Les Mystères de Londres/1/08

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Au Comptoir des imprimeurs unis (1p. 315-360).


VIII


DES DEUX CÔTÉS DE LA RUE.


Les trente-cinq individus qui venaient de faire le siège de la caisse Edward and C° demeurèrent une minute ou deux sous l’impression de l’apparition qui avait mis fin à leur émeute. Cette impression était sans doute bien vive et profonde ; car ils n’osaient plus souffler le mot. Les plus turbulents étaient maintenant les plus timides. Turnbull se cachait derrière Charlie, lequel essayait vainement de mettre son embonpoint à l’ombre de la maigreur du petit Snail. — Personne ne pouvait se cacher derrière Bob-Lantern, attendu que ce digne garçon s’était, pour ainsi dire, incrusté dans la muraille.

Au dehors, quelques petites marchandes et aussi quelques grosses marchandes avaient cru entendre quelque chose comme un coup de pistolet. Mistress Black s’en fut chez mistress Brown qu’elle conduisit chez mistress Grubb, laquelle se joignit à elles pour rendre visite à mistress Bloomberry. Chez cette dernière, mistress Dood prit à témoin mistress Bull que la ruelle sans nom était habitée par le diable sous le pseudonyme d’Edward and C°. Mistress Foote et mistress Crosscairn affirmèrent que la chose n’était point absolument impossible.

On causa beaucoup, et tous les doutes se noyèrent dans plusieurs décalitres de thé.

Au bout de trois minutes, Snail, qui n’aimait point à rester en place, fit un mouvement ; Charlie se redressa ; Tom Turnbull toussa discrètement. La glace était rompue.

— Pauvre Saunie ! murmura Turnbull.

— Pauvre Saunie ! répéta le petit Snail en faisant mine de pleurer ; — il aboyait si bien !

Ce petit Snail était un extrait de bandit assez curieux à voir. Il paraissait avoir treize ans tout au plus ; mais son visage pâle, flétri, jaune, ridé, ressemblait déjà à un visage de vieillard. Ses traits avaient une expression double : tantôt ils respiraient l’abrutissement le plus complet, tantôt ils s’illuminaient d’un rayon de malice véritablement diabolique. Il avait à peine la taille d’un enfant de onze ans, car ses membres grêles, sans muscles et dessinés tout d’une pièce, n’annonçaient nullement l’approche de la puberté. Comme tous les enfants, mauvais ou bons, il tâchait volontiers de se hausser jusqu’à l’importance d’un homme, et, par le fait, il avait descendu déjà assez de degrés de l’échelle du mal pour prétendre à quelque considération parmi son entourage.

— Pourquoi M. Smith ne nous a-t-il pas dit tout de suite que Son Honneur était là-haut ? gronda Charlie en lançant au caissier un regard peu bienveillant, — nous serions restés tranquilles.

— Ça aurait pu s’arranger, dit tout bas Bob-Lantern, si on n’avait pas fait de bruit… Quant à Son Honneur, celui-là serait bien fin qui pourrait dire d’avance où il sera et où il ne sera pas…

— Tu le connais, toi, Bob ? interrompit Tom Turnbull avec une ardente curiosité.

— Moi !… Mes chéris, la vie est durement chère, et je ne m’occupe que de mes petites affaires… Tant il y a que M. Smith a jeté bas Saunie comme il faut… On ne peut pas dire non.

— Pauvre Saunie ! dirent encore quelques voix.

Et le petit Snail répéta lamentablement : — il aboyait si bien !

Bob quitta son coin et s’approcha du cadavre qu’il tâta un instant en connaisseur.

— C’était un gaillard solide, reprit-il enfin ; ça fera un sujet passable, et on en aurait bien une guinée là-bas à la Résurrection… Qui veut m’aider à l’emporter ?

— Que personne ne bouge ! s’écria Turnbull. Ce corps est à moi.

— Pourquoi cela, Tom ?

— Parce que, répondit Turnbull en essuyant une larme, Saunie était mon ami… c’est bien le moins que je profite de son pauvre corps !

Ce sentimental argument fut admis par tout le monde et le corps de Saunie fut décerné à Turnbull, son meilleur ami, pour que ledit Turnbull le vendît une guinée aux résurrectionnistes.

Bob s’éloigna du cadavre avec une grimace de dépit.

