Les Mystères de Londres/1/09

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Au Comptoir des imprimeurs unis (2p. 3-36).


IX


LE CENTRE D’UNE TOILE D’ARAIGNÉE.


Stephen Mac-Nab fut comme étourdi par la pensée qui venait de traverser son esprit. Son caractère était de ceux auxquels le soupçon vient aisément, et qui n’abandonnent point facilement le soupçon une fois conçu.

Mais ce soir, le premier vent d’amour qui soufflait sur son âme donnait un autre cours à ses idées. Il soupirait autant qu’un tome entier de Richardson ou qu’un lecteur endurci de miss Maria Porter. Or, les soupirs, ceci est fort connu et joli, amollissent les soupçons comme les premiers zéphyrs fondent les frimas des prairies.

— Je suis fou ! reprit-il après quelques minutes de silence ; — elle est pure comme les anges dont elle a la beauté… Ah ! je souffre bien !… Il faut que je voie le pauvre Frank. Nous nous plaindrons ensemble, si nous ne pouvons mutuellement nous consoler.

Il y avait plus d’un an que Stephen n’avait vu Frank. Encore, la dernière fois qu’ils s’étaient rencontrés, ç’avait été une entrevue courte, une causerie frivole. Ils étaient alors heureux tous les deux et tous les deux insouciants. Récemment, Stephen avait appris par hasard une partie des bruits qui couraient sur miss Mary Trevor. Il savait que, dans des cercles bien informés d’ordinaire, on parlait de son mariage prochain avec le fameux marquis de Rio-Santo comme d’une chose certaine et presque faite. C’était à cette circonstance qu’il avait fait allusion dans son entretien avec mistress Mac-Nab.

Frank et lui étaient donc désormais dans cette situation qui rend l’amitié doublement précieuse et fait des mutuels épanchements un impérieux besoin. Aussi Stephen attendait-il le lendemain avec impatience. La joie qu’il éprouvait à la pensée de revoir Frank étouffait un peu la voix de sa souffrance.

Il n’alla point au bal de Trevor-House.

Le lendemain, il se leva, souffrant encore, mais plus calme. Il y a toujours de la ressource chez ces caractères positifs qui n’attisent point soigneusement la cuisante brûlure de leurs peines, qui ne se complaisent pas plaintivement en leurs douleurs, et ne demandent qu’à être consolés.

Stephen avait passé tant bien que mal sa première nuit de martyre d’amour ; il n’avait aucune espèce d’envie de recommencer et se promettait bien de clore brusquement ce chapitre d’incertitudes et de doutes en demandant une explication à Clary Mac-Farlane. C’est ce qui s’appelle aller droit au but. Si tous les amoureux prenaient cette route bourgeoisement logique, aucun roman n’atteindrait la fin de son premier volume.

Ce qui serait une publique calamité.

Au déjeûner de famille, Clary était distraite et comme absorbée par de tyranniques pensers. Stephen ne manqua point de le remarquer ; mais il se contint et résolut d’attendre l’avis de Frank pour frapper le coup décisif.

Anna, au contraire, était joyeuse, et adressait à son cousin qui n’y prenait point garde, les naïfs élans de sa reconnaissance. La pauvre enfant avait la ferme croyance que Stephen s’était privé du plaisir du bal pour l’amour d’elle, et ne savait point dissimuler son contentement.

Tout de suite après le déjeuner, et tandis que le thé fumait encore sur la table, Clary s’esquiva. Nous savons où elle se rendit ainsi. — Ce fut derrière le rideau qui, demi-soulevé, permettait à son regard de plonger dans le salon de la maison carrée, de l’autre côté de Cornhill. Clary venait là tous les jours. Elle y venait bien souvent en vain, car les apparitions qu’Edward faisait en ses bureaux étaient courtes et peu fréquentes. Mais elle ne se lassait point d’y venir.

Ce jour-là, elle y trouva ce qu’elle y cherchait.

