Les Mystères de Londres/1/27

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Au Comptoir des imprimeurs unis (3p. 193-221).


XXVII


LE PURGATOIRE.


Lorsque cette singulière maison, qui semblait si bien morte et inhabitée avec ses fenêtres hermétiquement closes et son mur rougeâtre sans traces de portes, donna tout-à-coup signe de vie et ouvrit ses flancs, pour ainsi dire, afin de livrer passage aux visiteurs qui se présentaient, lady Jane B… crut de plus en plus qu’elle rêvait. Ce fut la petite vieille femme qui se chargea de lui démontrer la réalité de tout ce qu’elle avait vu.

— Faites le tour, Joe, dit-elle au cocher, et allez nous attendre devant la grille.

Puis, s’avançant vers le fiacre, elle tendit sa main blanche et ridée à lady Jane.

— Que la Vostre Altesse veuille bien faire diligence, ajouta-t-elle en saluant profondément ; — cette entrée ne reste jamais longtemps ouverte.

Lady Jane descendit et la vieille femme lui remit le petit coffre en palissandre, qu’elle avait dextrement caché sous sa douillette.

— Voilà le bien de la vostre sérénissime échellenze, dit-elle. J’ai voulu lui épargner la peine de s’en occuper tant qu’a duré le voyage.

Et comme lady Jane hésitait à s’engager dans les ténèbres épaisses et vides qui régnaient au delà de la porte improvisée, la petite femme exécuta une cérémonieuse révérence et reprit :

— Que la Vostre Altesse veuille bien passer la première et me permettre de lui faire les honneurs… zo souis de la maison.

Lady Jane, surmontant ses frayeurs, franchit le seuil. La petite vieille femme la suivit de près ; et tout aussitôt un fracas de planches heurtées violemment l’une contre l’autre, retentit derrière elles. Lady Jane se retourna. La porte avait disparu ; le mur s’était reformé. De toutes parts, à droite, à gauche, devant, derrière, une opaque et complète obscurité régnait autour d’elle.

— Où suis-je ? prononça-t-elle tout bas et d’une voix tremblante.

— À gauche ! marchez à gauche, milady, dit la grosse voix qui avait répondu derrière les volets au mot d’ordre de la comtesse Cantacouzène ; — si vous faisiez un pas à droite, voyez-vous, du diable si je répondrais de votre cou !

— Eh bien ! la Vostre Altesse est-elle changée en statue ? demanda de loin la petite femme.

— Où êtes-vous, madame ? où êtes-vous ? s’écria lady Jane. — Je ne puis vous suivre.

Éperdue, elle fit quelques pas au hasard ; un bras robuste la saisit tout-à-coup dans l’ombre.

— Elle y allait, ma foi ! elle allait droit au trou ! dit la grosse voix avec un rire brutal. — Quand je vous dis, milady du diable, d’appuyer sur la gauche si vous ne voulez pas faire un petit saut de quarante pieds… Allons ! à gauche, morbleu !

Lady Jane marcha dans cette nouvelle direction, machinalement et avec ce calme factice que donne parfois la frayeur poussée à l’extrême.

Elle entendit, à dix ou douze pas en avant, une porte s’ouvrir. Au même instant, une lueur rougeâtre se montra, et un écho dissonant, composé de mille bruits confus, arriva jusqu’à son oreille.

La porte qui donnait passage à tout cela, lueur et bruit, s’ouvrait au dessus d’un petit escalier de trois marches. La vieille femme était debout sur le plus haut degré.

— Que la vostre échellenze sérénissime ne s’étonne de rien, dit-elle ; nous allons traverser un lieu qui n’est pas des plus agréables à voir, mais ce sera l’affaire d’un instant, et zo m’engage à far rispettar la Vostre très illustre Altesse.

Lady Jane franchit les trois degrés et la porte. À peine fut-elle engagée dans un étroit corridor qui venait ensuite, que les bruits redoublèrent. C’était un pêle-mêle de voix, chantant, causant, criant, blasphémant.

En même temps, l’atmosphère changea subitement de température. Au lieu de l’humidité glaciale qui régnait dans la pièce d’entrée, c’était maintenant un air chaud, tout plein de vapeurs grasses et fades, qui arrivait par suffocantes bouffées.

Ces nauséabondes émanations agirent immédiatement sur le tempérament délicat et déjà fortement ébranlé d’ailleurs de la pauvre lady Jane. Elle s’arrêta, incapable de faire un pas de plus.

— Qu’y a-t-il ? s’écria la petite femme ; — qu’a donc la vostre échellenze ?… Oun piccolo disgusto !… Ce ne sera rien !… Cette odeur, qui n’est pas séduisante, zo suis forcée d’en convenir, vient de la cuisine de ces pauvres gens… Il faut bien qu’ils mangent, et la Vostre Altesse ne peut ésizer qu’on les fasse mourir de faim.