À ce moment, Nicholas, le domestique à livrée couleur de feu, entra dans le bureau, sans se douter des malheurs que son retard avait manqué d’occasionner. À l’aspect du corps de Saunie et du grillage rompu, il ne manifesta aucune surprise, ce qui tendrait à faire croire qu’il voyait souvent d’étranges choses dans les bureaux d’Edward et C°.

Il remit à M. Smith un sac pesant que celui-ci vida sur son bureau qui fut en un instant couvert d’or.

M. Smith fit trente-six petites piles de cinq guinées chacune. Ensuite, il prit dans l’un de ses tiroirs une pancarte où se trouvaient inscrits trente-six noms et il fit l’appel. Chaque fois qu’il prononçait un nom, un homme se présentait qui recevait cinq guinées.

À l’appel du nom de Saunie, Turnbull et Bob-Lantern se présentèrent à la fois.

— J’étais son meilleur ami ! dit Turnbull avec emphase.

— Tu as déjà le cadavre, riposta Bob qui avança la main pour saisir l’or.

Turnbull ferma ses gros poings.

— N’y touche pas ! dit-il, ou je t’assomme.

Bob mit la main sous sa chemise et caressa la lame du couteau qui ne le quittait jamais. En même temps ses jambes torses se ramassèrent sous lui ; ses yeux lancèrent un fulminant éclair. — Turnbull pâlit et crut sentir déjà le froid du couteau entre ses côtes.

Mais Bob-Lantern se ravisa et regagna son coin d’un pas fort paisible. Il venait de voir M. Smith attirer à soi les cinq guinées et les rejeter parmi le tas d’or qui s’amoncelait à l’autre bout du bureau.

Turnbull le vit aussi. Son premier mouvement fut de s’élancer sur M. Smith. Il n’en fit rien.

— Sans la crainte de Son Honneur, qui est le diable ou quelque chose de pire, grommela-t-il en refoulant au dedans de soi sa furieuse colère, — je t’enfoncerais tes lunettes vertes dans le crâne, misérable valet !

M. Smith entendit peut-être.

Il fit comme s’il n’avait point entendu. La dernière pile de cinq guinées fut enlevée au moment où l’on prononçait le dernier nom de la liste.

— Maintenant, dit M. Smith, en montrant le cadavre de Saunie, débarrassez-moi de cette ordure, et soyez plus sages une autre fois.

— Il faudrait un sac, monsieur Smith, répliqua Turnbull, et de la paille, — pour l’emballer… le pauvre cher garçon !

M. Smith sonna Nicholas, qui apporta un sac et de la paille. En deux tours de mains le malheureux Saunie, convenablement emballé, ressembla comme deux gouttes d’eau à un colis de roulage. En cet état, Tom Turnbull le chargea sur ses robustes épaules.

Il ne restait plus dans le bureau que M. Smith, Nicholas et Bob-Lantern

— Que fais-tu là ? dit M. Smith à ce dernier.

— J’attends, répondit Bob, Son Honneur serait bien aise de me voir.

— Toi ?…

Bob jeta son regard tout autour de la chambre avec une impertinence pleine de naïveté.

— Il n’y a que moi ici, mon bon monsieur Smith, répliqua-t-il.

— Et que peut te vouloir Son Honneur ?

— Ceci ou cela, mon bon monsieur Smith… peut-être s’informer des nouvelles de ma famille… Une chose certaine, c’est qu’il m’attend.

— Nicholas, dit M. Smith, allez demander à Son Honneur s’il veut recevoir ce drôle.

— Non pas ! interrompit Bob ; je suis tout rond, moi, et n’aime point les façons… Demandez tout bonnement à Son Honneur s’il veut causer un petit peu avec le pauvre Bob-Lantern.

L’instant d’après, Bob montait l’escalier tournant qui conduisait au premier étage et mettait ses lourdes semelles crottées sur les tapis d’un beau salon. Il traversa le salon, précédé de Nicholas ; il traversa ensuite deux ou trois pièces somptueusement meublées où il eut occasion de faire disparaître une demi-douzaine de menus objets dans les vastes abîmes de sa poche de cuir.

— Ce sera pour Tempérance ! pensait-il chaque fois qu’il s’appropriait ainsi quelque chose.

