Les Mystères de Londres/2/13

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Au Comptoir des imprimeurs unis (5p. 33-65).


XIII


LE MÉDAILLON.


Il me fut impossible, continua Susannah, de tirer rien autre chose de Tempérance, qui s’enfuit, me dit-elle, pour aller achever la demi-pinte de gin que lui avait donnée la fée.

Elle me laissa le médaillon qu’elle avait suspendu à mon cou. Je le tournai en tous sens et admirai la délicatesse de son travail. À la place où se trouve maintenant ce grattage confus, — Susannah tenait le médaillon à la main en parlant ainsi, — on voyait une petite estampe, des armoiries, je pense, gravées avec une extrême délicatesse. Au dessous de l’écusson, un mot avait été ajouté au poinçon, un seul mot, gravé d’une main tremblante…

Je ne savais pas lire encore, Brian, je ne pus déchiffrer ce mot, mais chacune des lettres qui le composaient burina sa forme au fond de ma mémoire, et plus tard je pus les épeler en mon souvenir.

Le mot écrit au dessous de l’écusson était un nom, et ce nom, autant qu’une impression de ce genre peut arriver à la certitude, était Mary.

— Mary ! répéta Brian comme s’il eût fouillé sa mémoire.

Un instant, il sembla poursuivre sa muette recherche ; puis il ajouta brusquement :

— Mais il y a tant de Mary !

— Et puis, je me trompe peut-être, reprit Susannah ; — car ce nom ou ce mot n’est resté que bien peu de temps sous mes yeux.

Brian, cependant, réfléchissait ; une idée venait de germer vaguement en son esprit. Il se pencha sur le médaillon qu’il examina minutieusement comme s’il eût voulu soulever l’épais réseau formé par les lignes ténues que le grattage avait mises sur l’estampe primitive. — Mais qui jamais a pu voir deux fois de suite la même figure dans les nuages ? Dans la confusion, dans l’enchevêtrement de mille lignes jetées l’une sur l’autre au hasard, l’esprit aperçoit tout et n’aperçoit rien. — Brian chercha en vain les deux aigles qu’il avait reconnus aux deux côtés de l’écusson. Ces supports lui semblaient être des griffons maintenant. La couronne de comte, seule, restait visible au dessus des armoiries.

— Et c’est votre père qui a détruit cette gravure, milady ? demanda-t-il.

— J’allais vous le dire, répondit Susannah. Pendant toute la soirée je m’occupai à contempler mon médaillon. Je ne sais pourquoi je le chérissais déjà bien plus que tous mes autres joyaux. J’établissais entre ce présent, fait par une main inconnue, et la vision dont je vous ai parlé, une involontaire et mystérieuse liaison. Ce devait être la même personne…

— Vous pensâtes à votre mère, Susannah ?

La belle fille baissa la tête.

— Milord, dit-elle, je pensai à une femme douce et bonne qui m’aimait. Je ne pensai pas à ma mère, puisque je croyais que ma mère me détestait… Ne m’avait-elle pas abandonnée ?… Non, Brian, je dois vous le dire, l’idée de mère n’éveillait en moi que de douloureux sentiments… Mon père m’avait dit tant de fois…

— Votre père, madame, interrompit Brian avec amertume et compassion, voulait mutiler votre cœur et effacer l’amour filial comme il a effacé les signes et le mot gravés sur ce médaillon. Il est mort et il n’a pu réussir… Que Dieu lui pardonne !

— Oh ! oui, milord, que Dieu lui pardonne si tel fut son projet !… car, parmi les cruels souvenirs qui forment tout mon passé, le plus amer et le plus cruel est celui-ci : J’ai souvent maudit ma mère…

J’étais encore à regarder mon cher médaillon, lorsqu’Ismaïl vint me faire sa visite du soir. J’essayai de le cacher dans mon sein ; mais il aperçut ce mouvement et me saisit le bras.

— Oh ! oh ! s’écria-t-il, miss Suky, savons-nous déjà la route de notre sein, cette cachette dont on n’use guère à votre âge d’habitude ? Montrez-moi cela, mon enfant… Ce ne peut être encore un billet doux, je pense ?

— Ne me le prenez pas, monsieur, m’écriai-je ; je vous en prie, ne me le prenez pas !

— Nous y tenons donc bien, miss Suky ?… Voyons ! Je vous le rendrai ; mais il faut me le montrer tout de suite.

