Les Mystères de Londres/1/26

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Au Comptoir des imprimeurs unis (3p. 167-192).


XXVI


UNE ÉTRANGE AVENTURE.


Lady Jane B… ne dormit point cette nuit-là.

Le lendemain, elle reçut à son lever deux lettres à la fois.

Voici quel était le contenu de la première :


« Madame,

» Je vous envoie vingt mille livres en billets de la banque d’Angleterre. Je sais que ce matin même vous aurez le moyen de les échanger contre le diamant ; mettez, je vous prie, ces moyens, quels qu’ils soient, en usage.

» S. M., mon royal frère, ne sait point pardonner certaines faiblesses. J’aime mieux perdre de l’or que sa précieuse estime.

» Ceci, chère lady, est de votre part un malheur et non point une faute. Veuillez me croire toujours et plus que jamais votre soumis serviteur.

 » Frédérick. »

Cette lettre était de S. A. R. Frédérick de Brunswick, duc d’York et d’Albany, comte d’Ulster, évêque d’Osnaburg, etc., etc.

Lady Jane B…., jolie femme de trente ans ou quelque peu davantage, plia cette première lettre en poussant un grand soupir et ouvrit la seconde, qui contenait ces mots :


« Milady,

» D’après le caractère honorable de S. A. R., sa position particulière et la démarche que nous avons tentée auprès de lui, nous sommes fondés à penser que vous recevrez ce matin vingt mille livres en billets de la banque d’Angleterre.

» Mettez, s’il plaît à V. S., cette somme dans un fiacre qui stationne en ce moment même devant la grille de votre maison, et faites-vous conduire, — seule, — devant Saint-Paul.

» Si vous tardez d’une heure, le diamant sera sur la route de Brighton, — et il nous sera, milady, fort malaisé de le faire revenir de France, quel que soit notre passionné désir d’être agréables à Votre Seigneurie. »

Point de signature.

Lady Jane B… agita violemment sa sonnette.

— Betty, dit-elle à sa femme de chambre, allez voir ce qu’il y a dans la rue devant la porte de la maison… Allez !

— Ce qu’il y a, milady !…

— Allez, vous dis-je !

Betty sortit et revint quelques secondes après tout essoufflée.

— Milady, répondit-elle, il n’y a rien.

— Rien, Betty ?… Vous êtes sûre ?

— Sûre, milady… Rien qu’un fiacre dont le cocher m’a regardée !…

— Un fiacre ! répéta lady B… d’une voix étouffée ; — sortez Betty !

Lady Jane B… se prit à parcourir sa chambre à grands pas.

— Que faire ? murmurait-elle avec agitation ; — comment se fier à des gens de cette sorte ?… Qui sait si les vingt mille livres du prince n’auront pas le même sort de la bague ? Mais la lettre de S. A. R. est positive : il attend de moi cette démarche : donc il a quelque raison d’avoir confiance… et, si je tarde, tout peut être perdu !

Elle sonna de nouveau et se fit habiller à la hâte.

— N’a-t-on rien apporté avec cette lettre ? demanda-t-elle ensuite.

— Si fait, milady… J’ai mis sur la toilette de milady un petit coffret de palissandre…

— Donnez !

Betty apporta le coffret. Lady Jane l’ouvrit et le trouva plein de bank-notes ; elle le referma à clé.

— Portez cela dans le fiacre, dit-elle.

— Dans le fiacre, milady ?

Lady Jane frappa du pied avec colère.

— Dans quel fiacre ? reprit Betty… Ah ! que milady me pardonne !… dans le fiacre qui…

— Allez !

Quand Betty fut partie, lady Jane B… jeta sur ses épaules un cachemire et s’élança sur les traces de sa servante, parce qu’elle venait de penser que le fiacre pourrait bien partir avec le coffret.

Il est de fait qu’en ce monde il se passe des choses plus étranges que celles-là.

