Les Mystères de Londres/4/02

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Au Comptoir des imprimeurs unis (9p. 41-76).


II


DROIT D’AÎNESSE.


Londres entier connaissait l’inimitié des deux frères. À plus forte raison, un valet de White-Manor ne pouvait l’ignorer. — Le groom auquel s’adressait Lancester demeura un instant indécis, tant le fait d’une entrevue entre le comte et son cadet lui semblait chose extraordinaire, impossible.

Il obéit pourtant, lorsque Brian lui eut répété son injonction d’un ton péremptoire.

Au bout de quelques secondes, il revint, et Brian fut introduit aussitôt dans le salon de réception.

Il se jeta dans un fauteuil. Ses idées étaient dans un grand trouble. Ce qui venait de se passer à la maison de Wimpole-Street, les révélations de Susannah, sa disparition soudaine, tout cela était trop près de lui encore et ne prenait point dans son intelligence cet aspect clair et compréhensible que donnent aux choses de la mémoire les réflexions de quelques jours. Il savait qu’un ennemi puissant, surtout parce qu’il était insaisissable, lui disputait maintenant Susannah ; il venait chercher auprès de son frère les moyens de combattre et de vaincre ce ténébreux ennemi. C’était là son but : retrouver Susannah et la protéger retrouvée. — Les moyens à prendre, non seulement pour arriver à ce résultat, mais aussi pour amener son frère à le seconder, lui échappaient encore.

Mais ceci importait peu pour le moment. N’était-il pas fort de ses cent victoires remportées sur White-Manor ? N’avait-il pas pour lui la fatigue et l’ennui désespéré du comte, las de s’épuiser en une lutte contre nature, où le monde prévenu mettait tout l’odieux de son côté ?

Il y avait bien long-temps que Brian de Lancester n’avait mis le pied dans la maison de ses ancêtres. Depuis la mort de son père, ses différends continuels avec White-Manor l’avaient éloigné de l’hôtel de famille, devenu l’exclusive propriété de l’aîné. Tout préoccupé qu’il était par des pensées fort étrangères aux émotions domestiques, Brian se sentit monter au cœur un trouble grave et inconnu. Une voix, muette depuis des années, sembla lui désigner ce noble cordon d’austères portraits de famille qui courait autour des lambris, montrant alternativement les fiers visages de ses pères et les traits dignes, hautains et doux de ses aïeules décédées ; — et cette voix balbutiait au dedans de lui des reproches mêlés au nom détesté de son frère.

Brian avait l’âme d’un chevalier sous l’étrange enveloppe d’audacieux scepticisme où il se drapait pour le monde. — Il se repentit peut-être. — Du moins son front se courba comme s’il eût eu pudeur à soutenir les regards convergents de toutes ces générations assemblées, lui qui se présentait parmi elles avec des pensées hostiles à leur successeur légitime, à l’héritier du nom commun, à l’homme qui portait le titre transmis de père en fils intact et pur, — au chef de la maison, en un mot, dont un cadre vide attendait le portrait à la suite de tous ces portraits vénérés.

Il se souvint que le feu comte de White-Manor avait uni en mourant sa main à celle de son frère. Il se souvint que la dernière parole de sa mère l’avait exhorté à l’amour et au pardon.

Sa mère, dont les traits bénis, fixés sur la toile par un pinceau habile, semblaient encore lui sourire…

Une porte latérale s’ouvrit. Le lord de White-Manor parut, appuyé sur le bras de son intendant, Gilbert Paterson.