La dernière pièce où il entra était une sorte de grand boudoir donnant sur Cornhill. Auprès de l’une des fenêtres, dont les épais rideaux relevés laissaient pénétrer le pâle soleil des matinées de décembre, notre beau rêveur de Temple-Church, demi-couché sur une bergère de velours, fumait une pipe orientale au long tuyau d’ambre. Il était pâle, défait, et sa pose indiquait cette indolence anormale qui est le résultat d’une nuit de lassitude. Il y avait un large cercle de bistre sous ses grands yeux bleus. Tout, jusqu’à la blancheur presque diaphane de sa main dégantée dénotait chez lui une maladive fatigue.

Devant lui, un petit nègre, vivant pupitre, soutenait un livre ouvert, aux pages duquel M. Edward jetait de temps en temps son regard distrait.

À ses côtés, sur un fauteuil, il y avait un masque noir et un court pistolet à quadruple canon. Nous avons vu le masque ; quant au pistolet, si les assaillants eussent essayé de faire résistance lorsque Son Honneur avait descendu l’escalier tournant, nous l’eussions, sans nul doute, entendu placer son mot dans l’entretien.

Au bruit des pas de Bob-Lantern, M. Edward prit instinctivement son masque et s’en couvrit le visage d’un geste rapide, mais il le replaça soudain près de lui.

Bob s’avança le corps en double, saluant gauchement de pas en pas et reculant devant chaque rosace du tapis où il n’osait point poser le pied. M. Edward fit un signe de tête qui renvoya le petit nègre.

— Que veux-tu ? dit-il à Bob.

Celui-ci appela sur sa lèvre mince et hâlée un patelin sourire.

— Je viens, si ça est égal à Votre Honneur, pour lui présenter le bonjour et aussi pour la petite affaire que Votre Honneur sait bien.

Bob cligna de l’œil en prononçant ces derniers mots.

— Je ne sais rien, répondit M. Edward. Tâche de l’expliquer vite et clairement.

— Je vais tâcher, Votre Honneur… Comment ! vous avez oublié déjà Temple-Church et la petite quêteuse ?… Un joli brin de miss, sur mon âme et conscience !

Edward avait oublié, en effet, ou du moins sa pensée était ailleurs ; mais ce peu de mots suffit à lui remettre en mémoire la scène de la veille. Les sensations qu’il avait éprouvées à Temple-Church avaient été si douces et à la fois si vives qu’il en ressentit comme un arrière goût au dedans de lui-même. Il mit la main sur ses yeux, pour rappeler par la pensée ces fugitives images.

— Oui, dit-il, après une ou deux minutes de silence ; — c’est une délicieuse enfant ! Que de sainte ferveur il y avait dans son attitude ! que d’ignorance dans son regard ! que de modestie dans sa voix ! — et que d’amour parmi tout cela !

— Le fait est, appuya Bob-Lantern, que c’est, on peut le dire, une miss fièrement comme il faut !

Edward laissa tomber sa main et regarda Bob-Lantern.

— Je t’avais donné une commission, dit-il.

— Juste ! c’est pour ça que j’ai pris l’avantage de venir saluer Votre Honneur… J’ai suivi la demoiselle… les demoiselles, car elles sont deux, — avec une manière de blanc-bec (boy) qui fait trois… À propos, il m’a demandé comment qu’on vous nomme ?

— Qui ?

— Le blanc-bec… Il m’a donné un beau souverain pour ma peine.

— Tu lui as dit ?…

— Rien du tout, Votre Honneur, rien du tout… C’est bien payé, pas vrai ?

— Et où demeure cette jeune fille ?

— Ah ! pour ça, Votre Honneur, vous n’aurez pas besoin de prendre un cab à l’heure pour lui rendre visite, et je me suis dit tout de suite : c’est comme un fait exprès !…

— Où demeure-t-elle ? interrompit Edward avec impatience. Bob-Lantern renfonça son obséquieux sourire.

— À portée de la main, répondit-il, en face de vous, de l’autre côté de la rue.

Edward, par un mouvement instinctif, tourna vivement la tête et suivit le geste de Bob qui désignait, de l’autre côté de la rue, les fenêtres du second étage. Son mouvement fut si rapide, qu’une ravissante figure de jeune fille, qui se montrait à demi derrière un rideau curieusement soulevé, n’eut pas le temps de se cacher. Edward lui lança un regard où il y avait trois ou quatre déclarations, pour le moins. La jeune fille devint pourpre ; ses yeux se fermèrent, — et le rideau tomba.

— C’est elle, dit Edward ; je n’ai pu voir ses cheveux ; mais c’est elle, j’en suis sûr… Comment sais-tu qu’elle demeure à cet étage ?

