Les Mystères de Londres/2/06

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Au Comptoir des imprimeurs unis (4p. 159-189).


VI


DIPLOMATIE.


Après le départ de l’aveugle, le marquis demeura un instant pensif. Son beau visage, pâli par la fatigue, avait une expression attendrie. Deux ou trois fois il murmura le nom de Susannah, comme si ce nom eût fait vibrer au dedans de lui une corde aimée.

— Ce sont ses yeux murmura-t-il enfin, — mais plus fiers !… c’est son front, mais plus large : c’est toute sa beauté, mais plus hautaine et plus forte… Je voudrais la faire heureuse en souvenir de mon bonheur passé…

Il appela d’un geste le docteur Moore, qui s’était tenu à l’écart pendant son entretien avec Tyrrel. Le docteur s’approcha et se tint debout devant l’ottomane.

— Comment l’avez-vous trouvée ? demanda Rio-Santo avec intérêt.

— Mal, milord, au plus mal ! répondit M. Moore en secouant gravement la tête. — L’origine toute morale de sa souffrance rend le traitement difficile, pour ne pas dire impossible… Je ne saurais à cela qu’un remède…

— Lequel ?

— Le bonheur.

Rio-Santo fit un geste d’impatience. Un nuage de tristesse passa sur son front.

— Ne pensez-vous donc pas que je pourrais la rendre heureuse ? murmura-t-il.

— La question n’est pas là, milord, s’il m’est permis de vous le dire. Vous savez mieux que personne l’état de trouble moral où vit depuis long-temps miss Mary Trevor… En ce moment, — nul ne peut savoir ce que couvre l’avenir, — en ce moment, elle aime le jeune Frank Perceval ; elle l’aime passionnément, milord… l’obsession dirigée contre sa faible nature a pu décevoir sa raison et lui cacher l’état de son cœur, mais, par une réaction philosophiquement explicable…

— Au fait, monsieur, je vous prie ! dit impatiemment Rio-Santo.

— Par une réaction explicable, continua lentement le docteur, son cœur se révolte, et c’est Frank qui, en définitive, récolte le fruit de tant de peines.

— Le croyez-vous réellement ?

— J’en suis intimement convaincu, milord. D’après ce qui s’est passé aujourd’hui, votre mariage avec miss Mary Trevor est une chose certaine, arrêtée… Mais à l’heure même où je vous parle, miss Mary pense à Frank ; miss Mary, brisée par des émotions que son tempérament débile ne sait point supporter, miss Mary mourante…

— Mourante, monsieur ! s’écria Rio-Santo en pâlissant.

— Mourante, milord… C’est-à-dire, je vais peut-être un peu loin. Miss Trevor peut vivre ainsi quelques mois encore…

— Fatalité ! murmura Rio-Santo avec colère et douleur ; pourquoi la pauvre enfant s’est-elle trouvée sur mon chemin ?

— Miss Mary, disais-je, reprit le docteur dont le visage restait impassible et serein, — vit en la pensée de ce jeune Perceval. Cet amour la soutient, mais la tue… Ah ! milord, c’est un cas charmant et difficile, et du plus haut intérêt !

Rio-Santo ne l’entendait plus. Ses sourcils s’étaient froncés sous l’effort d’une muette et amère angoisse.

— Il le faut ! dit-il enfin ; ce mariage est une nécessité.

— Incontestablement, milord, incontestablement… mais voici épuisés désormais tous les moyens que l’état actuel de la science met à notre disposition… En apparence, le mal de miss Mary est une affection nerveuse qui atteint rapidement ses plus extrêmes limites. — Je l’ai traitée en conséquence : mes soins n’ont pas été couronnés de succès… Cela devait être… Le mal n’est pas de ceux que l’on combat à l’aide de calmants…

— Mais enfin, monsieur, n’y a-t-il plus d’espoir ?

— Permettez, milord ; si Votre Seigneurie a le temps de m’écouter jusqu’au bout, je répondrai implicitement à cette question… Et d’abord, je dois vous faire savoir qu’avant-hier j’ai fait l’essai d’un remède qui pouvait être souverain.

— Quel remède ?

— J’ai voulu empoisonner l’Honorable Frank Perceval, répondit le docteur avec un incroyable sang-froid.

Rio-Santo bondit sur son siège, et son front pâle se couvrit d’une épaisse rougeur.

— Vous avez voulu ?… commença-t-il avec violence.

— Empoisonner Frank Perceval, milord, acheva Moore sans s’émouvoir.

