Les Mystères de Londres/1/03

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Au Comptoir des imprimeurs unis (1p. 103-131).


III


L’AVÈNEMENT D’UN LION.


Ce même soir, il y avait bal à Trevor-House. Lord James Trevor, grand seigneur de naissance et de fortune, avait joué un fort brillant rôle politique quelques années auparavant. Depuis l’avènement du ministère whig, il s’abstenait, et ses salons étaient le rendez-vous des notabilités du parti tory. Il était veuf et vivait avec sa sœur, lady Campbell, laquelle s’était bénévolement chargée de l’éducation de miss Mary Trevor, fille unique du comte.

Lady Campbell avait été charmante en 1820. En 183., époque où se passe notre histoire, elle avait perdu une notable portion de sa beauté, mais non point le désir de plaire. Ce désir ne se traduisait point chez elle en ces façons mignardes et grotesques dont nos romanciers diplomates, qui sont de fins observateurs, affublent les coquettes du grand monde. Elle ne jouait pas de l’éventail plus qu’il n’était besoin pour se rafraîchir le visage ; elle ne roulait pas à tout propos de languides et surprenants regards ; elle ne condamnait point ses intimes à l’entraîner dans le rapide tourbillon de la valse. Sa coquetterie était autre et plus adroite. Femme d’esprit et d’excellent goût, elle avait jeté bas de bonne foi toute prétention extérieure à la jeunesse. Si bien que, à l’encontre du reproche qu’on fait d’ordinaire aux femmes de son âge, on était tenté de formuler contre elle cette invraisemblable accusation :

— Lady Campbell se vieillit !

Ce qui est une preuve éclatante, quoique détournée, de l’éternelle vérité de cette promesse de l’Écriture : Quiconque s’abaisse sera relevé !

Mais il ne suffit pas de se vieillir pour se faire pardonner de n’être plus jeune. Un écueil se présente qu’il faut nécessairement éviter sous peine d’être et de rester vieille de fait. Lady Campbell avait reconnu de loin cet écueil, et l’avait doublé en pilote accompli. Tout en s’abstenant des plaisirs de la jeunesse, elle les comprenait, elle les exaltait, et savait même au besoin avouer d’une façon charmante ce qu’elle appelait ses regrets, de sorte qu’on se demandait pourquoi elle prenait de si bonne heure sa retraite : question rare et flatteuse.

Lady Campbell était donc, dans le monde où elle vivait, une femme à part et dont l’âge restait hors de discussion ; elle trônait au milieu d’un cercle choisi, dont elle était la reine et l’oracle. Ses cavaliers-servants étaient la fleur des jeunes gens à la mode. Quoi qu’elle pût faire, on ne la respectait point, on l’aimait.

C’était un glorieux résultat, mais peut-être l’honneur n’en devait-il point être attribué tout entier aux savantes manœuvres de lady Campbell. Indépendamment de sa puissance d’attraction, il y avait près d’elle un aimant dont nous ne devons point mettre en oubli le pouvoir.

Miss Mary Trevor avait dix-huit ans ; elle était belle de cette beauté suave, mais frêle et comme effacée, dont le type se trouve reproduit souvent dans les toiles de notre Reynolds, et qu’on entrevoit parfois derrière les stores d’un équipage blasonné ou sous la voûte noble de Westminster. Sa taille était haute et se courbait légèrement en avant, pour être trop élancée. Une blancheur diaphane et nacrée formait le fond de son teint, qui s’animait parfois d’une légère nuance rosée, mais n’atteignait jamais ce coloris, brillant symptôme de vigueur et de santé, que les connaisseurs appellent : de la fraîcheur, et les Français : la beauté du diable. La transparence de son teint se remarquait surtout autour des yeux, où elle prenait un pâle reflet d’azur, au milieu du front et sur les tempes, où elle laissait voir un écheveau délié de petites veines bleues. Ses cheveux blonds, d’une finesse extrême, tombaient en légères boucles le long de sa joue. Ses yeux, d’un bleu tendre, se fermaient fréquemment à demi et semblaient alors nager dans un milieu humide et scintillant. Son sourire était celui d’un enfant, mais quand elle devenait sérieuse, une ride, tremblante et ténue, touchait de chaque côté le bout de ses lèvres et donnait à sa bouche une expression de dédain.

