bond en avant ; — mais son couteau, supérieurement dirigé pourtant, ne frappa que le dossier d’un banc. L’inconnu s’était prestement effacé. Quand l’assassin voulut se redresser, il sentit son poignet serré comme par un étau.

— Ouf ! fit-il en laissant échapper un douloureux gémissement ; — je croyais qu’il n’y avait au monde qu’un poignet comme celui-là !

Il approcha son visage de celui de l’inconnu. Leurs yeux étaient habitués à l’obscurité ; ils se reconnurent en même temps.

— Bob-Lantern ! murmura notre beau rêveur.

— Grâce ! Votre Honneur ! s’écria l’assassin en tombant à genoux. — Je ne vous avais pas reconnu.

Son Honneur lâcha le bras de Bob-Lantern. Ce dernier joignit aussitôt les mains en suppliant.

— Mon bon maître, dit-il, mon bon monsieur Edward, avec cet habit-là, vous avez la taille fine comme une demoiselle… Je ne vous reconnaissais pas.

— Est-ce une raison pour assassiner… dans une église !

— J’avais faim, mon bon monsieur… vous ne donnez pas souvent, et la vie est durement chère à Londres… si c’était comme là-bas, en Écosse…

— Silence ! dit impérieusement M. Edward ; — que font tes camarades ?

— Pas grand’chose… la vie est durement chère…

— Venez demain, on vous paiera ; mais, par le diable, plus de mauvais coup comme cela, maître Bob !

M. Edward s’achemina vers l’arrière-chœur. Bob le suivit, les mains dans ses poches, de l’air d’un chien que vient de corriger son maître.

De guerre las, Stephen avait regagné l’abside où la congrégation se préparait au départ. Ce fut avec une inexprimable surprise qu’il vit l’inconnu revenir escorté par l’homme mal vêtu. Le danger passé, toutes ses idées de dépit et de haine reprirent le dessus, et il se repentit presque de ses inquiétudes.

M. Edward ne méritait plus en ce moment qu’on lui appliquât cette épithète de rêveur que nous lui avons si souvent donnée. Il marchait le front haut et la taille cambrée, comme un homme dégagé de toute préoccupation. Il s’arrêta un moment devant les congréganistes, et, jetant le gant avec lequel il avait touché Bob-Lantern, il entreprit la longue et difficile opération de faire entrer ses doigts dans un autre.

Bob ramassa le gant et le mit dans sa poche. C’était une pauvre prise ; mais il y a des gens qui n’aiment pas à voir se perdre une épingle, et Bob-Lantern était homme à ramasser dans les poches d’autrui plutôt que de ne rien ramasser.

Tout en mettant son gant, M. Edward avisa la charmante quêteuse qui lui était apparue au sortir de son rêve, mais il n’aperçut point Clary, dont le regard ne le quittait pas un instant. Stephen, lui, par contre, ne voyait que Clary, et la jalousie lui faisait bouillir le sang.

Avant de partir, M. Edward mit le binocle à l’œil.

— Elle est décidément ravissante, murmura-t-il, en faisant signe à Bob de s’approcher.

Quand Bob fut à portée, il se pencha à son oreille et dit :

— Tu vois bien cette jolie enfant, là-bas, près de la chaire ?

— J’en vois plusieurs.

— La plus jolie.

— C’est suivant les goûts.

— Celle qui ferme son livre de prières.

— La quêteuse ?

— Précisément… Tu vas la suivre, et demain tu m’en diras des nouvelles.

Bob-Lantern fit un signe affirmatif, et M. Edward ayant achevé de mettre son gant, effectua sa retraite. Il passa tout près de Stephen, mais il ne prit pas garde au haineux regard que lui jeta le jeune médecin. Clary le suivit des yeux jusqu’à la porte.

À peine était-il parti, que Stephen s’élança vers Bob-Lantern.

— Le nom de cet homme ? dit-il.

— Quel homme ? demanda Bob au lieu de répondre.

— L’homme qui vient de vous parler.

— Ce n’est pas un homme, dit Bob avec emphase, c’est un monsieur.

— Son nom ?

— Je n’en sais rien.

Stephen plongea ses doigts dans sa poche et en retira un souverain, qu’il fit glisser dans la main de Bob-Lantern.

— C’est différent, dit ce dernier, qui mit la pièce d’or en lieu sûr ; — vous voulez savoir son nom ?

— Oui ; dépêche !

— Je n’en sais rien.

Puis, exécutant cette manière de révérence qui est, par tout pays, le mode de remerciement des gueux, il ajouta :

— Que Dieu vous bénisse ! mon jeune gentleman.

Et il disparut.