Les Mystères de Londres/2/11

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Au Comptoir des imprimeurs unis (4p. 325-357).


XI


UN BAISER EN SONGE.


Il y avait dans la maison de mon père, dit Susannah, dans Goodman’s-Fields, un petit jardin où s’élevaient douze beaux arbres, — douze grands chênes, milord, comme ceux qu’on voit dans les parcs du roi. Il n’y avait que cela dans le jardin.

J’étais toute petite. — Du plus loin que je me souvienne, je me vois, jouant sur le gazon, au pied des grands arbres qui, plantés en rond, me cachaient les maisons environnantes et ne me laissaient apercevoir que le ciel gris de Londres et parfois le soleil, empourpré par le brouillard.

Je jouais seule, toujours seule. — Il y avait des jours où, à travers les carreaux de nos croisées, je regardais, en pleurant, les jeunes filles qui riaient et se poursuivaient gaîment sur la belle pelouse du square. Comme elles semblaient heureuses, ces jeunes filles ! leurs jolies joues roses souriaient toujours, et j’entendais derrière le grillage de ma prison leurs petits cris joyeux.

J’étais triste. — Une ou deux fois, dans ce temps, je me souviens d’avoir pleuré amèrement, en devinant les bonheurs de la liberté. Mais je me résignai bien vite. J’étais forte, milord, plus forte qu’à présent, et je me consolais en pensant que ces jeunes filles auraient bien voulu peut-être vivre dans les salons dorés de mon père.

Je ne sortais jamais. — Il n’y avait dans la maison que mon père, une presbytérienne, nommée Tempérance, qui s’enivrait du matin au soir, et un domestique nommé Roboam.

Roboam était muet.

Tempérance remplissait auprès de moi l’office de femme de chambre ou de bonne, si mieux vous aimez. Elle avait défense de me parler, et mon père la menaça un jour de la tuer sans miséricorde, parce que, dans son ivresse, elle m’avait adressé devant lui quelques mots bizarres et dont le sens obscur glissa sur ma jeune intelligence.

Mais les mots eux-mêmes sont restés dans ma mémoire, comme les moindres incidents de cette époque de mon enfance. Il s’agissait d’un lord méchant et cruel… d’un comte, je pense… qui avait abandonné sa fille, et d’une pauvre femme qui pleurait son enfant de l’autre côté de la Clyde.

Maintenant que j’y songe, c’étaient sans doute des vers pris au hasard dans quelque ballade écossaise.

Tempérance n’eut garde de recommencer. Mon père lui faisait peur ; chaque fois qu’elle l’apercevait, elle tremblait comme la feuille, et ses joues rougies par le gin devenaient pâles. C’était une grande fille aux membres masculins, à la physionomie hébétée. Son travail se bornait à m’habiller et à mettre en mouvement la balançoire où je me berçais durant des demi-journées entières sous les chênes du jardin.

Le reste du temps, elle buvait ou elle dormait. Je crois que c’était une créature sans fiel et capable d’une bonne action.

Roboam servait à table. Son mutisme n’était pas une infirmité de naissance, car il portait sur son visage ces traces d’une mutilation barbare, que j’ai pu remarquer plus tard en Orient, chez les malheureux dont se servent les musulmans je ne sais pourquoi, et les juifs pour leurs secrets sacrifices.

C’était, du reste, un véritable esclave. Mon père le battait. — Il a fait pendre mon père.

Vous connaissiez mon père, milord. Je vous ai vu souvent venir dans la maison de Goodman’s-Fields. — Mais vous y vîntes seulement bien des années après l’époque dont je vous parle. Ismaïl Spencer était alors un jeune homme. Je ne puis me souvenir de lui qu’avec un sentiment de terreur. Je crois voir encore ses yeux perçants attachés sur moi avec leur expression d’indéfinissable raillerie. Il ne m’aimait pas, bien qu’il me jetât parfois en passant un sourire, et que, depuis lors, il ait passé de longues heures à me conter les enivrantes délices des mœurs orientales, à m’enseigner que le devoir de la femme est de plaire, de séduire et d’obéir…

Moi, je l’aimais. J’aimais Tempérance aussi, et j’avais pitié du pauvre muet Roboam.