Elle monta dans le fiacre et ferma la portière sur le nez de Betty qui eût donné trois mois de ses gages pour savoir un peu ce qu’il y avait derrière ce mystérieux départ.

À peine lady Jane B… était-elle dans le fiacre, que le cocher fouetta ses chevaux et prit le trot sans demander où il fallait aller.

On ne peut dire que lady Jane B… eût agi avec précipitation ou imprudence. Elle n’avait pas le choix ; les circonstances l’avaient violemment et irrésistiblement poussée. Lorsqu’elle se trouva seule en cette voiture qui allait elle ne savait où, dont le cocher n’attendait point ses ordres, elle sentit revenir avec une énergie nouvelle tous ses doutes et toutes ses craintes.

Seule, avec son trésor, elle allait trouver des gens qui faisaient métier du vol. N’y avait-il pas tout à redouter ?

Mais comment reculer maintenant ? N’était-elle pas déjà trop engagée ? et ce cocher ne refuserait-il pas d’entendre sa voix ?

Lady Jane, dans cette extrémité, fit ce qu’ont coutume de faire tous les caractères faibles : elle lassa son intelligence et sa volonté à force de balancer laborieusement le pour et le contre, puis elle s’endormit dans l’apathie de sa fatigue morale et laissa dériver les événements à la garde de Dieu.

Le fiacre avait traversé le West-End et gagné Fleet-Street. Il poursuivit sa route par Ludgate-Hill et s’arrêta dans Church-Yard (cour de l’église), à gauche de la basilique de Saint-Paul. — Il y avait, non loin de là, un brillant équipage dont les portières fermées portaient pour écusson les armes de Dunois. Au moment où le fiacre s’arrêtait, le cocher de l’équipage descendit de son siège et ouvrit la portière. Le marche-pied, abattu, permit à une toute petite femme, emmitouflée dans une douillette de satin ouatée et bordée de fourrures, d’atteindre le pavé, sur lequel elle se prit à sautiller en évitait la boue avec une adresse de chatte.

Cette petite femme se dirigea vers le fiacre.

Le cocher de ce dernier véhicule descendit à son tour et ouvrit la portière.

La petite femme exécuta trois révérences à l’adresse de lady Jane, et dit avec un accent italien tout à fait extravagant :

— Zo souis la servante oumillissime de la Vostre Altesse, et si ladite Vostre Altesse veut bien permetterlomi, ze pousserai l’audace zousqu’à prendre place auprès de sa personne illustrissime.

Lady Jane B… jeta un regard étonné sur cette vivante caricature. Elle s’attendait à une tragédie, et l’aventure commençait comme une farce grotesque. En certaines situations d’esprit, toute diversion soulage. Lady Jane se sentit un poids de moins sur le cœur.

La petite femme, cependant, escalada lestement le marche-pied du fiacre et s’assit en face de lady Jane, non sans se confondre en d’innombrables salutations.

— Zo souis, dit-elle, s’il plaît à la vostre rispettabile échellenze, la contessa Cantacouzène, veuve d’un cousin-germain de la Sainteté de Notre Père en Rome… La vostre éminentissime échellenze peut avoir en moi toute confiance, et croire que le mien cœur a pour elle oune tendresse réalmente maternelle.

— Où me conduit-on ? demanda lady Jane.

— Signora si ! Dieu m’est témoin que zo me zetterais au milieu d’un brasier ardent pour faire oune piccolissimo piacere à la Vostre Altesse illustrissime.

— Je vous demande, madame, où l’on me conduit ? répéta lady B…

— Signora si !… z’atteste la mère de Dieu très glorieuse, et San Pietro di Roma, le béatissime patron de feu le mien époux, il conte Cantacouzène, que la Vostre Altesse a en moi la plus dévouée des esclaves.

Ce disant, la petite femme saisit la main de lady Jane qu’elle porta brusquement à ses lèvres. Lady Jane tressaillit et la regarda, effrayée. Elle n’osa point répéter sa question, convaincue que sa compagne raillait impitoyablement ou était folle.