Entre le comte et son cadet il y avait une fort grande différence d’âge. Le vigoureux tempérament de Brian et les excès de White-Manor avaient élargi cette différence au point de la changer en contraste frappant. Brian avait conservé en effet dans l’âge viril quelque chose de cette grâce juvénile, de cette souplesse élastique des membres, de cette soudaineté expressive des mouvements du visage qui reste généralement l’apanage des jeunes hommes. Sa nature physique était, comme sa nature morale, vierge pour ainsi dire et non entamée. Il était jeune d’apparence et de fait, bien plus jeune que ces lords de vingt ans que le trot d’un cheval fait pâlir et qui raniment tant bien que mal à l’aide d’excitants les appétits éteints de Leurs Seigneuries éreintées. Il était beau et fort et ardent ; il y avait en lui, derrière cet aspect flegmatique que nos mœurs infligent à toutes physionomies, trop plein d’audace, trop plein d’amour et de fougue. — White-Manor, au contraire, était vieillard avant d’avoir franchi les limites de l’âge mûr. Son cœur, naturellement égoïste, était devenu de pierre ; son corps, robuste autrefois, fléchissait sous le poids d’une précoce décrépitude. Ce n’était point pourtant un de ces frêles débris dont l’âge ou les excès ont ostensiblement miné le corps, et qui s’en vont courbés, chétifs, tremblotants, débiles, implorant de la foule un passage pour leurs pas chancelants ; lord de White-Manor avait conservé la raideur de sa forte taille ; il se tenait droit encore sur ses jambes alourdies, et son torse appauvri dissimulait ses pertes sous les mensonges habiles d’un costume fashionable. Mais, à chaque pas qu’il faisait, un tressaillement douloureux agitait sa face ; son souffle était court et haletant ; sous les artifices de sa chevelure empruntée on découvrait quelques rares cheveux blancs, courant çà et là sur un crâne nu, ridé, aux reflets ternes et comme plombés ; ses yeux s’éteignaient sous leurs paupières rougies, et il avait cette pâleur effrayante des apoplectiques, qui diapre de plaques livides le brûlant vermillon des joues.

C’était en quelque sorte une ruine d’organisation puissante.

Parfois, lorsque la colère réchauffait tout à coup et fondait le sang épaissi qui obstruait ses veines, il retrouvait pour un instant sa vigueur passée ; il pouvait encore briser quelque chose, un homme ou un meuble, dans la fureur sauvage de ses emportements.

Mais il payait vite et cher ces éclats insensés. La vie revenant soudain avec violence dans ce corps usé, glacé, raidi, le terrassait de son choc formidable. White-Manor tombait alors comme une masse inerte, du bien, si le coup était moindre, son cerveau frappé s’engourdissait en une sorte d’abêtissement qui avait pour moitié les caractères de l’imbécillité, pour moitié les caractères de la folie.

Son avenir était compris, et il le savait, entre les cornes menaçantes de cet implacable dilemme : l’apoplexie ou la démence.

Lorsqu’il regardait en avant de soi, il se voyait paralytique ou fou et ne se voyait point autrement.

À l’approche du comte son frère, qui s’avançait lentement, toujours appuyé sur le bras de Gilbert Paterson, Brian se leva pour s’incliner cérémonieusement. Le comte lui rendit son salut en tâchant au contraire de fixer sur son visage une expression de cordiale bonhomie.

Encore une fois, entre ces deux hommes les rôles étaient renversés. La crainte était pour le puissant, la sécurité pour le faible. L’aîné, — le chef, — possesseur d’une fortune immense, avait peur de son cadet, lequel ne possédait rien au monde.

Et ceci en Angleterre, où la hiérarchie de famille est une vérité, où la richesse est le trône et le sceptre et la couronne.

Les deux frères demeurèrent un instant immobiles et se contemplant en silence.

Le visage de Lancester était toujours froid et hautain ; celui du comte prenait une apparence de plus en plus bienveillante et soumise, — mais on se fût étrangement fourvoyé si l’on eût jugé leurs pensées mutuelles à ces symptômes extérieurs.