Miss Mary était ainsi par nature ; l’éducation lui avait donné de nouveaux charmes. Elle savait parler et se taire ; chacun de ses mouvements dévoilait une grâce inaperçue ; quoi qu’elle fît, elle faisait bien et à propos. Timide autant qu’il faut et ignorant d’ailleurs ce que les femmes n’ont pas besoin de savoir, elle avait appris à paraître douter de soi-même, ce qui est la modestie des gens orgueilleux ; elle avait appris aussi à ne jamais douter de la valeur d’autrui, à ne point mentir, sauf dans les cas d’urgence, et à prolonger son sourire long-temps après qu’est oublié le mot qui l’a fait naître.

Miss Mary était l’ouvrage de lady Campbell. Faible d’esprit comme de corps, elle avait été entre les mains de son habile tante une argile molle et douce à modeler. Lady Campbell était avec raison fière de son œuvre et jalouse outre mesure du despotique pouvoir qu’elle exerçait sur sa nièce.

Miss Mary était fille unique. Son père avait trente mille pounds sterling de revenu, au dire du plus grand nombre, mais quelques uns affirmaient que le chiffre réel de son revenu allait beaucoup au delà.

On doit penser que l’héritière de cette fortune, qui, pauvre, aurait pu être aimée pour elle-même, ne manquait point d’adorateurs. Deux ans auparavant, en effet, à l’époque de sa première entrée dans le monde, elle avait été entourée tout d’abord d’une innombrable cour. À l’apparition d’un astre nouveau, chacun, si humble qu’il soit, se sent venir espoir : on a vu l’amour faire tant de miracles ! Mais à mesure que l’astre s’élève sur l’horizon, le cercle s’éclaircit, Les humbles se rendent justice, à moins qu’ils ne préfèrent jaunir de tendresse à distance ; il ne reste plus que les forts. Puis, entre les forts, la lutte s’établit. Ce serait un beau spectacle, s’il n’était commun et visible gratis dans tout salon où se trouve une héritière.

La lutte entre les forts a un résultat : la jeune fille choisit, ou sa famille pour elle. Alors les rangs se resserrent de nouveau ; les ambitions vaincues se taisent ; les humbles et les forts redeviennent égaux ; tous ont part aux rayons de l’astre, car l’astre, pour être désormais la propriété d’un seul, entre de droit dans le domaine de tous.

L’existence mondaine de miss Mary avait régulièrement suivi ces phases diverses. Le fort entre les forts avait été un jeune homme de fortune modeste, mais d’origine princière, fils cadet de feu le lord comte de Fife, et qui portait le nom de Frank Perceval. Miss Mary, ou plutôt lady Campbell, le distingua, et tout le monde crut la bataille finie ; mais tout à coup survint un nouveau champion qui rétablit la lutte et la mena rondement.

Aussi, faut-il le dire, ce champion n’était rien moins que Rio-Santo en personne.

La mode a bâti parfois d’étranges fables auxquelles se laisse prendre le vulgaire. Ainsi, pour citer un exemple, Londres et Paris ont cru naguère à l’existence de ce mythe qu’on appelait M. de Montrond. Les journaux en parlaient, beaucoup de gens prétendaient l’avoir vu, qui aux Tuileries, qui chez M. de Metternich, qui dans Apsley-House, à la table du duc de Wellington, qui enfin dans quelque taverne borgne. Il était lié avec toute la diplomatie européenne et fréquentait tous les usuriers de l’univers.

C’étaient d’audacieuses inventions, voilà tout. Les meilleurs historiens révoquent en doute depuis mil huit cent quarante-trois l’existence de M. de Montrond et de son valet fantastique, qui était en même temps son propriétaire. Un curieux Mémoire, qui doit être soumis sous peu à Royal Society of litterature, ne laissera aucun doute à cet égard.

Mais tout le monde a connu, en 183., le marquis de Rio-Santo, l’éblouissant, l’incomparable marquis. Tout le monde se souvient de sa magnificence orientale ; tout le monde a pu savoir qu’il dépensait quatre millions chaque saison, quatre mille livres sterling par mois, et qu’il n’était point juif cependant !

