Les Mystères de Londres/2/10

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Au Comptoir des imprimeurs unis (4p. 291-323).


X


SENTINELLE ENDORMIE.


Brian de Lancester et Susannah s’entretenaient ainsi, oublieux du reste du monde ; Susannah ne songeait même plus à cet espionnage occulte, incessant, qui l’entourait de toutes parts.

Ceci n’empêchait point l’espionnage d’aller son train.

Derrière le vitrage noirci du cabinet obscur où nous ayons vu naguère l’aveugle Tyrrel interrompre brusquement le premier tête-à-tête de Brian et de la princesse, madame la duchesse douairière de Gêvres, confortablement emmitouflée dans sa douillette de satin et les pieds réchauffés par la fourrure d’une chancelière, écoutait et regardait.

La position de Susannah n’était plus, vis-à-vis de Tyrrel et de la petite Française, tout-à-fait la même que lors de son arrivée dans la maison de Wimpole-Street ; elle était toujours surveillée, mais la déférence et les respects avaient redoublé autour d’elle, et ces vagues menaces à l’aide desquelles on essayait autrefois de l’effrayer avaient pris fin. Ceci était le résultat des recommandations du marquis de Rio-Santo. Le marquis avait paru vouloir la prendre sous sa protection. Quels que fussent les motifs de cette bienveillance, et Tyrrel non plus que la petite Française n’étaient point gens à se faire scrupule de supposer le mal plutôt que le bien, le marquis avait passé, cela suffisait.

De son poste d’observation, où elle se rendait, du reste, dès que Brian ou même la comtesse de Derby franchissait le seuil de la maison, madame la duchesse douairière de Gêvres n’avait pas perdu un mot du romanesque récit de Lancester.

Elle avait bien ri, l’honnête vieille, dans le capuchon ouaté de sa douillette ; elle avait ri d’excellent cœur aux dépens de Brian.

— L’eccentric man s’est fait troubadour ! se disait-elle ; — il est encore plus amusant comme cela qu’autrefois… Si ce coquin de Tyrrel, — la langue me brûle chaque fois qu’il me faut l’appeler milord ! — si ce coquin de Tyrrel était ici, nous pourrions causer un peu… Mais il paraît qu’il y a une grandissime affaire en train… Je saurai ce qui en est avant ce soir… Tyrrel lui-même n’est pas si fin qu’on ne puisse le faire parler en s’y prenant comme il faut.

Malgré les jouissances de sa curiosité satisfaite et les petits monologues à l’aide desquels madame la duchesse de Gêvres abrégeait le temps de sa faction, elle commençait à s’ennuyer singulièrement dans son cabinet noir, et bâillait à se démettre la mâchoire. Elle était doucement assise ou plutôt à demi couchée dans une bonne bergère ; ses pieds étaient chauds, la nuit l’enveloppait et pesait sur ses yeux. Ajoutez à cela l’ennui. — On dormirait à moins, surtout lorsqu’on a le ferme vouloir de ne point s’endormir.

Madame la duchesse de Gêvres s’endormit. Ce ne fut vraiment pas sa faute. D’abord elle ferma les yeux, parce que, pensa-t-elle, pour entendre il suffit des oreilles. Assurément, madame la duchesse douairière de Gêvres avait raison en ceci. Une fois ses yeux fermés, elle suivit quelques minutes encore la conversation des deux amants, puis les mots tourbillonnèrent confus autour de ses oreilles. Ce fut un moment pénible, mais enfin madame la duchesse prit le dessus et s’endormit profondément pour rêver qu’elle était aux écoutes.

Dès lors sa conscience fut tranquille.

Ceci arriva au moment où Brian s’attristait à la pensée de partager avec autrui les souvenirs de Susannah ; de sorte que la petite Française n’entendit point la charmante réponse de sa prétendue nièce.

Elle perdit, ma foi, bien autre chose.

— Quoi ! c’était moi, milady ? s’écria Brian avec ravissement ; — ce souvenir dont j’étais si jaloux venait de moi !… Mais est-ce possible ! se reprit-il tout-à-coup en attachant sur Susannah un regard de doute ; — vous venez d’arriver en Angleterre, et je ne suis jamais allé en France, madame.

