Les Mystères de Londres/3/27

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Au Comptoir des imprimeurs unis (8p. 65-88).


XXVII


HALLUCINATION.


C’était une affreuse agonie ! Rien ne se peut comparer à ce lent, à ce mortel supplice. L’idée seule de cette impitoyable torture serre le cœur et amène le frisson.

On ne peut dire qu’avant cela Clary Mac-Farlane ignorât la souffrance. Depuis six mois elle souffrait, parce qu’un amour puissant, irrésistible, était entré dans son cœur malgré elle, et froissait les scrupules dévots de sa conscience ; elle souffrait encore parce que cet amour, caché à tous les yeux, rompait la confiance sans bornes qui avait existé jusque-là entre elle et sa sœur ; elle souffrait, enfin, parce que cet amour, d’autant plus ardent qu’on tâchait davantage à l’étouffer, brûlait, flamme silencieuse et solitaire, sans autre aliment que de vagues espoirs, un désir ignorant, mais immense, et, de loin en loin, quelques heures de contemplation muette en face de l’homme aimé.

Mais cette souffrance était de celles qu’on chérit à l’égal du bonheur. C’est elle que les poètes ont nommée le doux martyre. Elle met, certes, bien des larmes souvent dans les yeux des jeunes filles, mais quand plus tard, heureuses, elle se souviennent de ces larmes, leur regard se voile, leur sein se soulève, un souffle passe entre leurs lèvres épanouies en un mélancolique sourire. Ce souffle est un soupir. Elles regrettent.

Et, au lieu de ce doux mal d’amour qui porte avec soi sa consolation et ses joies, Clary se trouvait tout-à-coup plongée dans l’atroce réalité d’une détresse inouïe, et qu’elle n’aurait pu redouter sans folie deux jours auparavant.

Il y avait dans Londres une débile et malheureuse enfant qui se mourait d’un mal inconnu, et l’on avait pris Clary, forte, exubérante de sève, radieuse de beauté, on l’avait prise pour changer à plaisir sa force en défaillance, sa sève en atonie. On avait jeté la nuit d’une tombe comme un voile impénétrable sur les perfections de son corps ; on pressait son âme entre la solitude et le silence ; on la minait au physique en même temps qu’au moral ; on appauvrissait de propos délibéré sa vaillante nature ; on ruinait scientifiquement son tempérament et son esprit.

Cela pour expérimenter ensuite, pour la traiter en cadavre voué aux études médicales.

D’ordinaire les membres de Royal-College essaient leurs remèdes sur des chiens. — Le docteur Moore avait désespéré sans doute de rendre une chienne hystérique. — Et puis, ce praticien illustre n’en était pas à cela près de tuer une femme en passant.

Nous l’avons entendu expliquer fort paisiblement son système au marquis de Rio-Santo.

Il attaquait Clary par la diète et la séquestration absolue dans l’obscurité.

Voilà tout, vraiment. — Comme ces termes de médecine arrangent les choses ! la diète et la séquestration. Ceci n’est point très redoutable, n’est-ce pas ? Mon Dieu non. — Seulement, la diète, c’est la famine, et la séquestration un cachot.

Ces moyens sont absolument infaillibles pour arriver au point où en voulait venir le docteur. Toute femme, jeune et pubère, soumise au traitement infligé à Clary Mac-Farlane, eût été brisée comme elle. Ici, la force ne sauve pas ; elle nuit, et les tempéraments les plus riches sont les plus facilement prostrés.

Il n’y a que la vigueur d’âme qui puisse résister un temps, mais l’âme est vaincue à son tour ; elle finit par suivre, domptée, l’aberration des sens. L’intelligence souffre chez l’hystérique, faiblit, s’endort dans l’apathie, ou meurt, tandis que le corps lui survit misérablement dans l’idiotisme ou la folie.

