Les Mystères de Londres/1/04

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Au Comptoir des imprimeurs unis (1p. 133-168).


IV


COMMENT L’AMOUR VIENT EN RÊVANT.


Tout Londres fashionable s’occupa pendant une semaine du mariage de Rio-Santo avec lady Ophélia Barnwood, comtesse de Derby. C’était un couple très bien assorti. Néanmoins, le mariage n’eut pas lieu. Rio-Santo déclara tout haut qu’il avait échoué. Quelques uns ajoutèrent foi à cette déclaration, d’autres pensèrent qu’il avait trop réussi.

Rio-Santo était alors tout à fait acclimaté dans notre capitale. La supériorité fantastique que lui avait d’abord prêtée la renommée, avait subi l’épreuve. Il était décidément digne de sa gloire. Les salons se l’arrachaient. C’était avec acharnement qu’on se disputait sa personne. Il y avait des femmes charmantes de banquiers millionnaires qui se seraient compromises avec joie dans le légitime espoir de rendre jalouses les fières châtelaines de Belgrave-Square. La rivalité de coterie à coterie prenait tous les caractères d’une passion. Le marquis passait, calme et serein, entre ces inimitiés profondes. Il fréquentait le West-End, parce que les mœurs du quartier noble caressaient doucement les penchants aristocratiques de sa nature ; mais il ne dédaignait point la Cité. En somme, l’éclectisme n’est mauvais que dans la pédante et niaise philosophie de nos collèges ; c’est un mot peu gracieux, mais nécessaire. La chose qu’il exprime est au fond de tout cœur voulant et sachant vivre. Entendu comme il faut, il n’exclut rien, pas même cette loyauté rigide et chevaleresque qui meurt pour la couleur d’un drapeau ou l’émail d’un écusson : car nous ne prétendons point parler d’autre chose que de l’éclectisme sensuel qui prend son bonheur où il le trouve. Celui-là seul est une réalité. Hors de ce cercle, et dès qu’il ne s’applique plus au plaisir, nous disons : fi de l’éclectisme ! Dans les arts, il est balourdise ou pâleur ; en politique, mensonge ou doctrine, ce qui est tout un ; en religion, erreur et impiété ; en philosophie, faiblesse et néant.

Rio-Santo n’était ni membre du parlement, ni artiste, ni professeur, il était peut-être pis que cela, mais du moins échappait-il à ces trois travers. Pour tout dire, il n’était rien de tout ce qu’on a coutume d’être dans notre société étiquetée comme une boutique d’apothicaire. Cela lui donnait incontestablement le droit de faire comme l’abeille : de choisir sans exclure.

Il avait pour métier ostensible d’être marquis, riche à millions et tout pétri de distinction. Nous ne savons pas de plus adorable métier que celui-là. Impossible de dire la prodigieuse dépense d’esprit et de diplomatie que firent les deux camps politiques pour, chacun, l’attirer à soi. Il y eut des jeunes ladies qui se dévouèrent en vraies Romaines ; il y eut des ladies d’un certain âge qui combinèrent des plans miraculeux. Une whiggesse de lettres fut jusqu’à lui proposer, à mots couverts, de l’illustrer à l’aide d’un roman en quatorze parties de six volumes in-octavo chacune. Rio-Santo apprécia le dévoûment des jeunes ladies, ignora les plans des douairières, et fit don d’une pipe de Turquie à la whiggesse de lettres, en la priant d’illustrer tout le monde, excepté lui.

Il menait cependant la vie la plus rigoureusement fashionnable qu’on puisse imaginer. Lui seul donnait despotiquement le ton pour toutes choses. On citait ses mots avec une componction véritable. Quand il n’en laissait point échapper par hasard, de bonnes âmes se faisaient un devoir de lui en prêter. En parlant de lui, on était toujours sûr d’intéresser les femmes, et certains séducteurs émérites inventaient sur son compte de ravissantes histoires qu’ils allaient essayer, en guise de fausses clés, à la porte de tous les boudoirs.

On l’affubla d’un nombre si exorbitant de bonnes fortunes, que le compte en passait toute vraisemblance. Mais il était discret, faut-il croire, car chaque aventure racontée gardait ce demi-voile d’incertitude nécessaire au succès d’une anecdote, et jamais on ne put citer aucune preuve convaincante à l’appui des jolies médisances dont il était le héros.

