Les Mystères de Londres/1/22

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Au Comptoir des imprimeurs unis (3p. 33-62).


XXII


LE BALLET.


L’émotion passa des places fashionables aux galeries et loges supérieures. Chacun s’entretenait de lady Jane B..., de S.A.R. et du diamant de la couronne.

— Voilà ce que c’est, dit mistress Crubb à mistress Foote, que de se déganter pour montrer ses bijoux.

— L’orgueil est un grand péché ! ajouta mistress Black, en faisant mine de rattacher son agrafe de cornaline, qui n’en avait pas besoin.

— Hélas ! mesdames et voisines, soupira mistress Crosscairn ; — la vanité a perdu bien des ladies.

L’entretien continua sur ce ton amusant et instructif entre ces dignes commerçantes. Plus d’un passage de la Bible fut cité par mistress Dodde, qui était presbytérienne, rétorqué par mistress Brown, qui était méthodiste, commenté par mistress Bull, qui était épiscopale, et paraphrasé par mistress Bloomberry, qui était dissidente.

— Vingt mille livres ! disait pendant cela la grosse Dorothy Burnett ; — ah ! monsieur O’Chrane, vingt mille livres !…

— Ni plus ni moins, Dorothy, mon cœur, à ce qu’il paraît, le diable m’emporte !… c’est une jolie affaire.

— Une jolie affaire, monsieur !… C’est un vol qui mérite la corde, à coup sûr !

— Que Dieu me damne, Dorothy, la corde, comme vous dites !… oui, la corde, mon cœur, de par l’enfer !

— C’est le jour des vols, s’écria le petit Français Lantures-Luces, en faisant irruption dans la loge de lady Campbell. — Voulez-vous me permettre, milady… miss, voulez-vous me permettre ?… On ne pourrait trouver, je parle très sérieusement, dans tout Londres, un plus ravissant éventail.

— Et a-t-on rejoint le voleur ? vicomte, demanda lady Campbell.

— Le voleur ? madame… Je vous prie, parlez-vous de mon voleur ou de celui de lady Jane, de mon lorgnon ou de sa bague ?

— Eh ! vicomte, on dit que le diamant valait vingt mille livres !

— Madame, S. A. R. est riche, et je ne suis qu’un pauvre gentilhomme… mon lorgnon m’avait coûté deux guinées, à Paris, rue Richelieu, — Richelieu’s-Street, — madame !… Mais ceci n’est pas la plus triste nouvelle de la journée, je parle sérieusement, et j’en sais une qui vous intéresse davantage… Ah ! voilà ce cher marquis !… Je ne vous avais pas reconnu… Comment allez-vous, très cher, je vous prie ?

— Vous m’inquiétez, monsieur, dit lady Campbell ; de quelle nouvelle voulez-vous parler ?

— J’oubliais… mais vous la savez peut-être, puisque ce cher marquis… Non ?… eh bien ! j’aurai l’avantage de vous l’apprendre… Il s’agit de ce pauvre cher Frank… Frank Perceval, madame.

Depuis le commencement du spectacle, disons mieux, depuis le bal de la veille, miss Mary Trevor était plongée dans une sorte d’engourdissement moral qui la rendait insensible. Elle avait gardé durant toute la soirée un silence morne, et la présence de Rio-Santo avait été cette fois impuissante à galvaniser son apathie.

Lady Campbell la croyait malade et l’accablait de petits soins auxquels miss Trevor ne prenait point garde.

Un observateur au fait de ce qui se passait depuis quelques mois à Trevor-House n’eût point été du même avis que lady Campbell. Il eût deviné ce soir, sinon auparavant, qu’un poids trop lourd pesait sur le cœur de cette pauvre enfant, un poids qui devait finir par l’écraser s’il n’était à temps soulevé et rejeté loin d’elle. Il eût deviné qu’une souffrance occulte minait sourdement cette pâle fille, dont la molle volonté ne savait pas repousser le poison qu’on lui offrait comme un remède.

Et il en eût été touché profondément, car la douce beauté de miss Trevor appelait l’intérêt, en même temps que sa distinction exquise inspirait ce respect que tout Anglais garde à la véritable noblesse.

Or, le marquis de Rio-Santo était un observateur, et un observateur assurément non vulgaire ; en outre, il savait mieux que personne ce qui se passait à Trevor-House depuis quelques mois.

Aussi devinait-il tout ce que nous venons de dire ; et bien plus encore, il devinait la nature de cette souffrance cachée ; il la savait. — Il savait que le poids écrasant sous lequel gémissait le cœur de Mary, c’était l’incertitude, le doute, les ténèbres, incertitude apportée par autrui, doute factice, ténèbres laborieusement amassées autour d’elle.

