Les Mystères de Londres/2/05

La bibliothèque libre.
Au Comptoir des imprimeurs unis (4p. 125-157).


V


BELGRAVE-SQUARE.


Derrière les nobles jardins du palais de Buckingham, loin, bien loin de ces quartiers populeux où le commerce entasse ses servants faméliques, s’étend un square vaste et régulièrement dessiné, dont le parc intérieur n’affecte point cette forme ronde ou ovale qui jure si étrangement dans tout le reste de Londres avec les enclos de maisons tirés au cordeau parallélogrammatique.

Les constructions qui environnent ce beau tapis de verdure sont autant de palais. On ose à peine s’y loger quand on n’est que pair d’Angleterre. C’est là que les princes étrangers, venant visiter Londres, plantent leur tente, et l’un de ces fiers édifices eut dernièrement pour habitant le descendant de vingt rois.

Cette place a nom Belgrave-Square.

Don José-Maria Tellès de Alarcon, marquis de Rio-Santo, occupait de tous ces palais le plus grand, le plus brillant, le plus magnifique, celui qui s’élève au nord du square, entre la place et la rue : qui porte le même nom, devant le passage conduisant à Pembroke-Street.

Le luxe de cette aristocratique demeure était devenu proverbial ; les plus somptueuses habitations du West-End lui cédaient le pas, et il fallait que la noblesse anglaise, si riche, si vaniteuse, si passionnée pour ce renom que donne dans le Royaume-Uni l’exagération d’un luxe poussé jusqu’à la folie, courbât le front devant le faste babylonien étalé par un étranger.

Rio-Santo, dont le goût artistique et capricieux ne pouvait point s’accommoder des bourgeois aménagements de l’architecture anglaise, laquelle n’a qu’un seul plan pour tout édifice, qu’il soit basse-cour, palais ou chapelle, avait bouleversé comme à plaisir tout l’intérieur de sa maison. Chez lui, on voyait de larges escaliers de marbre comme en Italie, et non point de ces raides échelles cirées et recouvertes d’un maigre tapis que les lords semblent avoir empruntées aux magasins cossus de Fleet-Street. L’ornementation intérieure affectait ce style large et harmonieux qu’on admire à Paris ou à Gênes, et qui semble inconnu chez nous, où le comfortable étoufferait les inspirations du beau, lors même que le protestantisme n’étendrait pas sur toutes choses extérieures le lourd et stupide niveau de son hypocrisie puritaine.

Qui n’a gémi parfois du plus profond de son cœur, en voyant cette ignoble menuiserie qu’un pasteur rougeaud et frileux fit élever, quelque jour d’hiver, au centre même de la nef royale de Westminster ! Londres avait là un de ces joyaux sans prix dont tout un peuple tire orgueil. L’Anglais, pour qui la vanité est si douce chose, pouvait dresser la tête et se complaire en lui, lorsque son regard enfilait ces longues voûtes étendues au dessus de tant de merveilles.

Oh ! c’était vraiment beau, et digne, et splendide, — mais il y faisait froid. L’église, trop petite autrefois pour la foule des catholiques, devenait bien grande pour le demi-cent d’épiscopaux qui viennent là, deux fois par semaine, nasiller des psaumes en famille. Les vieux vitraux des fenêtres ogives donnaient passage, à travers leurs plombages séculaires, à de terribles vents coulis. Les dalles humides pénétraient le cuir des socques des ladies et jusqu’à la double semelle en siège des dévots gentlemen.

C’était odieux.

Hélas ! on a remplacé les trois quarts des vitraux par de petites losanges de verre blanc admirablement équarries ! au milieu de la nef s’élève une baraque de bois marron, immense armoire qui peut garantir du froid le ministre et son troupeau poitrinaire, mais qui rompt toute harmonie, et semble un blasphème prémédité contre l’art.

N’est-ce pas là l’histoire de ce fat castillan qui, possesseur indigne de la glorieuse épée du Cid, la raccourcit d’un pied pour l’adapter à sa taille ? Et n’aurait-on pu trouver dans Londres, pour bâtir cette cabane en planches, un lieu plus convenable que cet illustre Westminster, sépulture de tant de rois !