Au bout des deux premiers jours de diète et de séquestration, Clary Mac-Farlane éprouvait déjà tous les symptômes d’une affection nerveuse fort avancée. Elle ne se rendait plus compte de son état qu’à des intervalles lucides devenant de plus en plus rares. La faim, qui était maintenant le principe le plus actif de sa souffrance, ne se bornait plus à tirailler son estomac en d’intolérables angoisses, elle envahissait le corps tout entier. Ses membres étaient rompus, ses reins courbaturés ; sa tête tournait, et devant ses yeux brûlants passaient de douloureux et rapides éblouissements.

Parfois, elle se sentait mourir ; — d’autres fois, elle pensait, avec un désespoir amer, qu’elle pourrait vivre ainsi bien long-temps encore. Elle n’osait plus prier. Entre elle et Dieu, qu’elle se représentait terrible, inexorable, suivant les idées de la dévotion écossaise, une image humaine se plaçait obstinément ; sur sa lèvre, un nom était sans cesse qui, mêlé à l’oraison, l’eût rendue sacrilège.

C’était Edward, Edward qu’elle aimait, qui était tout pour elle, qui l’emplissait si bien et dominait si énergiquement les dernières et fugitives lueurs de sa pensée, que son âme pieuse en perdait le souvenir de Dieu…

Mais la justice divine peut-elle imputer à crime le trouble funeste des heures de l’agonie ? L’âme qui chancelle aux limites de la vie peut-elle pécher encore ?

La pauvre Clary, d’ailleurs, avait essayé de chasser cette image envahissante pour se retourner vers le ciel ; mais elle n’avait pu. Edward était là, toujours là, paré de sa beauté presque surhumaine et paré encore des mille prestiges de l’absence et des regrets. Il était là, donnant son front rêveur à la religieuse lumière des lampes comme à Temple-Church, ou mollement couché dans une bergère, éclairé par un rayon du soleil levant, et lançant à travers la rue populeuse cet unique baiser dont Clary croyait sentir le souffle bienfaisant et frais sur sa lèvre ardente.

Lorsque cette image se voilait, c’est que Clary, insensible ou domptée par la douleur, ne pouvait plus penser. — Mais le souvenir adoré revenait bien vite. Il revenait, tantôt portant avec soi de navrants regrets, tantôt accompagné d’ineffables extases…

Ces maladies où le système nerveux et le cerveau sont attaqués présentent une série toujours nouvelle et inattendue de phénomènes étranges : Ce sont des souffrances inouïes, mais aussi des voluptés incomparables, des rêves comme l’opium en inspire aux illuminés de l’Orient. On est en enfer pour moitié, pour moitié en paradis, et ce contraste tue.

Clary, étendue sur sa couche de paille, eut, durant sa longue nuit, bien des visions terribles ; elle en eut de charmantes, elle en eut où la douleur et la joie se mêlaient bizarrement.

Une fois le sourire la prit, un sourire heureux et tranquille au milieu d’une convulsion. Plus d’une fois les larmes l’avaient prise dans un sourire. Il n’y a point là de transition entre le bien et le mal ; ils se disputent l’un l’autre, en des luttes folles, un dernier débris de vie que précipitent tour-à-tour vers un dénouement mortel les dures atteintes de la souffrance et les mystérieuses caresses d’une meurtrière volupté.

Cette fois dont nous parlons, Clary s’était vue tout-à-coup entre les bras d’Edward qui traversait, au galop d’un magnifique cheval, les rues encombrées de Londres. À droite, au devant, à gauche, la foule s’écartait épouvantée. Le cheval volait. — Edward, ferme et calme sur la selle, arrondissait son bras autour de la taille affaissée de Clary. Elle sentait la douce pression de ce bras dont la main s’arrêtait juste sur son cœur.

Penchée en arrière, elle regardait Edward, comme on regarde lorsque les yeux se touchent presque, et que les prunelles se choquent en un magnétique contact. Son haleine montait jusqu’à la bouche d’Edward ; elle le sentait avec tout son corps et défaillait d’allégresse.