Il y avait de la pitié dans le cœur de Lancester, une pitié sincère et croissante. Le comte de White-Manor était plus souffrant encore que d’habitude ; il portait sur sa figure de tristes vestiges de la dernière attaque qui l’avait précipité la nuit de l’avant-veille sur le plancher du lord’s-corner, dans la chambre d’Anna Mac-Farlane. Ses yeux, qui tâchaient de sourire, conservaient un regard fixe et stupéfait. Toute une moitié de son corps, rétive au mouvement des muscles, se traînait presque inerte, comme si elle eût été frappée d’un commencement de paralysie.

Brian ne put constater sans douleur le funeste changement opéré chez son frère depuis la dernière fois qu’il l’avait vu d’aussi près ; — et il y avait long-temps de cela. Les ravages étaient si manifestes, le dépérissement se montrait si patent et si avancé, que Brian ne put retenir un geste de compassion. La voix du sang, qui s’était fait entendre tout à l’heure au dedans de lui, pendant qu’il attendait, seul, la venue du lord, parla de nouveau et plus énergiquement. Un instant il fut sur le point de tendre les bras à son frère.

Mais un éclair de haine qui souleva furtivement le masque de bonhomie que White-Manor avait mis sur son visage, suffit pour arrêter Lancester. Il reprit sa froideur et attendit.

Dans l’âme du comte, on n’eût trouvé qu’aversion profonde, que désir de vengeance, que haine implacable et sans bornes. Lui aussi était péniblement frappé de l’aspect de son frère ; lui aussi éprouvait une amère surprise à contempler ces traits qu’il n’avait, depuis des années, aperçus que de loin, pour les fuir aussitôt comme un menaçant épouvantail. Mais qu’il y avait de distance entre sa surprise et celle de Brian !

Il eût voulu trouver ce dernier vieilli comme lui, glacé comme lui, brisé comme lui, — plus. que lui ! — Et il le revoyait toujours jeune, toujours fort, toujours plein de sève et de vie ! Cette force et cette sève n’insultaient-elles pas à son épuisement ? cette jeunesse ne raillait-elle pas sa décrépitude ? N’était-ce point, de la part de cet homme sain de corps et d’esprit, un suprême outrage que de venir se poser devant un valétudinaire menacé de folie ?

C’était bien là un dernier coup digne de tous les autres ! L’ardent persécuteur était là pour jouir de l’agonie de sa victime ; l’héritier venait supputer les jours, les quelques jours qui restaient entre lui et la possession d’incalculables richesses, des châteaux de White-Manor, des parcs, des étangs, des forêts de White-Manor, du nom, du titre, de la pairie de White-Manor, — de tout !

Et nul moyen de lui ravir cet héritage, nul, si ce n’est de vivre ! Mais la vie s’échappait. Le comte se sentait glisser, quoi qu’il en eût, vers la tombe. Il se voyait dépérir, aujourd’hui surtout qu’il comparait sa faiblesse à la vigueur de son frère.

Brian était devant lui, plus robuste que jamais. Il semblait faire parade de sa santé de fer. Il cambrait sa taille élégante et ferme ; il carrait sa large poitrine ; il semblait dire en un mot :

— Ne vous pressez pas, milord mon frère. Trépassez à l’aise et prenez votre temps pour mourir… Je puis attendre.

Odieuse pensée ! White-Manor ne put l’avoir et garder en même temps ces faux semblants d’hospitalière bienveillance qu’il avait essayé d’abord de mettre en avant. Sa haine prit le dessus et flamboya dans son regard, tandis qu’un sourire amer relevait et faisait trembler les coins de sa lèvre.

Quiconque connaît les plus vulgaires secrets du cœur humain comprendra l’immensité de cette haine. Brian l’avait attaqué, Brian l’avait vaincu — et Brian était son héritier.

Celui-ci avait repris sa froideur. Il suivait avec une sorte de curiosité méprisante les efforts que faisait le comte pour rattacher son masque d’hypocrite bienveillance. Peu à peu il perdait jusqu’au souvenir de sa pitié première et ne retrouvait au dedans de soi que des pensées hostiles.