Mais il fallait qu’il en fût ainsi. Nos aises brutales et notre religion dominante le demandaient impérieusement. Le protestantisme hait tout ce qui est pompeux et noble ; il raille les traditions, dédaigne la poésie et se plaît seulement entre quatre murs vernis, près d’un poêle brûlant qu’entourent des banquettes rembourrées.

Nous avons cité l’abbaye de Westminster, parce que le sacrilège artistique atteint là des proportions si effrontées, qu’il n’y a pas besoin de donner un autre exemple. À cette citation, nous eussions pu en ajouter mille autres et prendre pour ainsi dire Londres en masse pour lui faire son procès de lèse-poésie.

On doit penser que Rio-Santo, avec ses instincts choisis et sa passion pour le beau, ne pouvait point suivre la mode anglaise. Alcibiade, dit l’histoire, se transformait instantanément et prenait en un jour les mœurs de chaque pays qu’il parcourait. Ceci ne fait point l’éloge d’Alcibiade. Il vaut mieux, à coup sûr, imposer le beau que de s’affubler complaisamment du laid.

Au rez-de-chaussée de la maison du marquis, trois superbes salons, séparés seulement par des portes battantes, s’alignaient sur Belgrave-Square. Derrière les salons, une série d’appartements d’apparat régnait au dessus des cuisines et touchait aux écuries, vastes constructions donnant sur Belgrave-Street. Au premier étage se trouvaient les appartements privés du marquis. On parlait bien vaguement de leur féerique élégance, mais personne ne pouvait fournir là-dessus des détails fort précis, puisque, à Londres, l’œil du visiteur s’arrête au mur du salon comme devant une infranchissable barrière. Les amis seuls, et nous parlons de ces amis dont une longue intimité a fait des frères, peuvent pénétrer parfois au delà.

C’était dans ce palais de Belgrave-Square que le marquis de Rio-Santo recevait tout ce que Londres renfermait d’éminent en quelque genre que ce fût. Les hauts fonctionnaires de l’état ne dédaignaient point de le visiter et nul n’ignorait qu’il entretenait un commerce fort suivi avec les ambassadeurs des grandes puissances. Ceci ne contribuait pas peu à entretenir l’opinion que sa présence à Londres avait un but politique.

Si ce but existait, on devait avouer du reste qu’il était bien soigneusement et habilement mis sous le voile. La vie de Rio-Santo était si complètement remplie par ces choses du monde que les uns disent frivoles et que les autres placent au dessus des plus sérieuses, qu’il devait sembler impossible pour lui de trouver le temps nécessaire à de graves travaux. Il brillait trop et trop constamment au dehors, pour avoir le loisir d’agir derrière la toile.

Ce n’est pas un métier de fainéant que le métier de lion. Il faut trôner du matin au soir et tenir ferme le sceptre de peur qu’une des mille mains gantée de frais, qui applaudissent sous le pavois, ne le ramasse à son profit. Le fashion ressemble à ces diètes de la vieille Pologne où le plus mince gentilhomme avait son vote et son sabre au côté pour soutenir son vote. Chaque gentleman sachant nouer comme il faut une cravate, connaissant le turf, n’ignorant pas le ring, et susceptible de perdre un millier de guinées à New-Market en pariant pour lady Waterloo, sultan Mahmoud ou Child-of-the-Foundered, a droit à la cravache souveraine. Malheur au monarque régnant qui s’endort sur ses étriers : le fashion est un coursier rétif, et il ne lui faut pas même trois jours d’été, comme à nos bons voisins de France, pour opérer une révolution.

On pensait donc que Rio-Santo pouvait avoir une mission politique, mais on pensait aussi qu’il la négligeait fort, ce qui ajoutait une coudée ou deux à son piédestal. Qu’y a-t-il, en effet, de plus réellement fashionnable que d’avoir en main de graves intérêts et de ne s’en point occuper ?

Il était huit heures du soir environ. Aucune lumière ne brillait dans les trois grands salons de Irish-House (c’était le nom que Rio-Santo avait donné, on ne savait pourquoi, à son palais). La porte d’entrée, au seuil de laquelle se tenaient d’ordinaire deux grooms de six pieds en grande livrée, était close. Le maître n’était point à la maison.

Dans l’un des appartements situés sur le derrière et qu’éclairait doucement une lampe recouverte d’un globe de verre dépoli, un jeune homme était assis ou plutôt demi-couché sur le velours bleu d’une ottomane et jouait avec les longues soies d’un magnifique chien de race.