— Je m’en vas vous dire, répondit Bob. Je ne peux pas frapper aux portes, vu mon uniforme qui n’inspire pas de respect… Quand les deux misses et leur blanc-bec sont entrés là, je suis resté dans la rue, pas mal penaud comme ça. Puis il m’a poussé une idée. J’ai regardé en l’air : toutes les fenêtres étaient éclairées, excepté celles du second étage, où la lumière s’est allumée au bout de trois minutes… juste le temps que le blanc-bec ait battu le briquet.

Où la logique ne va-t-elle pas se nicher !

M. Edward trouva sans doute l’argument irréprochable, car il fit un signe de tête approbatif.

— C’est bien, dit-il ; prie M. Smith de te payer.

— J’aimerais mieux, si ça vous était égal, répondit Bob-Lantern avec embarras, recevoir ça de la main de Votre Honneur.

— Pourquoi ?

— La vie est durement chère, et…

— Eh bien !

— Et M. Smith va me dire qu’il m’a déjà payé une fois.

M. Edward lui jeta deux souverains et le congédia d’un geste.

Bob-Lantern baisa les pièces d’or comme font les mendiants de l’aumône qu’ils reçoivent.

— Que Dieu bénisse Votre Honneur ! dit-il.

En se retirant, il ajouta :

— Quarante malheureux shellings, quand il donne des bank-notes de dix livres aux quêteuses ; ça n’est pas juste… Peut-être bien que le blanc-bec serait plus généreux que ça !… J’ai durement envie de voir…

M. Edward était resté dans sa bergère et regardait toujours la fenêtre aux vitres de laquelle se collaient maintenant les plis discrets d’un rideau. Il rappela vers soi les souvenirs de Temple-Church et tâcha de rebâtir par la pensée ce beau palais de magique poésie où il s’était doucement endormi la veille. Parfois d’importunes idées venaient se jeter à la traverse de son rêve, mais il les repoussait et savourait jalousement les quelques gouttes de mystique poésie qu’il avait laissées au fond de la coupe ; il entendait de nouveau et mieux peut-être que dans la réalité la sacrée mélodie des hymnes pieuses ; il revoyait plus angélique et plus suave, en son cadre de brillants cheveux bruns, le visage de cette belle jeune fille, dont l’apparition avait si bien clos sa rêverie, lorsque, appuyé contre un pilier de l’église du Temple, il donnait son âme entière à des souvenirs de religion, d’amour candide et d’innocence…

Il était si absorbé dans cette laborieuse jouissance de songeur volontaire, qu’il ne vit point le rideau de la fenêtre qui lui faisait face se soulever de nouveau et le beau front de Clary Mac-Farlane montrer pour la seconde fois la moitié de sa courbe gracieuse. La jeune fille abaissa vers lui un de ces regards longs et perçants que Stephen Mac-Nab avait trouvés si étranges la veille au soir à Temple-Church. Son œil couvait, ardent et triste, le beau visage d’Edward, et semblait ne point pouvoir s’en détacher. Clary était plus pâle encore que la veille. Il y avait des traces de larmes sous sa paupière endolorie, et sa joue accusait une longue nuit d’hiver sans sommeil. Pourtant, à mesure qu’elle regardait Edward, toute sa physionomie s’illuminait graduellement ; sa tristesse faisait place à la mélancolie, qui, elle-même, se transformait en austère et spirituel bonheur.

Clary était bien belle ainsi. Son âme chaste, mais passionnée, brûlait au travers du feu de ses regards. Son sein battait avec force ; son haleine tombait, sèche et brûlante, sur le verre dont elle obscurcissait à peine la transparence ; sa lèvre devenait blanche et tressaillait en murmurant d’étranges paroles dont sa volonté n’était point complice.

Clary aimait Edward ; elle l’aimait de cet amour profond, exalté, délirant, que fomentent la solitude et la pureté quasi claustrale des mœurs, chez ces généreuses natures dont la chaleur propre fermente parmi le repos comme une liqueur gazeuse trop soigneusement séparée du grand air. Loin du monde et suivant, les yeux fermés, le lit tout creusé où s’écoulait obscurément sa vie, elle n’avait nulle occasion de dépenser en des choses utiles ou en des choses frivoles le trop-plein de vigueur engendré par l’exubérante sève de sa jeunesse. Cette vigueur amassée s’additionnait sans cesse avec elle-même et demandait issue.

