Les Mystères de Londres/2/01

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Au Comptoir des imprimeurs unis (4p. 3-29).


L’HÔTELLERIE DU ROI GEORGE.


Nous avons pris congé de nos lecteurs au moment où miss Mary Trevor, trompée comme son père par la scène muette jouée par Susannah au chevet de Frank Perceval, consentait à donner sa main au marquis de Rio-Santo.

Après cette scène, nous avions brusquement quitté les salons de Trevor-House pour la modeste chambrette des deux misses Mac-Farlane que Bob-Lantern, — le cher garçon, comme l’appelait le bon capitaine Paddy O’Chrane, — conduisit et laissa dans une chambre de l’hôtellerie du Roi George, bâtie sur pilotis, le long de la Tamise.

Master Gruff, nous l’avons dit, occupait dans sa maison une position analogue à celle du mari de la reine dans un état constitutionnel affranchi de la loi salique : il avait le droit imprescriptible d’accomplir du matin au soir les volontés de sa femme, et Dieu sait que la tâche était lourde ! Mistress Gruff eût fait sur un trône une reine sèche, laide, noire et capricieuse au dernier degré ; à son comptoir, elle faisait une aubergiste passable, douce au chaland, souriant au public, terrible à son époux ; lequel, par une sorte de bascule conjugale supérieurement établie, gagnait à chaque sourire une rebuffade, à chaque révérence une malédiction.

C’était un prix fait. Mistress Gruff aurait eu scrupule de ne point épancher avec soin sur lui la bile qu’elle épargnait à ses pratiques.

Il y avait une heure environ qu’Anna et Clary Mac-Farlane étaient arrivées à l’hôtel du Roi George. Elles étaient toujours assises devant la table préparée pour le dîner et attendaient impatiemment la venue de leur père.

De temps en temps un pas furtif se faisait entendre dans le corridor, et une étoffe de robe frémissait en frôlant la porte, comme si quelqu’un se fût approché de la serrure pour voir ou pour écouter.

Le vent du soir bruissait au dehors. On voyait parfois passer, comme de noirs fantômes, derrière les carreaux poudreux de la haute fenêtre, les épaisses spirales de la fumée des steamers remontant ou descendant le fleuve ; on entendait le cri triste et cadencé des watermen, tournant le cabestan de leur navire, le lointain grincement de la grue des lightermen (débardeurs) et le murmure plus lointain encore des mille voitures qui raient incessamment le pavé de Londres.

Ce n’était là rien de bien extraordinaire. Ces sons devaient être familiers aux oreilles des deux sœurs ; mais il est des instants où tout est matière à lugubre rêverie.

Anna et Clary avaient commencé d’abord par s’entretenir gaîment de leur père beaucoup, de Stephen un peu et de ces doux châteaux que les jeunes filles sont si habiles à bâtir sur le sable mouvant de l’avenir ; — puis, la solitude aidant et aussi le monotone concert dont nous avons essayé de décrire les diverses parties, elles s’étaient insensiblement attristées. Un poids leur était venu sur le cœur.

La chambre où elles se trouvaient était vaste. Un grand lit à ciel et à rideaux fermés formait, avec les chaises, la table et un secrétaire de tournure antique, tout le mobilier de l’appartement qui, grâce à cette nudité, semblait plus vaste encore. La nuit était noire, et une seule bougie noyait sa lueur tremblante dans les ténèbres de cette pièce dont les sombres lambris n’avaient point de reflet.

Clary, sérieuse et pensive, regardait avec distraction la fenêtre où apparaissait à de longs intervalles la lueur rapide d’un paquebot lancé à pleine vapeur. Anna, réellement effrayée, mais n’osant pas se plaindre, avait mis sa tête entre ses mains, et tâchait de se croire dans la maison de sa tante, sous la haute protection de son cousin Stephen Mac-Nab.

— Clary ! dit-elle enfin à voix basse et sans découvrir son visage.

Clary tourna vers elle son regard triste, mais calme.

— N’as-tu point peur ? reprit Anna ; — que cette chambre est sombre et froide, ma sœur !… Il doit être tard… Et cet homme, maintenant que j’y pense, — oh ! tu avais raison, Clary ! — cet homme qui nous a amenées ne ressemble pas au bon Duncan de Leed !

