Les Mystères de Londres/3/28

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Au Comptoir des imprimeurs unis (8p. 89-116).


XXVIII


L’AIDE-PHARMACIEN.


Maître Rowley ferma soigneusement le guichet par où s’était introduite la lumière de sa lanterne, puis il se redressa sur ses pieds et laissa retomber un coin du tapis qui cacha entièrement le trou.

Maître Rowley était chez lui, au second étage de la maison du docteur Moore. Sa chambre, comme sa personne, était fort laide à voir. Une multitude innombrable de fioles de toutes tailles, la plupart couvertes de poussière, lui donnaient un aspect tout particulier, mais assez peu séduisant. Elle exhalait, en outre, un parfum de pharmacopée tellement âcre et saisissant, qu’un homme s’y fût empoisonné par le nez.

On ne peut point dire que maître Rowley engraissât positivement dans cette pestilentielle atmosphère. Il était maigre et noueux comme un cep de vigne en hiver ; mais il s’y portait du moins à merveille. Cette infâme odeur de drogues et de préparations diaboliques affectait très agréablement les narines de son nez mince et recourbé ; la vue de toutes ces fioles poudreuses réjouissait son œil gris caché derrière de rondes lunettes en pinces. C’était son arsenal et sa bibliothèque ; c’était sa cave, aussi, car maître Rowley mettait son gin dans des bouteilles à médecine, et ne buvait jamais plus gaillardement que lorsqu’il fourrait dans sa large bouche le goulot entier d’un flacon dont l’étiquette portait : Laudanum, acide hydro-cyanique, ou quelque autre titre infernal.

Il n’y avait chez lui qu’un seul livre, c’étaient les Toxicological Amusements du docteur Venom. Ce volume, dont nos lecteurs ont entendu parler peut-être, sous le titre mignon de Récréations toxicologiques, enseigne à empoisonner les chats, les serins, les taupes, les anguilles, — et les hommes, par occasion.

Maître Rowley en lisait un chapitre tous les soirs avant de se coucher. Cela l’endormait tout doucement, comme aurait pu faire une ode en l’honneur de Wellington ou un discours imprimé de lord Stanley.

Ce maigre et jaune coquin était la pharmacie faite homme, le poison incarné. Il se trouvait mal à l’aise au grand air et ne respirait comme il faut que dans une atmosphère viciée. — Il y a, dit-on, des gens incombustibles ; nous pensons que maître Rowley était à l’épreuve du poison, et qu’il eût impunément avalé un beefsteack saupoudré d’arsenic en guise de poivre.

Il avait été spécialement chargé par Moore de la garde de Clary Mac-Farlane. Le docteur avait fixé lui-même deux jours pour terme à la diète absolue de la captive. Les deux jours étaient écoulés. Rowley avait voulu voir.

L’aspect de Clary, gisant évanouie sur la paille de la prison, ne fit sur lui aucune espèce d’impression. C’était la chose du monde la plus simple. Il ne fut pas même étonné, parce que, dans ses prévisions, cela devait arriver ainsi.

Il choisit dans son arsenal une demi-douzaine de fioles et descendit dans le cabinet du docteur. Le docteur était absent. Pour mille motifs, il ne laissait pénétrer jamais âme qui vive durant son absence dans le sanctuaire de ses savants et ténébreux travaux ; mais Rowley était une manière de corps sans âme et ne comptait point. Il appartenait d’ailleurs complètement à Moore, qu’il aimait en raison de son venin, comme il eût aimé un serpent à sonnettes.

— C’est une chose assez délicate, grommelait-il en gagnant le cabinet à son aise. — Perdre un sujet de cent guinées !… Mais aussi pourquoi donner cent guinées ? Il l’aurait eu pour cinquante… Et que de bonnes choses on aurait pu acheter avec les cinquante autres !

Maître Rowley se sentit venir l’eau à la bouche comme un gourmand qui parle de friandises. Bonnes choses, pour lui, signifiait naturellement drogues et poisons.

Il traversa le cabinet du docteur et ouvrit une porte qui tourna doucement sur ses gonds huilés. Cette porte était rembourrée par derrière et touchait presque une seconde clôture, également recouverte de laine, qui donnait entrée dans la prison de Clary.

Maître Rowley avait toujours à la main sa lanterne. Il en retira la bougie et la cellule se trouva subitement éclairée.

