Les Mystères de Londres/1/23

La bibliothèque libre.
Au Comptoir des imprimeurs unis (3p. 63-92).


XXIII


LA NUIT DE DEUX JEUNES FILLES.


Vers cette même heure, le comte de White-Manor rentrait à son hôtel.

Il descendit de son carrosse sans mot dire, monta lentement les degrés de sa maison et s’enferma dans sa bibliothèque.

Il était plus pâle qu’un mort, et ses yeux avaient ce regard vague, indécis, étonné, des hommes que menace la démence.

Il tomba de son haut dans un fauteuil, jeta son chapeau et mit sa tête entre ses mains.

C’était quelque chose d’étrange et de saisissant, que l’émotion de cet homme si froid d’ordinaire, si bien cuirassé contre toutes atteintes, si complètement bardé dans sa panoplie d’égoïsme anglais et aristocratique. La détresse avait trouvé le défaut du haubert ; elle s’était enfoncée, poignard délié, dentelé, empoisonné, jusqu’au fond du cœur où une impitoyable main la tournait et retournait sans relâche.

Le comte souffrait horriblement. Il souffrait d’autant plus que sa blessure était de celles qui, pour être trop petites et imperceptibles, échappent aux moyens ordinaires. Son ennemi, sorte de fantôme implacable, ne se pouvait point prendre corps à corps : ses coups, perfidement ménagés, n’appelaient ni la vengeance des lois ni les mépris du monde. Au contraire, chaque fois qu’il frappait, le monde souriait et applaudissait.

Le comte avait encore dans les oreilles le bourdonnement odieux des rires de la multitude. Il croyait voir l’outrageant sourire des hommes et l’effort plus outrageant qu’avaient fait les ladies pour garder leur sérieux. Ces éventails insolents derrière lesquels on s’était caché pour railler miroitaient devant ses yeux éblouis.

Et nul moyen de frapper à son tour, de rendre coups pour coups, blessures pour blessures !

Il était comme ce lion de la fable, emportant sous sa fourrure à l’épreuve le dard aigu d’une guêpe. Il se débattait, il rugissait, il se damnait.

Le comte de White-Manor était un homme de cinquante ans environ. Son visage offrait avec celui de son frère quelques traits éloignés de ressemblance, mais l’expression était tout autre. C’était de l’apathie chagrine, mêlée à ces colériques symptômes qui prennent corps et se burinent avec l’âge sur la figure de certains hommes à tempérament sanguin. La passion, une passion brutale et sans frein, avait dû brûler jadis dans ces yeux éteints maintenant. On devinait le vide, l’ennui, le dégoût qui suivent à coup sûr l’assouvissement monotone de tous désirs formés ; mais il y avait parmi cet ennui que beaucoup regardent comme un mal imaginaire, il y avait de la souffrance vraie : la rage combattait l’apathie, l’ennui s’effaçait sous la morsure de l’angoisse.

Il avait été long-temps un des viveurs les plus dissolus de Londres. Dès 1825, O’Connel l’avait flétri de la qualification de pourceau, et jamais le grand tribun d’Irlande n’avait frappé mieux et plus juste. Le comte, en effet, n’avait du vice que le côté odieux, lourd, matériel. Ses séductions s’opéraient à prix d’or, par l’entremise de ces misérables dont le nom souille à la fois la plume qui l’écrit et l’œil qui l’épelle. Il se vautrait de sang-froid dans des orgies clandestines, presque solitaires, et n’avait pas même la banale excuse du plaisir, car il portait partout son ennui chronique, et faisait le mal même avec lassitude.

C’était, en un mot, la personnification haïssable et quelque peu outrée de notre aristocratie britannique, si magnifique par son passé, si puissante par ses richesses, — mais si honteusement inutile, à de nobles exceptions près, si dégradée par ses mœurs, si abâtardie par son égoïsme aveugle, et qui devrait craindre peut-être, il faut le dire en gémissant, de se heurter, quelque jour de pesante ivresse, contre le billot néfaste où périt jadis, innocente, résignée, chevaleresque, la vaillante noblesse de France, sous le tranchant de la hache populaire.

Un homme pareil devait être inaccessible au remords. Dieu le punit par le spleen qui est l’atra cura des bords de la Tamise, et son spleen fut incurable, parce que l’obsession qui le causait était réelle et non point imaginaire. — Il s’engourdit, sans espoir de guérir, sans force pour combattre, et réveillé seulement de temps à autre par l’atteinte poignante qui le touchait au vif.