Règle générale : le lion qui vise au titre de bourreau des cœurs n’est pas un lion de franc aloi ; c’est inévitablement quelque quadrupède vulgaire, — un âne peut-être, — revêtu de la peau du roi des animaux. Or, le marquis de Rio-Santo était un lion véritable, le lion le plus lion qui fût jamais. Il aimait à ses heures et derrière le rideau, se gardant bien de publier des choses qui perdent leur charme à être divulguées. Faire autrement est agir en fat. Rio-Santo ne se posait sans doute point cet axiome ; il le prenait pour règle de conduite à son insu et parce que le bien, tout le bien était en germe dans ce cœur héroïque. — Le mal y était aussi, mais seulement ce mal de fière essence d’où vient le crime hardi et les vices audacieux. Quant aux penchans de bas lieu, quant à ce qui est purement honteux ou mélangé d’infamie et de ridicule, Rio-Santo était sans reproche.

Après la comtesse de Derby, il aima d’autres femmes sans doute. Nous aurions fort à faire s’il nous fallait établir à la rigueur le bilan de ses équipées.

Un jour, il rencontra miss Mary Trevor, et il pensa que cette enfant pâle, aux traits effacés, à la beauté presque nuageuse, était une fort insignifiante personne. Peut-être même n’en pensa-t-il pas si long. Mary, elle, se sentit mal à l’aise en présence de cet homme dont la bizarre renommée repoussait ses instincts de timide faiblesse. — Une seconde fois ils se trouvèrent en présence. Miss Mary chanta. Sa voix douce, mais sans portée, effleura l’oreille de Rio-Santo comme un vain bruit. Rio-Santo parla. Son organe vibrant et grave affecta douloureusement l’ouïe de miss Trevor. Pourquoi ? Mary n’aurait point su le dire.

Une troisième fois enfin, c’était à un concert dans les salons de lady Ophélia, Rio-Santo ce soir-là était pâle, taciturne et jetait autour de soi, sans voir, ses yeux vaguement distraits. Miss Trevor, assise auprès de miss Diana Stewart, sa meilleure amie, dans une salle de jeu que n’avait pas encore envahie le bataillon des joueurs, causait tout bas. Diana était la cousine et avait été la compagne d’enfance de Frank Perceval, qu’un voyage retenait loin de miss Trevor, sa fiancée. Les deux jeunes filles, cela va sans dire, parlaient de lui. Rio-Santo, debout, appuyé contre une colonne en demi-relief dont la saillie le cachait à moitié, était à portée d’entendre et n’entendait pas. Mary lui tournait le dos et ne pouvait l’apercevoir. Insensiblement, les deux jeunes filles, qui d’abord avaient parlé tout bas, cessèrent de retenir leur voix, parce qu’elles se croyaient loin de tout indiscret écouteur. Leur conversation monta comme un murmure jusqu’aux oreilles de Rio-Santo. Il n’y prit point garde, et continua de rêver, profitant avec une sorte d’avidité de ce moment de répit que lui laissait l’attention curieuse de la foule.

Car Rio-Santo était un déterminé rêveur. Non content des jouissances sans nombre que lui prodiguait la réalité, il appelait souvent à soi les puissances soigneusement cachées de son organisation éminemment poétique, et, bercé par les fantômes évoqués, il se laissait glisser sur la pente de quelque beau songe. Il avait pour cela ses jours, et, parmi tous les bonheurs qu’il effleurait incessamment de sa lèvre sensuelle, ce bonheur était peut-être le plus chéri, le plus jalousement aimé. C’était avec délices qu’il sentait approcher l’heure de sa voluptueuse extase ; il s’y plongeait sans réserve et de tout cœur, trouvant, au fond, une ivresse calme et à la fois infinie, que les choses réelles ne savent point provoquer.