Il me dit cela de ce ton d’impérieuse raillerie auquel, pour mon malheur, j’ai su bien rarement résister.

Vous vous souvenez d’Ismaïl, milord ?… Mais il ne vous ordonnait rien à vous, et, vis-à-vis des étrangers, ses traits gardaient toujours l’obséquieuse expression de l’escompteur israélite.

Dans l’intérieur de sa maison, c’était un homme terrible. Il me semble voir encore son pâle visage, dont la partie inférieure était cachée par une barbe épaisse, noire, soyeuse et si belle, qu’on l’eût prise pour une frange de satin. Cette barbe n’était séparée des cheveux que par les pommettes de ses joues et son front étroit, dont ses sourcils de jais couvraient encore la meilleure partie. — Tempérance disait qu’il était beau. C’était, en tout cas, une effrayante beauté que la sienne, milord…

Et sa voix !… comme elle éclatait sourde, moqueuse, menaçante ! — J’ai entendu depuis une voix semblable, Brian, une voix qui, la première fois que je l’entendis à mon oreille, me figea le sang dans les veines et me donna froid jusqu’à la moelle des os. C’était la voix d’un homme…

Susannah baissa le ton et s’approcha de Brian.

— C’était la voix de l’homme qui est maintenant mon maître, acheva-t-elle.

L’attention de Brian redoubla. Susannah reprit.

— Je n’en suis pas encore à vous parler de lui. Je veux vous dire seulement une chose étrange. Cet homme, qui s’est fait connaître à moi sous le nom de Tyrrel, et que lady Ophelia nomme sir Edmund Makensie…

— Sir Edmund Makensie ! s’écria Lancester ; — ce serait…

— Vous le connaissez, milord ?

— À coup sûr, je le connais, madame… Qu’alliez-vous me dire sur sir Edmund Makensie ?

— J’allais vous dire, milord… mais vous serez à même de juger si je suis ou non dans l’erreur, puisque vous le connaissez ; — j’allais vous dire que sa voix a fait une fois sur moi un effet extraordinaire. Je l’avais entendu parler déjà avant cette circonstance, je l’ai entendu depuis, et il me semble que sa voix est maintenant déguisée, — tandis que cette fois, milord, cette seule fois, il parla naturellement, avec colère, avec passion, — et sa voix devint celle d’Ismaïl.

Brian sourit d’un air de doute.

— Je me suis trompée, n’est-ce pas ? reprit Susannah. Cela est possible, milord. Ma situation elle-même, ce jour-là, devait puissamment contribuer à mon erreur, car je me retrouvais, — comme autrefois dans la maison de Goodman’s-Fields, — sous la tyrannique volonté d’un homme qui me disait : Fais cela ! et j’étais obligée d’agir malgré mon cœur et malgré ma conscience… Oh ! ce fut un douloureux moment ! ajouta la belle fille, dont une amère pensée sembla traverser l’esprit. — Il y avait là un mourant qui dormait, et l’on me dit de le baiser au front… Je le baisai, milord, parce qu’on me menaçait de vous perdre… Dieu veuille qu’il n’en soit point résulté de mal !…

Brian la regarda avec inquiétude.

— Vos paroles deviennent pour moi des énigmes, Susannah, dit-il. — Au nom du ciel, expliquez-vous !

— Bientôt, milord, bientôt… Avant d’arriver à ce triste épisode, il y a d’autres épisodes bien tristes à vous raconter… Je vous parlais de Tyrrel parce que sa voix… Et maintenant que j’y pense, mon cœur se serre encore… Oh ! c’était sa voix… c’était sa voix !

Susannah, en prononçant ces derniers mots, mit ses mains devant ses yeux comme pour repousser une effrayante vision.

— Madame, dit doucement Lancester, assez de malheurs réels ont pesé et pèsent encore sur votre vie, si courte, pourtant, sans aller vous créer des fantômes… Quoi de commun entre le débonnaire visage de sir Edmund et la figure énergiquement méchante du juif Ismaïl ?… Cette insignifiance des traits de sir Edmund, l’aveugle, peut n’être qu’un masque, puisque vous le dites mêlé à ces ténébreuses intrigues qui vous entourent ; mais ce masque, Ismaïl eût en vain tenté de le mettre sur sa mobile physionomie. Tout en eux est différent, contraire même… D’ailleurs, madame, faut-il vous rappeler qu’Ismaïl est mort ?