Nous n’essaierons point de peindre les impressions profondes et multiples qui se succédèrent dans l’esprit de la jeune fille, tant que dura sa muette contemplation. C’était à cette place qu’elle avait vu Edward pour la première fois ; c’était à cette place qu’elle venait l’attendre chaque jour ; c’était à cette place qu’elle souffrait, qu’elle était heureuse, qu’elle avait appris à aimer…

Elle restait là, charmée, sans s’apercevoir du passage des heures. Lorsque Edward, guidé par le geste de Bob-Lantern, jeta les yeux vers elle, son cœur fut pris d’une émotion douce et poignante à la fois. Elle eut froid ; ses jambes fléchirent, puis un flot de sang brûlant roula le long de ses veines jusqu’à sa joue, qui devint pourpre. Sa main lâcha le rideau.

Elle demeura long-temps ainsi, honteuse, émue jusqu’à la détresse, heureuse jusqu’au transport, derrière le faible écran de mousseline qui la protégeait contre la fascination commencée. Elle avait grand désir de soulever encore la draperie, mais elle avait remords aussi de l’avoir soulevée déjà, et peur et pudeur. — Et puis encore, la voix jusque-là si respectueusement écoutée de sa craintive dévotion, lui criait : — Arrête !

Pauvre fille !

L’amour était à l’autre oreille, l’amour puissant, éloquent, irrésistible ! Nous ne savons ce qu’il disait, mais, quoiqu’il parlât tout bas, sa douce voix couvrait la voix menaçante de la conscience.

Clary avança timidement sa main blanche et déliée, puis elle la retira, puis elle l’avança encore. Le rideau se souleva de nouveau, mais si peu !… Ce fut assez. Elle put voir celui dont la pensée emplissait sa vie. L’œil d’Edward, distrait et nageant dans le vide, ne cherchait plus la fenêtre. Alors Clary eut moins peur et reprit sa position première.

Au bout de quelques minutes, ce qu’elle aurait pu prévoir, ce qu’elle désirait peut-être, arriva. La rêverie de M. Edward prit fin et son œil revint naturellement caresser la fenêtre.

Oh ! nous pouvons l’affirmer, Clary eut le dessein de se cacher encore. Elle tira brusquement la mousseline, mais la mousseline s’accrocha ; un obstacle quelconque, une épingle oubliée sans doute, l’empêcha de tomber, — et la jeune fille resta sans voile en face du beau rêveur qui la contemplait passionnément.

— Clary ! cria la voix de mistress Mac-Nab à l’intérieur.

Clary n’entendait pas.

Edward mettait dans son regard d’enivrantes paroles. Muet, il disait : je vous aime, plus tendrement que n’eût pu faire sa voix.

— Clary ! s’écria Stephen à son tour. Clary n’entendait pas. — Sa tête se perdait ; son cœur s’élançait vers Edward, qui suppliait du geste maintenant et semblait demander pitié.

Deux larmes tremblèrent aux cils de la jeune fille et tombèrent brûlantes sur sa joue.

— Il m’aime, mon Dieu ! murmura-t-elle.

Edward, qui voyait sa victoire, posa sur sa bouche ses doigts réunis en faisceau et jeta un baiser à travers la rue.

Cette fois l’épingle fut impuissante à retenir le rideau. Clary s’offensa. Le rideau tomba.

Au même instant, deux portes qui donnaient entrée dans la chambre de la jeune fille s’ouvrirent brusquement.

— Clary ! Clary ! crièrent à la fois mistress Mac-Nab et Stephen qui entraient en même temps.

Clary trembla comme notre mère Ève surprise par le Sauveur.

— Que faites-vous là, mon enfant ? demanda mistress Mac-Nab avec douceur ; — il y a cinq minutes que je vous appelle !

— Il y a donc ici quelque chose de bien intéressant, miss Clary, dit sévèrement Stephen, — pour que vous n’ayez entendu ni ma voix ni la voix de ma mère ?…

La jeune fille balbutia et ne sut point répondre. Stephen, qui avait toujours en tête ses soupçons jaloux, s’élança vers la fenêtre et fit mine de soulever le rideau. Clary voulut l’arrêter d’un geste suppliant, mais Stephen ne tint compte de cette muette prière, et la draperie glissa en grinçant sur sa tringle.

Clary, Stephen et mistress Mac-Nab plongèrent à la fois leurs regards au dehors.

Il n’y avait plus personne aux fenêtres du premier étage de la maison carrée, dont chaque croisée montrait, closes, les doubles draperies de ses rideaux de soie.