Susannah devint pâle, et sa bouche s’ouvrit pour répondre, mais elle ne prononça pas une parole.

— Pour garder souvenir de quelqu’un, continua Brian avec cette naïveté d’expression qui est le propre du langage passionné, — il faut l’avoir vu, le connaître…

— Oh ! milord, je vous connaissais ! murmura Susannah.

— D’où me connaissiez-vous, madame ?

Certes, la question était naturelle. Pourtant Susannah n’y pouvait point répondre sans dévoiler sa vie entière, et que de choses devaient la détourner de cette révélation.

Elle retournait entre ses doigts, sans savoir, le médaillon d’or, qui était de forme antique, et portait sur son couvercle supérieur les traces d’un grattage opéré sans soin par une main malhabile. Sous le grattage on apercevait encore quelques traits de la gravure primitive, et Brian, la première fois qu’il avait vu le médaillon, avait cru reconnaître les contours d’un écusson de forme anglaise avec deux aigles couronnés pour supports.

Ces supports étaient ceux des armoiries de Lancester.

Mais rien de commun en blason comme cette similitude de supports. Brian, versé jusqu’à un certain point, comme tout nobleman, dans la pratique héraldique, n’avait tiré aucune conséquence de ce rapport fortuit sans aucun doute. Seulement, il avait remarqué les débris d’une couronne de comte, aussi de forme anglaise[1], qui timbrait l’écusson.

Au reste, ces détails insignifiants n’étaient point restés dans sa mémoire.

L’embarras de Susannah était si visible et si voisin de la détresse que Brian ne put manquer de concevoir des soupçons. Ce fut de la glace jetée sur un feu ardent. Brian eut au fond du cœur un frémissement, puis il se sentit froid. Il redevint l’homme de naguère, l’Anglais tout enveloppé de flegme.

— Madame, dit-il, chacun a ses secrets et je ne me reconnais nul droit à pénétrer les vôtres… Vous daignez me dire que vous m’aimez, c’est beaucoup… c’est trop assurément, eu égard à ce que je mérite, et je vous prie d’excuser les indiscrètes questions…

— Brian !… Brian !… ne parlez pas ainsi ! interrompit Susannah d’une voix navrée.

— Les indiscrètes questions, poursuivit froidement Lancester, que rien ne m’autorisait à vous adresser.

— Milord, dit Susannah en se levant pâle et hautaine, — ne raillez plus. Je ne mérite pas votre raillerie et je ne saurais pas la supporter… Il y a un grand danger suspendu sur nos têtes…

— Je ne vous comprends pas, madame la princesse…

— Je ne suis pas princesse, milord… Il faut que vous m’écoutiez maintenant !… Si j’avais été princesse, je serais déjà votre femme ; si j’avais été princesse, et riche et puissante, comme vous et le monde avez pu le croire, il y a long-temps que ma noblesse et ma fortune seraient à vos pieds.

Brian la regardait, confondu. — La voix de Susannah, jusque-là contenue, éclata tout-à-coup sonore et pleine d’un accent provocateur.

— Écoutez ! écoutez ! reprit-elle avec violence ; — écoutez et ne m’accusez pas des malheurs qui vont fondre sur nous !… Je ne suis pas princesse, vous dis-je ; je suis un instrument aveugle entre des mains puissantes… Je suis Susannah, milord, la fille d’Ismaïl Spencer, le juif, — qui fut pendu l’automne dernier devant Newgate.

Brian recula de trois pas.

— Ismaïl Spencer ! murmura-t-il, — L’usurier Ismaïl !

— Ismaïl le faussaire, milord, Ismaïl le voleur !

La voix de Susannah se brisait. Néanmoins, elle prononça ces derniers mots avec éclat et de ce ton arrogant que prend un vaillant prisonnier de guerre pour commander le feu qui doit le mettre à mort. Puis elle promena autour d’elle son regard effaré, comme si elle se fût attendue à une catastrophe inévitable.

Un silence profond se fit. — Susannah retomba épuisée sur son fauteuil.

Brian, l’œil hagard et la pâleur au front, la regardait comme s’il eût cru faire un horrible rêve.

— Rien ! dit enfin Susannah après quelques secondes de silence ; — ils ne m’ordonnent pas de me taire… Ils ne m’ont pas entendue !

Brian semblait être devenu de marbre.