Après avoir passé dix minutes dans un état d’immobilité complète, lord de White-Manor se leva brusquement. Sa face, naguère si pâle, était maintenant d’une rougeur d’apoplectique. Il sonna si violemment que le cordon, brisé, lui resta dans la main.

— Paterson !… Gilbert Paterson !… le coquin de Gilbert Paterson ! dit-il au valet qui se présenta ; — qu’il vienne ici… à l’instant !

— Il y a eu du Brian ! pensa le groom, qui s’élança vers l’appartement de l’intendant.

Celui-ci avait justement le cœur léger et la conscience tranquille. Son après-dîner avait été employé comme il faut pour le bien de son maître. Il n’avait pas perdu de temps, s’était présenté chez mistress[1] Mac-Nab sous un prétexte, — les gens comme Gilbert Paterson ne manquent jamais de prétexte, — et avait vu Anna Mac-Farlane.

Il avait été ébloui de sa beauté.

C’était l’affaire de milord. Bob n’avait pas menti. Cette douce enfant, si charmante, si pure, si angélique, eût distrait Satan lui-même, à supposer que Satan ait le loisir de s’ennuyer comme un simple pair du royaume-uni de la Grande-Bretagne.

Paterson descendit donc avec empressement, et se présenta devant milord, le sourire aux lèvres.

Le comte était encore debout. Il avait la bouche ouverte, l’œil fixe et sa pâleur était revenue. Il laissa Paterson s’avancer jusqu’à lui.

L’intendant salua fort respectueusement, et ne prit point la peine, pour son malheur, d’examiner la physionomie de son maître, où il aurait lu, annoncé en lisibles caractères, l’orage qui le menaçait.

— Milord, commença-t-il, je suis bien aise…

Le malheureux n’acheva pas. Un coup de poing, — un coup de poing de lord ! — l’atteignit au creux de l’estomac et l’envoya tomber à l’autre bout de la chambre.

Le comte avait pratiqué avec quelque succès autrefois le noble art du boxing. — Et il y paraissait encore.

Gilbert Paterson se releva suffoqué.

— Va-t’en ! dit le comte ; — c’est toi qui es cause de cela, misérable !… Qui t’avait permis, scélérat, de donner des coups de fouet au frère d’un comte ?… Il se venge !… il se venge sur moi !

Le comte se laissa retomber sur son siège.

— Mais milord… voulut dire humblement Paterson.

— Tais-toi, de par le ciel, traître valet que tu es ! s’écria lord de White-Manor ; — Va-t’en… sur-le-champ ! je ne veux pas que tu couches en ma maison… Demain, tu emporteras ce qui est à toi et ce que tu m’as volé… Jusqu’à la nuit, tu pourras rester ici… mais tu ne dormiras plus sous mon toit.

Le comte appuya sa tête alourdie sur sa main.

— Tu es cause qu’il me tuera ! murmura-t-il d’une voix sourde ; — car il me tuera !… Va-t’en !

Gilbert Paterson n’osa pas résister à cet ordre si péremptoire. Il prit à peine le temps de se couvrir d’un manteau et sortit précipitamment de l’hôtel.

Il faisait un froid brumeux et humide. Paterson allait au hasard par les rues, absorbé par le récent souvenir de son expulsion et ne pouvant point donner son attention à autre chose.

— Chassé ! murmurait-il ; — chassé au moment où je travaillais pour lui… Ah ! milord, milord !… de manière ou d’autre, vous me le paierez ! Chassé !… Mais croit-il donc qu’un homme d’affaires quitte ainsi une maison avec quelques misérables milliers de livres dans son portefeuille !… il me fallait cinq ans encore pour faire honorablement ma fortune… Cinq ans ; j’avais compté… que diable ! C’est cinq ans que vous me volez, milord comte ! cinq ans qui valent au plus bas dix mille livres !… Je ne puis, en conscience, vous faire cadeau de cela !…

Il avait parcouru, sans savoir, une bonne partie de West-End et marchait maintenant, gesticulant et parlant tout seul, sur les larges trottoirs de High-Holborn.

— Chassé ! répétait-il ; — et le diable ne me fournira pas les moyens de rattraper ma place ! Voyons ! du calme !… Nous avons passé par des jours plus difficiles… Cherchons !

Il continua de marcher, mais en silence, le long de Holborn, puis le long de Cheapside. Il entra enfin dans Cornhill. La course qu’il venait de fournir était longue. Sans raisonner et obéissant d’instinct à un impérieux besoin de repos, il s’assit sur une borne qui protégeait l’angle formé par la maison carrée sur Finch-Lane et Cornhill.

Là, il poursuivit ses réflexions.