Il va sans dire que Rio-Santo ne choisissait point, d’ordinaire, le tumulte d’une fête pour s’endormir en ses illusoires voluptés, mais le concert et sa rêverie n’étaient point incompatibles pourtant. La mélodie de l’orchestre le conduisait en certaines galeries du palais féerique de son imagination, qu’il n’explorait point dans le silence. Ses songes étaient volontiers des souvenirs ; la musique faisait surgir ces souvenirs joyeux où passaient, comme de douces ombres, les vagues ressentiments de ce suave amour qui, le premier, fit battre le cœur et souffla sa chaude haleine sur l’indifférence des jeunes années.

En ce moment dont nous parlons, Rio-Santo rêvait, et il rêvait d’amour. Il voyait, dans ce lointain mirage que l’extase présente aux yeux de l’âme et qui semble une décoration théâtrale, il voyait une blonde enfant qui élevait vers lui son regard d’ange, confiant, tendre, timide. — L’orchestre accompagnait une mélodie, brodée sur l’un de ces motifs simples et touchants que trouvent dans leurs sauvages bruyères les bardes inspirés de la verte Irlande. On eût dit que cet air avait un rapport direct et réel avec la jeune fille du rêve, et après tout, cela était possible, puisqu’il s’agissait d’un souvenir. Le visage de Rio-Santo exprimait une sorte d’enchantement mêlé de mélancolie.

Lorsque l’orchestre couvrit de son dernier accord les dernières vibrations de la voix du chanteur, une larme filtra au travers des longs cils noirs demi-baissés de sa paupière.

— Marie, murmura-t-il ; ma douce Marie !

— Pauvre Mary ! s’écria au même instant miss Diana Stewart, la jeune fille avec qui s’entretenait miss Trevor. Puis elle ajouta avec un petit éclat de rire :

— Tu l’aimes donc bien ?

À ce nom de Mary, Rio-Santo avait ouvert les yeux, et son regard était tombé d’aplomb sur le gracieux profil de miss Trevor. Les hommes, et, entre tous les hommes, ceux dont l’imagination sans frein ni règle a coutume d’errer où le caprice la conduit et de n’être jamais contrôlée, peuvent voir le même objet sous des faces diverses et même complètement opposées. L’impression du moment change, pour ainsi dire, le milieu à travers lequel ils regardent. Entre leur œil et ce qu’ils voient, il s’opère une sorte de réfraction mystérieuse qui peut embellir la laideur et qui peut enlaidir la beauté. Rio-Santo avait déjà vu miss Mary, et cependant il crut la voir pour la première fois. Peut-être le délicat et gracieux sourire de miss Trevor trouva-t-il sa place dans le rêve qui dominait Rio-Santo à ce moment ; peut-être quelque ressemblance éloignée vint-elle en aide à ce nom de Mary, pour porter au comble l’illusion du marquis. Pour cette raison ou pour d’autres, il sentit son cœur bondir et s’élancer vers cette charmante fille qui donnait à propos un corps à sa fantaisie du moment. Il la couva du regard comme une proie prochaine, et, gâté par le succès, il ne s’occupa même pas des moyens de triompher.

Miss Trevor avait hésité un instant avant de répondre à la question de Diana.

— Je suis triste depuis son départ et j’attends son retour avec impatience, dit-elle enfin.

Rio-Santo savoura lentement l’harmonie de cette voix qu’il avait dédaignée la veille. Il admira sa douceur ; la faiblesse de son timbre le charma, parce qu’elle fut chercher en un coin obscur de sa mémoire quelque corde au repos depuis des années, qu’elle fit vibrer et sonner une note oubliée.

Il fit un mouvement. Miss Trevor se retourna, et sa joue pâle devint pourpre, parce qu’elle devina que sa réponse avait été entendue. Puis, saisie de nouveau par cet instinct de terreur qui l’avait prise déjà à la vue du marquis, elle frissonna de la tête aux pieds et serra le bras de Diana.

— Viens, dit-elle, en entraînant son amie étonnée vers les salons où se tenait le concert.

— Y avait-il un serpent derrière ton fauteuil ? demanda gaîment miss Stewart.

— Il y avait un homme, murmura Mary.

Diana se retourna vivement à son tour et aperçut le regard ardent de Rio-Santo qui suivait la retraite de sa compagne. Elle devint sérieuse.

— Comme il te regarde ! dit-elle avec une naïve envie. — De son œil jusqu’à toi, il y a comme un rayon de feu…

Mary trembla plus fort.