Au milieu de la chambre se tenait debout l’aveugle Tyrrel.

— Comment trouvez-vous Lovely ? sir Edmund, demanda tout-à-coup le jeune homme.

Lovely était le nom du chien de race.

— Je trouve la question impertinente, signor Angelo Bembo, répondit l’aveugle ; — ne connaissez-vous pas mon infirmité ?

— C’est juste, sir Edmund, c’est juste, murmura Bembo, dont l’insoucieux et beau visage exprima une nuance de raillerie ; — votre infirmité est connue. C’est la plus belle plume de votre aile, et je suis sûr que vous ne la troqueriez pas contre mille livres sterling.

— Si fait ! dit sèchement Tyrrel.

— En vérité ?… Au fait, il vous resterait la ressource de vous faire sourd… cela peut servir… À bas, Lovely !… Du diable si cette fille que vous avez déterrée je ne sais où n’est pas la plus belle créature qu’on puisse voir, sir Edmund.

— Vous trouvez, signore ?

— Oui, de par Dieu ! sir Edmund… ne froncez pas le sourcil… je n’ai sur elle aucune prétention… fût-elle plus belle encore… et c’est difficile, !… Du moment qu’elle a quelque rapport avec vous, elle devient pour moi aussi vénérable qu’une centenaire… Je vous estime fort tous, tant que vous êtes, voyez-vous, mais je ne vous aime pas.

— C’est pour nous un grand malheur, signore.

Le cavalier Angelo Bembo s’inclina.

— Je ne vous aime pas, reprit-il, et sans don José, pour qui je me ferais tuer mille fois, il y aurait long-temps que j’aurais envoyé votre association à tous les diables !

— Ce serait pour nous une grande perte, signore, dit encore Tyrrel avec froideur.

— Grande ou non, il en serait ainsi, monsieur… Il y a parmi vous une douzaine de figures qui m’agacent les nerfs… la vôtre d’abord, sir Edmund… Ne vous fâchez plus, je vous supplie… Ensuite celle de ce docteur Moore qui a l’air d’un vampire, sur mon honneur !… Ensuite, celle de ce froid fanfaron de major Borougham… Un véritable Anglais, celui-là ! enfin, pour ne pas faire la liste trop longue, celle du prétendu docteur Muller, — tont ché futrais foir le tiplôme, tarteifle !

— Il faut le lui demander, signore ; on dit qu’il coupe la balle d’un pistolet à vingt pas, sur la lame d’un rasoir.

— C’est adroit… Pour en revenir, je ne vaux pas mieux que vous, peut-être, et c’est une chose terrible à se dire, monsieur !… Mais au moins je passe mon temps à m’étourdir, et puis, je ne suis pas un homme, moi…

— Signore, interrompit Tyrrel, je pouvais penser cela, mais non pas le dire.

— Vengez-vous, sir Edmund, je vous en ai donné sujet… Je suis, pour continuer ma pensée, un pauvre esclave ; je me suis donné sans réserve…

— On m’avait dit vendu, signore.

Angelo se leva brusquement et repoussa Lovely du pied.

— Donné, monsieur, donné ! s’écria-t-il. Je suis gentilhomme, moi, entendez-vous, et si j’ai mis ma volonté au service d’une volonté plus haute et plus forte, ce n’a pas été pour de l’or.

— Le bruit public peut se tromper, signore, dit Tyrrel avec une vindicative ironie.

— Le bruit public, dites-vous ?… Ah ! c’est que vous me toisez à votre aune, messieurs !… c’est que vous me croyez votre semblable et que vous ne voyez en don José, mon ami, — mon maître, je l’avoue avec orgueil, — vous ne voyez en lui que le côté qu’il vous montre, à vous, vils instruments de ses desseins… Si vous saviez…

— Quoi ? demanda Tyrrel en s’approchant avidement.

Angelo se mordit la lèvre jusqu’au sang.

— À bas, Lovely ! grommela-t-il en rougissant ; — que diable, maître Tyrrel ou sir Edmund, ne me regardez pas ainsi ; vous ne verrez rien puisque vous êtes aveugle !… Que voulez-vous ?… si vous ne m’aviez pas interrompu, — ce dont je vous remercie, monsieur, — j’allais dire quelque sottise.