Une année, avril vint sans que Rio-Santo fût installé dans son palais de Pall-Mall, avril, puis mai. Le jockey’s-club se voila la face comme un seul sportman ; Hyde-Park prit le deuil, et le corps de ballet d’Italian-Opéra-House dansa un pas funèbre en son honneur. Était-il mort ? était-il ruiné ? Nul ne pouvait le dire ; nul ne l’a jamais su. Et après tout, qu’importe ? Les gens comme Rio-Santo ont-ils besoin de vivre long-temps ? Ils passent un jour, une année dans une cité, puis ils s’en vont ; mais leur souvenir reste. Les gens qui portent des cravaches se découvrent avant de prononcer leur nom ; quand on parle d’eux, les ladies baissent les yeux en ébauchant un mélancolique sourire.

Le plus grand nombre pense que Rio-Santo reviendra quelque jour. Nous ne sommes point en mesure de donner aujourd’hui notre opinion à cet égard.

Toujours est-il qu’en 183., Rio-Santo arriva de Paris, où il avait été pendant quatre ou cinq hivers de suite le roi du fashion. Il arriva suivi de son armée de laquais, de ses écuries, dont le moindre cheval valait trois ou quatre coursiers du célèbre pseudonyme, comte de Cambis, de ses meutes royales et de plusieurs douzaines de baronnes qui se mouraient de rêverie pour l’amour de son teint pâle et de ses fulgurants yeux bleus.

D’ordinaire Londres ne s’émeut qu’à bonnes enseignes. Les princes étrangers, les fils d’empereurs y passent parfaitement inaperçus ; les ténors les plus prodigieux y opèrent le transit de leur ut de poitrine sans exciter la moindre révolution. Pour faire beaucoup d’effet dans cette ville surprenante et civilisée, il faut être osage, bayadère ou pour le moins bélier à quatre cornes. Rio-Santo n’était rien de tout cela. Ce n’était qu’un marquis. Pourtant, trois jours après son arrivée, à tous les étages de toutes les maisons de toutes les rues de Londres, il faisait l’objet de toutes les conversations. Les palais de West-End parlaient de lui ; les boutiques d’Holborn et du Strand faisaient de nombreux cancans sur sa personne, les échoppes de Bishop’s-Gate retentissaient de son nom estropié. Il était le sujet des conversations à Saint-James, dans Clare-Market, à Richmond et dans les bouges de Smithfield.

Et cependant personne ne pouvait se vanter d’avoir vu ce fameux marquis de Rio-Santo, dont tout le monde s’entretenait. Il passa dans la solitude de sa magnifique maison de Pall-Mall les trois ou quatre premiers jours qui suivirent son arrivée en Angleterre. Mais qu’importait cela ? Il y avait dans les salons de l’une et l’autre aristocratie une vingtaine de jeunes seigneurs, merveilleusement couverts, qui chantaient ses louanges sur tous les tons et racontaient de lui des histoires à faire tomber un raout en syncope. Il y avait dans des réunions bourgeoises et jusque dans les sociétés d’arrière-boutique d’honnêtes demi-lions, jolis adolescents ornés d’éperons, mais maniant l’aune, qui génufléchissaient au nom respecté de l’illustre marquis ; enfin, au fin fond des tavernes, il y avait d’ignobles drôles qui, entre deux verres de gin, estropiaient ce même nom. Pourquoi cela ? nous ne saurions le dire.

Or, quand les hommes parlent, les femmes enchérissent et caquettent. De là cet assourdissant concert qui, du salon, de l’antichambre, de la boutique et de la mansarde, envoya au ciel nuageux de Londres le nom mille fois répété de Rio-Santo.

Et chacun se représentait ce mystérieux marquis suivant la pente naturelle de ses idées. Les maris, trompés par son nom et sa réputation, s’attendaient à lui voir le manteau rouge de Fra-Diavolo, ou tout au moins le feutre à plume de don Juan. Les femmes dotaient son visage inconnu de ce je ne sais quoi fatal que le fretin des romanciers donne à ses pauvres diables de héros. Les jeunes filles le voyaient en songe avec un œil rêveur, un front ravagé, un nez d’aigle et un sourire infernal, mais divin. Les vieilles servantes enfin se figuraient qu’il avait trois bagues de similor à chaque doigt, une canne en rhinocéros et des breloques valant trois mille livres sterling.