Tout en parlant, elle avait mis son flacon sous le nez de lady Jane.

— Oun poco décourage ! reprit-elle ensuite ; — la vostre échellenze a fait le plus difficile.

Lady Jane se remit en marche sans mot dire. Elle était d’une effrayante pâleur, mais son pas n’avait rien de faible ou de chancelant. L’état d’atonie morale où elle se trouvait lui sauvait en partie la détresse qu’eût éprouvée dans la même situation toute femme de sa caste.

Le bruit augmentait sensiblement et atteignait les bornes de la cacophonie la plus révoltante. C’était un sabbat véritable, et bientôt il éclata, diminué seulement par l’interposition d’une porte en assez triste état.

La petite femme ouvrit la porte.

Lady Jane se boucha aussitôt les oreilles ; puis elle retira ses mains de ses oreilles pour protéger ses narines contre l’horrible odeur qui venait de la suffoquer tout-à-coup.

Ses yeux s’étaient instinctivement fermés.

— Oun pochissimo de courage ! répéta la petite vieille.

Lady Jane releva ses paupières avec effort.

Ce qu’elle vit, ce qu’elle entendit, ce qu’elle sentit ne se peut point décrire exactement. Le livre s’échapperait des mains du lecteur si nous nous permettions une peinture quelque peu fidèle.

Il est des teintes qu’il faut savoir adoucir[1].

Le lieu où venait d’entrer lady Jane B… était une grande salle carrée, sans meubles d’aucune espèce. Tout autour, le long des murailles, il y avait une sorte de litière composée de paille souillée, brisée, moulue pour ainsi dire par un trop long usage, et dont les débris se mêlaient çà et là à la poudre épaisse qui couvrait partout le sol. — Sur cette paille on voyait, étendue, toute une horrible population, sale, atrophiée, misérable, où tous les âges et sexes étaient représentés. Il y avait là des jeunes femmes dont les traits, correctement dessinés par la main du Créateur, avaient pris, sous l’effort d’un vice en quelque sorte originel, une expression repoussante ; il y avait des jeunes filles taillées sur le modèle de la pauvre Loo, qui chantaient, demi-nues, couchées sur leur fumier, auprès d’un vase contenant à coup sûr quelque boisson enivrante ; il y avait enfin des vieilles femmes dont aucun terme connu ne saurait rendre le repoussant aspect.

Les hommes étaient en nombre moindre, et peut-être moins hideux, parce que la dégradation de l’homme a des limites plus restreintes que la chute de la femme, — ou peut-être parce que la chute de la femme nous paraît plus profonde en raison de l’idolâtre respect que nous inspira la première femme aimée, cet ange qui rayonne la candeur, l’amour, les douces consolations, au coin le plus précieusement chéri de notre mémoire, en raison surtout de la sainte auréole que nos souvenirs pieux mettent autour du front respecté de notre mère…

Mais, pour être moins hideux, les hommes n’étaient pas pour cela comparables à ce que l’on voit de plus squallide au grand jour des rues. C’étaient toutes physionomies portant la damnation écrite en lisibles caractères : regards faux et avides, mouvements cauteleux, poses d’un effronté cynisme. Fange, fange odieuse, incurable, fétide !

Tout cela, hommes, femmes, enfants, se vautrait pêle-mêle, criant, blasphémant, se plaignant, chantant, ou lançant parmi le fracas général les rauques éclats d’une gaîté lugubre.

Dans un coin de la salle, une douzaine de fourneaux étaient allumés et envoyaient par leurs bouches ardentes la délétère vapeur de la houille, laquelle, après avoir parcouru la salle en tous sens, s’échappait par une ouverture carrée pratiquée au plafond. À l’odeur de la houille se mêlait l’arôme fade d’une multitude de tranches de bœuf chauffant, bouillant ou grillant.

Puis c’était des odeurs mélangées à l’infini : de la bière, du gin, du porter, du rhum, du tabac…

Et point de fenêtres pour donner issue à ces émanations suffocantes, rendues plus infectes par l’haleine impure de plus de cent personnes entassées dans ce lieu immonde ; — rien que le trou de la cheminée.

Car la seule lumière qui éclairait cette géhenne, provenait du coke embrasé des fourneaux et de quelques lampes fumeuses.

À l’entrée de lady Jane et de sa compagne, ce fut un effroyable tintamarre dans toute la salle. Une douzaine de femmes à peine vêtues s’élancèrent vers elle en criant, et l’entourèrent d’une ronde réellement satanique.

Les hommes hurlaient des blasphèmes et des obscénités. Les enfants attachaient leurs mains souillées à la soie éclatante de sa robe ou tiraient impitoyablement son magnifique cachemire.

