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Les Mystères de Londres/4/10

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Au Comptoir des imprimeurs unis (9p. 351-386).


X


BOTANY-BAY.


Le bay-ship le Van-Diemen, portant à son bord cargaison complète de déportés à destination du port de Sidney, parmi lesquels se trouvaient Fergus O’Breane et Randal Grahame, manœuvrait à la hauteur des îles du cap Vert.

Le capitaine du ponton le Cumberland, de Weymouth, n’avait point eu beaucoup de primes à toucher pour les déportés confiés à ses soins. En revanche, Paddy O’Chrane et ses trois compagnons avaient encaissé force coups de lanières, suivant la méthode appliquée encore aujourd’hui envers les libres sujets de Sa Majesté. La punition s’était bornée là, parce que Paddy, faisant usage de son éloquence ordinaire, avait prouvé clair comme le jour que son énergie seule avait empêché Fergus, Randal et ceux qui ne savaient point nager, de se jeter à l’eau.

Quant au jeune docteur Moore, la Famille avait compensé pour lui et au delà, les libéralités philanthropiques du gouvernement.

C’est un véritable paradis flottant qu’un bay-ship bon voilier, portant nombreuse compagnie. Ici le capitaine et le chirurgien ont une prime pour chaque condamné rendu, sans avaries, aux établissements de l’Australie. En conséquence, ces deux fonctionnaires rivalisent de soins et de tendresses envers les criminels confiés à leur sollicitude. Vous diriez deux excellents pères veillant jour et nuit au bien-être d’une nombreuse famille.

Un de nos recueils périodiques qui compte des hommes éminents dans toutes les spécialités parmi ses rédacteurs, le London Magazine donnait, il y a quelques années, des détails d’un intérêt réel sur ces traversées de condamnés. Rien ne leur manque en vérité, ou plutôt ils ont tout à profusion. L’état, qui leur fait ces loisirs, n’y va pas de main morte. Ce que chacun d’eux dévore en un seul repas suffirait à deux ouvriers robustes et pourvus d’un appétit normal. « Le dimanche, dit la revue précitée, on leur sert à dîner une livre de roastbeef et une livre de plumpudding ; le lundi, égale quantité de porc au milieu d’une purée de pois… Le vendredi, du bœuf, du riz et du plumpudding… À la nuit tombante, on verse à chacun d’eux une demi-pinte de vin de Porto… »

Que d’honnêtes gens, bon Dieu ! voudraient avoir un pareil ordinaire !

Le vin de Porto surtout ne mêle-t-il pas une douce dose d’agréable à l’utile, représenté par le bœuf rôti et la purée de pois ?

Certes, les citoyens d’un pays assez opulent pour convier ses malfaiteurs à de tels festins doivent mener une royale vie, car comment penser que le gouvernement songe à gorger des criminels avant de venir en aide à l’innocence indigente ?

Évidemment ce serait là un éloquent appel au crime…

Et les choses vont ainsi pourtant, absolument ainsi. C’est le même pays qui entasse les provisions de toute sorte dans la cale des bay-ships et qui laisse périr cinquante mille malheureux dans les caves de Saint-Gilles. Les hommes qui se régalent de plumpudding sur la route de Botany-Bay et ceux qui meurent de faim faute de trouver dans les ordures de Londres assez de pelures de pommes de terre sont Anglais les uns et les autres. Seulement les premiers ont l’estimable avantage d’avoir commis un crime.

Il y a une chose surprenante, invraisemblable, miraculeuse, c’est qu’il se puisse trouver encore en Angleterre un homme pauvre et honnête à la fois.

Car il s’en trouve encore çà et là. — Mais la logique finit toujours par vaincre tôt ou tard. Cette exception anormale prendra fin, et il nous faudra, un jour venant, percer des meurtrières à nos maisons pour nous défendre contre les candidats à la déportation.

Fergus O’Breane reprenait rapidement ses forces. Une fois la maladie domptée, sa jeune et riche nature réagit et sembla vouloir effacer la trace de ce temps d’arrêt en se développant plus vite et mieux. Fergus sentait chaque jour en lui-même une vigueur nouvelle ; il sentait en même temps son intelligence grandir et sa volonté se rasseoir.