Il savait que, livrée un jour à elle-même, un seul jour, elle se fût élancée là où l’appelait la vraie voix de son âme, cette voix qu’on avait étouffée, falsifiée, cette voix qui taisait maintenant le nom aimé pour prononcer de force un autre nom appris dans les larmes ; — mais il savait que ce jour ne viendrait pas, ne pouvait pas venir ; que lady Campbell veillait, sentinelle attentive ; que l’illusion, mortelle qu’elle pût être, serait entretenue soigneusement, sans relâche, sans pitié…

Parce que lady Campbell, arrivée au sommet de ce monceau de sophismes échafaudés à prodigieuse dépense d’esprit, était désormais invinciblement persuadée. — Ceci d’autant mieux, que sa persuasion venait d’elle-même, que c’était son esprit qui en avait imposé à son cœur, et que, pour une cervelle parvenue à ce point d’auto-sophistication (s’il est permis d’employer un terme aussi effrayant), l’évidence n’est plus qu’un paradoxe.

Y a-t-il au monde, en effet, des gens plus rigoureusement convaincus que les charlatans de bonne foi ?

Rio-Santo savait tout cela.

Aimait-il donc assez passionnément miss Trevor pour se faire le complice clairvoyant de la cruauté aveugle de lady Campbell ? Son amour était-il de ceux qui renversent toutes les barrières et mettent, pour franchir un obstacle, le pied sur toutes choses ?

Non. — Son amour était réel ; mais, comparé à l’autre sentiment qui était en lui, qui était lui tout entier et plus que lui, son amour descendait à un plan inférieur. C’était un sentiment secondaire, sacrifié, un prétexte peut-être.

Ce pourquoi il eût brisé toutes barrières ; ce pourquoi il eût posé le pied sur une chose sainte, — sur la tête d’un ami, — sur le cœur d’une amante, — afin de s’élancer mieux et plus loin ; — ce n’était pas de l’amour.

C’était ce qu’il appelait son ambition, ce qu’un artiste eût appelé son idée, un conquérant sa politique. — C’était une pensée vaste, un désir immodéré, une passion raisonnée. — C’était la contemplation d’un but, aperçu d’abord autrefois comme une lueur lointaine, et qui, à mesure qu’il avait monté dans la vie, avait grandi, grandi jusqu’à se faire soleil, jusqu’à brûler son imagination qu’il emplissait de rayons trop ardents.

Entre lui et le but, Mary était un degré.

Mais que le lecteur n’aille point se méprendre et jauger Rio-Santo à la mesure de ces bourgeois lovelaces qui se font de l’amour un hameçon pour pêcher la fortune ; qu’il ne le compare pas même à ces don Juans diplomatiques qui arrivent par les femmes, comme on dit pour exprimer par des mots acceptables une ignominieuse idée. Rio-Santo n’était ni l’un ni l’autre, parce que sa passion dominante était pure de tout intérêt personnel.

Faut-il le dire d’ailleurs ? eût-il eu le même but, il aurait encore été autre. Sa nature, qui semblait jetée dans un moule plus large que celui de son entourage, comportait une somme de sentiments plus considérable. Chez les autres hommes, tout ce qui n’est pas l’amour détruit ou combat l’amour ; chez lui, point d’exclusion ; deux passions de nature communément contraire existaient contemporainement et d’accord, occupant sa tête et son cœur, prenant chacune sa part sur sa vie et suivant leur cours sans que la plus puissante éteignît la plus faible.

Ceux qui l’ont connu, ceux que l’explosion de sa pensée fit trembler, comme eût pu faire l’éruption d’un volcan au milieu des deux millions d’habitants de Londres, pourraient dire tout ce qu’il y avait en lui de jeunesse, de charme, d’amour franc, sincère, de volupté entraînante et sans arrière-pensée.

Il méditait et calculait autant qu’un premier ministre, agissait davantage et trouvait le temps de rêver comme un poète et d’aimer comme un fou.

Il aimait à tort, à travers ; et comme si le hasard eût pris à tâche d’écarter toute ronce du sentier de sa vie, le remords d’amour était pour lui chose impossible. Son but lui sauvait le remords, non pas en voilant l’œil de sa conscience, mais en lui donnant une excuse pour chaque infidélité, en lui montrant chaque victime, lorsqu’elle appartenait à certaine catégorie, comme une dépouille opime, un trophée, une parcelle conquise du grand œuvre auquel il aspirait.

Ce n’était donc pas seulement l’amour qui le poussait vers miss Trevor. L’amour avait eu son moment, son jour ; il l’avait adorée quelque soir au bal ; il l’aurait possédée peut-être et vaincue comme il avait vaincu tant d’autres femmes, si une pensée plus sérieuse et haute ne se fût jetée à la traverse de sa fantaisie.