— Le marquis a donc des desseins que nous ne connaissons pas ? prononça sourdement l’aveugle.

— Ai-je dit cela ?… C’est bien possible… Ce qu’il y a de certain, c’est que ces desseins me sont inconnus comme à vous… Don José m’aime, mais je ne suis pas son confident, et j’en remercie Dieu, car j’ai la langue légère… Tout ce que je sais, c’est que son cœur est grand, son intelligence forte et sa volonté indomptable… La réunion de ces trois choses s’appelle le génie, sir Edmund, et, avec du génie, on ne se borne pas à pêcher en eau trouble comme vous, quoiqu’on doive reconnaître que vous mettez la main sur de jolis poissons parfois… Comment se nomme cette belle fille, s’il vous plaît ?

— Susannah, signore.

— Et qu’en comptez-vous faire ?

— C’est une question.

L’aveugle se prit à parcourir la chambre de long en large et parut bientôt absorbé dans ses réflexions.

Le cavalier Angelo Bembo le suivait d’un regard boudeur et chagrin.

— Qu’avais-je besoin de parler à cet homme ! murmura-t-il enfin avec humeur ; — un mot de plus, et je trahissais un secret qui n’est pas le mien… un secret qu’on ne m’a pas confié, que j’ai deviné par hasard et que ma pauvre cervelle est trop étroite pour contenir !… Peut-être en ai-je trop dit.

Angelo pouvait avoir vingt-deux ans. C’était un de ces beaux enfants au profil grec, que les peintres d’Italie allaient chercher jadis au delà des mers, dans les îles méditerranéennes, pour les jeter sur la toile avec des noms de dieux ou de héros mythologiques. Il y avait dans le regard de ses grands yeux noirs, perçants et doux à la fois, une vive intelligence et l’annonce d’un téméraire courage ; mais l’ensemble de ses traits, quelque parfait qu’il fût dans son harmonie, laissait percer une sorte d’irritabilité féminine et aussi de capricieuse faiblesse, mêlée à l’insouciance d’un enfant. Angelo devait être dans un bal un charmant cavalier, sur le terrain un fougueux adversaire ; mais là où il fallait montrer de la force d’âme, de la prudence et de la longanimité virile, Angelo devait perdre son avantage.

Il était natif de Malte, où ses pères, Vénitiens d’origine, avaient tenu un fort grand état autrefois. La conquête anglaise avait ruiné sa famille, dont la chute avait commencé lors du passage du général Bonaparte allant conquérir l’Égypte.

Les Bembo avaient été obligés de quitter Malte par suite des vexations exercées contre eux par les agents de la colonisation anglaise, et Angelo, privé de ses parents presque au sortir de l’enfance, s’était trouvé jeté dans la vie sans fortune et sans appui.

Il commença gaillardement son tour d’Europe, comme font ces bandes d’Italiens qui, chassés par l’étouffante pression de la tyrannie étrangère, fuient leur patrie où ils ne trouvent plus que l’Autriche, et se lancent, les yeux fermés, dans la chanceuse existence de l’aventurier. — À Paris comme à Londres, Rio-Santo avait d’innombrables et mystérieuses relations dont les rameaux divers s’étendaient bien au delà des frontières de France. Il serait prématuré de donner actuellement au lecteur la clé de ces gigantesques manœuvres, combinées depuis si long-temps et gardant toujours depuis lors dans leurs divers rouages le jeu et l’activité du premier essai. Trop de bizarres événements nous séparent des péripéties finales, pour qu’il nous soit permis de risquer déjà une indiscrétion, si petite qu’elle pût être.

Le jeune Italien fut présenté à Rio-Santo, qui se prit pour lui d’un intérêt presque subit en écoutant le récit des persécutions qu’avait subies sa famille de la part de l’Angleterre. Angelo resta désormais auprès du marquis et le suivit lorsque ce dernier passa à Londres.

Là, ils se séparèrent en apparence. Angelo reprit pour le monde sa qualité de jeune gentilhomme italien et sa position indépendante. Son rôle fut de grossir le nombre des admirateurs désintéressés de Rio-Santo et d’augmenter ainsi son prestige. Nous l’avons vu dans l’exercice de ces fonctions au bal de Trevor-House.