— Mort sur l’échafaud, mon Dieu ! murmura Susannah ; — je le sais… je l’ai vu… j’ai vu pendre mon père, milord !

Elle s’arrêta, tremblante, suffoquée, et fut quelques secondes avant de reprendre la parole.

Brian, pendant ce temps, songeait à ce sir Edmund, dont il avait jusque alors déploré le malheur, et qui se trouvait être, suivant Susannah, la tête d’une criminelle et mystérieuse entreprise. Il ne savait pas encore quels étaient le but et les moyens de cette entreprise, mais il rêvait déjà aux mesures à prendre pour arracher le masque de cet homme, qui faisait abus de son infirmité et trompait d’autant plus facilement le monde qu’on le plaignait davantage, et que la compassion fermait la porte aux soupçons.

Ceci était fort dangereux pour sir Edmund Makensie, car la position occupée dans le monde par Brian de Lancester le rendait l’un des plus dangereux ennemis qu’on pût avoir à combattre.

Et encore ce pauvre sir Edmund ne savait rien du péril qui le menaçait.

En vérité, cette petite Française, que nous la nommions Maudlin, la duchesse douairière de Gêvres ou la contessa Cantacouzène, cousine germaine par alliance de La Sainteté de Notre Père en Rome, était radicalement inexcusable de s’être ainsi endormie au bon moment ! Si encore elle n’eût dormi que d’un œil, comme font souvent, au dire des naturalistes, les chattes d’un certain âge, mais non ! elle dormait de tout son cœur, poursuivant avec acharnement les aventures de Robinson Crusoé. Elle plantait du maïs, elle aiguisait de vieux clous pour en fabriquer de petits couteaux, elle creusait des canots dans des troncs d’arbres, elle apprenait toutes les langues de l’Europe à une multitude de perroquets ; — bref, elle était fort occupée.

— Je vous disais, milord, reprit Susannah, qui secoua brusquement le poids lourd que l’horreur de l’image récemment évoquée avait mis sur son esprit, — je vous disais que mon père m’ordonna péremptoirement de lui remettre l’objet caché dans mon sein. Je dus lui obéir, quelle que fût ma répugnance à me dessaisir de ce médaillon.

Il le prit, et aussitôt qu’il eut jeté les yeux sur le mot écrit au poinçon et sur les armoiries, une exclamation de colère lui échappa.

— Misérable Tempérance ! murmura-t-il ; — on ne peut décidément se fier à elle… Qui vous a donné ce bijou, miss Suky ?

Je ne répondis point.

— Il est fort joli, ma fille, reprit-il ; voulez-vous m’en faire cadeau ?

— Non, oh non ! monsieur, m’écriai-je, laissez-le-moi ! je vous supplie de me le laisser !

— Je vous le laisserai, Suky, si vous êtes une bonne fille, — c’est-à-dire si vous m’avouez que c’est Tempérance qui vous a donné ce bijou.

Dieu a mis en nous l’horreur instinctive du mensonge, milord ; car, moi dont l’ignorance était complète à ce sujet comme sur tous les autres, ce premier mensonge eut grand’peine à tomber de mes lèvres. — Mais je savais que mon père frapperait Tempérance, et j’avais pitié d’elle.

— Non, monsieur, répondis-je avec embarras, ce n’est pas Tempérance.

— Serait-ce donc Roboam ! s’écria-t-il en pâlissant.

— Oh ! non, monsieur.

Cette fois la réponse partait du cœur. Ismaïl me regarda en dessous.

— Cela sait déjà mentir ! murmura-t-il avec un narquois sourire ; — l’éducation ne sera ni longue ni difficile à faire ; je voudrais le parier… Cela suffit, miss Suky, ajouta-t-il tout haut. Je sais ce que je voulais savoir, et je vous rendrai votre bijou.

Il s’assit auprès de moi, tournant et retournant le médaillon entre ses doigts, comme s’il eût voulu l’ouvrir. — Moi, je n’avais pas même soupçonné qu’il pût être creux.

Au bout de quelques minutes, durant lesquelles il m’entretint de choses frivoles, son doigt pressa par hasard le ressort du secret et le médaillon s’ouvrit.

Je poussai un cri de surprise.