De l’autre côté de Cornhill, en face de la boutique du bijoutier Falkstone, au second étage d’une petite maison neuve et blanche, on voyait briller une lumière à travers de diaphanes rideaux de mousseline. Cette maison était celle de mistress Mac-Nab, et la lumière brillait dans la chambre qui servait de retraite commune aux deux filles d’Angus Mac-Farlane.

Il était alors près de minuit. Clary dormait. Sa charmante tête s’appuyait sur son bras lisse et blanc que l’agitation d’un rêve avait mis, malgré le froid, hors des couvertures. Elle respirait par efforts inégaux, et parfois une plainte s’échappait de sa bouche entr’ouverte.

Anna était assise sur son séant. Sa toilette de nuit était faite depuis bien long-temps. Elle avait relevé ses cheveux, noué sa cornette et mis sur ses pures épaules le peignoir blanc, dont la percale festonnée laissait deviner vaguement la juvénile délicatesse de ses formes.

Et pourtant, elle n’avait point soufflé encore sa bougie pour allumer sa lampe de nuit. Elle n’avait pas cherché un refuge contre le froid piquant du soir sous le moelleux abri de ses couvertures. Ses yeux brillaient et n’avaient nuls symptômes de sommeil, bien que, d’ordinaire, à cette heure, elle fût endormie depuis long-temps.

Elle veillait et semblait attendre, inquiète, la venue de quelqu’un. Son oreille se tendait avidement dès qu’un bruit se faisait dans la rue, et, de temps en temps, elle joignait ses petites mains, comme si elle eût prié avec ferveur.

C’est que, depuis le matin, Stephen Mac-Nab n’était point revenu à la maison de sa mère. On n’avait pas eu de ses nouvelles ; il était minuit et Anna ne savait que croire.

Elle regardait de temps à autre sa sœur Clary, comme si elle eût envié son sommeil ou qu’elle eût voulu l’éveiller pour causer, pour faire deux parts de son inquiétude, pour ne pas garder seule sur le cœur le lourd poids qui l’écrasait.

Clary dormait toujours. En dormant, elle murmurait d’indistinctes paroles, et lorsque la blanche clarté de la bougie tombait sur son visage, on voyait des gouttelettes de sueur perler, puis se sécher sur la peau brûlante de son front.

— Pauvre sœur ! pensait Anna ; voilà bien des nuits qu’elle souffre ainsi… Mais ne reviendra-t-il pas, mon Dieu ! Mon Dieu, faites qu’il revienne !

Un coup sec et vivement redoublé retentit à la porte de la rue.

Anna sauta hors de son lit. La porte de l’escalier était d’avance ouverte. La jeune fille, tremblant de froid et honteuse de son empressement, se pencha sur la rampe pour entendre et pour voir.

Mistress Mac-Nab parut bientôt sur l’escalier. Elle aussi veillait : l’amour d’une mère ne s’endort pas plus que la tendresse d’une amante. Elle reçut Stephen au moment où une servante ouvrait la porte de la rue et l’accabla de caresses et de questions.

Stephen était bien triste. Anna ne put le voir qu’un instant, pendant qu’il montait la première volée de l’escalier ; mais ce fut assez. Elle fut à la fois rassurée et désolée, rassurée dans sa vague petite jalousie, désolée du chagrin de son cousin.

Elle écouta.

Stephen était entré dans la chambre de sa mère. Tout ce qu’Anna put entendre fut le nom de Frank Perceval, prononcé avec une douloureuse émotion par Stephen, et quelques exclamations de surprise de mistress Mac-Nab, Elle grelottait, la pauvre enfant, sous son léger vêtement de nuit qu’un vent glacial soulevait à chaque instant, mais elle demeurait à son poste.

L’entrevue dura peu. Bientôt Stephen reparut sur l’escalier, et, au lieu de monter vers sa chambre, suivant son habitude, se dirigea vers la porte de la rue.

— Où va-t-il ? se demanda Anna. Elle ne devait point avoir de réponse à cette question. — Elle n’entendit même plus rien, si ce n’est un nom que Stephen prononça en embrassant sa mère.

Ce nom était celui de Clary.

Anna sentit une larme aux cils alourdis de sa paupière.

— Clary ! répéta-t-elle avec tristesse ; — et moi ?…

La porte de la rue se referma. Mistress Mac-Nab remonta en murmurant :

— Pauvre jeune gentleman !… Stephen est un bon et généreux enfant… Pauvre jeune M. Frank !

Anna rentra dans sa chambre dont elle referma doucement la porte. Elle avait un poids plus lourd sur le cœur.

Clary dormait encore.