Il voulut faire de miss Trevor sa femme et il la respecta.

Et, s’il avait eu la force de mater ainsi son désir, si souverain d’ordinaire, qu’on juge s’il pouvait s’arrêter devant une irrésolution de jeune fille !

Peut-être espérait-il vaincre cette irrésolution, car il est impossible de penser qu’il n’eût point la conscience du puissant attrait exercé par lui sur les femmes ; — peut-être ne prenait-il point tant de souci.

Le but, il voyait le but : — il marchait.

Lorsque M. le vicomte de Lantures-Luces prononça, dans la loge de lady Campbell, le nom de Frank Perceval, le petit Français dut être étonné de l’effet produit. Rio-Santo tressaillit comme un lion au repos qui sentirait l’aiguillon d’une guêpe à travers l’épaisse égide de son cuir ; lady Campbell perdit son sourire et fronça le sourcil ; miss Trevor releva soudainement sa jolie tête affaissée et tourna vers le vicomte un regard avidement interrogateur.

Lantures-Luces n’était guère habitué à un pareil succès. Il s’arrêta pour se faire désirer davantage.

— Eh bien, monsieur, dit miss Mary ; — eh bien ?

Rio-Santo quitta la place qu’il occupait derrière la jeune fille et se glissa auprès de Lantures-Luces.

— Je parle sérieusement, dit ce dernier ; c’est une fâcheuse affaire.

— Au nom de Dieu, monsieur ?… commença Mary, dont la détresse faisait pitié.

— Ne parlerez-vous pas ? interrompit sèchement lady Campbell.

— Si fait, madame… Ce pauvre Frank s’est battu en duel.

— En duel ! répéta Mary haletante.

— Et il a été blessé…

— Légèrement, monsieur, n’est-ce pas ? interrompit encore lady Campbell avec un signe de tête qui demandait impérieusement une réponse affirmative.

— Je vous demande pardon, répondit Lantures-Luces ; dangereusement ; madame… fort dangereusement.

— Frank !… blessé !… murmura faiblement Mary, qui mit la main sur son front pâle et ferma les yeux.

— Quant au nom de son adversaire… reprit Lantures-Luces.

Il s’arrêta tout-à-coup : le marquis venait de lui serrer violemment le bras.

— Bien, très cher, je vous comprends, reprit-il ; — mais serrez moins fort… ma discrétion est connue, je pense !… et d’ailleurs, j’ignore le nom de celui qui a blessé le pauvre Frank.

Lady Campbell et Rio-Santo échangèrent un regard ; d’un côté, ce fut une question ; de l’autre, un aveu.

Miss Trevor laissa glisser sa main le long de son corps et rouvrit les yeux.

— N’a-t-on pas dit que Frank Perceval est blessé, murmura-t-elle, — blessé dangereusement, mon Dieu ?

Lady Campbell voulut lui prendre la main, mais Mary chancela sur son fauteuil et tomba de côté, privée de connaissance.

Lantures-Luces se retira pour aller conter cet incident aux dandies de la loge infernale, et aussi pour voir de plus près et de plus bas la signora Briotta qui entrait en scène.

— Pauvre enfant, dit lady Campbell en mettant son flacon de sels sous les narines décolorées de sa nièce… Ah ! milord, qu’avez-vous fait ?

— Il m’avait insulté, madame, et il est mon rival !

— Rival malheureux, monsieur ! car cet évanouissement prouve seulement que Mary se souvient du compagnon de sa jeunesse… Veuillez demander ma voiture, milord, voici Mary qui reprend ses sens.

— Un seul mot, madame ! dit le marquis d’un ton suppliant ; — aurais-je perdu vos bonnes grâces en faisant ce que tout gentleman eût fait à ma place ?

— Je ne sais, milord… je ne sais… Et si la pauvre Mary ne vous aimait pas, je crois… La voilà qui revient, monsieur

Rio-Santo baisa la main de lady Campbell et se dirigea d’un pas rapide vers l’entrée du théâtre.

— Il faut que demain tout soit fini ! murmura-t-il ; — cet événement doit hâter le dénouement, et à tout prix je serai le mari de miss Trevor.

— Pauvre Frank ! répétait pendant cela lady Campbell ; — il doit être bien malheureux !… Mais je tremble en pensant que cette blessure aurait pu atteindre le marquis… Quel coup affreux c’eût été pour cette chère enfant !…

La signora Briotta récoltait un nombre incalculable de bouquets et de bravi. Les galeries supérieures, silencieuses ou à peu près pendant la pièce, menaçaient de s’abîmer maintenant sous les trépignements de la multitude.