— Tu le reconnaissais si bien ! dit Clary en souriant.

— Je ne sais… Duncan n’a pas cet œil fauve qui sourit en cachette derrière de gros sourcils abaissés… Je voudrais quitter cette maison, Clary.

— Et notre père qui va venir, petite folle !… Allons ! rassure-toi… Que peut-on craindre à cette heure au milieu de Londres éveillé ?

— Je ne sais, dit encore Anna d’une voix tremblante ; — j’ai peur… Jamais je n’ai eu si grand’peur !

Comme elle achevait ces mots, un bruit se fit à la porte, et la pauvre enfant se serra frissonnante contre sa sœur, dont le noble front ne perdit point sa sérénité.

La porte s’ouvrit. Mistress Gruff entra, munie de son plus avenant sourire et accompagnée de master Gruff, dont le visage renfrogné semblait enduit d’une couche toute nouvelle de mauvaise humeur.

Mistress Gruff portait un potage ; master Gruff tenait à la main une cruche de scotch ale (bière d’Écosse), dont la mousse eût réveillé le sentiment national chez un lowlander défunt depuis trois jours.

— Eh bien ! mes belles demoiselles, dit mistress Gruff avec une révérence aimable, le laird se fait attendre ce soir. Il nous avait promis d’être de retour à six heures au plus tard… C’est étonnant.

— C’est étonnant ! gronda master Gruff en attachant son gros œil rouge sur Anna.

— Mon ami, dit tendrement mistress Gruff, taisez-vous… posez votre cruche… et allez-vous-en !

Le bonhomme exécuta cet ordre en trois temps.

— Allons, allons, mes gentilles demoiselles, reprit gaîment l’hôtelière quand son mari fut parti, — le laird ne peut tarder désormais… Mangez et buvez en l’attendant, croyez-moi.

Clary fit un geste négatif.

— De la bière d’Écosse, mon enfant ! s’écria mistress Gruff qui emplit le verre des deux sœurs ; — de la vraie bière de Saint-Dunstan, sur ma parole !… Il faut goûter cela, mes filles ; cela sent le bon pays, ou je ne suis pas une chrétienne !… Mais j’y pense ! peut-être aimeriez-vous mieux un petit doigt de whisky ?

— Nous attendrons notre père, dit Clary, de manière à mettre un terme à ces patriotiques invitations.

Mistress Gruff accueillit ces froides paroles par un sourire angélique qui laissa voir une rangée de dents du plus beau brun.

— Ma jolie demoiselle, répondit-elle, ce sera bien certainement comme vous voudrez… mais la bière est bonne, sur mon salut !… aussi bonne que jamais bière brassée de l’autre côté du Solway.

Mistress Gruff salua et redescendit l’escalier.

— Monsieur Gruff, s’écria-t-elle en entrant dans la salle du rez-de-chaussée, je souhaite que Dieu vous conserve pour ma punition en ce monde… Ne pouviez-vous m’aider à persuader ces péronnelles ?…

— Vous m’avez dit de me taire… commença le rude hôtelier.

— Je vous le dis encore, riposta vertement sa douce femme. — Ah ! monsieur Gruff, je donnerais une jolie somme à quiconque me dirait à quoi vous êtes bon en ce monde !… Je le ferais sur ma parole, monsieur !… Voyez-vous ce qui arrivera ?… Ces donzelles ne boiront pas… elles resteront éveillées comme des chattes au mois d’avril… Monsieur, ne m’entendez-vous pas ?

— Ma bonne amie…

— On se tait, monsieur, quand on ne sait dire que des sottises !… Ah ! je suis à plaindre, Dieu me voit !… Et que dira maître Bob qui nous a payés d’avance ?… Lui rendrons-nous ses vingt livres, répondez-moi ?

— Lui rendre ses vingt livres, Baby ?

— Je vous le demande, master Gruff.

— Ma foi, Baby, je suppose…

— Ne vous ai-je pas supplié de vous taire ! s’écria l’avenante hôtesse ; pour Dieu ! épargnez-moi donc un peu… Ah ! si j’avais un autre mari !… mais ce qui est fait est fait !

Cela était fait depuis une vingtaine d’années.