Rio-Santo quitta sa colonne et vint s’étendre dans le fauteuil occupé naguère par miss Trevor. Il y resta long-temps et ne rentra dans le concert que lorsque la foule des joueurs fit irruption dans la salle.

— Pauvre Marie ! murmura-t-il en se levant ; depuis, je n’ai point aimé ainsi…

Quelques jours après, Rio-Santo fut présenté à lady Campbell et à lord Trevor. Lady Campbell était précisément faite pour apprécier toutes les qualités du beau marquis ; elle fut flattée de l’initiative qu’il avait prise auprès d’elle et prévit que son importance mondaine allait s’en augmenter considérablement. Trevor-House devint en effet tout-à-coup à la mode. Tout le monde y voulut être présenté, et les jeunes gentilshommes que nous avons vu arriver à Londres presque en même temps que Rio-Santo, furent des premiers à solliciter cet honneur. Certes, le major Borougham, le docteur Muller, sir Paulus Waterfield et le beau cavalier Angelo Bembo étaient gens à ne trouver nulle part porte close.

À peine introduits chez lord Trevor, ils environnèrent lady Campbell et lui firent une cour assidue. Ces quatre gentilshommes n’étaient point sans avoir entre eux ces liaisons superficielles et d’occasion qu’on noue si aisément dans le monde, mais il ne régnait parmi eux aucune intimité apparente. Néanmoins, on aurait dit qu’ils se fussent donné le mot pour faire auprès de lady Campbell les affaires de Rio-Santo. C’était peut-être le hasard…

Rio-Santo, du reste, n’avait nullement besoin d’aide. Plus une femme était spirituelle, et moins elle avait chance d’échapper aux séductions de son esprit ; or, nous croyons l’avoir déjà, lady Campbell, en fait d’esprit délicat et choisi, ne le cédait à personne. Elle fut vite et bien subjuguée. Au bout de quelques jours, elle regarda Rio-Santo comme un ami de famille ; au bout d’un mois, elle ne vit plus que par ses yeux. Comme lady Campbell était, de fait, la tête de la maison de son frère, tout le monde y subit, plus ou moins, l’influence du marquis, tout le monde, miss Trevor elle-même.

Nous devons dire néanmoins que Rio-Santo n’agit point directement sur miss Mary Trevor. Ce fut lady Campbell qui prit la peine, à son insu, de solliciter le malléable cœur de sa jolie nièce. Cette femme aimable, en effet, toute pleine des perfections du marquis, ne pouvait se taire. Sa chaude amitié, son admiration se faisaient jour par tous les pores. Elle présentait Rio-Santo à sa nièce comme un sujet d’étude, un motif d’analyse, un dernier type, qui, connu, compléterait sa science du monde. — Il était bon, disait-elle, bon, quoique supérieur, ce qui fait de la bonté une chose sublime ; il faisait le bien, lui, si puissant pour le mal ! Chaque mois des sommes énormes tombaient de sa main dans la bourse de quelque agent discret, et des centaines de malheureux avaient du pain… Il était inconstant, léger en amour ; qui disait cela ? Des rivaux ? mensonge ! Des femmes ? rancune ! Et d’ailleurs pourquoi le fatiguait-on de tant d’hommages ? Devait-il, de bon compte, faire sérieux état de toutes ces faveurs effrontément prodiguées ?…

Et mille autres choses encore. — Si bien que miss Trevor eut honte et regret de sa frayeur passée. Elle prit pour Rio-Santo une sorte d’admiration à laquelle se mêlait encore une crainte indéfinissable, mais qui n’était plus de la répulsion.

Elle savait que Rio-Santo l’aimait. Lorsqu’une femme sait cela, et que de l’aversion elle passe néanmoins à quelque chose de mieux que l’indifférence, on peut, suivant la croyance commune des observateurs au demi-cent, parier qu’elle aimera. C’est une question de temps. Nous verrons bien si, avec miss Mary, nos observateurs eussent doublé leur enjeu.