Elle se sentit alors prendre de frayeurs nouvelles, et, involontairement, ses yeux se tournèrent vers l’une des portières comme pour appeler du secours. Le fiacre avait rétrogradé et longeait l’un des côtés de Lincoln’s-Inn-Fiels. Lady Jane reconnut parfaitement ce square et ses alentours.

Mais au moment où elle achevait de s’orienter, la petite femme tira de son manchon une main blanchette, frileuse, desséchée, et tira un cordon qui fit tomber sur la glace de la portière un rideau de laine rouge, impénétrable à l’œil.

D’instinct, lady Jane B… tourna son regard vers l’autre portière.

Mais c’est à peine si elle put apercevoir l’angle de Gate-Street. Les doigts agiles de la petite femme l’avaient prévenue, et un second rideau de laine tout aussi opaque que le premier intercepta le jour de cet autre côté.

Lady Jane B… retomba terrifiée au fond du fiacre. Elle se vit tout-à-coup séparée de ce monde vivant en plein soleil, surveillé par la loi et protégé par elle ; elle se vit déjà à la merci de ce monde occulte et ténébreux dont elle avait entendu parler souvent et auquel elle avait à peine voulu croire, qui est l’ennemi de la loi et de tout ce que la loi protège.

Puis, rendue courageuse par l’excès de la peur, elle se redressa et voulut soulever l’un des rideaux.

Les doigts de la petite femme, froids et durs comme des doigts d’ivoire, s’incrustèrent dans la chaire potelée de son bras.

— Que la Vostre Altesse ne prenne point tant de peine, dit la petite femme ; — il n’est pas décent que le public puisse voir ainsi, dans ce modeste équipage, les nobles traits de la vostre échellenze.

— Mais, au nom du ciel ! s’écria lady Jane, où veut-on me mener ?

— Signora si !… les très nobles traits du radieux visage de la Vostre illustrissime Altesse… Je crois que la vostre altesse a parlé ? J’aurais dû lui apprendre tout de suite que Dieu m’a enlevé l’usage de mes oreilles…

— Sourde ! murmura lady Jane, qui dut perdre dès lors tout espoir de la fléchir ou d’obtenir réponse.

— Signora si ! reprit la petite femme ; — le mien noble époux, il conte Cantacouzène, disait… Mais qu’importe cela ?… si la vostre sérénissime échellenze a désir de descendre, je ne la retiens pas… à Dieu ne plaise !… Seulement ladite vostre altesse s’en ira les mains vides…

Lady Jane tâta précipitamment la banquette à l’endroit où elle avait déposé le coffret. Le coffret avait disparu.

— Mon Dieu, mon Dieu ! murmura-t-elle.

— Si, au contraire, reprit la petite femme avec une imperturbable aménité, — la vostre échellenze veut rester ici, il faut qu’elle veuille bien ne point toucher à ces rideaux qu’on a mis là exprès pour elle.

Ces derniers mots seuls furent prononcés d’un ton équivoque. Lady B…, dont l’œil commençait à s’habituer au jour douteux qui régnait dans l’intérieur du fiacre, porta ses regards sur l’étrange compagne que lui imposait la nécessité. Elle vit la petite femme, enfoncée, emmaillotée dans la soie et les fourrures de telle sorte qu’on ne pouvait apercevoir que ses yeux et son front. Ses yeux souriaient et rayonnaient une sorte de lueur propre, comme les yeux des quadrupèdes de la race féline.

Lady Jane frissonna et baissa ses paupières pour ne plus voir ces deux prunelles faiblement lumineuses qui brillaient diaboliquement dans l’obscurité.

La petite femme ne disait plus rien. — La course se poursuivait en silence. Lady B… écoutait avec une sorte de désespoir tout ce bruit du dehors, cette vie commune dont elle n’avait jamais apprécié les avantages et qu’elle eût payée maintenant à n’importe quel prix.