De sorte que, au bout de quelques secondes passées à s’observer mutuellement et avant qu’aucune parole eût été prononcée, les deux frères en étaient revenus à se mesurer de l’œil comme deux ennemis qui vont se prendre à la gorge.

White-Manor rompit le premier le silence.

— Que voulez-vous de moi, mon frère  ? dit-il d’une voix doucereuse que démentait énergiquement l’expression de son visage ; — êtes-vous venu voir les progrès du lent supplice que vous me faites subir ?… Je suis bien malade, Brian, vous devez être satisfait.

— Milord, répondit Lancester en s’inclinant, j’allais m’informer des nouvelles de la santé de Votre Seigneurie… Je suis peiné de vous trouver malade… Quant à l’accusation que vous portez contre moi d’être cause de votre souffrance, je crois que Votre Seigneurie fait tort à sa joyeuse vie d’autrefois et me prête un pouvoir que je n’ai point…

— La vipère qui tue, monsieur, est obscure et faible. Un enfant peut l’écraser du pied.

Brian ne sourcilla pas, et le comte, regrettant aussitôt cette parole échappée à sa haineuse colère, balbutia d’un ton d’embarras :

— Je voulais dire… mais on ne se croit pas obligé, entre frères, de peser scrupuleusement ses expressions.

— Je suis de votre avis, milord, dit froidement Lancester. Entre frères qui s’aiment on peut tout se dire. Je prie Votre Seigneurie de ne se point gêner.

White-Manor dissimula son trouble sous une grimace de malade, et fit signe à Gilbert de lui avancer un fauteuil.

— Veuillez donc reprendre votre siège, dit-il à Brian. Je vous demanderai, pour moi, la permission de m’asseoir… Maintenant, comme il est trop vrai que nous n’avons point coutume de nous voir fréquemment, je vous prierai encore une fois de me dire le motif de votre visite.

— Je suis venu pour parler sans témoin à Votre Seigneurie, répondit Lancester en s’asseyant, — et j’attends qu’on nous laisse seuls tous deux.

White-Manor hésita visiblement. Son regard sembla de nouveau faire comparaison entre la force de son frère et sa propre faiblesse. Un effroi manifeste se peignit sur ses traits flétris.

— Seuls tous deux ! répéta-t-il. — Gilbert Paterson est un digne serviteur, mon frère ; d’habitude, il ne me quitte jamais.

— Vous n’étiez donc pas loin, milord, cette nuit où Gilbert Paterson, ce digne serviteur, lança vos valets armés de fouets contre le fils de votre père ?

— Ce fut une chose très regrettable, Brian, balbutia le comte ; — Gilbert fut sévèrement puni…

— Mais il ne fut pas chassé, interrompit Brian, dont la voix toujours libre et calme ne laissait rien percer de l’amertume qui soulevait son cœur. — Milord, vous êtes le maître en votre maison, il me siérait mal de trouver mauvaises vos prédilections pour un serviteur…

— Voulez-vous que je le chasse ? dit vivement le lord.

— Pour un serviteur si digne, ajouta Lancester ; — que vous le chassiez ou non, peu m’importe, sur ma parole ! — Mais l’affaire qui m’amène est grave… très grave… pour moi, milord, — et pour vous. La présence de ce valet me gêne.

Le comte réfléchit pendant une minute, puis il se leva sans aide et gagna la porte en disant :

— Suivez-moi, Gilbert… Brian, je suis à vous à l’instant, et nous serons seuls.

Quelques secondes après, en effet, le comte reparut, mais, au lieu de revenir s’asseoir en face de Brian, il prit un siège auprès de la table qui tenait le centre du salon, et, sur le riche tapis qui la recouvrait il déposa ostensiblement une paire de pistolets.

— Ceci vous prouve, Brian, dit-il de ce ton bref et dégagé des gens qui ont pris leur parti, — ceci vous prouve que nous allons causer sérieusement et franchement. Je vous hais, vous le savez bien ; j’ai peur de vous, il est possible que vous ne l’ignoriez pas. Je vous crois capable de tout, et voici deux témoins qui, pour être muets, rempliront néanmoins l’office de Gilbert Paterson… Je vous écoute.