Master Gruff baissa timidement son terrible regard et n’osa plus risquer la moindre parole. Sa femme le contempla durant une minute avec un souverain mépris ; puis, fatiguée sans doute de n’avoir point à qui parler, elle remonta tout doucement l’escalier qui conduisait à la chambre des deux jeunes filles.

Arrivée sur le carré, elle appliqua discrètement son œil à la serrure. Mistress Gruff portait une robe de soie agrafée jusqu’au menton, comme toute méthodiste de quelque vertu doit le faire. Cela nous explique ce frôlement qu’on entendait parfois de l’intérieur de la chambre, car le moindre défaut de mistress Gruff était d’être fort curieuse, et ce soir-là elle avait mis fréquemment son petit œil souriant à la serrure.

Par le trou, elle voyait parfaitement, mais elle ne pouvait entendre, circonstance d’autant plus déplorable que les deux sœurs s’entretenaient justement d’elle.

L’effroi d’Anna s’était en effet un peu calmé, et le sourire aimable de l’hôtesse n’avait pas peu contribué à ce résultat. Ravivée par la vue d’une figure qu’elle devait croire amie, la jeune fille avait repris tout-à-coup une bonne part de sa gaîté native. La pièce où elle se trouvait ne lui semblait plus si sombre ; les bruits du dehors arrivaient à son oreille dépouillés de ce lugubre prestige que leur avait prêté naguère son imagination effrayée.

Une nuance d’inquiétude était venue assombrir au contraire le beau visage de Clary ; on eût dit que la vue de la riante hôtesse eût troublé sa sérénité.

— Pourquoi avoir renvoyé cette bonne femme ? dit enfin Anna ; elle a l’air si doux et si poli !… Je n’ai plus peur… Maintenant je pourrais attendre jusqu’à minuit sans trembler.

— Jusqu’à minuit ! répéta Clary dont les sourcils se froncèrent légèrement ; — Dieu veuille que notre père arrive !… As-tu remarqué cette femme, ma sœur ?

— Certes, Clary, et je l’aurais embrassée de toute mon âme… Je commençais à étouffer de peur.

— Ne trouves-tu pas, reprit Clary comme si elle eût pensé tout haut, qu’il y a dans son regard quelque chose d’étrange ?

— D’étrange ?… non, en vérité… Quelque chose de fort avenant…

— Son sourire m’a fait mal, dit Clary à voix basse.

— Il m’a fait grand bien à moi, ma sœur… Mais comme te voilà pâle… et sérieuse… et triste !… Craindrais-tu quelque chose, Clary ?

La peureuse enfant perdit à ce mot toute sa gaîté et vint se serrer de nouveau contre sa sœur.

Clary ne répondit point.

— Méchante ! dit Anna ; j’étais rassurée et voilà que tu m’effraies encore !

Clary la regarda d’un air indécis, et lui prit les mains en s’efforçant de sourire.

— Notre père va venir, dit-elle.

— Oh ! oui ! notre bon père ! s’écria Anna ; nous allons le revoir… peut-être nous emmènera-t-il dans notre chère Écosse avec…

— Avec Stephen ? acheva Clary en raillant doucement.

Anna devint toute rose.

— Avec ma tante, murmura-t-elle… et mon cousin, si… s’il lui plaît de venir.

— Cela lui plaira, chère sœur… Mais notre père tarde bien à rentrer !

Clary prononça ces derniers mots avec une inquiétude si réelle, qu’Anna se sentit involontairement frémir. La pauvre fille était habituée à subir d’instinct les impressions de sa sœur dans toutes les occasions où sa naïve et charmante gaîté ne protégeait point la faiblesse enfantine de son caractère. Elle interrogea le visage de Clary d’un regard anxieux, et sa frayeur passée revint tout-à-coup avec plus de violence.

Clary souffrait, et son malaise, pour n’être point de la même nature que celui d’Anna, avait aussi pour base une irrésistible frayeur. Le retard de son père lui semblait inexplicable : elle craignait pour lui, d’abord ; mais elle craignait aussi pour sa sœur et pour elle, car elle se souvenait de ses doutes récents sur le prétendu Duncan de Leed, et ces doutes, à mesure qu’elle réfléchissait davantage, prenaient corps dans son imagination, au point de ressembler presque à une certitude.

On parlait beaucoup, en ce temps, d’enlèvements mystérieux, d’attentats impies, et la terrible renommée des burkeurs, résurrectionnistes et autres spéculateurs de la mort, troublait bien souvent le sommeil des jeunes filles.