Mon père restait quelquefois trois ou quatre jours sans me voir. Ce n’était pas qu’il fût absent, mais il se tenait alors dans une autre partie de la maison où il ne m’était pas permis d’entrer. Je demeurais seule alors avec Tempérance et Roboam. Roboam sculptait de petits morceaux de bois dur dont j’appris la destination plus tard. Tempérance buvait du genièvre jusqu’à ce qu’elle tombât, inerte, sur le parquet.

Moi, je courais sous les grands arbres avec ma biche. — Je ne vous ai pas passé de ma biche, Brian, ma pauvre Corah, qui était si douce, si belle, et qui m’aimait tant ! mon père l’avait amenée dans notre petit jardin, et Roboam lui fit une cabane en planches. J’eus bien peur d’abord, mais Ismaïl me poussa près d’elle et Corah se coucha, si gracieuse, à mes pieds, que j’osai tendre ma petite main pour la toucher.

Corah lécha ma main. — C’était la première fois de ma vie que je recevais une caresse. Je fus heureuse plus que je ne l’avais été jamais. Je me jetai au cou de Corah dont j’embrassai la joue fauve avec transport.

Mon père se prit à rire. Ce rire me glaça.

— Ce sera désormais votre compagne, Suky, me dit-il ; elle ne sortira plus de ce jardin.

Je devins triste. D’où venait-elle cette charmante créature qu’on renfermait dans ma prison ? Elle semblait à l’étroit entre les murs du jardin, qu’elle parcourait en tous sens comme pour chercher une issue.

Sans doute hier encore elle était libre comme ces jeunes filles qui couraient joyeusement sur le gazon de Goodsman’s-Fields. Moi, du moins, je n’avais jamais été libre.

Mon père sortit du jardin, Corah revint se mettre à mes pieds. Je lui parlai comme si elle eût pu me comprendre ; — elle ne savait pas répondre, Brian, mais elle savait pleurer. Au moment où le soleil se cachait derrière les murailles du jardin, elle se dressa sur ses jarrets, poussa un gémissement et leva sa tête tant qu’elle put pour respirer l’air du dehors. Deux grosses larmes roulèrent sur les poils lisses et courts de sa joue.

Toute cette nuit-là, au lieu de dormir, je pensai aux choses que je ne pouvais atteindre, — au dehors, à la liberté, dont j’ignorais le nom, mais que je comprenais vaguement, toute pleine de délices inconnues.

Puis, lorsque le sommeil vint, je rêvai que je jouais, moi aussi, sur le gazon d’un beau square, avec des jeunes filles que j’aimais et qui m’aimaient.

Susannah s’arrêta pensive. Brian, qui jusque-là l’avait écoutée avec un muet étonnement, profita de ce moment de silence.

— Vous n’avez donc point connu votre mère, Susannah ? demanda-t-il.

— Non, répondit la belle fille ; mon père m’a parlé d’elle… c’était pour m’exhorter à la haïr…

Brian fît un geste de surprise.

— Haïr votre mère ! répéta-t-il ; — mais n’avez-vous pas de plus lointains souvenirs que les paroles de votre père ?

— Non, dit encore la belle fille.

— N’y avait-il point de femme auprès de votre berceau ?

— Tempérance, répondit Susannah, — qui buvait et qui dormait.

— Et quel âge aviez-vous au temps dont vous me parlez ?

— Je ne sais… il y a de cela dix ans, et je pense avoir dix-huit ans.

Brian se tut. Susannah se recueillit un instant, puis son beau visage s’éclaira d’un reflet de bonheur et elle reprit tout-à-coup :

— Que je vous raconte un mystérieux événement, milord, qui vint rompre à cette époque la monotonie de ma réclusion… ce fut peut-être un rêve… je n’en eus jamais depuis de si doux, et chacun de ses détails est resté gravé au fond de mon cœur… Long-temps, bien long-temps, lorsque je voulais être heureuse, je fermais les yeux et appelais à moi par la pensée ce rêve ou ce souvenir.

