Les Mystères de Londres/2/14

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Au Comptoir des imprimeurs unis (5p. 67-99).


XIV


LE BOUDOIR D’ISMAÏL.


Brian de Lancester, en affirmant à Susannah que le juif Ismaïl n’était point son père, n’avait aucune preuve matérielle à l’appui de son assertion. Cette parole, qu’il avait prononcée avec tant de conviction et de chaleur, n’était que l’élan d’un cœur loyal et haut placé, refusant de croire à ce comble de l’infamie, un père soufflant l’esprit du mal dans l’âme de son enfant.

S’il y avait autre chose sous cette parole, c’était un vague soupçon excité par quelques parties du récit de la belle fille ; mais ce soupçon lui-même n’avait point d’assise, et, en définitive, sauf l’invraisemblable monstruosité de la conduite d’Ismaïl, rien ne disait que Susannah ne fût point sa fille.

Elle le comprit sans doute, car elle ne releva point ce cri échappé au cœur de Brian, et attendit un mot, une preuve qui pût soutenir cette affirmation si soudaine.

— Il est des choses, milady, reprit Lancester, répondant à la secrète pensée de Susannah, — il est des choses qu’on sent et qu’on ne peut point démontrer. — Je sens, — je sais, madame, — que ce médaillon venait de votre mère ; je sais que cet homme ne peut être votre père… vous dire comment je le sais m’est impossible…

Susannah porta le médaillon à ses lèvres et le baisa longuement.

— Je veux vous croire, milord, dit-elle, pour ce qui est de la mystérieuse origine de ce médaillon… Il me sera désormais doublement cher, puisqu’il me parlera de tout ce que j’aime… de ma mère et de vous… de ma mère, dont vous me révélez l’amour, de ma mère, que vous me rendez, pour ainsi dire, et que vous me montrez derrière un voile que je n’avais pas su entièrement soulever… Oh ! merci pour elle et pour moi, milord… voici que vous venez de m’apprendre que je ne vous aime pas assez encore !…

Elle leva sur Brian ses beaux yeux pleins de tendresse et de gratitude infinies.

— Quant à Ismaïl, reprit-elle ensuite, vous vous trompez, milord, il était mon père… mais c’était un homme qui, autant que j’en puis juger par mes souvenirs combinés avec le peu d’expérience acquise pendant ces derniers jours, avait des idées et des principes bien différents de ceux des autres hommes… Il ne croyait à rien, il se raillait de tout ; et savait affubler d’un nom méprisant ou moqueur chacune des vertus admises par le monde… La chose la plus ridicule à ses yeux eût été justement la plus sainte aux vôtres, et quand il se vantait orgueilleusement d’être juif, c’est qu’il attribuait à tous ceux qui suivent la loi de Moïse des sentiments pareils aux siens… Peut-être était-ce une calomnie… et cependant, lorsque j’ai vu rassemblés, parfois, les frères d’Ismaïl à Damas, à Paris, à Londres, j’ai pu me convaincre qu’Ismaïl n’était ni le plus avide ni le plus mécréant parmi eux.

Car j’ai vu bien des choses, milord, dans ces assemblées où mon père rassemblait ses compagnons autour du pain et du vin. — J’ai vu bien des choses que je ne saurais point raconter, soit parce qu’elles sont sorties de ma mémoire, soit parce qu’il me manquait, lorsque je les ai vues, ce qu’il fallait pour les comprendre ou m’y intéresser.

Mais j’ai vu aussi que ceux qu’Ismaïl appelait ses frères étaient le rebut de la nation juive. — Il y a dans Israël des hommes justes et bons. Je n’ai point connu ceux-là, parce qu’ils n’eussent pas voulu, sans doute, franchir le seuil déshonoré de la maison de Goodman’s-Fields.

À la suite de l’entretien que je vous ai rapporté tout à l’heure, Ismaïl me quitta, mais auparavant il me répéta que, le lendemain, commencerait pour moi une vie nouvelle.

Quelques minutes après, j’entendis dans le corridor des pleurs et des cris : c’était la voix de Tempérance, qui expiait ainsi le crime de m’avoir remis le médaillon ; puis un silence se fit. — Depuis lors, je n’ai jamais revu Tempérance, et j’ai souvent frissonné à la pensée que, peut-être…

Mais mon père l’avait chassée seulement, je veux le croire ; pourquoi aurait-il tué cette malheureuse et inoffensive créature ?