Clary et sa sœur cadette Anna avaient passé leur enfance à Lochmaben, dont M. Mac-Farlane, leur père, était le principal magistrat. À l’âge où toute jeune fille a le plus grand besoin des caresses et des enseignements d’une mère, Clary et Anna avaient perdu la leur. M. Fac-Farlane les garda pendant deux ou trois ans auprès de lui. Puis, tout-à-coup, — Clary était alors bien jeune, mais elle se souvenait vaguement, néanmoins, — la conduite de M. Mac-Farlane changea et s’entoura d’un mystère inusité. Des hommes inconnus prirent accès en sa maison ; il eut avec eux de longues, de fréquentes conférences ; il fit de secrets voyages dont personne ne connut jamais ni le but ni le motif.

Ce fut alors qu’il pria sa sœur, mistress Mac-Nab, que des relations de famille retenaient à Londres, de se charger de ses deux filles. Clary, lorsqu’elle songeait à cet événement, ne pouvait s’empêcher de penser que son père désirait s’affranchir de leur enfantine surveillance, et qu’il avait de mystérieuses raisons pour faire ainsi le vide autour de soi.

Lorsque cette proposition fut faite à la mère de Stephen, elle était veuve depuis peu de temps et restait accablée sous le coup d’une catastrophe terrible qui lui avait ravi son époux. M. Mac-Nab était mort assassiné. Elle accueillit ses nièces avec douceur, mais sans empressement. Cependant, à mesure que sa douleur s’assoupissait, elle appréciait davantage le charmant naturel de ses nièces. Clary et Anna ne se ressemblaient point, mais elles étaient toutes deux également aimables et bonnes. Mistress Mac-Nab se prit pour elles d’une tendresse de mère.

Chaque fois que M. Mac-Farlane venait à Londres, et il faut avouer que ses visites n’étaient point très fréquentes, l’excellente dame tremblait qu’il ne lui vînt désir d’emmener avec lui ses deux filles. Elle avait grand tort de craindre ; M. Mac-Farlane, — le laird, Comme on l’appelait, — témoignait en revoyant ses filles une joie passionnée, mais sombre, et ne songeait guère à les emmener.

C’était un homme d’un caractère étrange.

Le peu de temps qu’il restait à Londres se passait en courses faites à la hâte et qu’il expliquait en bloc par ce mot qui répond à tout : affaires, mot admirable et spécialement inventé pour déjouer toutes les tentatives de la curiosité. À chaque nouveau voyage, Clary et Anna remarquaient avec chagrin le rapide changement qui s’opérait chez leur père. Il devenait vieillard avant l’âge ; à cinquante ans, son front pâle et ridé ne gardait pas une seule mèche de cheveux, — Les deux pauvres filles eussent voulu porter quelque consolation à cette douleur cachée dont les effets se montraient si palpables ; mais M. Mac-Farlane n’aimait point les questions. Clary et Anna, brusquement repoussées, n’insistaient plus et se bornaient à plaindre silencieusement leur père.

Stephen Mac-Nab faisait comme sa mère. Il aimait fort ses cousines. La mort de son père, dont il avait été témoin par hasard, avait d’abord ébranlé violemment ses jeunes facultés. Mais il était encore un enfant alors, et les années remirent son intelligence en son assiette. Seulement, le souvenir de son père mort et celui de l’assassin étaient gravés en traits de sang dans sa mémoire. L’assassin, qu’il n’avait vu qu’un moment, par suite de la chute du masque qui couvrait son visage, ne se présentait pas à lui sous une forme bien arrêtée ; mais une circonstance restait, lumineuse et précise au fond de ses souvenirs : c’était un homme grand, robuste, souple ; à l’instant où la chute du masque avait découvert ses traits, il frappait ; en frappant ses noirs sourcils se fronçaient et dessinaient en blanc sur son front rougi, la ligne tremblée d’une longue cicatrice. Stephen voyait cela dans la veille comme lorsque le sommeil lui apportait ses songes. Il le voyait et frémissait alors d’un ardent désir de vengeance.