C’était un soir. Ismaïl n’était pas venu dans la partie de la maison habitée par moi depuis deux jours. Je me trouvais au parloir, où je m’étais endormie, la tête sur l’épaule de ma biche Corah. Quand je dormais ainsi, Corah restait immobile durant des heures entières et ne bougeait qu’à mon réveil… Cette fois, pourtant, elle fit un mouvement qui souleva ma paupière et je vis… dormant toujours ou éveillée, je ne sais, — une femme qui se glissait dans le parloir, suivie de Tempérance.

Que cette femme était belle, milord, et qu’il y avait de bonté sur son doux visage ! Mon cœur s’élança vers elle dès que je la vis ; mais je n’osai bouger, retenue que j’étais par la sauvagerie de l’enfance, augmentée chez moi par une continuelle solitude.

Je tins mes yeux demi-clos et fis semblant de sommeiller.

Tempérance et la belle dame s’arrêtèrent au milieu du parloir ; — les flancs de Corah frémissaient sous moi, parce que Corah était sauvage aussi et qu’elle avait peur à la vue d’une étrangère…

J’étais trop enfant, n’est-ce pas, milord, pour inventer de pareils détails ? Tempérance et mon père m’ont trompée. J’ai vu cette femme ; j’ai senti Corah tressaillir : ce n’était pas un rêve !

Le regard de Susannah se releva sur Brian et interrogea son visage.

— Comme vous eussiez aimé votre mère ! murmura Lancester avec émotion.

— Vous pensez donc que c’était un rêve ? demanda tristement la belle fille.

— Je pense que Dieu a été miséricordieux envers moi et que je ne méritais pas votre amour, Susannah… Continuez, oh ! continuez à me dire votre vie… Je commence à comprendre ce que vous êtes… je commence à deviner ce mystérieux et divin travail qui a fait croître un ange là où l’on n’avait jeté que des semences infernales…

— Hélas ! milord, dit Susannah en secouant la tête, vous ne vous souvenez donc plus que je suis une malheureuse esclave entre les mains de gens pervers et forts, — un instrument funeste…

Brian lui prit la main et l’interrompit en souriant.

— Vous êtes une pauvre enfant trompée, répliqua-t-il ; nous sommes à Londres, Susannah, où deux millions de regards sont ouverts, à Londres où le crime existe, sans doute, mais où tout pouvoir occulte et presque magique comme celui dont vous m’avez passé vaguement est impossible… Il y a des gens qui veulent se servir de vous dans un but que j’ignore et que nous devinerons, voilà la vérité… Mais ces gens n’étaient forts que de votre ignorance, madame…

— Prenez garde, milord !… j’ai vu des choses…

— Vous me direz tout cela, Susannah, reprit Brian. D’ailleurs, ajouta-t-il de ce ton badin qu’on prend avec les enfants pour s’accommoder à leurs chimériques frayeurs, — si ce sont des géants nous les pourfendrons, madame, et si ce sont des diables nous tâcherons de les exorciser.

Il se leva, ouvrit l’une après l’autre les deux portes du boudoir et constata que les deux pièces voisines étaient désertes.

— Et d’abord, reprit-il encore en venant s’asseoir, — ne craignez plus ces fantastiques espions qui vous causent tant d’épouvante. Il n’y a que dans les vieux livres, madame, qu’on voit des murs ayant des oreilles.

Si madame la duchesse douairière de fièvres n’eût point dormi en ce moment du sommeil de l’innocence, elle eût fait mentir, à coup sûr, la sentencieuse assurance de l’Honorable Brian de Lancester ; mais la petite Française poursuivait en rêve les aventures à jamais célèbres de Robinson Crusoé. Elle était arrivée justement à ce passage où le téméraire navigateur se fait un chapeau de peau de bouc et un parasol de la même étoffe. Madame la duchesse de Gêvres le trouvait fort original sous ce costume, et pensait, avec quelque apparence de raison, que Crusoé se couvrant de fourrures pour éviter le soleil ressemblait un peu à Jean de Nivelle qui fait le plongeon de peur de la pluie.