Lancester ne put retenir un mouvement de répulsion énergique à l’idée de ce meurtre possible commis sur la personne d’une femme, — si bas tombée, d’ailleurs, que fût une femme. Il avait beau se dire que, dans tout ce récit, il s’agissait d’un criminel qui avait payé sa dette à la justice humaine, son cœur se révoltait violemment à chaque instant, non seulement à la pensée de tant de bassesse froide et réfléchie, mais encore en songeant que Susannah, la femme qu’il respectait à l’égal d’un ange, avait subi cette immonde tyrannie, — et en songeant aussi que lui-même, autrefois, avait pénétré bien souvent dans l’antre du juif, qu’il s’était assis sur son canapé, qu’il avait touché sa main, peut-être, après quelqu’un de ces marchés usuraires où il escomptait autrefois ses dernières ressources.

Susannah, elle, n’éprouvait à rappeler ces brutales scènes qu’un sentiment de tristesse calme et morne, qui rendait à sa noble physionomie quelque chose de ce lourd voile d’apathie dont nous avons passé au commencement de ce récit. — Il nous faudrait des mots nouveaux pour peindre d’un trait la situation nouvelle ou tout au moins étrange de cette âme, qui, restée pure, était néanmoins comme blasée sur le mal, — tant le crime et le vice s’étaient montrés à elle effrontés, cyniques, raisonnés, depuis les jours de son enfance jusqu’à ce moment, où elle respirait enfin un autre air que celui de la honte.

Dieu avait mis en Susannah un cœur robuste et une exquise sensibilité ; mais la sensibilité, pour être affectée, exige en quelque sorte l’imprévu, l’inconnu. Le chirurgien qui pleure devant une scène de drame peut trancher sans sourciller les chairs d’un malade ou suivre avec le fer les traces d’une balle au travers d’une poitrine amie. Susannah ne se représentait Ismaïl que d’une certaine façon ; elle l’avait vu immuable et froid dans sa ténébreuse carrière, elle ne le pouvait voir autrement, et ne pouvait certes non plus s’émouvoir de se le rappeler ainsi. La douleur seule, une douleur d’habitude et sans élancements était possible pour elle.

— Me voici arrivée, milord, à une autre période de mon histoire, reprit-elle. Ma vie changea tout-à-coup, sans transition aucune.

Le lendemain, ce fut une femme étrangère qui vint présider à mon lever. Ma sauvagerie me sollicitait à ne point lui adresser la parole ; mais, d’un autre côté, je voulais m’informer de Tempérance, et ce désir, augmenté par une vague inquiétude sur le sort de la pauvre fille, fut plus fort que ma timidité.

J’interrogeai la nouvelle venue, qui se prit à sourire et prononça quelques mots en une langue étrangère. Elle ne savait point l’anglais.

Elle commença aussitôt ma toilette. Les habits dont elle me revêtit n’étaient point mes habits de la veille. C’était une belle robe neuve, dont la ceinture de soie emprisonnait étroitement ma taille, libre jusque-là de tout lien. Elle peigna et frisa mes cheveux, qui, pour la première fois, tombèrent en symétriques anneaux le long de mes joues.

Quand je me regardai dans la glace, milord, en sortant des mains de cette nouvelle camériste, je poussai un cri de joie. Pour la première fois, le sentiment de ma beauté surgit en moi. Je ne me reconnaissais pas. Je rougissais, je souriais, j’étais heureuse, et fière, et honteuse. J’aurais voulu tout à la fois me montrer aux regards et voiler mon visage. — J’étais femme déjà, puisque j’éprouvais ce double et contradictoire sentiment de la femme : le désir de briller, le besoin de mettre un rempart entre soi et les regards de la foule.

Ce jour-là, dès le matin, je fus introduite dans une salle du premier étage de la maison de Goodman’s-Fields que je ne connaissais pas. C’était un grand et magnifique appartement, tapissé de velours rouge et tout entouré de tableaux rares. Il y avait un beau piano, une harpe, des livres richement ornés sur le tapis des tables, et des albums ouverts sur le piano, sur les guéridons, partout.

Les tableaux étaient des sujets mythologiques, traités dans un sentiment de volupté abandonnée ; les albums… Milord, il y a huit jours que j’ai appris à rougir, et je ne puis vous dire ce qu’il y avait dans les albums.