C’était une pièce fort petite, prise sur l’appartement particulier du docteur, et préparée évidemment pour l’usage auquel on la faisait servir depuis trois jours. Les chapitres qui précèdent suffisent à peu près pour en donner une idée au lecteur. Ses murailles étaient, comme nous l’avons dit, soigneusement matelassées. Il y avait pour tout meuble une étroite escabelle.

La seule chose que nous devions ajouter, c’est que l’étoffe qui soutenait la laine le long des murailles était noire, afin sans doute de prévenir tout rayonnement intérieur.

C’était bien un tombeau. La lumière de la bougie, absorbée de tous côtés par la noire tenture, semblait n’avoir point la faculté d’éclairer. Elle avait donné du jour seulement à la blanche figure de Clary Mac-Farlane, qui se renversait sur le sol parmi les flots mêlés de sa riche chevelure.

Maître Rowley mit la bougie sur l’escabelle qu’il approcha de Clary.

— Bonjour, mon enfant, bonjour, dit-il ; — ce sont là de beaux cheveux, ma foi… et de belles dents… Mais cent guinées !… Au fait, ça ne me regarde pas… Ce qu’il y a de sûr, c’est que ce diable de trou n’est pas un lieu de plaisance !

Il promena par dessous ses lunettes son regard tout autour de la chambre.

Eh mais ! grommela-t-il, c’est de bonne étoffe noire, ma foi, dont on aurait pu faire habit, veste et culotte ! Et de la laine dessous, de quoi bourrer une demi-douzaine de traversins… Ta ta ta ta !… Tout cela, c’est de l’argent !

— Allons, mon enfant, allons, reprit-il après ces réflexions économiques ; — nous sommes donc en pâmoison… Hé hé… notre petit cœur ne bat plus guère… Notre souffle ne ferait pas tourner un moulin, non !… Allons, mon enfant, respirons quelque chose de bon pour nous remettre.

Il flaira l’une après l’autre, avec une évidente satisfaction, toutes ses fioles, et finit par en mettre une, ouverte, sous le nez de Clary.

C’était sans doute quelque préparation bien puissante, car Clary poussa tout de suite un gémissement faible et tordit convulsivement les brins de paille qui s’étaient engagés dans ses doigts.

— Bien, bien, mon enfant ! murmura maître Rowley qui avait eu la précaution de lui fermer les yeux ; voulez-vous manger un morceau ?

Clary était retombée dans son immobilité.

— Qui ne dit mot consent, reprit l’aide pharmacien avec une sorte de bonhomie ; et, de fait, ma fille, vous devez avoir appétit… Attendez-moi un petit instant.

Il remit sa bougie dans la lanterne et sortit pour revenir aussitôt après avec un morceau de pain.

— Comme nous allons nous en donner, ma fille ! dit-il encore à Clary qui ne l’entendait pas…

Le morceau de pain fut mis par lui dans la main de Clary.

Puis il plaça de nouveau la fiole sous ses narines.

— En s’éveillant, elle va perdre son dîner, c’est une chose sûre ! se dit-il, mais elle cherchera… Allons, mon enfant. Clary s’agita en de faibles tressaillements, puis elle ouvrit les yeux. — Rowley souffla prestement sa bougie.

— Ô mon Dieu ! murmura la recluse, j’ai cru que je voyais !…

Elle entendit le bruit d’une porte qui se refermait, puis tout rentra dans le silence.

Galvanisée par ce son, le premier qu’elle eût entendu depuis trois jours, elle eut la force de s’élancer vers l’endroit d’où il était parti, elle ne trouva que l’uniforme matelas, qui, partout, recouvrait la muraille.

— Est-ce encore un rêve ! pensa-t-elle en retombant accablée.

Maître Rowley était remonté dans sa chambre, et avait ouvert doucement le guichet.

— Elle aura perdu son dîner, bien sûr ! se disait-il, suivant son idée de tout à l’heure ; et pourtant il faut bien qu’elle mange ! Je déclare que je suis très embarrassé.

Maître Rowley se gratta l’oreille durant une seconde. Il n’en faut pas davantage aux grands esprits pour concevoir un plan.

Quand il se fut gratté l’oreille, il dit bien doucement et avec la voix que devait prendre compère le loup avant de dévorer le petit Chaperon rouge :

— Cherchez, ma fille, cherchez !… Dieu qui donne la pâture aux oiseaux, a mis à vos pieds un morceau de pain…

Clary leva vivement la tête et vit au dessus d’elle une lueur indécise qui disparut aussitôt. C’était le guichet qui se refermait.

Maître Rowley n’avait pas calculé l’effet de ce coup de théâtre.