Nous jugeons à propos de taire au lecteur les réflexions diverses qu’échangèrent, au sujet du talent de cette célèbre danseuse, mistress Brown, mistress Black, mistress Crubb, mistress Dodd et mistress Bloomberry. Quant aux dires de mistress Bull, de mistress Foote et de mistress Crosscairn, nous croyons devoir les passer sous silence.

— De par l’enfer, Dorothy, ma chère dame, — que diable ! — dit le capitaine, voici une sauterelle assez drôle, je pense !

— Soyez sûr, monsieur O’Chrane, qu’elle est attachée au plafond par un fil de fer.

— Le croyez-vous, mon amour ?

— Je vois le fil, monsieur O’Chrane… Tenez ! chaque fois qu’elle saute… en montrant ce qu’elle devrait cacher, la Moabite !… le fil remue.

— Il remue, de par Dieu ! mon cœur, ou le diable m’emporte ! s’écria le capitaine ; — je veux être damné s’il ne remue pas !

— Vous sentez, reprit mistress Burnett avec suffisance, — que quand on est attaché au plafond comme une marionnette, il n’est pas bien malin de faire ainsi des sauts de brochet.

— Ma foi, Dorothy, que je sois pendu, vous avez raison, mon amour !

— Et dire qu’on fait payer cela quatre shellings ! conclut logiquement la grosse tavernière de la Couronne, — et qu’il m’en coûte à moi une agrafe d’une livre !… j’ai connu bien des hommes qui, à votre place, m’auraient donné déjà une autre agrafe, monsieur O’Chrane… mais c’étaient des gens généreux et comme il faut.

Le capitaine reçut le choc sans broncher et répondit seulement :

— Je n’ai jamais douté, mon cœur, que vous n’ayez connu bien des hommes. Dans le nombre, que Dieu me damne, et sans me compter, il a pu naturellement se trouver quelque gentleman…

Dans la loge infernale, le petit Français Lantures-Luces se démenait comme un possédé. Il jetait des couronnes, il jetait des bouquets, il criait brava, il criait délicieux[1], il criait very well !

Et, tout en travaillant ainsi, il trouvait encore moyen de parler immodérément.

Susannah et la comtesse de Derby se retrouvaient seules dans la loge de cette dernière. Les visites avaient pris fin. La comtesse, bonne et prévenante, parla de Brian, et Susannah écouta avec bonheur chacune de ses paroles. Quand lady Ophelia se tut, Susannah la remercia naïvement, livrant ainsi son secret et divulguant d’un mot son amour, comme si elle n’eût point su que, dans le monde, l’amour est chose qu’il faut cacher.

La comtesse lui prit la main en souriant.

— Je voudrais être votre amie, dit Susannah.

— Je suis la vôtre, madame, répondit Ophelia. — Quand vous serez heureuse comme ce soir, venez vers moi ; la vue de votre bonheur me consolera ; quand vous souffrirez, venez encore, venez surtout : on souffre moins lorsqu’on est deux à souffrir.

Susannah la regarda étonnée.

— Vous, si brillante, si belle, murmura-t-elle, — vous parlez de souffrir !

— Que Dieu vous préserve, madame, dit Ophelia en essayant de sourire encore, — vous qui êtes plus brillante et plus belle, — d’apprendre que, contre certaines souffrances, noblesse et beauté sont impuissantes à nous protéger.

Susannah pressa doucement la main de la comtesse entre les siennes.

— Je n’ai jamais aimé que vous et lui, pensa-t-elle tout haut ; celles qui ont une sœur sont heureuses…

Elle ne se séparèrent que sous le péristyle du théâtre, après le spectacle.

— La voiture de madame la princesse de Longueville ! cria un groom à brillante livrée.

Susannah avait presque oublié son noble nom. La comtesse lui dit adieu pour monter elle-même dans son équipage.

Susannah s’élança dans le sien. — À peine y était-elle, qu’une main d’homme ferma la portière.

— Princesse, dit en même temps la voix de Tyrrel l’Aveugle, qui était assis à côté d’elle, nous sommes loin d’hier soir et de la Tamise, n’est-ce pas ?… Remettez-moi l’objet qu’on vous a confié.

Susannah tira de son sein, sans répondre, la bague, toujours enveloppée dans le papier où Snail l’avait mise, et la tendit à l’aveugle, qui la prit.

— C’est bien, dit-il. Demain vous aurez de la besogne, madame. Il vous faudra soigner un malade et mettre un baiser sur le front d’un homme qui n’est pas l’Honorable Brian… Mais c’est un Honorable aussi, et Perceval vaut Lancester…

  1. En français dans le texte.