Il se répandit une fois dans Londres un bruit extravagant et dénué de toute vraisemblance. Ce bruit fit hennir le jockey’s-club à gorge déployée, et pâmer tout ce qui pouvait prétendre au titre de gentleman d’un bout de la ville à l’autre. Les femmes en causèrent avec leurs sigisbés, les maris avec les amies intimes de leurs femmes, les grooms en baragouinèrent entre eux.

Rio-Santo, disait-on, voulait se marier.

Se marier comme le plus simple des mortels, faire une fin, briser son sceptre, couper ses éperons, changer sa poésie en prose, mettre un bonnet de coton par dessus sa couronne.

C’était maladroitement inventé, ridicule, impossible ! — C’était vrai.

Lorsque ce bruit se répandit, Rio-Santo avait demandé la main de miss Mary Trevor.

Contre son habitude, il avait rencontré plusieurs obstacles dont le moindre n’était pas à dédaigner. D’abord lady Campbell, qui était la loyauté même, refusa, malgré sa bonne envie, de prêter son aide au marquis. L’amour mutuel de Frank Perceval et de sa nièce était son ouvrage ; elle avait laborieusement préparé leur union. Abandonner les intérêts de Frank absent eût été trahison toute pure, et lady Campbell en était incapable. En second lieu, lord James Trevor, vieux gentilhomme à la foi chevaleresque, avait donné sa parole à Frank. En troisième lieu enfin, miss Trevor aimait ce même Frank Perceval.

Aussi le marquis essuya-t-il un refus triplement motivé.

Il ne s’émut point trop à l’intérieur, parce que sa longue habitude du succès ne lui permettait pas de désespérer ; mais il appela sur son visage une morne tristesse, baisa la main de lady Campbell avec découragement et se retira précipitamment comme un homme qui craint de se montrer faible contre le malheur.

En regagnant sa maison, il disposa dans sa tête la plus éblouissante corbeille de mariage qu’imagination surexcitée de jeune fille coquette ait jamais pu rêver.

Lady Campbell était désolée. Elle se repentait amèrement d’avoir donné sa parole à Frank, qui était un homme fort distingué assurément, mais qui n’était rien, comparé à Rio-Santo. Mais les regrets sont chose oiseuse au dernier point, et lady Campbell n’avait pas coutume de perdre son temps. Elle s’ingénia ; ce fut en pure perte ; elle chercha des moyens et n’en trouva point. — Heureusement les femmes d’esprit subtil ont toujours à leur service une suprême ressource, celle de se tromper elles-mêmes.

Lady Campbell, qui se désespérait, put croire naturellement que Mary se désolait. Ceci n’était pas rigoureusement exact, mais c’était possible. Une fois le chagrin de miss Trevor admis, ce chagrin pouvait s’interpréter de plusieurs manières ; le choix était permis : lady Campbell choisit. Elle se dit que sa nièce aimait, qu’elle aimait Rio-Santo, et que le refus subi par ce dernier causait toute la peine de la jeune fille.

Elle se dit cela plusieurs fois sans le croire, puis enfin elle le crut. Le croyant, elle avait incontestablement le droit de faire partager son opinion à autrui ; or, à qui communiquer ses impressions, si ce n’est à sa nièce chérie, à sa fille d’adoption ?

À la première ouverture, Mary tomba de son haut. Mais lady Campbell était de si bonne foi, et elle avait tant d’éloquence ! Mary, faible et habituée à ne point questionner rigoureusement le fond de son cœur, habituée aussi à faire siennes sans examen toutes les idées de sa tante, Mary se laissa persuader.

Le fait peut sembler étrange, mais il se présente tous les jours.

Désormais, lady Campbell fut à son aise. Elle recouvra toute sa sérénité. La position était bien changée, convenons-en. — Ce n’était plus d’elle qu’il s’agissait, mais de sa nièce. Elle eût été coupable d’écouter ses propres impressions au point de fausser les paroles données, mais sa nièce !… En conscience, par exagération de loyauté, on ne peut pas, comme cela, sacrifier le bonheur d’une jeune fille. Loin d’hésiter encore, elle se crut engagée d’honneur ; ce qui lui avait paru une faiblesse, lui sembla un étroit devoir ; elle s’avoua que, dans ces circonstances, il ne faut pas demeurer à moitié route et qu’il devenait pour elle obligatoire de soutenir Rio-Santo de son mieux.