— Oh ! milord ! milord ! cria la belle fille en s’élançant vers lui, — je vais pouvoir vous ouvrir mon âme sans crainte d’appeler sur vous la mort ou le malheur… Vous ne savez pas ; ils m’avaient dit : — Si tu parles, chacune de tes paroles retombera sur la tête de Brian de Lancester… et je me taisais, milord… Et moi qui repoussais l’offre de votre main parce que je me savais indigne de vous, je vous laissais croire…

— Êtes-vous indigne de moi, Susannah ? demanda tout-à-coup Brian d’une voix grave et profonde ; répondez, répondez vite, madame. Il faut qu’à cette heure je vous demande pardon à genoux ou que je vous dise adieu pour jamais.

Susannah demeura sans réponse encore durant une minute. L’instant était solennel pour la pauvre fille. Elle sentait à son angoisse que son avenir, son amour et tous ces espoirs de bonheur si chèrement caressés depuis quelques jours étaient en péril et dépendaient d’un mot. Mais son expérience d’une semaine ne lui en avait point appris assez pour qu’elle pût aller d’un coup d’œil au fond de la question de Lancester. Elle hésitait parce qu’elle ne savait pas, et que, même au prix de son bonheur, elle n’eût point voulu tromper Brian.

— Répondez ! dit encore ce dernier avec plus de sévérité.

— Milord, prononça bien bas la belle fille, — je suis pauvre, et mon père a été pendu.

Puis elle releva la tête et regarda son juge.

Lancester s’appuya sur la table du piano et pressa son front entre ses doigts.

— Que croire, mon Dieu ! que croire ! murmura-t-il ; — Susannah ! s’écria-t-il ensuite avec passion, tandis que tout son sang se précipitait à sa joue, — je vous aime encore… je vous aime davantage… Oh ! ne me trompez pas par votre silence… Dites-moi, — par pitié, madame ! — dites-moi ce que vous êtes… Ne me parlez plus de misère : je suis pauvre aussi… Ne me parlez plus de votre père : que m’importe votre père !… Vous, c’est vous que je veux connaître. Qu’êtes-vous ? Pourquoi ce faux titre ? D’où vous viennent ces parures qui vous font si belle ? De quel droit habitez-vous ces appartements somptueux ?… Pourquoi n’avez-vous pas besoin de mon aide ?

— Je le voudrais, Brian. Au prix de mon sang, je voudrais être à vous et vous tout devoir, dit Susannah dont un rayon d’espoir éclaira le front désolé ; mais que vous dire, mon Dieu !… J’ai peur de ne vous point comprendre… Je ne sais rien de ce que savent les autres femmes… Me voilà qui espère, pauvre folle que je suis, parce que je vois de l’amour dans votre courroux… Mais vos questions m’épouvantent… Tout ce que je puis répondre, Brian, c’est que je n’aime que vous et que jamais je n’ai aimé que vous !

Brian était tiraillé en sens contraires par le doute et l’émotion. Le noble visage de Susannah disait ce que n’exprimait point sa parole malhabile, — mais trop de témoignages l’accusaient. Brian eut honte de ce qu’il appelait sa faiblesse.

— Madame, dit-il d’une voix lente, pénible et comme si chaque mot prononcé lui eût déchiré le cœur ; — on n’aime pas deux fois ainsi et jamais je ne donnerai comme à vous ma vie à une autre femme… Vous croire coupable est la plus amère souffrance que je puisse endurer en ce monde… J’ai douté, je vous ai interrogée lorsqu’un autre vous aurait repoussée avec mépris…

— Mon Dieu ! mon Dieu ! murmura la belle fille qui se sentait défaillir.

Lancester eut pitié, il continua pourtant.

— Lorsqu’il vous suffisait d’un mot…

— Mais ce mot, je l’ignore ! Brian, interrompit Susannah dont les grands yeux se mouillèrent de larmes brûlantes. — Ne me condamnez pas ainsi, je vous en prie, au nom de votre mère !… car vous avez une mère, vous !… Si je me suis laissé appeler d’un nom qui n’est pas le mien, si j’ai souscrit un engagement ténébreux et dont la portée m’est encore inconnue, c’était pour vivre… et si je voulais vivre, Brian, moi que le tentateur a surprise penchée au dessus de la mort, c’était pour vous !