C’était l’opinion de madame la duchesse douairière de Gêvres : mais Robinson était un homme de grand sens, et, jusqu’à plus ample informé, nous conserverons pour lui, son bonnet et son parasol, notre considération la plus distinguée.

Susannah ne semblait point partager entièrement la confiance de Brian. Néanmoins, le seul fait d’avoir pu parler ainsi librement pendant la plus grande partie d’une heure, lui prouvait que la surveillance se ralentissait. Elle reprit :

— Vous ne sauriez croire, Brian, combien je tiendrais à pouvoir penser que cette belle dame, à l’air si bienveillant et si doux, n’était point une vision. C’est le seul souvenir heureux que j’aie gardé de mon enfance.

Elle me contemplait avec des yeux ravis.

— Qu’elle est jolie ! disait-elle d’un air triste et joyeux à la fois.

Tempérance n’avait pas bu ce soir-là par extraordinaire.

— Madame, c’est tout votre portrait ! répondit-elle.

On entendit un bruit de pas au bout du corridor sur lequel s’ouvrait le parloir.

— Allez-vous-en, madame, allez-vous-en ! s’écria Tempérance qui devint pâle, malgré la couche empourprée que le gin avait mis sur sa joue ; — au nom de Dieu allez-vous-en !

La dame fit un mouvement pour se retirer ; mais quelque chose la retint, et, repoussant les efforts de Tempérance qui voulait l’entraîner, elle s’élança vers moi et me pressa convulsivement contre son cœur.

Vous dire ce que j’éprouvai en cet instant serait impossible, milord. Mon âme se fondit ; des larmes emplirent mes yeux : je ne voyais plus rien.

Oh ! ce ne pouvait pas être un rêve ; car, voyez, Brian, me voilà qui pleure à la seule pensée de ce baiser, l’unique baiser que j’aie senti, doux, sur mon front… Oh ! oui ! vous avez raison… Que j’aurais aimé ma mère, milord !

— Mais c’était elle ! s’écria Lancester ; c’était votre mère, milady… votre mère, qu’on avait sans doute éloignée de vous violemment…

Susannah joignit ses mains et jeta les yeux au ciel avec passion.

— Ma mère ! répéta-t-elle comme si ce mot eût affecté délicieusement ses lèvres au passage ; — ma mère !… j’aurais vu ma mère !

Elle se laissa glisser sur le rebord du sofa et tomba à genoux.

— Mon Dieu ! mon Dieu ! murmura-t-elle ; — faites qu’elle soit heureuse… bien heureuse… Et faites qu’avant de mourir je puisse encore sentir sur mon front les lèvres de ma mère !…

— Ma vie est à vous, madame, dit Lancester en la relevant ; — le temps que je donnais à ma rancune ou à mes folies, je vous le donnerai désormais sans réserve… Nous chercherons… Et, si trouver votre mère est une chose possible, nous la retrouverons, Susannah.

Elle tourna vers lui son regard plein de larmes.

— Dieu m’exauce, reprit-elle, puisqu’il me donne votre aide, Brian… Dites-moi encore que nous la retrouverons…

— Sur mon honneur, j’y tâcherai, madame !… Et puis, nous parlerons d’elle… Nous laisserons de côté tous vos souvenirs de douleur pour penser seulement à ce souvenir heureux et aux espoirs qu’il fait naître.

— Oh ! vous êtes bon, milord ! dit Susannah dont le regard humide s’emplit d’une reconnaissance infinie ; — oui… nous parlerons d’elle… nous chercherons…

Elle prononça ce dernier mot avec effort, puis elle se tut, perdant le sourire qui brillait sous ses larmes. Ses yeux se séchèrent tout-à-coup et devinrent brûlants.

— Non ! non !… reprit-elle avec un découragement amer ; — vous m’entraînez dans de folles illusions, milord… Ne sais-je pas bien que je n’ai point de mère… En vain j’essaie de donner un corps à ce souvenir unique et vague… La vérité revient, Brian… la vérité qui navre et qui désespère… ce n’était qu’un rêve !

— Je ne puis croire… commença Brian.