Rio-Santo s’était levé. Son œil lança un éclair d’indignation, puis se fixa, lourd et sévère, sur le visage du docteur. Un instant, celui-ci soutint bravement ce regard ; mais il y avait dans la supériorité de Rio-Santo quelque chose de fascinateur, d’irrésistible. Moore fronça le sourcil, balbutia un murmure, et finit par baisser les yeux.

Je vous avais donné, monsieur, une mission de confiance, dit Rio-Santo d’un ton de maître ; — je vous avais chargé de secourir Frank Perceval, dont j’avais épargné la vie, vous le savez, volontairement… Au lieu de le secourir, vous avez voulu l’assassiner, sans songer qu’un pareil acte, à part même son inexcusable infamie, pouvait jeter sur moi des soupçons odieux… C’est là un coup hardi, monsieur, et dont je pourrais vous faire repentir.

— Je savais qu’il était votre rival, milord, et je voulais…

— Les gens qui me servent n’ont plus de volonté, monsieur.

— Eh ! milord ! dit le docteur avec un geste d’impatience, — vous êtes puissant, nous le savons ; mais les besoins de l’association demandent impérieusement ce mariage, et je suis lord de la nuit, tout comme Votre Seigneurie.

— Tout comme moi ! répéta le marquis avec un suprême dédain.

— Pardon, milord… tout comme vous.

Le docteur redressa une seconde fois sa raide taille, et rassembla tout son sang-froid pour relever les yeux sur Rio-Santo.

Il trouva le regard de ce dernier fixé sur lui et si plein de hautaine menace, qu’il perdit de nouveau contenance.

— Vous le savez, milord, reprit-il en donnant à sa voix une subite expression d’humilité, — nous avons mis en vous une confiance illimitée. Nos règlements ne vous lient pas ; vous avez des droits et pas de devoirs. À Dieu ne plaise que j’aie la prétention de me dire votre égal ! mais je vois ce mariage vous échapper… et je ne connais point dans Londres d’autres pairs d’Angleterre privés d’héritiers mâles et ne possédant qu’une fille.

Le marquis ne répondit pas tout de suite. Il fit un ou deux tours de chambre et revint se placer devant Moore.

— Si vous aviez réussi à empoisonner Perceval, dit-il, je vous jure sur l’honneur que je vous aurais fait pendre.

Moore tressaillit si visiblement, qu’il eût été manifeste pour tout observateur que la menace n’était pas une vaine rodomontade.

Rio-Santo se jeta nonchalamment sur l’ottomane.

— Mais vous n’avez pas réussi, reprit-il ; je vous fais grâce.

La pendule sonna huit heures en ce moment. Le marquis continua :

— Je n’ai plus que cinq minutes à vous accorder, monsieur, et vous n’avez pas répondu à ma question.

Moore eut un moment d’hésitation. Lui aussi, dans sa sphère, était un homme hautain et fort. Ce rôle de vassalité passive qui lui était imposé sans ménagement, révoltait tous ses instincts d’orgueil, mais il était retenu, faut-il croire, par un lien bien étroit et bien puissant, car il s’inclina respectueusement et répondit :

— Une ressource nous reste, milord. Elle est précaire, je dois le dire ; et qui sait d’ailleurs si elle ne soulèvera point quelqu’une des répugnances généreuses qui peuvent nous étonner parfois, mais que nous n’avons pas le droit de combattre, — à ce qu’il paraît.

— Expliquez-vous et dépêchez ! dit Rio-Santo.

— Toute maladie a son antidote, milord ; la nature est complète : la science seule est insuffisante et bornée… Il faut expérimenter. Or, expérimenter sur miss Trévor…

— Gardez-vous en bien ! s’écria vivement le marquis.

— Je suis heureux de voir que vous devancez ma pensée, milord : reste à expérimenter sur autrui. Mais ici, ce n’est point un cadavre coupé par morceaux qui pourrait éclairer mon ignorance. Il faut que j’interroge la vie ; il faut que, sur une jeune fille de l’âge de miss Mary, je provoque artificiellement des phénomènes semblables à ceux qui constituent les symptômes de sa maladie…

— Mais c’est affreux, monsieur ! dit le marquis avec dégoût.

— Oui, milord… ces symptômes évoqués, il faut que je les combatte, — en tâtonnant, — à l’aveugle…

— Mais ce peut être encore un assassinat !

— Oui, milord : il y a dix chances contre une que la jeune fille dont je vous parle périra.

— Dans d’affreuses tortures ! après un long supplice !

— Oui, milord.

— Ne pouvez-vous trouver un autre moyen, monsieur ? dit Rio-Santo avec agitation.

— Si Votre Seigneurie le désire, je chercherai, mais le temps presse, et chaque heure de retard aggrave la position de miss Trevor.

Rio-Santo passa la main sur son front, où il y avait de grosses gouttes de sueur.