Comme en pleine mer les actions des condamnés sont contrôlées seulement eu égard à la sûreté du navire, il en résulte une liberté presque complète. Fergus et Randal purent donc aisément se rapprocher et nouer entre eux des rapports de tous les jours. Il y avait certes une large distance de Fergus à Randal, qui était en définitive un voleur de grand chemin. Mais Fergus avait découvert sous son esprit inculte et comme dépourvu de la science du bien et du mal, une sorte de hauteur native mêlée à un jugement droit et profondément perspicace. L’Écossais avait en outre une hardiesse de pensée, qui, jointe à la fermeté Spartiate que nous lui connaissons, pouvait, en quelque position qu’il se trouvât placé, le sortir des rangs vulgaires et porter sa tête au dessus de la foule.

Randal, comme on dit vulgairement, n’avait point jusque alors trouvé son maître. Tout obstacle avait plié sous la sauvage énergie de sa volonté. Lorsqu’il se rapprocha de Fergus, ce fut par un vague sentiment de pitié. Fergus était beau, et l’on sait quel prestige a la beauté pour les enfants de la nature. De plus, dans les cachots de Newgate, Randal avait reçu les involontaires confidences de sa fièvre, confidences sans portée précise, puisque le plan de Fergus n’était ni arrêté ni conçu, mais par cela même confidences plus étranges et faites davantage pour frapper l’esprit amant du merveilleux d’un montagnard d’Écosse. Lui aussi, d’ailleurs, avait son idée fixe, qui, sauf l’étendue, ressemblait pour un peu à la pensée de Fergus.

Comme nous l’avons vu, dans leur premier entretien, Randal tint le haut bout. Il était l’homme qui conseillait et venait de rendre un service.

Quiconque lui eût demandé, après un mois écoulé depuis lors, pourquoi les rôles avaient changé, pourquoi Fergus avait pris sur lui un entier empire, pourquoi, lui, plus âgé, plus expérient, plus fort, soumettait son esprit à celui de son jeune compagnon, l’aurait à coup sûr trouvé sans réponse. Peut-être ne s’en, apercevait-il point. Toujours est-il que le fait n’était pas contestable. Non seulement la supériorité n’était plus de son côté, mais l’égalité se rompait chaque jour davantage et, au bout d’un mois, si Randal eût interrogé sa conscience, il y aurait découvert les sentiments d’un serviteur subjugué, dévoué jusqu’à être enchaîné moralement à la destinée d’un ami de quelques jours, qui, par une série de transitions imperceptibles, mais rapides dans leurs successions incessantes, était devenu son maître.

Randal, après Mary Mac-Farlane, fut le premier qui subit ce charme occulte et irrésistible. Les autres suivirent. Quiconque approcha Fergus O’Breane et n’eut point pour le haïr de ces motifs auxquels avant tout, les hommes obéissent : l’amour, l’ambition, la vengeance, fut attiré, séduit, subjugué. — Quiconque le prit en haine fut vaincu et brisé. Hommes et femmes s’élancèrent vers lui d’une ardeur égale. Il fut Dieu pour les unes, roi pour les autres, et de même que l’amour qu’on ressentait pour lui arrivait au délire, de même l’amitié qu’il inspirait s’alliait inévitablement au respect.

Il est un travers commun à tous les vastes esprits contre lequel Fergus eût échoué peut-être dès l’abord. Ceux qui rêvent de grandes choses ne peuvent s’aviser que de grands moyens ; or, les grands moyens sont souvent hors de portée tout autant que le but. Randal se trouva sur le chemin de Fergus pour lui sauver cet écueil. Il mit son sens pratique parmi les fulminantes théories de ce terrible poète qui rêvait la chute d’un empire comme on rêve un drame ou une tragédie, sans penser qu’ici-bas il faut à toute œuvre un point de départ, et que le symbolique fils de Dédale, Icare, n’eût pas même pu essayer ses ailes de cire s’il ne fût monté au sommet d’une haute tour.

Randal Grahame servit en quelque sorte de repoussoir au pénétrant mais trop audacieux génie de Fergus. Il lui montra les problèmes, ce qui fut une occasion de les résoudre.

Et, dès ce temps, comme toujours depuis, Fergus se servit de l’instrument que la destinée mettait entre ses mains. Il l’aima. Mais il ne l’éleva point à la dignité de confident. Chaque problème résolu resta en lui. Randal, ignorant et devant ignorer toujours le plan de la grande bataille, ne connut que les détails suggérés par lui-même, quelques projets d’escarmouche où il devait faire le coup de fusil en tirailleur.

La traversée fut longue. Durant les heures de promenade sur le pont, Fergus fut initié à la constitution de la Grande Famille londonienne, qui, à part ses cent mille adhérents, se rattache de manière ou d’autre par des liens étroits ou larges tous les outlaws des Trois-Royaumes.