Pieuse jusqu’à l’exaltation, élevée dans les mystiques croyances de la dévotion écossaise, Clary Mac-Farlane prit au pied de la lettre les paroles de cette voix inconnue qui lui arrivait d’en haut. Toute son ardente dévotion, un instant assoupie par le découragement, se réveilla soudain au dedans d’elle. Elle se repentit amèrement d’avoir désespéré ; elle pria Dieu du fond du cœur, avec confiance, avec amour.

Puis elle tâta le sol autour d’elle, afin, de trouver ce pain de miracle.

Elle le trouva et s’agenouilla pour rendre grâces à la main divine qui lui venait en aide. Sa foi, ranimée par la prière, plus encore que la nourriture insuffisante, avidement dévorée après un si long jeûne, lui redonnèrent du calme et presque de la force.

Plus de visions terribles ou folles, nous dirions presque plus d’effroi. La pensée du ciel éclairait sa nuit, et Dieu peuplait sa solitude. — Si le rayon de la lanterne sourde de maître Rowley eût pénétré en ce moment dans la prison de Clary, l’aide-empoisonneur eût été assurément fort étonné de l’effet produit par son petit morceau de pain.

Clary Mac-Farlane s’était assise à terre et appuyait ses reins à la paroi rembourrée de sa cellule comme au dossier d’un fauteuil. Elle était bien pâle encore, mais un calme sublime reposait sa physionomie. Ses yeux, élevés vers le ciel, reflétaient un religieux, un pur espoir, — et, par espoir, nous n’entendons point ce sentiment dont les aspirations vulgaires ont leur but en ce monde. Clary se savait ou se croyait condamnée à mourir. Son espoir était au delà des choses de la vie. C’était comme un avant-goût de cette quiétude sainte et sans bornes qui suit, pour le juste, les angoisses de la dernière heure.

Sa bouche, aux lèvres de laquelle un peu de sang était revenu, apâlissait l’éclat accoutumé de son corail pour prendre une teinte doucement rosée, et souriait un angélique sourire.

Elle était belle ainsi, belle jusqu’à la splendeur ; elle était belle et touchante. Dieu, qu’elle implorait, devait laisser tomber sur elle, son œuvre exquise, sa créature parfaite qui, parmi les épreuves d’une lente agonie, donnait son âme de vierge à la prière, un regard de paternel amour…

Les hommes l’eussent adorée ; les anges l’attendaient.

Ce repos dura plusieurs heures, — tant que Clary put prier. Au bout de ce temps, un murmure sourd se fit en son cœur, troublant par de profanes interruptions la sainte voix de l’oraison.

Clary sentit le retour prochain de cette lutte terrible où elle avait failli succomber. Elle se redressa, vaillante, en face du supplice et ceignit ses reins pour le combat.

La tentation revint en effet, forte des faiblesses qui pressaient fatalement l’âme de la pauvre recluse, forte du silence, des ténèbres, de la solitude. — Clary revit Edward, toujours beau, dominateur, hélas ! toujours aimé ! Elle détourna la tête, mais de quelque côté que fussent ses yeux fascinés, Edward était là ; il la suspendait à l’attraction de son sourire, il la rendait folle encore et se mettait obstinément entre elle et Dieu.

Ce fut une lutte épuisante, dont les détails ne se peuvent point raconter. Toutes les tortures se pressaient autour de ce pauvre cœur qui allait cesser de battre. Elle se souvenait de son rêve et voyait encore parfois l’ombre de sa sœur entre elle et cet homme, qui tenait si bien sa pensée esclave, que le ciel invoqué luttait en vain pour l’affranchir.

Oh ! qu’il était beau et digne d’amour ! Comme sa tête fière dépassait superbement le vulgaire niveau de la foule ! Comme son regard enivrait ! Comme son sourire rayonnait la séduction tout autour de lui !

Clary résistait en vain. Elle était vaincue. Seulement, sa défaite avait changé d’aspect. Elle ne s’élançait plus vers son vainqueur avec ce fiévreux entraînement de tout à l’heure ; elle ne l’appelait plus de toutes les voix de son âme, heureuse de pécher, s’il était complice, heureuse de se perdre avec lui. Sa peine était austère et grave maintenant. Tout en cédant, elle se repentait ; tout en aimant, elle regrettait d’aimer. Parmi sa fatale extase, il y avait d’énergiques retours vers Dieu. La lutte se prolongeait après la défaite, et Clary, cette fois, ne se réconciliait point avec sa faiblesse.