Clary respira longuement, et Stephen refoula une exclamation de dépit. Quant à mistress Mac-Nab, il fallait pis que cela pour troubler son éternelle quiétude.

Edward avait quitté sa place au moment où Clary s’était de nouveau cachée derrière son rideau. Il se leva de l’air d’un homme que le jeu commence à fatiguer, et tira le cordon d’une sonnette.

Le petit nègre parut aussitôt.

— Va frapper sur le gong du salon du centre, dit-il.

— Combien de coups, maître ?

— Cinq coups.

Le petit nègre sortit par une porte autre que celle qui avait donné entrée à Bob-Lantern.

Quelques secondes après, on entendit cinq coups sourds et prolongés retentir dans la direction suivie par le petit nègre. M. Edward prit la même route et sortit du boudoir.

Il pénétra dans un salon de forme ronde, qui, autant qu’on pouvait s’orienter, tenait exactement le milieu de la maison carrée. Ce salon n’avait point de fenêtres et s’éclairait, à cette heure de midi, par un lustre allumé.

En revanche, il avait six portes, dont cinq donnaient immédiatement sur des escaliers en spirale. C’était par la sixième que M. Edward avait pris entrée.

À son arrivée, le gong promenait encore le long des lambris sonores ses profondes et onduleuses vibrations. Le salon était désert.

Cinq chaises et un fauteuil étaient rangés autour d’un vaste poêle, dont les bouches, ouvertes, échauffaient le salon de leurs brûlantes haleines.

M. Edward se jeta nonchalamment sur le fauteuil.

Presque au même instant, les cinq portes s’ouvrirent. Les deux premières, percées dans la direction de Cornhill donnèrent passage à une dame fort richement parée et à un gentleman de fashionable tournure. La troisième, qui tournait du côté de Finch-Lane, servit de chemin à un monsieur de mine bien honnête, vêtu en négociant de bon lieu et se présentant comme il faut. Par la quatrième s’introduisit un petit homme tout jaune et tout maigre, dont le costume râpé s’usait à l’anguleux contact de ses jointures pointues.

La cinquième porte enfin donna passage à M. Smith, paré de ses lunettes vertes et de son vaste garde-vue.

La belle dame venait des somptueux magasins des costumes de Cornhill, dont elle était souveraine et maîtresse, sous le nom de mistress Bertram.

Le gentleman, M. Falkstone, était son voisin, le bijoutier.

Le monsieur à prestance honnête tenait la boutique de changeur dans Finch-Lane. C’était M. Walter.

Le quatrième enfin n’était rien moins que le vieux Peter Practice, ancien attorney (procureur) ruiné, lequel trônait dans la poudreuse et sombre boutique de brocanteur qui venait, aussi sur Finch-Lane, après l’exchange-office.

De ces cinq personnages, mistress Bertram et Peter Practice étaient les seuls qui montrassent leurs visages tels que la nature les avait faits. C’était tant pis pour le vieux procureur, qui avait la laide mine d’un usurier retors et déhonté, mais c’était tant mieux pour mistress Bertram, laquelle était belle encore, bien qu’elle eût franchi dès longtemps les limites de la première jeunesse.

Les trois autres portaient de ces sortes de masques permis par notre civilisation. Ainsi, M. Smith avait son garde-vue ; M. Walter, le changeur, partageait avec lui le bénéfice des lunettes vertes, auxquelles il joignait une perruque noire qui ne laissait pas de contraster un peu avec le ton blanchâtre du duvet de sa joue aux endroits où ne passe point le rasoir ; M. Falkstone, le brillant bijoutier, avait au contraire la joue bleue, ce qui ne l’empêchait point de porter de jolies moustaches blondes et une chevelure de la même couleur, admirablement frisée.

En somme, tout ceci pouvait être fort innocent. M. Smith avait peut-être la vue faible ; M. Walter avait sans doute appris dans Byron à chérir les brunes chevelures ; quant à M. Falkstone et à sa fourrure d’emprunt, nous dirons que tous les coiffeurs de Londres déposeraient instantanément leurs bilans s’il n’était plus loisible aux jeunes dandys du commerce de se teindre la chevelure et la moustache.

Quoi qu’il en soit, les cinq nouveau-venus s’avancèrent d’un pas discret vers M. Edward et le saluèrent respectueusement.