Brian se prit à sourire avec pitié.

— Ah ! milord, dit-il, don Quichotte donnait des coups de lance aux moulins à vent ! C’était moins fou que de vouloir me combattre avec des pistolets, moi !… Ne comprenez-vous donc pas quelle aubaine ce serait pour moi d’être assassiné par Votre Seigneurie ?

— Non, monsieur, je ne comprends pas, répondit le comte d’un air sombre. Les morts ne raillent plus.

— Sur mon honneur, cela vaudrait mieux encore pourtant que de me pendre sous vos fenêtres… Non, non, milord, vos pistolets ne vous sauveront point de mes atteintes, et il vous faudra d’autres armes pour soutenir la lutte, si vous repoussez la paix que je viens vous offrir.

— Quoi ! s’écria le comte dans un premier mouvement d’espoir, vous mettriez fin à votre implacable poursuite, Brian ?

— Je vous ferai grâce, milord mon frère, répondit celui-ci en abaissant sur White-Manor son regard indifférent et hautain ; — supposez que la voix du sang a parlé, que je suis las de frapper ainsi sur un frère, las d’accabler un ennemi qui ne sait point se défendre, las enfin d’appeler les dédains du monde sur l’homme qui porte le nom vénéré de mon père…

— Ah !… fit avec défiance White-Manor, à qui la réflexion ramenait ses doutes ; — vous avez des façons bien rudes de proposer la paix, monsieur.

— C’est que vous me semblez avoir atteint les dernières limites de la misère, milord. C’est que, tout incapable que je suis de revenir vers vous les bras ouverts, comme on revient à un frère, il me prend fantaisie de clémence. Vous êtes tombé si bas ! vous avez tant de honte d’être vous-même ! vous avez tant d’effroi durant le jour d’entendre autour de vous ces perçantes clameurs du monde que ma voix apaise ou soulève, et ces clameurs bourdonnent, si railleuses, si amères, si poignantes, la nuit, parmi vos insomnies !… Je ne suis pas un bourreau, et il me plaît aujourd’hui de mettre un terme à vos tortures.

White-Manor était pourpre. Chacune de ces paroles tombait comme un coup de massue sur son orgueil ; cette pitié dédaigneuse l’écrasait. Un instant la colère monta en flots si abondants vers son cerveau, que sa main s’agita involontairement, tandis que son regard se tournait vers les pistolets avec convoitise.

Brian, lui, pensait sans doute avoir parlé suffisamment, car il avait pris un album dont il feuilletait les pages avec distraction.

En ce moment, il était redevenu l’homme que nous avons jeté brusquement sur la scène au commencement de ce récit, l’homme froid, insoucieux, possédant et poussant à l’excès, extérieurement au moins, le flegme britannique. Aucune pensée d’amour n’était en lui, à cette heure, pour fondre cette glaciale enveloppe. C’était Brian, le terrible persécuteur qui se faisait arme de tout et frappait sans relâche, Brian l’eccentric man, raisonnant la folie, marchant vers un but sérieux par d’extravagantes voies, Brian qui, pauvre et sans privilèges, avait mis sous ses pieds un pair du royaume, protégé contre toutes attaques par un formidable faisceau de lois politiques, et si riche d’ailleurs que son or eût dû le faire invulnérable chez nous, où l’or est un bouclier magique.

La colère de White-Manor vint s’émousser et rebondir en quelque sorte contre ce flegme vainqueur. Il lui sembla impossible d’attaquer cet homme qui ne supposait pas même qu’on pût l’attaquer, et qui, dédaignant de suivre les mouvements d’un ennemi armé, donnait son attention à de frivoles enluminures.

Les pistolets restèrent sur la table et le comte fit effort pour se recueillir.

— De sorte que, reprit-il après un silence, vous m’insultez aujourd’hui par un reste d’habitude et pour la dernière fois.