Tout cela frappa mes yeux et produisit sur moi une première impression tout agréable. J’admirai les belles nymphes, couchées au milieu de paysages splendides ou montrant les contours divins de leur corps à travers l’eau cristalline des fontaines consacrées. Les albums étaient richement reliés ; j’admirai leur dorure, mais ce qu’ils contenaient n’excita rien en moi, pas même la curiosité.

Je ne puis croire, milord, malgré tout ce qu’Ismaïl a tenté contre mon esprit et mon cœur, je ne puis croire que ces tristes recueils eussent été placés là exprès pour moi. Ismaïl était trop adroit pour cela. — Mais ce salon lui tenait lieu de boudoir ; c’était la place naturelle de ces albums.

Le lendemain, du reste, ils avaient disparu.

Dieu m’a protégée en tout ceci, milord, et je lui rends grâce du fond du cœur. Tant qu’il n’y eut rien entre Ismaïl et moi, tant que mon âme resta sans défense aucune contre ses suggestions perfides, je fus couverte par mon âge, — puis, au moment où ses enseignements eussent pu agir efficacement sur mes sens, sinon sur mon cœur, vous êtes venu, milord, vous qui, sans le savoir, avez été ma protection, mon bouclier contre le mal, mon ange gardien !

Lancester joignit ses mains par un geste involontaire, et son mâle regard s’éleva, reconnaissant, vers le ciel.

— Et moi aussi, je remercie Dieu, madame ! prononça-t-il avec une religieuse gravité ; — je remercie Dieu de m’avoir fait l’aveugle instrument de votre salut, et de vous avoir conservée pure, Susannah, dans l’antre même du vice et du crime.

Il prit sa main, qu’il toucha respectueusement de ses lèvres, et poursuivit :

— Me pardonnerez-vous, madame ? Depuis une heure que vous parlez, j’ai plus souffert que durant une semaine de martyre… J’avais peur… peur toujours de voir le vice attaquer, — inconnu qu’il vous était, — non pas votre âme, mais vos sens… J’avais peur de le voir entrer en vous par surprise, à la faveur des enseignements de cet homme qui se disait votre père, — car il n’était pas votre père, milady !… Mais vos dernières paroles ont déchargé mon cœur d’un poids écrasant… Et je dis encore merci à Dieu, merci à genoux et du fond de l’âme, pour vous avoir gardé votre robe d’innocence au milieu de ces affreux dangers… Oh ! Dieu est bon, madame, et je le servirai désormais !

— Nous le servirons, milord, nous prierons… et que je prierai ardemment, moi, en demandant au ciel qu’il vous fasse heureux !…

Je demeurai un instant seule dans le salon, et, s’il faut le dire, durant les quelques minutes que j’y passai, je me regardai bien des fois dans la glace. Ma robe neuve me tournait la tête, et j’aurais volontiers sauté de joie si je n’avais éprouvé un sentiment d’anxiété timide à la pensée des étrangers qui, sans doute, allaient être introduits auprès de moi.

— Bravo ! miss Suky ! à la bonne heure, s’écria mon père, qui me surprit au moment où j’essayais de me voir tout entière au moyen des réflexions combinées de deux glaces ; — à la bonne heure, ma fille ! admirez-vous… Dans peu, Dieu merci, j’espère qu’il y aura bien des lords pour vous regarder et vous admirer.

La honte d’avoir été surprise ainsi, honte naturelle, je pense, milord, et qui nous vient à nous autres femmes, indépendamment de toute leçon, amena le rouge à mon front.

— Pourquoi rougir, Suky ? reprit mon père ; à coup sûr ces couleurs vous rendent encore plus belle, mais ce que vous faites là est bien, et il n’en faut point rougir… Le premier, le plus grand, le seul mérite d’une femme, c’est sa beauté ; pourquoi lui serait-il défendu d’en tirer orgueil ?

Un personnage à mine obséquieuse, qui était entré derrière Ismaïl et se tenait auprès de la porte, se prit à sourire d’un air approbateur.

— Vous avez raison, mon bon monsieur Spencer, dit-il en s’inclinant respectueusement, — et mademoiselle Susanne a raison aussi.

Cet homme était un juif français qui devait m’apprendre à parler sa langue et à danser suivant la mode de Paris. — En même temps, je devais apprendre l’italien et l’allemand sous des professeurs juifs de ces divers pays, qui, réunis, m’enseigneraient en même temps la musique.

Cela fut ainsi, milord. Dans mes journées, désormais entièrement remplies, il n’y eut plus de place pour l’ennui ou pour la rêverie : à peine en resta-t-il une toute petite pour la réflexion.