— Ah ! ah ! Suky, dit-il, vous ne vous attendiez pas à cela.

— Qu’y a-t-il dedans, monsieur ? demandai-je curieusement.

— Il y a de l’eau de Portugal, miss Susannah, — et quelques poils de chatte.

En prononçant ces mots, qu’il accompagna d’un rire sec et forcé, il s’approcha de la grille, où quelques morceaux de houille achevaient de se consumer, et y jeta un objet qu’il avait pris dans le médaillon.

Cet objet pétilla en touchant le coke, s’enflamma aussitôt et rendit un flocon de fumée épaisse. — Ce devait être une mèche de cheveux.

— Ah ! monsieur, m’écriai-je, vous m’aviez promis de me rendre…

— Chut ! miss Suky, interrompit-il ; — nous autres fils d’Abraham, nous tenons toutes nos promesses, entendez-vous, et, pour ma part, plutôt que de manquer à ma parole, j’ai fait cinq fois déjà banqueroute… Mais vous ne savez pas ce que c’est qu’une banqueroute, miss Suky ; je vous apprendrai cela quelque jour… et bien d’autres choses encore, pour peu que vous et moi ayons du loisir.

Il avait pris dans le médaillon un tout petit papier d’une extrême finesse qui accompagnait les cheveux. Il mit son lorgnon à l’œil et lut :

« À Susannah quand elle saura lire. »

— Bon ! s’écria-t-il, voilà une naïveté ravissante !… Naturellement, Suky, vous ne vous seriez point avisée de lire avant d’avoir appris votre alphabet.

— Mais j’apprendrai, monsieur, interrompis-je ; ce papier est à moi, rendez-le-moi.

— Vous apprendrez, Suky, voilà ce qui est vrai ; vous apprendrez dès demain à lire, à chanter, à danser… vous apprendrez tout ce qu’une belle fille doit apprendre pour captiver le cœur d’un homme… Quant au papier, c’est autre chose… Ne vous en inquiétez pas, et laissez-moi déchiffrer ce griffonnage.

Il commença, en effet, la lecture du billet enfermé dans le médaillon.

Le papier était très petit, milord ; pourtant il contenait sans doute bien des choses, car mon père fut long-temps à le lire. — Tout en le lisant, il murmurait d’amères paroles et haussait les épaules avec dérision.

— Que c’est bien cela ! s’écria-t-il enfin ; — il y a là, pardieu, dans ce misérable chiffon, de quoi faire fondre en larmes tout un bataillon de vieilles femmes !… Si la personne qui vous écrit ces fadaises était riche, Suky, je crois que nous pourrions nous arranger ensemble, car rien ne lui coûterait.

— Quelle est cette personne monsieur ? demandai-je d’une voix suppliante, — et que me veut-elle ?

— Elle vous veut, miss Suky, voilà tout. Quant à son nom, le voilà écrit en toutes lettres. — Il me montrait le mot gravé sous l’écusson. — Quel dommage que vous n’ayez pas pris votre première leçon de lecture ! n’est-ce pas ?

— Quel est ce nom ? demandai-je encore.

— C’est le nom…

Il hésita et reprit :

— C’est le nom d’un beau jeune homme qui se meurt d’amour pour vous, Suky… On le nomme Henry.

Je ne compris rien à cette réponse, comme bien vous le pensez, milord. — Pour savoir, à onze ans et demi, ce que c’est que l’amour, il faut avoir écouté aux portes des salons ou traversé souvent les antichambres.

— Et c’était Ismaïl qui vous parlait ainsi, madame ! dit Lancester, dont les sourcils s’étaient froncés ; — votre père !…

— Je pense que c’était bien mal, milord, puisque ces mots semblent provoquer votre indignation ; — mais Ismaïl alla plus loin… Ce soir, pour la première fois, il prononça devant moi des paroles qui glissèrent d’abord, incomprises, sur le bouclier de mon ignorance, mais qui, souvent répétées et patiemment expliquées, finirent par pénétrer dans mon intelligence… Il y a huit jours, je vous aurais répété sans rougir tout ce que me disait Ismaïl, parce que je croyais que ces leçons étaient celles que chaque père donne à ses filles… Depuis huit jours, la lumière s’est faite en moi : je sais que, devant Dieu comme devant le monde, ces enseignements sont infâmes, et qu’ils atteignent, dans la bouche d’un père, les dernières limites de l’odieux.