— Votre Seigneurie n’avait à me donner que cinq minutes, dit le docteur Moore ; — les cinq minutes sont écoulées.

— Sauvez Mary ! prononça Rio-Santo d’une voix à peine intelligible.

Le docteur se dirigea vers la porte.

— Écoutez ! reprit le marquis ; — c’est pour de l’or que vous faites cela, monsieur ?

— Nous sommes à Londres, répondit Moore avec un demi-sourire ; — et je suis Anglais : la question est inutile, milord.

Cette sanglante satire de tout un peuple alluma dans l’œil de Rio-Santo un de ces éclairs d’indignation qui donnaient à son visage la puissance et la majesté du masque de Jupiter Tonnant.

— Ville de boue ! nation infâme ! murmura-t-il. — Eh bien ! monsieur, si vous voulez gagner… gagner beaucoup… gagner une fortune, sauvez Mary en épargnant cette jeune fille.

Le docteur regarda Rio-Santo comme s’il ne l’eût jamais vu jusque-là.

— Je tâcherai, milord, dit-il.

En passant le seuil, il ajouta entre ses dents :

— Peut-il donc y avoir dans le même cœur de l’ange et du diable !… Cet homme a fait pis que nous !… et j’ai vu son œil devenir humide à la seule pensée des souffrances d’une jeune fille qu’il ne connaît pas !…

Rio-Santo tira le cordon de soie d’une sonnette. Un domestique souleva une portière faisant face à la porte qui avait donné issue au docteur Moore.

— Quelqu’un attend-il, Toby ? demanda Rio-Santo.

— Un gentleman enveloppé d’un manteau, milord… Il est entré tout seul par la porte de derrière…

— Introduisez ce gentleman.

La portière se souleva brusquement, et un homme de grande taille, dont le visage était en grande partie caché par les fourrures d’un vaste manteau, entra dans la chambre d’un pas lourd et en faisant sonner sur les tapis les éperons de ses bottes molles, admirablement vernies.

— Comment est la santé de Votre Grâce ? demanda Rio-Santo en dessinant un salut de cour.

— Bien, bien, milord, répondit le nouveau venu, qui se débarrassa de son manteau et découvrit une figure osseuse, aux pommettes saillantes outre mesure, à la mâchoire chevaline, au front déprimé, fourré jusqu’aux sourcils d’une épaisse forêt de cheveux.

Il y avait dans cet ensemble de l’homme un peu et beaucoup du cheval : ses longues dents semblaient avoir faim d’avoine ; entre ces larges épaules, il y avait place pour cent coups de cravache, — ou de knout.

Sa Grâce était un Tartare. Un prince tartare, ma foi ! Dimitri Nicolaewitsch, prince Tolstoï, ambassadeur du czar Nicolas auprès de Sa Majesté Britannique Guillaume IV.

Et, quand on savait que c’était un prince, on était tenté vraiment de trouver de la noblesse dans sa brusquerie, qui ressemblait un peu pourtant à de la brutalité ; quand on l’entendait nommer milord ambassadeur, on se sentait prêt à découvrir toutes sortes de choses fines, spirituelles, diplomatiques, dans le regard clignotant de ses petits yeux gris, qui étaient en observation, les matois, derrière le fourré touffu de deux gros sourcils crépus.

Par le fait, le prince Dimitri Tolstoï était un Tartare de mérite, soit dit sans raillerie aucune. Il avait su prendre, à Londres, une position de premier ordre, et y tenait pour ainsi dire la présidence effective du corps diplomatique.

Il se laissa tomber sur l’ottomane à côté de Rio-Santo.

— Marquis, dit-il, tout cela traîne en longueur, et l’empereur, mon maître, s’impatiente.

— C’est une chose fâcheuse, milord, répondit Rio-Santo doucement.

Le prince réprima un geste d’impatience.

— Vous semblez prendre bien philosophiquement le mécontentement du czar, monsieur, dit-il.

— C’est une chose fâcheuse, milord, répéta Rio-Santo. Je ne puis rien dire de plus, et j’ai coutume de caractériser ainsi tous les événements malheureux qu’il n’est point en mon pouvoir d’éviter.

— À la bonne heure, marquis, à la bonne heure ! cela veut dire alors : c’est une nouvelle désastreuse, c’est un coup cruel…

— Cela veut dire, milord : c’est une chose fâcheuse, et rien de plus.

Le Russe fronça ses gros sourcils.