— Écoutez ! lorsque cette bouche amie toucha mon front, je poussai un cri de joie et je tendis mes petits bras afin de rendre étreinte pour étreinte… Hélas ! mes bras se refermèrent sur le vide. — Il n’y avait plus au dessus de moi de belle dame penchée pour me donner un baiser. — J’ouvris les yeux : une obscurité profonde était dans la chambre.

J’entendis s’éloigner, il est vrai, un pas furtif, mais ce devait être Tempérance.

Presque aussitôt la voix menaçante de mon père éclata à la porte du corridor. Je ne pouvais comprendre ce qu’il disait parce qu’il parlait à Tempérance dans une langue à moi inconnue. J’ai su depuis que c’était le patois de l’Irlande occidentale. — Tempérance répondait d’une voix tremblante. Ismaïl menaçait toujours.

Enfin, la pauvre fille poussa des cris perçants, et, parmi les cris, j’entendis la main de mon père retomber sur elle lourdement et à plusieurs reprises.

Quand on ralluma la bougie, je vis Tempérance étendue sur le parquet, le visage sanglant et tuméfié. — Ismaïl la frappait souvent ainsi. Je m’approchai d’elle pour la consoler : mon père me repoussa rudement.

— Avez-vous bien dormi, Suky ? me demanda-t-il.

— Je ne dormais pas, monsieur, répondis-je, et j’ai vu…

— Vous me conterez votre rêve une autre fois, Suky… Mais ne dormez plus ainsi sur le carreau : les soirées sont froides et, — vous voyez, — vous êtes cause que je suis obligé de châtier Tempérance.

— Quoi ! m’écriai-je, c’est pour moi !…

— Écoutez, Suky, reprit Ismaïl avec son méchant sourire ; — car lorsqu’il souriait, Brian, je me sentais toujours frémir et avoir peur ; écoutez, — ne dormez plus dans le parloir, ma fille… et… quand vous aurez comme cela des rêves, venez me les conter tout de suite… Le ferez-vous, Suky ?

Une question de mon père, milord, c’était toujours un ordre ou une menace ; Je courbai la tête et me mis à trembler.

— Le ferez-vous ? répéta Ismaïl en me secouant le bras.

— Je le ferai, monsieur.

— Oui, Suky ; vous êtes une bonne fille… Et d’ailleurs, si vous ne le faisiez pas, je tuerais votre biche.

Cette menace me serra le cœur et alluma en moi une indignation qui était au dessus de mon âge. Je n’avais au monde, pour m’aimer, que ma pauvre Corah, milord. — Pour la première fois je regardai Ismaïl en face et ses sourcils froncés ne me firent pas baisser les yeux.

— Si vous voulez tuer Corah, je la défendrai, répondis-je.

Il me frappa doucement sur la joue.

— Bon sang ne peut mentir ! murmura-t-il, — ou quelque chose de ce genre, dont le sens proverbial, je pense, m’échappa en ce temps et n’est point encore pour moi bien précis.

— Suky, ajouta-t-il en reprenant son sérieux, si vous défendez votre biche quand je voudrai la tuer, ma fille, je vous tuerai toutes les deux.

Brian tressaillit sur le sofa.

— Le misérable ! prononça-t-il involontairement.

— Il est mort, dit lentement Susannah ; — et il était mon père, milord… Quand il fut sorti, je m’approchai de Tempérance, qui gisait sur le parquet, et j’essayai de la relever.

— Du gin ! me dit-elle avec sa voix rauque et cassée.

— J’allai chercher du genièvre. Elle but avidement et à plusieurs reprises.

Quand elle eut bu, elle se mit à chanter.

Je lui demandai instamment et à genoux quelle était cette belle lady qui s’était penchée sur moi pour m’embrasser.

Elle éclata de rire et but encore.

Puis, au lieu de se relever, elle s’étendit tout de son long dans la poussière en disant :

— Le juif me bat, mais il me laisse boire… Que me font les coups, à moi, quand j’ai du gin ?

— Tempérance, bonne Tempérance ! m’écriai-je, — répondez-moi, par pitié.

— Quand j’ai du gin, je ne crains pas les coups, répéta-t-elle ; — qu’il frappe, le juif, je boirai !…