Stephen n’était pourtant rien moins que romanesque. Élevé à Londres, ce grand centre du monde matériel, ayant passé dix années de sa vie au collège et à l’université d’Oxford, parmi cette population ambitieuse, savante, sceptique, qui étudie pour parvenir et à laquelle l’étude apprend de prime-saut à rejeter toute poétique croyance, Stephen n’avait garde de s’égarer dans les sentiers perdus où l’imagination promène parfois la jeunesse. Il était Écossais d’ailleurs, c’est-à dire réfléchi, prudent et fort. Au premier moment, suivant la pente de sa nature et l’exemple de tout ce qui l’entourait, professeurs et camarades, il s’était dépouillé de toute croyance et avait mis son âme à nu ; mais ce qui en lui était honnête et bon avait regimbé contre le vide où nageait sa conscience. Il était redevenu chrétien, parce qu’il était homme de cœur.

À cela n’avaient pas peu contribué ses habitudes d’enfance, les conseils de sa mère et surtout la douce société de ses jolies cousines.

Cet écueil une fois évité, Stephen, au sortir d’Oxford, fut ce qu’il devait être, c’est-à dire un jeune médecin pourvu d’une instruction suffisante, doué d’un esprit estimable et positif, d’un cœur susceptible d’aimer bien, mais à l’abri de ces passions terribles qui usent ou brisent une vie, et incapable aussi de ces sentimentales tendresses que chantent nos élégiaques modernes, et qui nous semblent à nous, parmi la lourde atmosphère de prose où fonctionnent nos poumons essoufflés, une impossible et charmante chimère.

On a des connaissances à la douzaine qu’on fréquente assidûment ; on a un ami, un seul, et c’est beaucoup, qu’on ne voit pas une fois tous les mois. Stephen était dans ce cas. Londres lui fournissait ces camarades qui aident à perdre le temps et qu’on oublie avec un sensible plaisir lorsqu’on n’a plus de temps à perdre. Stephen les voyait presque tous les jours, parce que sa profession de médecin lui laissait, hélas ! d’excessifs loisirs.

Mais il avait contracté durant les premières années de son séjour à l’université une liaison plus sérieuse : cette liaison, résistant à la séparation qui suit presque toujours entre jeunes gens de conditions diverses la première entrée dans le monde, était devenue bonne et solide amitié. Stephen et son ancien compagnon d’enfance s’aimaient d’autant plus peut-être que tout chez eux était différent, presque opposé : l’un était, en effet, fils de bourgeois, tandis que l’autre appartenait à la plus haute noblesse d’Angleterre. Le gentilhomme, hautain, énergique, romanesque et mettant son avenir entier dans un amour poussé jusqu’au culte, contrastait avec le physician, dont le caractère ne manquait pas de fermeté, dont le cœur possédait cette bravoure commune à tout galant homme, mais qui ne poussait rien à l’extrême et ne pouvait avoir aucune espèce de prétention au titre de héros.

L’ami de Stephen Mac-Nab était Frank Perceval.

La journée de la veille avait été un grand jour pour Stephen. Il avait fait un choix entre ses deux cousines qu’il croyait aimer jusque-là d’une affection égale. Son amour, qui, faute d’obstacles, était resté à l’état latent, venait de se révéler avec une sorte de violence. Cet amour, soudainement reconnu, changeait quelque peu sa manière d’être. Stephen était devenu rêveur depuis la scène de Temple-Church. Il avait soupiré durant toute la nuit comme un jeune rôle de théâtre ; il subissait enfin cette langueur que le premier amour met dans l’âme la moins suspecte de sensiblerie. — Et puis il était jaloux, ce qui dompte vertement les plus fanfarons !

Aussi était-il rentré chez sa mère dans un état de tristesse profonde. Il était invité ce soir-là à un bal du grand monde, au bal de lord James Trevor. Certes, un grand bal est chose attrayante pour un homme de l’âge de Stephen, surtout lorsque ce bal doit lui donner accès dans un monde nouveau, inconnu. Tel était le cas de notre jeune médecin. Né sur la frontière d’Écosse, dans le comté de Dumfries, où lord Trevor possédait de magnifiques propriétés, il recueillait en ceci l’héritage de l’estime qui avait autrefois entouré son père. Lord Trevor, en effet, auquel il avait été présenté depuis peu, l’avait accueilli comme on accueille le fils d’un ami, et s’était rangé de grand cœur parmi les futurs clients du jeune docteur. Cette clientèle, outre qu’elle flattait Stephen, plus que nous ne saurions dire, lui donnait naturellement entrée à l’hôtel, et il avait reçu une lettre d’invitation qui l’avait fort occupé durant huit grands jours. Pourtant, l’heure étant venue où il fallait revêtir l’habit noir et chausser l’escarpin, Stephen demeura boudeur, dans son fauteuil, vis-à-vis de son feu presque éteint.