On doit penser combien ce mystère et cette incertitude ajoutaient au désir que chacun avait de connaître le marquis de Rio-Santo. Ce désir pourtant ne dépassait pas une certaine latitude sociale. Les gens de bas lieu, en effet, se contentent d’admirer de confiance les rois de la mode ; lorsqu’un courtaud aperçoit par hasard le lion, — nous disons le lion parce que ce monarque est toujours unique, et que les personnages communément appelés ainsi par le vulgaire nous semblent être tout au plus d’assez laids épagneuls, — il le méconnaît et passe, n’ayant point ce qu’il faut pour apprécier ses redoutables perfections ; la bonne envie que chacun avait de voir enfin Rio-Santo restait donc concentrée surtout dans l’aristocratie, et débordait seulement un peu sur le haut commerce. Comme s’il n’y eût point eu encore assez de motifs de curiosité, la politique se mit de la partie. Un bruit vague se prit à circuler dans les clubs ordinairement bien informés. On disait que le grand marquis était un envoyé secret d’une cour étrangère de premier ordre. Sa mission était, assurait-on, confidentielle et des plus importantes. Au reste, nul ne pouvait affirmer positivement le fait ; mais, justement à cause de cela, le fait passa pour positif et matériellement prouvé.

Aussi ce fut à qui des whigs ou des tories aurait sa première visite. Trente invitations se croisèrent, signées de noms renversants et dont le moindre avait derrière lui un palais et des millions, Rio-Santo ne se pressa point de choisir. Il se laissa désirer le temps convenable ; puis un soir, après sa première excursion à Richmond, il se fit conduire à Derby-House.

Lady Ophélia Barnwood, comtesse de Derby, était veuve d’un chevalier de la Jarretière. Sa fortune aurait pu rivaliser avec la fortune des premiers banquiers de Thames-Street ; elle avait vingt-cinq ans et passait pour la plus charmante femme de King’s-Road, qui est une rue très longue et toute peuplée de femmes charmantes.

Lorsqu’on annonça Rio-Santo, il courut une émotion muette parmi le double rang de femmes qui bordait les salons de la comtesse de Derby. Le premier rang frémit d’une délicieuse curiosité, le second rang, — la tapisserie, — avança ses cinquante visages de douairières par dessus les frais minois du premier, à peu près comme fait la seconde ligne mettant le fusil en joue sur l’épaule du chef de file dans les feux de pelotons. Rio-Santo entra. On le trouva bel homme ; mais il y eut çà et là quelques petits désappointements, parce que son ensemble n’était point suffisamment romanesque. De prime abord, on s’étonna que ce marquis, irréprochable à coup sûr, mais n’ayant rien de précisément extraordinaire, eût pu enlever pendant trois ans à notre compatriote lord S*** le sceptre, ou mieux, la cravache du fashion parisien ; on eût voulu lui voir une cravate plus ineffable, une démarche plus poétique, un regard plus impossible à définir. En somme, la première impression ne répondit pas tout à fait à l’attente générale. — Mais Rio-Santo parla. Le charme opéra d’autant mieux et plus vite, qu’il y avait eu contre ses séductions annoncées une sorte de réaction préalable. Les jeunes ladies laissèrent aller leur cœur au courant de sa parole électrique, et la tapisserie regretta le temps heureux où elle pouvait être électrisée.