Une chose ravissante, c’est que lady Campbell crut devoir faire en cette occasion à sa nièce un fort joli sermon sur l’inconstance. Mais, une fois cette satisfaction donnée à la morale, elle promit à miss Mary de servir ses nouvelles amours, et entonna, sans y penser, un cantique à la louange de Rio-Santo.

Miss Trevor, à vrai dire, vivait alors dans une sorte d’étourdissement perpétuel, plein de fatigues et d’ennui. Rio-Santo avait fait sur elle une impression étrange et qu’elle ne savait point définir. Lady Campbell nommait cela de l’amour ; ce devait être de l’amour.

Et pourtant l’image de Frank Perceval restait au fond de son cœur. La pauvre Mary hésitait, ne savait et voulait à peine savoir. Accablée par l’infaillibilité de lady Campbell qui n’était point, pour elle, chose contestable, conseillée d’ailleurs par l’indolente faiblesse de son caractère, elle s’endormait en ce doute étrange, presque fantastique. Elle en souffrait silencieusement et sans chercher remède ; elle faisait effort quelquefois, rarement, non pour réagir, mais pour étouffer les murmures de son cœur et troquer contre le repos de l’apathie sa tranquillité perdue.

Restait à vaincre l’opposition que Lord Trevor, fidèle comme l’acier et se souvenant de la parole donnée, ne manquerait point de faire à ce nouvel arrangement. Directement et de front, il n’y fallait point songer, mais ceci, soit dit entre le lecteur et nous, était la moindre chose. Quand on a réussi à se tromper soi-même, à escamoter la conscience d’une jeune fille et à garder la paix du cœur, on peut raisonnablement espérer faire perdre la tête à un vieux gentilhomme dont le pied botté foula plus souvent les champs de bataille que les discrets tapis des officines diplomatiques.

Rio-Santo fut admis à déclarer ses sentiments à miss Mary Trevor, qui, durant toute la nuit suivante, rêva de Frank Perceval.

Il faut convenir que ce jeune nobleman avait mal choisi son temps pour voyager. Ainsi fait-on d’ordinaire à son âge, lorsque des parents, afin de prouver à tous leur sagesse supérieure, ajournent une union souhaitée, sous prétexte qu’il n’est pas temps encore.

Pauvre sagesse ! pauvre prétexte ! Il y a un moment pour être heureux. Quand on laisse passer ce moment en disant : Il n’est pas temps, ou toute autre fadaise, le diable rit et marque un point. Frank Perceval, accueilli par toute la famille Trevor, était le fiancé presque officiel de Mary, mais Mary était si jeune ! Dans un an, lui disait-on… Frank se demanda comment il pourrait attendre trois cent soixante-cinq jours sans mourir sept cent trente fois. Un de ses amis, — car, lorsqu’un homme doit se casser le cou, c’est toujours un ami qui l’y aide, — un de ses amis lui conseilla de prendre la poste et d’aller voir la Suisse. Frank alla voir la Suisse. Il y resta un an, ni plus ni moins, et il commanda des chevaux de poste à Genève, de manière à revoir Londres juste le trois cent soixante-cinquième jour.

On n’est pas plus exact que cela, et le hasard lui devait une de ces bonnes aubaines qu’il réserve parfois aux amants voyageurs : par exemple, trouver chez soi en arrivant une lettre de sa belle —, reconnaître ses traits charmants dans la première figure rencontrée, etc., etc. — Frank espérait quelque chose de ce genre, car en remontant la Tamise, bien que la brume tombât lorsqu’il passa au dessus du tunnel, il interrogea du regard tout le long de la route les bateaux allant et revenant de Greenwich. Il ne vit rien que des figures inconnues, des chapeaux de cuir, des jaquettes de marin, et aussi, sur les tillacs des steamers, beaucoup de vieilles dames, munies de petits chiens, ce qui l’intéressa médiocrement. En revanche, au moment où il arrivait chez lui, la femme de charge de sa maison lui remit une lettre de huit jours de date, qui l’invitait à passer la soirée chez lord James Trevor.

Frank n’eut que le temps de faire toilette. C’était ce soir-là même qu’avait lieu le bal de Trevor-House.