Clary avait donc quelque raison de craindre, perdue qu’elle était avec sa sœur dans une hôtellerie inconnue où elle avait été conduite par un homme désormais suspect ; mais la crainte ne pouvait vaincre long-temps cette noble nature, et Clary reprit bientôt le dessus. Il lui suffit pour cela d’un regard jeté sur sa jeune sœur. La pauvre Anna, brisée par sa vague terreur, avait penché sa jolie tête sur sa main et semblait près de défaillir.

Clary prit sa main froide et la serra doucement entre les siennes.

— Ne dirait-on pas que nous sommes au fond d’une caverne de brigands ! murmura-t-elle ; — j’ai voulu voir si tu étais plus brave qu’autrefois, Anna… Rassure-toi… nous sommes ici aussi bien gardées que dans notre maison… Ah ! que Stephen rirait, petite poltronne, s’il te voyait trembler ainsi.

Anna releva la tête et crut que Clary n’avait plus peur, ce qui lui rendit soudain tout son courage.

— Tu as bien froid, reprit Clary ; veux-tu que nous dînions en attendant ?

— As-tu donc faim, ici, toi, Clary ? demanda Anna avec admiration ; — moi j’ai encore un poids sur la poitrine… Ne pourrais-je avoir un peu d’eau ?

Ses joues pâles s’animèrent et sa petite bouche prit une expression d’espièglerie.

— Que vais-je parler d’eau ! s’écria-t-elle en saisissant le long verre en cornet où la bière d’Écosse achevait de perdre sa mousse épaisse ! voici de quoi me donner du cœur ; Clary, buvons à la santé de notre père !

Elle but une grande gorgée.

Un faible bruit se fit à la porte.

— Elle est bonne, reprit Anna ; Effie de Leed n’en brassa jamais de meilleure… N’es-tu plus Écossaise, Clary ?… je te somme de répondre à ma santé.

Clary, heureuse d’entretenir sa sœur dans ces idées de gaîté, prit à son tour le verre qui était devant elle et but.

Cette fois, on entendit fort distinctement le bruit d’un pas qui s’éloigna dans le corridor pour se perdre bientôt le long des degrés de l’escalier.

Ce pas appartenait à la douce mistress Gruff, dont l’œil discret n’avait pas quitté la serrure durant toute la scène que nous venons de raconter.

— Elles ont bu, elles ont bu, les deux chères colombes ! s’écria-t-elle en s’élançant dans la salle basse où master Gruff ronflait auprès du feu en l’attendant ; — elles ont bu toutes les deux, comme de braves filles de l’Écosse !

Master Gruff se réveilla en sursaut.

Dans toute autre circonstance moins favorable, cet aubergiste eût très positivement porté la peine de ce sommeil intempestif, car mistress Gruff était une femme sévère ; mais en ce moment, tout entière à sa joie, elle se montra clémente et se contenta de secouer rudement son époux.

— Qu’y a-t-il, ma bonne amie, qu’y a-t-il ? demanda le mari constitutionnel.

— Il y a, master Gruff, masse inutile et stupide ! — il y a, — effronté fainéant ! — il y a que les filles du laird ont bu l’eau de M. Bob.

— Elles ont bu, ma bonne amie ?

— Elles ont bu, et du diable si elles n’attendront pas maintenant patiemment la venue du laird, — qui chasse le coq à l’heure qu’il est dans les bruyères du Teviot-Dale.

— Il est bien tard pour chasser le coq, murmura master Gruff.

— Tard ou tôt, peu m’importe ! s’écria aigrement l’hôtesse ; — ce qui est certain, c’est que le laird est à deux cents milles de l’hôtellerie du Roi George, et que…

Tandis que mistress Gruff parlait encore, la porte de la rue s’ouvrit brusquement, et un homme, soigneusement enveloppé dans un plaid écossais, entra dans la salle basse de l’auberge.

En entrant, il rejeta en arrière les draperies bariolées de son plaid.

Mistress Gruff n’acheva pas sa phrase commencée : elle tomba comme frappée de la foudre sur l’escabelle qui faisait face à celle de son mari.

— Le laird ! murmura-t-elle avec effroi : c’est le diable qui l’amène !