— Quoi ! madame, s’écria Brian, — faut-il donc que je suppose ?…

— Laissez, milord, dit Susannah, dont un sourire noble et pur éclaira la tristesse, — ne m’interrogez pas… Je ne comprendrais point vos questions, peut-être… Je vous dirai tout, quoi qu’il m’en coûte, et je vous dirai dès à présent que, pour toutes les choses qui concernent l’amour, je ne sais rien dans ma vie dont je puisse vouloir faire mystère à qui que ce soit au monde.

Brian de Lancester se sentit rougir et avoir honte, tant il y avait loin de cette ferme et digne candeur à la question qu’il avait été sur le point de formuler.

— Ismaïl avait toujours à la main le médaillon, reprit cependant Susannah ; il semblait hésiter à me le rendre. Tout à coup il tira de sa poche un outil pareil à celui dont se servait Roboam pour sculpter ses petits morceaux de bois, et vint brusquement se rasseoir auprès de moi.

Puis, à l’aide de son outil, il commença le grattage de l’écusson.

— Que faites-vous, monsieur ? lui dis-je.

— Vous le voyez bien, Suky… Mais laissons cela, je vous prie, et parlons de choses sérieuses… J’ai un long discours à vous faire, voyez-vous, et j’aime à travailler en prêchant… Écoutez-moi bien : — Vous êtes une charmante enfant, Susannah, et, si vous tenez ce que vous promettez, dans deux ou trois ans, — quatre ans au plus tard, — vous serez la plus belle fille de Londres… Cela vous fait-il plaisir ?

— Eh ! monsieur, répondis-je en sanglotant, vous effacez le nom de la personne qui m’aime… À quoi me servira-t-il d’apprendre à lire ?

— Vous tenez donc bien à savoir ce nom, Susannah ?… Si vous êtes sage, je vous le dirai plus tard… Et d’ailleurs, ma fille, dans quelque temps, vous compterez par douzaine les gens qui vous aimeront… Sur ma foi, vous serez une heureuse créature, Suky… Je vous donnerai, moi, des parures à écraser les plus brillantes ladies… Vous serez l’astre qui éclairera Londres, vous serez la lionne… Autour de vous se pressera une foule compacte de soupirants… Tous vous demanderont votre cœur… M’écoutez-vous, Suky ?

Je suivais d’un œil triste l’œuvre de destruction à laquelle il se livrait tout en parlant.

— Vous m’écoutez, c’est bien ! reprit-il. — Je vous disais qu’on vous demanderait un regard à droite, à gauche, de toutes parts, enfin, ma fille ; la vie des femmes est ainsi faite, la vie des jolies femmes, au moins… Or, Suky, beaucoup se perdent par trop d’orgueil, beaucoup par étourderie… L’orgueil, que les sots et les hypocrites nomment la pudeur, vous conseillera de passer, froide et hautaine, parmi l’encens brûlé en votre honneur ; — l’étourderie, que vous entendrez nommer dans le monde… quand vous irez dans le monde… la voix du cœur, vous dira d’aimer quelque jeune gentleman à la voix douce, au tendre sourire… Prenez garde, Susannah !… oh ! prenez garde, ma fille ! Le devoir d’une femme… Mais voici votre bijou que je vous rends, suivant ma promesse.

Il me rendit, en effet, le médaillon vide et dans l’état où vous le voyez.

Puis il reprit, d’une voix presque solennelle :

— Le devoir d’une femme est d’aimer, Susannah, d’aimer et de se donner sans réserve et sans combat… Vous comprendrez cela plus tard… Mais son devoir est aussi de choisir… et la meilleure règle pour se guider dans son choix, ma fille, c’est de ne repousser personne, — excepté ces misérables aventuriers qui n’ont en ce monde que leur figure et leur habit ; — c’est d’aller de l’un à l’autre… pourvu que l’un et que l’autre soient riches et soient généreux… À demain, Suky !…

Brian demeurait comme pétrifié.

— Infamie ! infamie !… murmura-t-il enfin.

Il se leva et fit quelques tours dans la chambre. — Lorsqu’il revint vers Susannah, son front s’était rasséréné.

— Madame, lui dit-il d’un ton de conviction profonde, cet homme, — ce monstre ! — n’était point votre père !…