Edward, lui aussi, la regardait et lui souriait. Clary voyait un monde dans ce sourire. C’était à la fois celui d’un maître qui descend jusqu’à aimer et celui d’un chevalier qui adore et qui sert. Il était impérieux, royal, mais il était tendre et soumis.

Le beau cheval courait toujours. Ses quatre fers bondissaient, élastiques, sur le pavé retentissant. Les brunes maisons de Londres fuyaient comme emportées par un tourbillon…

De temps en temps le bras d’Edward se tendait pour remonter Clary sur la selle. Alors elle se sentait plus près et mieux. Ses yeux humides remerciaient, tandis qu’Edward se penchait en souriant et baisait le bout de ses cheveux.

Cette chimère de bonheur agissait si puissamment sur ses sens déçus, que de grosses gouttes de sueur inondaient ses tempes, et que sa poitrine étouffée râlait avec effort…

Londres disparaissait déjà dans le lointain. C’étaient maintenant de belles campagnes qui riaient au soleil et déployaient à perte de vue les vastes richesses de leurs lumineux horizons. — Qu’on est bien pour aimer dans l’espace libre ! Que l’air des solitudes soulève délicieusement un sein oppressé de tendresse ! Que l’amour est plus beau en face des larges splendeurs de la nature, et combien la nature s’embellit sous le regard enchanté de l’amour !

Clary se laissait aller mollement, ou se plongeait avec ardeur dans ce bonheur qui l’entourait de toutes parts. Faible contre ces mortelles délices, elle leur donnait son dernier souffle d’un cœur prodigue. Son regard glissait du noble visage d’Edward aux magnificences du paysage, et revenait, fasciné, se perdre dans le regard de son amant.

Lui précipitait, d’un bras infatigable, la course rapide du beau cheval. Les horizons fuyaient comme naguère les maisons de Londres. Les aspects changeaient. — C’étaient tour-à-tour des monts, des lacs, des forêts, d’opulentes moissons gardées par quelques toits de chaume. — C’étaient, au loin, le sombre profil d’une cité, les tours grises d’un vieux château, la ligne d’azur d’un fleuve promenant son cours sinueux par les prairies. — Et, sur tout cela, le soleil versait ses flots d’or.

L’amour et le soleil, les deux flambeaux du monde ! — On ne meurt pas de joie dans la vie réelle ; mais Clary était en dehors des réalités. Sa détresse comme ses joies dépassaient les bornes humaines. — Elle allait mourir de bonheur.

Tout-à-coup, la course prit fin. Le beau cheval s’arrêta. Clary le chercha et ne le vit plus. — Le soleil abaissait lentement son disque rougi et se cachait derrière une montagne.

Clary était assise sur le gazon. Il lui semblait reconnaître le paysage des alentours. Elle regarda mieux. — C’était bien la sombre nature de l’Écosse méridionale. C’était son pays, et tous les objets qu’avait aimés son enfance se groupaient autour d’elle : la maison qu’habitait son père avant d’acheter le château de Crewe, la ferme de Leed, les bois de Sainte-Marie, au milieu desquels s’élevait, solitaire, la petite maison de Randal Graham, le torrent de Blackflood et les ruines moussues du vieux couvent.

Auprès d’elle, assis également sur le gazon, était toujours Edward, muet comme elle, et parlant uniquement avec ses yeux charmés.

Elle mit sa tête sur l’épaule d’Edward. — Il y avait à l’entour un repos suave, un calme infini. La brise des soirs passait en silence, toute chargée des frais parfums qu’exhalent les champs au coucher du soleil. La campagne se taisait, recueillie.

Les voluptés du jour étaient dépassées. Mieux vaut encore l’indécise clarté des soirs que ces éblouissants rayons du soleil de midi. Mieux vaut le repos que la course. Il faut à l’amour, pour atteindre l’apogée de ses sensuelles douceur, la paresse et l’ombre.