Bien que je n’eusse point les mobiles étrangers qui, d’ordinaire, poussent les jeunes filles au travail, j’étudiai avec une bien grande ardeur. Tout ce qu’on me montrait était pour moi si complètement nouveau, que tout m’intéressait au degré suprême.

Est-il besoin de vous le dire, milord, lorsque mon maître m’enseigna d’abord la lecture, base de toutes leçons, les premières lettres que j’appris furent ces lettres gravées au fond de ma mémoire, et que mon père avait effacées du médaillon.

Je faillis me tromper, car la présence d’esprit d’Ismaïl avait été grande. Henry, pour qui ne sait pas lire, ressemble beaucoup à Mary, et c’était ce nom de Henry que mon père avait jeté comme au hasard en réponse à mes questions. Mais Dieu m’a donné une mémoire précise, et, en ce temps, elle gardait d’autant plus minutieusement les moindres souvenirs confiés qu’elle avait moins d’occasions de s’exercer.

Quand je sus épeler ce mot de Mary, je me crus savante ; — et je l’étais, milord, puisque, d’après votre raison comme d’après mes instinctifs et secrets espoirs, le nom dont je venais de conquérir la connaissance est celui de ma mère…

J’appris cependant tout ce qu’on voulut m’enseigner avec une rapidité dont mes maîtres s’étonnaient et dont s’applaudissait mon père. Une seule branche de mon éducation ne marchait point suivant ses désirs : c’était justement celle dont il s’était chargé.

Mon père, en effet, continuait en ce temps à s’entretenir fort souvent avec moi ; mais l’enseignement de mes maîtres contredisait fatalement le sien, malgré mes maîtres eux-mêmes. Il n’est point de livre, milord, si mauvais qu’on se le puisse représenter, qui ne contienne quelques maximes empruntées à la vraie morale. Or, mes professeurs étaient bien forcés de se servir de livres pour m’apprendre les langues.

Çà et là je trouvais donc la vérité ou des lambeaux de vérité. Ce n’était pas assez pour me faire bonne systématiquement ; c’était assez pour me mettre en défiance contre les paradoxes inouïs de mon père.

On eût dit, milord, qu’il avait pris la triste tâche de retourner mon pauvre cœur pour en extraire tout sentiment noble ou vertueux. Je lui pardonne, hélas ! mais, maintenant que je mesure l’effrayante perversité de son œuvre, je tremble en songeant qu’il eût pu réussir dans son dessein de ravage insensé.

Il érigeait devant moi le mensonge en vertu, le mensonge et l’hypocrisie ; il racontait avec enthousiasme des traits de fraude audacieuse…

Mais Dieu me garde de m’appesantir sur ces repoussants détails, et qu’il me suffise de vous dire que tous les vices qui déshonorent notre pauvre nature étaient élevés par lui sur un perfide piédestal et offerts à mon admiration chaque jour !…

Quel pouvait être son but ?…

— Son but, s’écria Brian de Lancester, qui, pâle et les dents serrées, comprimait à grand effort sa puissante indignation ; — son but, madame !… Oh ! je ne saurais vous le dire, car ceci dépasse tout ce que j’entendis jamais de haïssable et d’odieux… Il est mort !… La justice des hommes et la justice de Dieu sans doute aussi ont passé sur sa tête… La loi humaine l’a tué ; la vengeance divine le tient à présent dans sa main terrible… Mais, quelles que soient les tortures de ce double supplice, elles sont trop douces pour son détestable crime…

— Je prie Dieu qu’il ait pitié de lui, tous les soirs, depuis huit jours, milord, répondit Susannah avec un sourire de céleste miséricorde ; — je lui ai pardonné ; je ne vois plus en lui que mon père, et si je vous dis toutes ces choses qui l’accusent, Brian, c’est que je ne me crois point le droit de vous rien cacher…

Comme je vous l’ai déjà dit, ses leçons faisaient sur moi peu d’effet. Je ne haïssais point le vice, parce que j’ignorais la vertu, mais j’accueillais froidement sa parole, et les images séduisantes qu’il me traçait parfois avec une éloquence pleine d’entraînement n’impressionnaient en rien mon esprit ni mon cœur.