Edward toucha la main de mistress Bertram et fit aux autres un signe de tête protecteur.

Mistress Bertram s’assit. Les quatre hommes restèrent debout jusqu’à ce qu’un geste royal d’Edward leur eût donné licence de prendre des sièges.

Ah ! si mistress Brown, mistress Black ou mistress Crubb avaient pu glisser un œil curieux au trou de quelque serrure, comme elles eussent appelé à grandes et glapissantes clameurs mistress Dodd et mistress Bull ! comme elles en eussent conté à mistress Foote ! comme elles eussent rendu jalouses mistress Crosscairn et même mistress Bloomberry !

Un silence de quelques minutes régna dans le singulier et mystérieux congrès. M. Edward s’était renversé sur son fauteuil et semblait avoir mis en oubli la présence de ses partners. Ceux-ci se taisaient et attendaient.

Enfin, M. Edward mit la main au gousset dont il retira une montre splendide, enrichie de diamans.

— Midi et demi ! murmura-t-il. — Vais-je bien, Falkstone ?

— Vous allez parfaitement, monsieur.

Peter Practice atteignit une montre d’argent, large et dodue, qu’il mit à l’heure de M. Edward.

— Si je vais bien, reprit ce dernier, je n’ai pas beaucoup de temps à vous donner… Venons tout de suite au fait : J’ai besoin de dix mille livres.

— Dix mille livres ! répéta Peter Practice en serrant convulsivement le large ventre de sa montre d’argent.

— Dix mille livres ! répétèrent en chœur le changeur, le bijoutier, M. Smith et mistress Bertram.

— Pour ce soir, ajouta froidement M. Edward.

Toutes les têtes se baissèrent à la fois.

— Monsieur Walter, reprit encore Edward, pouvez-vous me les compter sur-le-champ ?

— Je le puis, monsieur, mais…

— Mais quoi ?

— En la monnaie que vous savez.

— Je n’en veux pas… Et vous, Falkstone ?

— Les affaires languissent déplorablement, monsieur.

— Et vous, Fanny ? interrompit Edward avec impatience, en s’adressant à mistress Bertram.

— Ma caisse est à votre disposition, monsieur, répondit la belle marchande ; — mais il s’en faut de beaucoup que cette somme s’y trouve.

— Je prendrai ce qu’il y a, Fanny… Vous êtes une bonne et charmante fille… Et vous, maître Practice ?

— Je dirai à Votre Honneur, répondit l’ancien attorney ; — je lui dirai clairement et sans ambages, je lui dirai ce que lui a dit mon honorable voisin, M. Falkstone : les affaires languissent ; elles languissent déplorablement ; j’ajouterai même qu’elles ne vont pas du tout.

— Et la conclusion, maître Practice ?

L’ancien procureur ouvrit par trois fois la bouche avant de prononcer la réponse suivante :

— Ma caisse, — telle qu’elle est, — et Dieu sait qu’elle n’est pas opulente, — mais enfin elle est ainsi, — est à la disposition de Votre Honneur.

M. Edward réfléchit durant une minute.

— Quant à vous, Smith, dit-il ensuite, je sais ce que vous avez… Pardieu ! messieurs, vous vous endormez, sur ma parole ! Chaque fois que je vous demande une misère…

— Dix mille livres ! soupira Peter Practice.

— Vous poussez d’interminables hélas ! poursuivit Edward. Ceci est intolérable !… Vous laisse-t-on manquer de marchandises ? N’avez-vous pas une part raisonnable ? La police vous inquiète-t-elle ? Tout le fashion de Londres n’a-t-il pas appris la route de vos magasins ? — Et à qui devez-vous tout cela, s’il vous plaît ? Marchandises, sécurité, vogue, c’est moi qui vous donne tout, et vous semblez hésiter à me satisfaire ?

— À Dieu ne plaise ! dit Falkstone.

— Vous savez bien, monsieur, que je suis toute à vous, murmura mistress Bertram.

— Vous, Fanny, je le crois, et je vous remercie. … Mais ces messieurs…

— Nous sommes prêts, interrompit Falkstone.