Il y a de par le monde un préjugé stupide entre tous les préjugés. On s’imagine que, pour être roi de la mode, il suffit d’être riche, beau, ferme sur la hanche, frivole de caractère et spirituel assez pour dire de jolis riens. On se trompe du tout au tout. La royauté de la mode est élective ; ce trône-là ne se prend que par droit de conquête. Si l’on a vu parfois s’y asseoir des monarques fainéants, on compte, d’autre part, dans la liste princière du fashion, des noms que l’histoire prononce avec respect. Le premier lion connu, Alcibiade, n’était pas un personnage ordinaire. Plus tard, — et nous ne citons que plusieurs dandys romains tous pleins de mérites, — nous trouvons Clodius, nous trouvons César. Plus tard encore, nous rencontrons François de France, le roi chevalier, Essex, W. Raleigh, Walpole, lord Byron ; et, de nos jours, l’homme de Londres, le comte d’Orsay, ne passe-t-il pas parmi les gens qui s’y connaissent pour une des têtes les plus vigoureusement organisées de notre siècle ?

On dut reconnaître bientôt que Rio-Santo était un esprit d’élite. Il savait causer, ce qui est rare, mais il savait parler aussi. Son intelligence, souple et forte, embrassait tout. C’était un homme grave et c’était un homme brillant. Son éloquence, pour peu qu’il le voulût, pouvait ne point tarir, et cependant il avait au suprême degré cet art qui est le premier de tous : l’art du silence.

En même temps, on fut ébloui du faste royal qu’il déploya, non pas en escompteur enrichi, mais en véritable grand seigneur.

De sorte que, au bout de quelques semaines, Rio-Santo fut à Londres ce qu’il avait été à Paris, l’homme par excellence, le roi, le dieu.

Vers l’époque de son arrivée en Angleterre, quelques nouvelles figures s’étaient introduites dans le grand monde, c’étaient tous gens de bon lieu, portant noms qui sonnaient comme il faut et menant un noble train de vie. Nous citerons, parmi ces nouveau-venus, le major Borougham, sir Paulus Waterfield, le docteur Muller, le cavalier Angelo Bembo. Ces messieurs connaissaient tous plus ou moins le marquis, qu’ils avaient vu soit à Paris, soit ailleurs, mais aucun d’entre eux ne semblait être admis dans son intimité.

La première maîtresse de Rio-Santo à Londres fut, dit-on, la comtesse de Derby. Jusque-là lady Ophélia avait eu la réputation la plus enviable pour une jeune veuve. C’était, selon le sentiment général, une femme de merveilleux goût, d’esprit fort délicat, mais de cœur sec ; une coquette enfin, des plus dangereuses et des moins attaquables. C’était en outre, car la coquetterie n’exclut rien quand on sait s’en servir, c’était une femme de principes choisis, pensant haut et bien, dévote autant qu’il faut l’être, et portant sans reproches le nom de feu son époux, l’un des plus nobles et beaux de la vieille monarchie anglaise. Dans le monde où tant de médisances se croisent avec tant de calomnies, lady Ophélia avait passé invulnérable ; nulle tache, si petite qu’elle fût, n’avait terni le miroir vierge de sa renommée. Les hommes l’aimaient et la craignaient, ses rivales l’enviaient et la haïssaient. Rio-Santo vint : l’existence de la comtesse s’enveloppa tout-à-coup d’un mystère inaccoutumé, que les langues méchantes ne tardèrent pas à rendre suspect ; elle eût pu se défendre, c’est-à-dire lever le voile et donner comme autrefois chaque heure de ses jours aux regards de la foule. Mais il était vrai ; elle aimait Rio-Santo, elle l’aimait de l’amour qu’inspirait à coup sûr ce terrible don Juan : amour fougueux, jeune, étourdi, sans prudence…

Rio-Santo, lui, aimait fort et vite. Sa passion brûlait trop pour durer. Il jeta aux pieds de lady Ophélia son cœur qui était sincère, son génie un moment dompté, son être entier, plus que son être, car il lui promit l’avenir. Mais Rio-Santo, s’il ne mentait jamais, se trompait, hélas ! bien souvent. Il se donnait à l’amour sans réserve comme ces enfants qui prodiguent leurs jouets à leurs compagnons de plaisirs, pour ensuite les reprendre. Rio-Santo reprenait ainsi tout ce qu’il avait donné à l’amour. Et il n’avait pas plus de remords que ces enfants dont nous venons de parler, parce qu’il était toujours de bonne foi. — C’était, comme diraient certains poètes, une magnifique nature.

Mais que Dieu vous garde, misses et miladies, de la rencontre de Rio-Santo !