Il s’en étonnait, et, cherchant la cause de cette inerte résistance ailleurs qu’en moi, enfant sans défense et sans volonté de repousser le poison offert et inconnu, il s’en prenait à mes maîtres, qu’il croyait infidèles à ses instructions, il les chassait, et les remplaçait par d’autres plus dévoués… Il avait tort : mes maîtres s’acquittaient de leur mission en conscience, ils étaient juifs, et les gens de cette nation que fréquentait mon père, milord, étaient de ceux qui font leur prix d’abord, reçoivent, puis exécutent aveuglément. L’or leur fermait les yeux et faisait taire leur conscience. Ils eussent désobéi seulement si l’on eût omis de les payer.

Tels étaient les juifs qui servaient mon père, milord. Il n’est point de nation, hélas ! et point de religion qui n’ait ainsi son misérable côté. — Que de chrétiens m’ont traitée cruellement lorsque j’errais, mourante, dans l’inhospitalière solitude de Londres !…

Quoi qu’il en soit, Ismaïl avait beau changer les gens qui m’entouraient, je restais toujours la même, ardente à tout enseignement nouveau, et rétive à ses leçons. — Les quelques lambeaux de généreuses pensées que j’avais surpris dans les livres frivoles ou pernicieux qu’on mettait entre mes mains me faisaient soupçonner un autre monde en dehors du cercle vicié où se passait ma vie. Je ne savais pas, mais je doutais, et il faut croire que le doute suffit, milord, quand il est étayé par quelques hauts instincts tombés de la main de Dieu pour soutenir durant un temps la lutte contre le mal. On ne remporte pas la victoire, mais on n’est pas vaincu, tant que l’âge n’est pas venu où la passion peut mettre son poids dans la balance.

Quand cet âge vint pour moi, milord, Dieu vous envoya sur mon chemin…

Au bout d’un an je savais le français et les autres langues ; je commençais à chanter en m’accompagnant du piano ou de la harpe ; je dansais comme on danse sur les théâtres. J’étais telle, enfin, que mon père pouvait me désirer sous ces divers rapports.

Un soir, après mes leçons, il vint vers moi.

— Miss Suky, me dit-il, cette nuit je donne le pain et le vin à mes frères ; vous leur devez amour et respect, car ce sont des hommes selon mon cœur, adroits, audacieux et habiles à tromper la sotte et méchante engeance qu’on nomme le monde… Je vais vous produire devant eux… Faites-vous bien belle, miss Suky, afin que tous mes frères m’appellent un heureux père.

C’était un ordre : je n’eus rien à répondre.

Au moment où je me dirigeais vers ma chambre, qui était toujours la même, à côté du parloir donnant sur le jardin, il me rappela.

— Ne seriez-vous pas bien aise de revoir Roboam ? me demanda-t-il ?

Il y avait un an que je n’avais vu le pauvre muet, qu’on avait éloigné de moi en même temps que Tempérance ; j’avais si peu de souvenirs, milord, que chacun d’eux m’était cher. Je témoignai de la joie à la pensée de revoir Roboam.

— Venez donc, me dit mon père en me prenant par la main.

Il me fit passer par la porte opposée de son boudoir, et, au lieu d’entrer dans la salle à manger, qui faisait suite, il ouvrit une petite porte latérale percée dans l’entre-deux. — Je ne soupçonnais nullement l’existence de cette porte. — Nous traversâmes un corridor très étroit, éclairé par une lampe, et, au bout d’une dizaine de pas, nous nous trouvâmes au pied d’un escalier raide comme une échelle, dont la cage se terminait par une lanterne.

— Montez, Suky, montez, reprit Ismaïl, c’est là-haut que demeure Roboam.

Je montai, sans aucun sentiment de frayeur, et n’éprouvant autre chose qu’une curiosité assez vive.

Arrivé au second étage, — qui devait être le troisième de la maison, puisque ce mystérieux escalier commençait au premier, mon père frappa doucement à une porte basse, qui s’ouvrit presque, aussitôt. Avant d’entrer, il me regarda en souriant, mais cette fois, sous sa raillerie, il y avait de la frayeur.

— Miss Suky, me dit-il d’un air fanfaron et à la fois amer, — voici mon cabinet de travail… Je vais vous dire un secret, ma fille : le lendemain du jour où un homme pénétrerait jusqu’ici, votre père, Ismaïl Spencer, serait pendu, miss Susannah.

— Qu’est-ce que c’est, monsieur, qu’être pendu ? lui demandai-je.

Son sourire le trahit et une contraction nerveuse agita sa mâchoire.

— C’est une jolie chose, répondit-il ; je vous promets de vous faire voir cela quelque jour…