— Je suis prêt, appuya Peter Practice, qui ajouta entre ses dents : — Mais je proteste en la forme due, déclarant agir tanquam coactus[1], et non pas autrement, — dont acte, sous toutes réserves.

— À la bonne heure, reprit Edward en se levant. Je compte sur vous, pour ce soir..... Comptez sur moi vous-mêmes et ne craignez rien. Je suis entre vous et la gêne comme entre vous et le danger. Adieu, Fanny.

Mistress Bertram repassa la porte par où elle était venue et qui conduisait à l’une des boutiques du rez-de-chaussée, la cinquième communiquant avec les bureaux Edward and C°.

— Avez-vous quelque chose à me dire, Falkstone ? demanda Edward.

— Votre affaire de cette nuit ?… répondit le bijoutier en souriant.

— Comme toujours, Falkstone, comme toujours… Celui-là ne nous inquiétera pas de long-temps !

— C’est au mieux !… à qui remettrai-je mon contingent de fonds ?

— Comme d’habitude, à mistress Bertram.

Falkstone salua et sortit.

— Mauvaises nouvelles, monsieur, dit le changeur Walter dès qu’il fut seul avec Smith et Edward ; on m’a refusé hier trois de nos bank-notes et des bruits inquiétants commencent à courir dans la Cité.

— Que dit-on ?

— On ne dit rien de précis, mais chacun entre en défiance ; on ne prend plus une malheureuse bank-note de cinq livres sans la retourner vingt fois en tous sens.

— N’aie pas peur, Walter, mon ami, dit Edward en souriant ; — sous peu je te donnerai des bank-notes que personne ne refusera… Va.

Le changeur, personnage posé s’il en fut, traversa le salon à pas comptés et disparut par la porte qui s’ouvrait sur l’escalier de sa boutique.

Smith fit doucement le tour du salon et entr’ouvrit toutes les portes pour voir s’il ne restait point d’indiscret écouteur. Cela fait, il revint vers Edward.

— Ami Smith, lui dit ce dernier, il faut être prudent à l’avenir et ne jouer du pistolet qu’à la dernière extrémité. C’est une arme bavarde et nous ne sommes pas ici dans notre paradis terrestre du Teviot-Dale… Mais c’est assez parler sur ce sujet : j’ai vu par moi-même que tu étais serré de près… J’espère que nos hommes n’en sont pas encore à refuser nos bank-notes ?

— C’est selon, répondit M. Smith ; nos fournisseurs, — il appuya sur ce mot en souriant, — prennent tout sans défiance, mais vos anciens gardes-du-corps du pays que vous venez de nommer ne veulent que de l’or… Ce sont d’intraitables coquins !

— Je les aime comme cela… Dis-moi… et l’affaire de Prince’s-Street[2] ?

— J’y suis allé ce matin, Paddy pousse son géant tant qu’il peut. Il le gorge de bœuf, il le sature de gin, et le géant travaille plus que quatre hommes robustes ne pourraient le faire ; mais il s’épuise…

— C’est bien long ! dit Edward avec un soupir de dépit.

— Prince’s-Street a quarante pieds de large ! répliqua Smith, et notre éléphant creuse à vingt pieds de profondeur… encore une huitaine, le géant crèvera comme un bœuf, mais le boyau sera fait.

— Dieu t’entende, bon Smith ! alors ta caisse sera une vérité…

M. Edward repoussa son fauteuil et mit ses doigts blancs dans une paire de gants parfumés.

— Adieu ! dit-il ; veille à ce que ce vieux Peter Practice s’exécute pour ce soir… Chaque fois qu’on lui demande mille guinées ou quelque chose comme cela, son cœur se fend.

M. Edward prit l’escalier qui conduisait chez le bijoutier Falkstone, et y demeura quelques minutes comme pour marchander et choisir des joyaux ; puis, sortant comme un acheteur qui a fait ses emplettes, il franchit le marchepied d’un magnifique équipage, attelé de deux chevaux, dont les pareils ne se fussent peut-être point trouvés à Londres, — fût-ce même dans les écuries sans rivales du marquis de Rio-Santo.

À peine était-il étendu sur les coussins, que l’équipage partit au galop, brûlant le pavé dans la direction des parages fashionables du West-End.

  1. Comme contraint et forcé.
  2. Rue qui longe la Banque (Bank).