— Par saint Nicolas, monsieur s’écria-t-il, vous en parlez bien à votre aise !… Ne semblerait-il pas que c’est là une de ces contrariétés qui peuvent arriver tous les jours !… Quand Sa Majesté Impériale entre en courroux contre un de ses agents, monsieur, il faut que cet agent tremble et s’humilie…

— Je ne sais pas trembler, milord, interrompit Rio-Santo sans élever la voix, et j’ai trop peu d’orgueil pour avoir occasion de m’humilier jamais. Permettez-moi, d’ailleurs, de rectifier une expression qui vous est sans doute échappée : vous m’avez rangé au nombre des agents de Sa Majesté Impériale…

— Et qu’êtes-vous donc, s’il vous plaît, milord ?

— Prince, il faudrait peut-être une bien longue histoire pour répondre à cette question ; je n’ai point le loisir de la conter, ni vous celui de l’entendre. Je me bornerai donc à vous dire ce que je ne suis pas : — Je ne suis pas l’agent de votre maître, milord.

Le Russe laboura le tapis d’un violent coup d’éperon.

— Pardieu ! monsieur, reprit-il sans plus dissimuler sa colère, voilà une audace étrange et à laquelle je ne pouvais m’attendre ! Après avoir déposé entre vos mains des sommes énormes…

— Dont je remercie Votre Grâce sincèrement et du plus profond du cœur. Elles ont puissamment servi mes projets.

— Après m’être laissé prendre à de menteuses promesses…

— Pas un mot de plus, milord ! dit Rio-Santo d’une voix brève et avec un regard souverain, devant lequel l’orgueilleuse colère du Tartare tomba comme par enchantement

— Pardon, milord, d’avoir interrompu Votre Grâce, reprit aussitôt Rio-Santo de son ton ordinaire. Vous alliez prononcer de ces paroles qui nécessitent un châtiment positif, et j’ai besoin de ne pas perdre la coopération de Sa Majesté Impériale… Veuillez bien me comprendre, milord, et ne point rompre pour des motifs frivoles un pacte qui nous est mutuellement avantageux.

— À merveille ! murmura Tolstoï ; — nous allons traiter de puissance à puissance, à ce qu’il paraît : savoir, vous, monsieur le marquis, pour Votre Seigneurie, et moi pour l’empereur, mon maître… c’est charmant.

— C’est vrai, du moins, milord, répliqua paisiblement Rio-Santo.

Le Russe joua de nouveau de l’éperon et chercha une seconde querelle au tapis qui n’en pouvait mais.

— D’autant plus vrai, continua le marquis, que vos instructions, milord, renferment un paragraphe spécial qui me concerne.

— Comment savez-vous ? …

— Permettez… Ces sommes, dont vous faites tant de bruit, ne complètent pas, additionnées, le contingent que vous étiez chargé de me remettre par Sa Majesté Impériale.

— Qu’est-ce à dire, monsieur ? …

— Vous êtes mon débiteur d’environ trois cent mille roubles, milord.

Le prince ouvrit la bouche et regarda Rio-Santo avec de grands yeux ébahis.

— De trois cents à trois cent cinquante mille, acheva tranquillement ce dernier ; — j’ai les bordereaux dans ma caisse… Je suis sûr que Votre Grâce aura le bon goût de ne me point donner un démenti.

— Non, monsieur… non, sur ma parole ! dit le prince avec agitation ; — Sa Majesté m’avait, en effet, chargé… C’est une chose incroyable ! Soyez persuadé que mon intention… Mais, par le nom de l’empereur, vous avez donc un ambassadeur à Saint-Pétersbourg, monsieur ?

Rio-Santo s’inclina gracieusement, en signe d’affirmation.

— Comme vous voyez, milord, dit-il, nous traitons de puissance à puissance : savoir, Votre Grâce avec moi ; mon envoyé avec votre maître.

— Il y a de la diablerie là-dedans, murmura le Tartare… En tout cas, monsieur le marquis, ajouta-t-il avec une certaine courtoisie, je vous dois des excuses… Je savais que le czar estimait votre haut mérite, mais j’ignorais…

— Laissons cela, milord.

— Quant aux trois cent cinquante mille roubles…

— Laissons cela encore… Je veux que Votre Grâce sache, afin d’être une bonne fois pour toutes fixée sur mon compte, que l’or de la Russie ne forme qu’une bien faible part de mes ressources… Et si vous aviez besoin, milord, pour le service de votre maître, de quelques avances… deux ou trois millions de francs… le double… ou même davantage, je vous prierais de me regarder comme étant très fort à votre disposition.

Rio-Santo dit cela d’un ton simple et sérieux qui ne permettait pas l’ombre d’un doute sur la sincérité de ses paroles.

Le prince, abasourdi de cette offre royale, quitta la posture cavalière qu’il avait prise sur l’ottomane et mit ses pieds en dehors pour cacher ses éperons.