Mais il avait toujours ses entrées privées au palais de Belgrave-Square. Rio-Santo l’aimait véritablement, et Angelo répondait à cette amitié par un dévoûment sans limites.

Tyrrel continuait de se promener. Angelo avait repris sa sérénité et souriait à quelque pensée d’amour sans doute, tandis que ses doigts blancs et effilés jouaient avec distraction sous les longues soies de Lovely.

Tout-à-coup le beau chien se dressa sur ses quatre pattes et poussa un hurlement joyeux. Puis il bondit vers l’une des portes de l’appartement qui s’ouvrit au même instant.

Rio-Santo entra, suivi du docteur Moore.

Il était pâle et semblait rendu de fatigue. Un large cercle bleu cernait ses yeux éteints.

— Bien, Lovely, bien ! dit-il en repoussant le chien qui, peu habitué à ce traitement indifférent, se réfugia, triste, au pied de l’ottomane. — Bonsoir, Ange.

Il lui serra la main et l’attira tout contre lui.

— Allez prendre l’argent qui se trouve dans ma voiture, dit-il à voix basse ; — il y a dix mille livres sterling… Cela vient de la maison de Cornhill… Vous les porterez dans ma caisse.

Angelo salua et sortit.

— Qu’y a-t-il, sir Edmund ? demanda le marquis ensuite ; — docteur, je vous prie de m’excuser ; veuillez vous asseoir : je suis à vous.

— Je viens savoir, répondit l’aveugle, si mon invention a été suivie de succès.

— Vous êtes un homme habile, sir Edmund, répliqua froidement Rio-Santo. Tout a réussi, et vous avez gagné aujourd’hui cent guinées que mon trésorier tient à votre disposition.

— Milord ! commença l’aveugle en s’inclinant.

Est-ce tout ? interrompit le marquis.

— Ce n’est pas tout, milord. J’avais à vous parler de cette jeune juive, Susannah.

— Susannah ! interrompit encore le marquis, mais cette fois avec douceur et comme si ce nom eût chatouillé agréablement son oreille.

L’aveugle ne put retenir un sourire qu’il fit disparaître bientôt, comme s’il eût deviné le hautain regard que lui lança Rio-Santo.

— Parlez, reprit ce dernier en se jetant avec fatigue sur l’ottomane.

Tyrrel demeura debout et poursuivit :

— Cette jeune fille, milord, est belle, comme vous l’avez pu voir, et admirablement propre à soutenir le rôle qui lui sera confié. Mais elle aime, et je crains…

— Qui aime-t-elle ? interrompit vivement le marquis.

— Ce fou de Brian de Lancester, répondit Tyrrel.

— Brian !… c’est un de nos instruments, murmura le marquis, trop bas pour que Tyrrel pût l’entendre, malgré toute sa bonne envie ; — et parmi ces défauts que milords et miladies laissent en héritage à leurs enfants, il a gardé du moins un noble cœur… Je suis content qu’elle aime Brian de Lancester, sir Edmund.

— Vrai, milord ! riposta l’aveugle. — En ce cas, je ne puis qu’être satisfait moi-même. Mais c’est une étrange fille…

— C’est une admirable enfant ! dit Rio-Santo avec mélancolie.

— Adorable à coup sûr, milord, puisque Votre Seigneurie le juge ainsi ; — mais elle ne ressemble point aux autres femmes. La crainte n’a sur elle aucun empire, et j’ai peur que quelques indiscrétions…

— Elle l’aime donc bien, sir Edmund ?…

— D’un amour ardent et passionné, milord… Je dirais d’un amour sublime, si je ne détestais les grands mots que les poètes ont rendus ridicules.

— Vous êtes sévère, sir Edmund, — et ce Brian est bien heureux !

L’aveugle réprima un sourire, et Rio-Santo reprit après quelques secondes de silence :

— Le moment approche, sir Edmund, où tous ceux qui m’auront servi seront récompensés au delà de leur espoir et à l’abri de toute inquiétude… Veillez sur Susannah, car il est vrai qu’une indiscrétion pourrait, sinon tout perdre, du moins remettre le succès en question, mais ne la séparez point de Brian… Cette jeune fille a su m’intéresser, sir Edmund, ne l’oubliez pas et agissez en conséquence.

Il cessa de parler. L’aveugle s’inclina profondément et sortit.

Rio-Santo resta seul avec le docteur Moore.