Au moment où Anna mettait le pied sur son lit, sa sœur s’agita violemment dans son sommeil. Elle haletait sous le poids d’un rêve pénible. Elle voulait parler, mais le cauchemar lui fermait la bouche.

— Clary ! Clary ! dit Anna.

Cette voix amie rompit en partie le charme.

— Stephen !… Oh ! Stephen ! murmura Clary ; — sauvez-moi !

Anna se couvrit le visage de ses mains et des larmes abondantes ruisselèrent à travers ses doigts.

— Elle aussi ! murmura-t-elle.

Puis elle éveilla sa sœur par un baiser.

Clary se dressa effrayée sur son séant et jeta ensuite ses bras autour du cou d’Anna qui s’efforçait de sourire.

— C’est toi ! dit-elle ; — Oh ! merci !… Je faisais un rêve… Que je t’aime, Anna, et que ta vue est un doux réveil ! — Un rêve terrible, ma sœur…

Elle s’interrompit et ajouta en soupirant :

— Terrible et doux à la fois… Il était là… il m’enlaçait de ses bras… Je ne pouvais résister… Il m’entraînait…

— Qui ? demanda Anna dont les fins sourcils se rapprochèrent ; — Stephen ?

Clary secoua la tête.

— Non, répondit-elle ; — Stephen essayait de me protéger contre lui.

— Contre qui ? demanda encore Anna.

Clary la regarda, et l’expression de son beau visage changea subitement.

— Je ne sais, murmura-t-elle. — Qu’ai-je dit ?.. j’ai parlé comme on fait quand on rêve…

— Tu as parlé de Stephen, ma sœur.

— Oui… c’est vrai… Écoute Anna.

Elle attira sa jeune sœur sur son sein et couvrit sa joue de baisers.

— J’ai deviné ton secret, reprit-elle ; tu l’aimes… tant mieux ! la dernière lettre de notre père annonce son arrivée prochaine… Nous le verrons bientôt, demain peut-être… Je lui parlerai, Anna ; tu seras heureuse.

— Tu ne l’aimes donc pas, toi ? dit Anna qui pleurait et souriait.

— Moi ?… Je n’aime personne, Anna, répliqua vivement Clary ; — personne, entends-tu… Et qui donc aimerais-je ?

— Je le croyais…

— Comme tu as froid, ma sœur !… Recouche-toi ! recouche-toi bien vite… Pauvre Anna !… Que j’aurais de joie à te voir la femme de notre cousin, qui est si noble et si bon… Je voudrais que notre père fût à Londres déjà !

Les deux sœurs s’embrassèrent encore et Anna regagna son lit. Les rôles changèrent alors. Au bout de quelques minutes, on aurait pu entendre l’égale et douce respiration d’Anna endormie.

Clary, au contraire, veillait maintenant. Elle veillait, hélas ! cette nuit comme toutes les autres nuits, lorsque quelque rêve ne venait point engourdir la fièvre de son unique et brûlante pensée…

Gilbert Paterson, cependant, avait eu le temps de réfléchir, mais il n’avait rien trouvé de passable et demeurait depuis une heure sur sa borne, gelé, de mauvaise humeur, et ne sachant à quoi se résoudre.

Ce fut le bruit de la porte refermée par Stephen, qui le tira enfin brusquement de sa chagrine préoccupation.

Il se leva et secoua ses membres raidis par l’humide nocturne.

— Où diable suis-je ici ? se dit-il… Je ne peux pourtant pas coucher dans la rue… Voyons !

Il s’orienta et reconnut Cornhill. Puis ses yeux, élevés par hasard, rencontrèrent la lumière qui brillait au second étage de la maison de mistress Mac-Nab.

Cette vue sembla dissiper soudain les ténèbres de son cerveau. Il se frappa le front et sourit joyeusement.

— Pardieu ! dit-il, voilà mon affaire !… Je veux en essayer dès demain… Quant aux moyens à employer, j’en sais plusieurs, mais à quoi bon s’exposer soi-même… j’ai de l’argent pour payer les autres.

Il remonta aussitôt Cheapside et se fit ouvrir un fiacre devant Saint-Paul.

— Où allons-nous, milord ? demanda le cocher.

Gilbert Paterson demeura un instant indécis.

— Before-Lane, dit-il enfin.

Puis il ajouta à part soi :

— Ce sera bien le diable si, parmi les habitués de Peggy, je ne trouve pas ce qu’il me faut !

  1. En anglais, l’usage veut que le mot mistress soit indiqué par l’abréviation Mrs ; mais comme, dans notre langue, cela pourrait signifier messieurs, nous continuerons à mettre mistress au long, afin d’éviter toute confusion.