Elle se taisait, écrasée sous la domination de cette puissance mystérieuse qui avait mis le pied sur sa tête. — Elle savait désormais la plainte inutile et elle n’osait point agir.

La course continuait. Le fiacre allait au milieu des bruits de toute sorte qui emplissent du matin au soir les rues de Londres. Cela dura long-temps. — Ensuite le bruit diminua, puis il cessa tout-à-coup. Les roues ne sautaient plus sur le pavé, elles glissaient à travers une boue gluante et tenace.

— Nous approchons, dit la petite femme.

Presque aussitôt après, le fiacre s’arrêta et la portière s’ouvrit.

— La Vostre Altesse peut maintenant regarder tant qu’elle le voudra, dit la petite femme avec un sourire aimable ; — qu’elle daigne m’attendre une minute.

Le cocher présenta son bras ; la comtesse Cantacouzène descendit et sautilla dans la boue jusqu’à la maison voisine.

C’était une étrange maison.

Point de porte. Rien qui annonçât qu’on pût y pénétrer autrement que par escalade, et encore l’escalade eût été chanceuse, car toutes les fenêtres, fermées de forts contrevents, présentaient uniformément un rempart de bois inexpugnable.

Lady Jane, empressée de profiter de la permission donnée, s’était penchée hors de la portière et avait jeté autour d’elle d’avides regards.

Elle ne reconnut rien. Devant elle était la maison dont nous avons parlé, haut et large édifice en assez piteux état et d’un aspect parfaitement lugubre. À droite et à gauche de cette maison, des masures en ruines et qui ne pouvaient évidemment être habitées ; en face, de hauts murs, au dessus desquels passaient de longues branches d’arbres dépouillées de leurs feuilles.

Le brouillard commençait à tomber. Les deux côtés de la rue étaient comme bouchés par une barricade de brume.

La course avait duré bien long-temps. Ce lieu devait être fort éloigné de Saint-Paul ; voilà tout ce que put conclure lady Jane ; encore cette conclusion n’était-elle rien moins que rigoureuse, car le fiacre, pour la tromper, avait pu tourner autour du point de départ et allonger à dessein la route.

De sorte que la permission octroyée à lady B… fut complètement illusoire. — S’il eût pu en être autrement, nous croyons pouvoir affirmer que la permission ne lui aurait point été donnée.

En désespoir de cause, elle attacha ses regards sur sa compagne de route.

Celle-ci se livrait à un manège fort étrange. Elle essayait, en se dressant sur la pointe du pied, d’atteindre un petit trou percé dans le volet d’une des fenêtres du rez-de-chaussée et n’y pouvait point parvenir. Enfin, elle appela le cocher qui, la prenant à bras le corps, l’éleva jusqu’au trou désiré.

Elle y appliqua la bouche et poussa un petit cri d’appel.

Who’s there ? (qui vive ?) gronda une grosse voix derrière le volet.

Donna della notte, carissimo mio, répondit la petite femme par le trou du volet.

La voix de l’intérieur se tut.

Lady Jane ne pouvait distinguer les mots prononcés. Tout cela lui semblait atteindre les limites les plus bizarres de l’impossible. Elle se croyait presque le jouet d’un rêve fantastique et insensé.

— Eh, bien ! eh bien ! reprit la petite femme d’un ton colère.

— Parlez-leur en bon anglais, pardieu ! dit le cocher ; — il y a là plus d’un brave garçon qui ne comprend pas votre français du diable !

Gentlewoman of the night ! prononça la petite femme d’assez bonne grâce.

Puis elle ajouta entre ses dents :

— Ma foi ! on me fait parler tant de langues, que je m’y perds, à la fin.

Well ! répondit-on à l’intérieur. — Take care ! (gare !)

Le cocher et la petite femme se rangèrent. Ce soin n’était pas superflu. Les deux contrevents s’ouvrirent en effet brusquement, et l’appui de la fenêtre, qui était en bois peint de manière à figurer la pierre, s’abaissant au même instant comme le marche-pied d’une voiture, livra un large et commode passage.