À dix heures, mistress Mac-Nab frappa doucement à sa porte.

— Eh bien, mon enfant, dit-elle, tu ne pars pas ?

— J’aurais payé chacun de ces regards au prix de six mois de vie ! répondit Stephen avec chaleur.

Cette réponse nous donne suffisamment la clé des pensées de Stephen. Il songeait à Clary et à ce détestable inconnu de Temple-Church, si beau, si riche, si dédaigneux !…

— Ne comptes-tu point aller au bal ? demanda encore la vieille dame.

— À quoi bon ! s’écria Stephen ; — qu’irais-je faire parmi cette noblesse orgueilleuse qui se rira de moi ou ne me regardera pas !… Je déteste les nobles, ma mère !

Et il ajouta à part soi :

— Je suis sûr que ce vaniteux donneur de billets de banque est pour le moins un comte !

— Ah ! Stephen, dit mistress Mac-Nab d’un ton de reproche, tu oublies que ton pauvre père avait l’estime de tous les gentilshommes de notre comté… leur estime et leur amitié, reprit-elle avec un léger mouvement d’orgueil. — Notre famille n’est pas noble, mais elle vaut mieux que la bourgeoisie de Londres, car le clan de Mac-Nab…

— Eh ! qu’importe cela, ma mère ! interrompit Stephen avec impatience.

Mistress Mac-Nab le regarda étonnée.

— Comme tu me parles, ce soir, mon enfant ! dit-elle ; il faut que tu aies quelque chose… Quant à ce bal, tu feras ce que tu voudras. Je n’étais pas venue seulement pour t’en parler. Voici une lettre… mais tu n’auras point de plaisir à la lire, car elle est, je crois, d’un bon gentilhomme.

— De Frank ! s’écria vivement Stephen dont le front se rasséréna.

— J’ai appris à reconnaître son écriture, mon enfant, parce que ses lettres te donnent de la joie.

Stephen baisa sa mère d’un air qui demandait grâce pour sa mauvaise humeur.

— Il arrive aujourd’hui ! dit-il après avoir lu les premières lignes. — Il doit être arrivé !… Pauvre Frank ! lui aussi va être bien malheureux !…

— Lui aussi ! répéta mistress Mac-Nab. Serais-tu donc malheureux, toi, Stephen ?

Celui-ci s’efforça de sourire, et la bonne mère, rassurée, quitta son fils pour aller reposer.

À peine était-elle sortie que deux coups légers furent frappés à la porte et une douce voix de jeune fille, passant par le trou de la serrure, apporta ces mots timidement prononcés :

— Merci, mon petit cousin.

Puis on entendit un pas de gazelle effleurer lestement les marches de l’escalier conduisant aux étages supérieurs.

Il faut savoir que la jolie Anna avait employé depuis huit jours toute son éloquence pour détourner Stephen d’aller au bal de Trevor-House. Elle aussi avait sa naïve jalousie. Elle comprenait vaguement de combien d’irrésistibles séductions une femme à la mode doit être entourée ; son instinct de femme devinait l’ivresse qui saisit un jeune homme au seuil de ces chaudes salles où les sourires se croisent au milieu d’une atmosphère embaumée, où les regards se cherchent, se provoquent, s’interrogent, se répondent… et elle avait grande frayeur, la pauvre enfant, car elle aimait Stephen tant qu’elle pouvait.

Ce dernier avait brusquement dressé l’oreille et sa tête s’était inclinée vers la porte.

— C’est la voix d’Anna ! murmura-t-il après un silence ; c’est le pas d’Anna. Pauvre douce fille !… Ah ! Clary ne viendra pas, elle ! que lui importe que j’aille ou non au bal !…

Il mit sa tête entre ses mains.

— Qu’elle était belle, mon Dieu ! reprit-il, et comme ce regard m’eût rendu fier ! Oh ! je l’aime depuis que j’ai peur de n’être pas aimé… Mais quel est donc cet homme ? ajouta-t-il avec une violence soudaine ; — où l’a-t-elle pu connaître ! Est-ce bien lui qu’elle regardait ? Et si c’est lui, lui qui nous est étranger, qui n’a jamais passé le seuil de ma mère, que ne peut-on pas croire ?…