— Mes enfants ! mes enfants ! disait la petite femme, — la paix ! la paix !… On vous fera repentir de votre audace.

Un immense chœur de ricanements répondait à ces représentations vaines.

Lady Jane, pétrifiée, se soutenait debout, nous ne savons pas comment ; ses yeux fixes ne voyaient plus. Ce mouvement, ce vacarme, tout cet infernal sabbat, en un mot, tournait confusément autour d’elle, sans éveiller dans son cerveau aucune sensation dont elle pût se rendre compte.

Elle ressentait à la tête une intense et sourde douleur, voilà tout ; l’excès de son martyre lui en sauvait les affreux détails.

Au moment où le tumulte atteignait son comble, et où la petite femme ne pouvait plus suffire à protéger sa compagne, qui, à coup sûr, était incapable de se protéger elle-même, une voix mugissante sembla sortir tout-à-coup de l’une des murailles de la salle.

— Silence ! monceau d’ordures ! silence, mes bons garçons ! dit cette voix qui emplissait la salle comme le son du maître-tuyau d’un orgue ; — de par le diable ! si vous ne restez pas tranquilles, je vous rogne le gin pour ce soir !

Cet ordre produisit un effet magique.

Les hommes se turent, les femmes, regagnèrent vivement leur litière.

La voix mugissait encore le long des parois de la salle que déjà le silence s’était complétement établi.

Malgré son état d’insensibilité propice, lady Jane avait reçu une sorte de choc moral du son de cette voix qui réellement n’avait rien d’humain. Elle porta d’instinct ses yeux vers l’endroit de la muraille d’où elle semblait sortir et aperçut le pavillon béant d’un large conduit acoustique.

La petite femme s’était redressée d’un air victorieux.

— Zo savais bien que je les ferais taire, dit-elle ; — si la vostre échellenze veut prendre un petit peu de patienze, elle est au bout de ses aventures… Su[2], figliuola del Diavolo, viens ici !

Une femme, longue et maigre, se leva de la litière et vint à cet appel.

L’Italienne lui dit quelques mots, et Su, lui rendant le même service que tout à l’heure le cocher du fiacre, l’éleva jusqu’à la hauteur de la bouche de métal du conduit acoustique.

La petite femme y fourra sa tête embéguinée de dentelles et de soie.

Hearken ! (écoutez), cria-t-elle.

We hearken (nous écoutons), répondit-on.

— Bien ! dit la petite femme ; — c’est moi, la contessa Cantacouzène, qui voudrais parler à quelqu’un là-haut.

— À qui ?

— À un simple gentleman, car j’amène avec moi une lady, et il ne faut pas que Leurs Seigneuries se montrent.

— C’est bien, dit-on encore. Une minute environ se passa, qui sembla un long siècle à la pauvre lady Jane. Elle restait là, debout, immobile et réduite en apparence à un état d’insensibilité complète.

Au bout de ce temps, une petite porte, située immédiatement au dessous du conduit acoustique, tourna sur ses gonds et un groom en livrée parut sur le seuil. La comtesse Cantacouzène prit lady Jane sous le bras et la fit entrer dans un couloir que trois portes, situées à quelques pieds seulement l’une de l’autre et fortement garnies en fer, séparaient de l’infernal cloaque qu’elle venait de quitter.

La troisième porte, ouverte, laissa voir le grand jour.

Lady Jane poussa un soupir de soulagement et joignit les mains.

— Je croyais mourir là ! murmura-t-elle.

Elle aspira le grand air qui circulait librement dans une large et belle galerie où elle se trouvait maintenant ; elle l’aspira longuement et à pleine poitrine.

— Madame, demanda-t-elle ensuite avec une expression de terreur indicible ; — me faudra-t-il repasser par cet enfer ?

— Que la Vostre Altesse se rassure, répondit la petite femme qui oublia sa surdité ; — nous prendrons pour nous retirer un chemin plus agréable… En tous cas, ce n’est pas un enfer, la vostre échellenze ; c’est tout bonnement un purgatoire[3]

Lady Jane passa la main sur son front et, frissonnant soudain de la tête aux pieds au souvenir de ce qu’elle venait d’éprouver, elle murmura :

— Oh ! c’est horrible !… horrible !

— Le fait est, dit la petite femme, que ce n’est pas un lieu de plaisance… Mais nous faisons entrer par là les étranzers qui daignent nous honorer de leur visite… C’est une habitude, la vostre échellenze très illustre, et une précaution.

— Horrible ! répéta involontairement lady Jane, dont les nerfs avaient de la peine à se remettre de la secousse ressentie.