— Vous vous trompez, milord, répondit Lancester qui éloigna son album pour mieux voir l’effet d’un croquis ; — je n’insulte point Votre Seigneurie. Seulement je mets à nu les tristes extrémités où je la vois réduite.

— Vous faites, en un mot, comme ces marchands qui déprécient une denrée pour l’avoir à plus bas prix.

— Pas tout à fait… Le commerce ne me paraît point offrir d’objet de comparaison convenable… Je déprécie, moi, milord, pour avoir un prix meilleur.

— C’est donc un marché sans vergogne que vous venez me proposer ?

— C’est une capitulation, milord… Vos ancêtres et les miens tiraient rançon de leurs prisonniers de guerre.

— Et m’est-il permis, monsieur, de vous présenter la contre-partie de ce tableau, peint avec de si sombres et habiles couleurs ?

— Assurément, milord, répondit Brian qui ferma son album et voulut bien devenir attentif.

— C’est de votre part beaucoup de condescendance, reprit le comte essayant de railler à son tour. — Monsieur, je suis très malheureux, il est vrai, très malheureux par votre fait ; mais vous qui parlez si haut, pensez-vous donc être dans une position meilleure ? Plus vous me dites misérable et plus vous découvrez la profondeur de vos propres misères, car l’envie est un aveu, — un hommage ! — et vous êtes jaloux de moi. Vous êtes pauvre. Vous dont la prodigalité suffirait à dépenser une fortune royale, vous ne possédez pas un farthing… Moi, je suis pair du royaume, monsieur, et riche à millions… Je vous comprends, et devine, croyez-moi, l’objet de votre visite. — Mais, par le nom de Dieu, mon frère, je vivrai encore assez de jours pour exercer rudement votre patience, et vous agissez en homme sage de venir à moi, pour faire la paix, comme vous dites, et trouver les moyens de rompre avec cette triste existence de famine et de dettes qui est la vôtre depuis si long-temps… Seulement il serait prudent à vous, peut-être, de prier au lieu de menacer.

Brian ne répondit point tout de suite, comme s’il eût voulu donner au comte le temps d’allonger sa harangue.

— Milord, répliqua-t-il enfin, il y a un peu de vrai dans tout ceci et beaucoup d’erreurs. Je suis pauvre et ne songe guère à le nier, mais le temps des dettes est passé pour moi : je n’ai plus de crédit.

— Voudriez-vous me faire croire que vous vivez de vos œuvres ? demanda White-Manor avec sarcasme.

— Non, milord : je ne sais rien faire.

— Et pourtant, vous vivez…

— Au grand déplaisir de Votre Seigneurie, c’est vrai. Mais je n’emprunte pas : on me fait l’aumône.

— Quoi ! s’écria White-Manor, en tressautant sur son fauteuil, — auriez-vous poussé la folie jusque-là ? auriez-vous oublié le nom que vous portez au point de mendier ?…

— Milord, interrompit Brian, je ferai observer à Votre Seigneurie que la mendicité est sévèrement interdite, même aux frères cadets des membres du haut Parlement, en faveur desquels le bon sens et l’humanité commandaient, selon moi, une exception… Je subis l’aumône et ne la provoque point… Mais ne trouvez-vous pas comme moi que c’est assez de paroles et qu’il faut en venir au fait. Pour une raison ou pour une autre, je viens vous offrir la paix ; la voulez-vous ?

— C’est suivant le prix où vous prétendez la mettre.

— Le prix ?… répéta Brian.

Il hésita. Évidemment cette question le trouvait au dépourvu.

— Que vous faut-il, monsieur ? demanda encore le comte.

— Milord, répondit enfin Brian d’une voix lente et grave, je ne sais pas au juste ce qu’il me faut… mais il me faut beaucoup… Il me faut la faculté de puiser à la caisse de Votre Seigneurie, jusqu’à concurrence… de mon bon plaisir, milord !