Et, de même qu’elle n’avait plus de joies délirantes, elle n’avait plus de désespoirs. Sa sœur Anna était toujours sa sœur chérie. L’angoisse des jalouses pensées était impuissante à fausser sa tendresse.

Anna ! ce nom aimé eût été, comme le nom de Dieu, une égide contre l’obsédante attaque de l’amour, si l’amour n’eût atteint dans le cœur de Clary des proportions extraordinaires. Mais elle aimait, la pauvre enfant, si passionnément et si fort, que tout s’effaçait devant sa tendresse.

La faim revenait, la faim et l’épuisement. Avec eux reparaissaient les principaux symptômes de sa fièvre nerveuse. Mais l’abattement dominait, et Clary, en un moment de trêve, ferma les yeux et s’endormit de ce sommeil pénible qui ne repose point et prolonge les ennuis de la veille…

Le docteur Moore tardait bien ! — Qui sait si Clary devait s’éveiller de ce douloureux et morbide sommeil ? — Mais le docteur Moore passait une partie de ses jours à Irish-House, où il faisait laborieusement l’inventaire du cabinet secret du marquis de Rio-Santo.

Et Rowley avait inventé une préparation nouvelle, entièrement nouvelle, qui tuait un chien de quatre mois en trois secondes, cinq tierces et une fraction inappréciable. Rowley en inférait que cette potion tuerait un homme en un quart de minute. C’était un bien joli résultat. Rowley en perdait la tête.

Clary s’éveilla, pourtant. — En s’éveillant, elle se trouva couchée sur un lit, au dessus duquel se croisaient des rideaux de damas sombre, dans une chambre inconnue qu’éclairait faiblement une lampe à garde-vue, posée sur un guéridon fort éloigné du lit. En face du lit, il y avait une fenêtre dont les carreaux laissaient passer un oblique rayon de lune, qui, combattant victorieusement la lumière de la lampe, traçait une ligne blanchâtre sur le tapis.

Auprès du guéridon, un homme était assis, qui tournait le dos à Clary et feuilletait lentement les pages d’un livre in-quarto.

Cet homme avait un long crâne chauve, sur lequel glissait la lumière, et que bordaient, sur les tempes, deux touffes de cheveux larges et bien fournies, à peu près comme on voit la route battue dans les campagnes se border de chaque côté d’une haie vive.

Du lit, on ne pouvait apercevoir que son profil perdu : une joue plate, d’où s’élançait la pointe aiguë d’un nez en bec d’ibis, un coin de sourcil et le quart d’une paire de lunettes.

Clary ne put guère voir toutes ces choses. C’était la faim qui l’avait éveillée. — Elle mit ses deux mains sur sa poitrine brûlante, en disant :

— Mon Dieu ! que je souffre !

L’homme à l’in-quarto fit une corne à son volume, qui était le tome premier des Toxicological amusements, et se retourna vers le lit, montrant en son entier la face patibulaire de maître Rowley, l’aide-pharmacien.

— Ah ! diable ! répondit-il ; — ah ! diable ! mon enfant ! nous souffrons, disons-nous ?… Et bien ! ma colombe, nous allons avoir un médecin… et un fameux médecin…

— Du pain ! murmura Clary ; au nom du ciel, monsieur, un peu de pain !

— Ta ta ta ta ! fit Rowley ; — du pain, ma fille !… Nous ne donnons pas comme cela du pain à nos malades…

Les idées de Clary se coordonnèrent un peu en ce moment : elle voulut demander où elle était, s’informer ; mais elle ne trouva plus de voix.

Rowley, lui, avait mis sous son bras le volume des Récréations toxicologiques et s’était approché du lit, la lampe à la main.

Clary ferma ses yeux accoutumés à l’obscurité. Rowley la contempla un instant.

— C’est très fort, une jeune fille ! dit-il enfin avec conviction ; — c’est excessivement fort !… Je suis sûr qu’une simple dose de laudanum aurait de la peine…

Il s’interrompit pour sourire.

— Ta ta ta ta ! reprit-il en haussant les épaules ; — le laudanum, aussi, est une vieillerie… Où vais-je chercher le laudanum !… Ah ! je voudrais bien essayer ma trouvaille sur quelqu’un… Trois secondes, cinq tierces et une fraction !…

Les lèvres de Clary devenaient blanches et ses paupières tremblaient.

— Oh ! oh ! s’écria maître Rowley en remettant dans sa poche un petit flacon qu’il avait atteint et qu’il caressait depuis quelques instants avec amour ; voici l’enfant qui va avoir une crise… C’est l’affaire du docteur.