Au bout de la galerie se trouvait un vaste escalier. La petite femme en monta lestement les marches, suivie de lady Jane, et toutes deux se trouvèrent bientôt dans une antichambre où se tenaient deux grooms en livrée.

— Annoncez son échellenze sérénissime ed illoustrissime la signora Jane B…, dit la petite femme, et son oumilissime servante, la contessa Cantacouzène, baronessa di Famagòsta in Cipria, signora del Arcipelago ed altri luoghi… Annoncez !

Le domestique entr’ouvrit la porte et commença de son mieux à défiler cet emphatique chapelet de noms.

— Tais-toi, Trim, âne bâté, tais-toi ! honnête garçon que tu es, que diable ! interrompit une voix qui avait d’évidents rapports avec le terrible organe que le conduit acoustique avait vomi dans le Purgatoire, mais qui se réduisait maintenant à des proportions humaines, voire presque bourgeoises ; — ne peux-tu faire entrer cette coquine de Maudlin sans tant de façon, de par le nom de Satan !

— Cet homme est d’une brutalité insupportable ! murmura la petite femme ; — que la votre échellenze veuille bien se donner la peine d’entrer !

Lady Jane se vit introduite dans un assez grand salon, meublé avec une sorte de luxe. Au milieu de la pièce, une table ronde, recouverte d’un châle des Indes en guise de tapis, supportait des registres et papiers. Tout autour de la table, on voyait, rangés avec ordre, de riches et confortables fauteuils.

Il n’y avait qu’un seul personnage dans cette pièce. Ce personnage, vêtu d’un habit bleu à boutons noirs, d’une culotte chamois bouclant sur des bas de filoselle et chaussé de larges sentiers non cirés, mesurait six pieds de long sur six pouces de large. Ce n’était rien moins que notre digne et débonnaire ami, le capitaine O’Chrane, Irlandais, et amant heureux de la belle tavernière des Armes de la Couronne.

— Bonjour, Maudlin, dit-il, en s’adressant à la petite femme ; — bonjour, rusée saltimbanque, ma chère amie… Milady, je vous offre mon respect, de par Dieu !… C’est-à-dire… Excusez-moi, madame, ou que le diable m’emporte !

Le bon capitaine n’avait pas précisément de prétentions au titre de dandy ; mais quel homme n’est bien aise de faire croire qu’il possède de belles manières ? Paddy voulut affecter en cette occasion un laisser-aller de gentleman et se prit à faire le moulinet avec sa grosse canne d’une manière qui prouvait assurément beaucoup de savoir-vivre.

— Fi ! monsieur ! s’écria la petite femme ; — ne pouvez-vous garder la décence convenable devant des dames !…

— Bien, Maudlin, que diable ! chatte rusée, mon amie, interrompit le capitaine ; — nous connaissons nos devoirs, diminutif de sorcière.. Que milady veuille bien m’excuser, par le trou de l’enfer !

Il avança un siège, en inclinant, juste par le milieu, sa raide et longue taille.

— Asseyez-vous, ma chère lady, reprit-il, Dieu me damne, asseyez-vous… J’ai fréquenté, ou que Satan me berce ! plus de duchesses et de pairesses, — ma foi ! — qu’il n’en tiendrait en ce salon, et je sais comment on se conduit avec les femmes comme il faut… Asseyez-vous aussi, Maudlin, astucieuse femelle de paillasse, si cela vous fait plaisir… là !… Et maintenant, de par Dieu, — que le tonnerre m’écrase ! — parlons affaires. Que voulez-vous ?

  1. Nous croyons devoir rappeler au lecteur que nous ne faisons par ici de l’imagination. Si invraisemblables qu’ils puissent paraître, tous ces détails, comme ceux déjà publiés sur la grande famille des voleurs de Londres, sont historiques et d’une effrayante exactitude. Voir plus bas la note sur les Purgatoires.
  2. L’une des abréviations de Suzanne.
  3. Purgatoire (a Purgatory). — Les voleurs de Londres, presque tous affiliés à une société dont la vaste organisation laisse bien loin derrière elle la charbonnerie, la franc-maçonnerie et autres antiquités, servent l’association tant qu’ils ne sont pas trop compromis avec la police. Quand ils sont enfin forcés de se cacher et que ce sont des voleurs d’importance, la société pourvoit magnifiquement à leurs besoins ; quand ce sont des brigands infimes, des escrocs vulgaires, des bandits de peu, ils trouvent asile dans les ténébreuses retraites où s’entassent avec eux pêle-mêle les voleurs malades et les familles de condamnés, soutenus aux frais de l’association. Ces retraites, dont nous n’avons pas osé faire un tableau complet, se nomment en argot des Purgatoires, et les voleurs qui s’y confinent de peur de la prison, font preuve, à coup sûr, d’un goût détestable.