Brian ne comprenait pas, mais cette voix, mais ces larmes lui allaient à l’âme, et il était à demi convaincu.

— Écoutez, reprit tout-à-coup Susannah, dont le regard humide étincela au feu d’une inspiration soudaine ; — Je ne suis pas indigne de vous, Brian !

— Vrai ! dites-vous vrai ? s’écria celui-ci en faisant un pas vers elle.

La pauvre fille croyait avoir trouvé un talisman. — Cette nouvelle question lui rendit toute sa tristesse.

— Vous doutez encore ! soupira-t-elle avec abattement ; — je ne puis pas trouver le mot qui vous ferait me croire, milord.

C’étaient ces réponses étranges et dépourvues de signification convenue qui rejetaient sans cesse Brian hors de la confiance où il avait un si ardent désir de rentrer. Une situation comme celle de Susannah ne se devine pas. Il faut être femme pour descendre au fond de ces mystères qui sortent si énergiquement des rainures où glisse uniformément la vie de chacun dans nos sociétés modernes. Un homme, — fût-il un eccentric man, — passe vingt fois auprès de ces existences exceptionnelles sans y découvrir autre chose que le parfum d’étrangeté qui s’en dégage à l’extérieur et qui est un charme pour tous. Peut-être était-ce cette nuance bizarre qui avait déterminé dès l’origine la subite passion de Brian ; mais il ne s’en souvenait plus et s’obstinait à jauger sa maîtresse à l’aide de la commune mesure.

Heureusement, son amour était robuste et son cœur trop neuf pour garder un parti-pris de sévérité. Aussitôt qu’il lui fut permis de douter, il espéra et Susannah se désolait encore que sa cause était déjà gagnée.

Car il ne s’agissait, entre elle et Brian, comme l’avait dit ce dernier, que d’elle-même et non point des malheurs de sa naissance. En Angleterre, beaucoup de personnes, et surtout les hardis pionniers de la mode, n’admettent point de vice originel. En cela nous ne pouvons les blâmer.

Certains même vont beaucoup plus loin, et l’on a vu des lords aller chercher leurs épouses légitimes, — les mères de leurs héritiers présomptifs, — dans des lieux qu’il ne nous plaît pas de nommer. Ceci peut être fort original, mais la seule chose qu’il soit permis de dire à notre sens en faveur de Leurs Seigneuries, c’est que des goûts et des couleurs il ne faut point discuter légèrement.

Dix minutes environ après les dernières paroles de Susannah, Brian de Lancester était assis auprès d’elle sur le sofa. Le front hautain de l’excentrique n’avait point repris encore peut-être cette expression de calme bonheur qui lui avait valu de la part de madame la duchesse de Gêvres la qualification de troubadour, mais on n’y voyait plus, en revanche, ces rides néfastes qui avaient tant désolé Susannah, et celle-ci avait maintenant sous ses belles larmes un sourire.

C’est que Susannah avait trouvé le fameux mot exigé par Brian, — le talisman ; — elle avait dit :

— Entre nous, il n’y a que le supplice de mon père, et la distance de la fille d’un juif à un gentilhomme.

Et Brian, suivant l’éternelle coutume des amants, avait passé d’une extrémité à l’autre. Il ne voulait plus d’explications, il les repoussait ; elles lui faisaient pitié.

Mais en ceci Susannah devait vaincre d’autant plus aisément que l’horreur des explications est un sentiment essentiellement passager. Rien d’obstiné au contraire comme le doute. Après la chaude générosité du premier élan, vient la réflexion froide : on ne combat plus, on écoute.

Et puis, Brian commençait à entrevoir sous l’ignorance désormais avérée de Susannah un mystère ; il voulait le pénétrer.