Comme elle aimait ardemment et au delà de ce que la parole sait peindre ! Elle était pure et ne pouvait rêver que de pures tendresses, mais quel feu inconnu le délire mettait parmi ses virginales pensées ! Elle aimait, elle aimait…

Un tressaillement douloureux vint agiter ses membres : ce n’étaient pas cette fois ses nerfs malades qui l’agitaient ainsi, c’était encore le songe. — Elle venait de voir, assise comme elle sur le gazon, de l’autre côté d’Edward, une femme.

Son cœur eut froid et saigna.

Cette femme, elle ne distinguait point ses traits et apercevait vaguement sa taille, comme une forme indécise, dans l’obscurité croissante de la nuit. — Elle se serra contre Edward, qui ne répondit point à son étreinte.

Clary, jalouse, atteinte dans son amour sans bornes, regarda de nouveau cette femme, — cette ombre, — sa rivale.

Elle reconnut sa sœur et prononça son nom avec désespoir.

Anna se retourna, souriante. — Edward regarda l’une, puis l’autre, comme s’il eût hésité, puis, repoussant Clary d’un geste froid, il se mit à genoux aux pieds d’Anna.

Clary, la pauvre fille, poussa une plainte déchirante, et tomba, raide, sur la paille de sa prison.

Alors, dans le cachot, le silence fut aussi complet que l’obscurité. On n’entendait même plus la faible respiration de la malheureuse captive.

Il n’était point probable que son rêve pût se réaliser jamais avec ses doux commencements et sa fin éplorée, car l’avenir de Clary semblait ne pas pouvoir s’étendre désormais au delà de quelques heures ; mais il contenait quelque chose de vrai, cependant ; et cette mystérieuse faculté de divination qui précède, dit-on, la mort, venait de révéler à Clary l’amour d’Edward pour sa sœur.

Le silence le plus complet régna dans sa cellule durant une demi-heure environ. Au bout de ce temps, on aurait pu saisir un faible bruit venant du plafond. En même temps, un rayon de forme conique traversa les ténèbres, mettant en lumière les atomes suspendus dans l’atmosphère épaisse de la prison.

Le rayon projeta d’abord sur la paille, du sol un rond de lumière, puis il se prit à marcher, comme pour éclairer successivement toute la surface du plancher. Après quelques tâtonnements, Clary se trouva tout-à-coup illuminée.

Elle gisait sur la paille, privée de sentiment. Ces deux jours de torture l’avaient rendue presque méconnaissable. Son noble visage, amaigri par la souffrance et la faim, gardait, en outre, des traces de la convulsion qui l’avait récemment agitée.

Un bourreau n’eût pu contempler sans pitié les effets de ce barbare supplice, exercé sur une créature si belle, si admirable encore dans sa misère ! Un bourreau aurait eu compassion de ces pauvres mains blanches qui pressaient, avec un geste de muet désespoir, ce sein harmonieux qui ne battait plus, — de ces joues pâles et creusées par la souffrance, — de cet œil grand ouvert et terne, — de ces rides douloureuses qui se creusaient à l’entour d’une bouche d’enfant, si bien faite pour le sourire !…

Mais l’homme qui, d’en haut, dirigeait la lanterne n’eut pas pitié. Ce n’était pas un bourreau. C’était maître Rowley, l’aide-pharmacien au service du docteur Moore.

Il promena soigneusement la lueur de la lanterne sur toutes les parties du visage de miss Mac-Farlane, et dit, examen fait :

— Ta ta ta ta !… après tout, ça ne vaut pas cent guinées !… Mais puisqu’elles sont payées, il ne faut pas les perdre… et je crois que l’enfant a envie de mourir comme cela, sans nous en demander permission… Peuh !… nous avons bien ressuscité un pendu ; nous empêcherons bien la petite de nous fausser compagnie… Ta, ta, ta, ma fille, vous nous coûtez cent guinées, et vous vivrez encore un petit peu pour notre argent…