— J’ai appris bien des choses depuis que vous m’aimez, Brian, reprit la belle fille dont l’œil était humide encore, — mais je ne sais pas répondre encore à toutes les questions, — ni comprendre tous les soupçons, milord…

— Ne parlez plus ainsi, madame ! s’écria Lancester ; oubliez que je vous ai soupçonnée !… L’homme est faible et méchant, voyez-vous. Ceux qui se croient à l’abri des sots préjugés de la foule, ceux qui se targuent d’avoir un cœur noble et une raison pure de toute mondaine misère, sont des fanfarons pleins d’orgueil… Au premier choc, ils plient… J’aurais dû tomber à vos pieds lorsque vous m’avez dit : je ne suis pas princesse ; j’aurais dû vous remercier à genoux de me donner votre confiance avec votre amour, et d’avoir bravé, pour me répondre, le danger, — un danger que vous dites être terrible, — et qu’une main puissante tient suspendu sur votre tête… Ce péril, qu’il soit imaginaire ou réel, vous épouvantait…

— Pour vous, Brian, pour vous ! interrompit Susannah.

Lancester prit sa main qu’il appuya passionnément sur ses lèvres.

— Pour moi ! répéta-t-il — m’avez-vous pardonné, madame ?

Susannah ne lui répondit que par un regard où brillait son amour sans bornes.

— Ne savais-je pas que vous êtes pure ? reprit Brian avec colère contre soi-même ; — n’ai-je pas lu depuis huit jours dans votre cœur, qui est le plus haut, le plus parfait qui soit au monde ?… Ah ! quand je vous croyais princesse, j’étais soumis et tendre, et passionné, mon Dieu !… Et quand vous m’avez dit : je suis pauvre, je suis la fille d’un criminel, je suis devenu, moi, sévère, impérieux, cruel… j’ai menacé.

— Mais vous avez eu pitié aussi, interrompit doucement Susannah ; — et puis vous m’aimez, vous me le dites : qu’importe le reste ?

Brian voulut répondre ; elle mit un doigt sur sa bouche.

— Il faut nous hâter, dit-elle alors tout bas ; — n’avez-vous pas envie de savoir quel est ce danger dont vous parliez tout à l’heure ?

— J’ai besoin de connaître votre vie, répliqua Brian ; j’ai besoin de vous entendre parler de vous, pour savoir jusqu’à quel point je suis coupable.

— Pourquoi m’avoir interrompu tout à l’heure, alors ? reprit en souriant la belle fille : — je voulais tout vous dire… j’étais si joyeuse d’ouvrir mon âme entière à vos regards !… Au lieu de m’écouter, vous m’avez interrogée… vous m’avez demandé si j’étais digne de votre amour… Oh ! Brian, pouvais-je répondre ? moi qui ne crois pas qu’il y ait au monde une femme digne de vous !

Lancester devint triste et baissa la tête. Il se repentait de ses soupçons comme d’un crime. Certes, sur dix Anglais, sur dix hommes pris en n’importe quel pays, neuf pour le moins ne se seraient pas contentés des explications vagues de Susannah, en présence du mystère de sa position, et pourtant Brian se croyait coupable d’avoir douté. Sa froideur, désormais échauffée jusqu’à l’exaltation, mettait dans son amour une fleur de délicatesse qu’on ne trouve plus en nos mœurs prudentes et réfléchies. — Cet homme-là, d’ailleurs, devait faire toujours mieux ou plus mal qu’autrui, parce qu’il ne pouvait point faire comme autrui.

L’excentricité était sa nature, et non pas un manteau péniblement drapé, comme il arrive pour les trois quarts et demi des eccentric gentlemen.

— Hâtons-nous donc, reprit Susannah. L’espionnage qui m’obsède a momentanément cessé, car, si l’on nous avait écoutés, la vengeance des hommes qui me traitent en esclave ne se serait pas fait attendre si longtemps… Je vais vous dire ma vie d’abord, Brian, toute ma vie… Je vous dirai ensuite ce que je sais sur cette association puissante et mystérieuse dont le pouvoir nous enveloppe et pourrait nous briser.

Dans le cabinet noir, la petite Française dormait sous la chaude ouate de sa douillette de satin. — Elle rêvait toujours qu’elle veillait et que Brian contait à Susannah l’ingénieuse histoire de Robinson Crusoé, jeté par la tempête dans une île déserte.

Il y avait long-temps que la petite Française n’avait lu Robinson Crusoé, aussi écouta-t-elle avec beaucoup d’intérêt le récit de ses aventures.

Susannah se recueillit un instant et commença.

  1. La forme de l’écu, le timbre et surtout les couronnes de comte, vicomte et baron diffèrent quelque peu en Angleterre de celles usitées sur le continent.