Randal et lui parlèrent aussi de Mary bien souvent, de Mary et d’Angus pour lequel O’Breane se sentait un attachement de frère. Mary avait été enlevée à la ferme de Leed, en Écosse, par l’Honorable Godfrey de Lancester qui l’avait épousée à Gretna-Green.

La perte de Mary était pour Fergus une cruelle souffrance, mais les labeurs de son intelligence lui sauvaient le désespoir. — Quant à l’héritier de White-Manor, Fergus, à proprement parler, n’éprouvait point pour lui de haine, pas plus qu’il n’éprouvait de haine pour le séducteur de Betsy.

On eût dit que sa faculté de haïr était complètement absorbée ailleurs et ne pouvait plus être affectée par ces aversions particulières d’homme à homme qui se taisaient devant le cri implacable et puissant poussé contre l’Angleterre elle-même.

Après une traversée de cinq mois, durant laquelle on n’avait relâché qu’une seule fois sur la côte du Brésil, le bay-ship arriva en vue de Sidney. Dès ce moment, Fergus et Randal avaient arrêté un projet d’évasion, dont l’exécution, indéfiniment remise, devait avoir d’importants résultats.

Le canon de Sidney avait annoncé l’entrée en rade du Van-Diémen, et le pavillon d’arrivée était hissé à la pointe de South-Head. La péniche du pilote royal accosta bientôt après le navire et le conduisit jusqu’au milieu du port. Là, plusieurs formalités s’accomplirent, à la suite desquelles le maître du port prit dans son canot le capitaine et le chirurgien pour les conduire à la maison du gouvernement.

Le capitaine était à peine parti que cent barques quittèrent le bord à force de rames et entourèrent le Van-Diémen en un clin d’œil.

Sur ces barques, joyeusement pavoisées, on riait, on chantait, on criait. C’était une immense clameur de bien-venue.

On voyait sur ces barques des hommes, des femmes, des enfants. Tout cela était gras et frais, tout cela regorgeait de santé. Un sourire béat embellissait uniformément toutes les physionomies. Cette population respirait la plénitude du bien-être matériel.

Aux temps du paganisme, il y avait comme cela, disent les poètes, un petit coin du globe où le malheur était inconnu. Ce lieu fortuné avait nom l’Arcadie. Il était habité par des bergers candides et des bergères roses, innocents, les uns et les autres, autant et plus que leurs brebis. L’enfance y était sainte, l’âge viril paresseux, mais irréprochable ; la vieillesse, ornée de barbes blanches, s’y couronnait philosophiquement de pampres et buvait du verjus dans des coupes de pierre, comme il convient à des pasteurs de grand âge, élevés dans la crainte de Bacchus. Tout avait, en un mot, dans cette molle et douce Arcadie des temps mythologiques, un enfantin parfum d’innocence et de naïveté. Volontiers croirions-nous que les loups n’y avaient point de dents.

Cette Arcadie mourut un beau jour, empoisonnée par sa propre fadeur. Flûtes à trois trous, pipeaux enrubannés, bergères joufflues, houlettes fleuries, tout cela descendit à la fois dans la tombe.

Nous autres qui sommes des chrétiens, mieux que cela, des chrétiens réformés, nous ayons ressuscité l’Arcadie. Seulement, comme les mœurs ont changé, nos bergers mangent d’énormes tranches de bœuf, au lieu de sucer le sucre liquide du lotus ; au lieu de boire du lait, ils s’enivrent de rack.

Notre Arcadie, nous en faisons serment, ne se mourra jamais de fadeur. Bergers et bergères y possèdent un parfum très suffisamment relevé. Ce n’est plus l’innocence, candide jusqu’à la niaiserie, c’est le crime obèse, prospère, qui se repose et s’engourdit dans l’abondance ; c’est Newgate, transformé tout à coup en paradis terrestre.

Le but est atteint, nous le pensons. Les mauvais instincts se taisent dans cette absence complète de besoins. Celui qui volait pour manger, qui assassinait pour vivre, ne vole plus et n’assassine plus.

Mais n’est-ce pas chose étrange et honteuse ? Si la société, qui est forte, doit user parfois de clémence envers le crime, est-ce à dire qu’il faille descendre jusqu’à la faiblesse ? N’a-t-elle pas l’air, en agissant ainsi, de capituler avec qui l’attaque, elle dont l’oreille se ferme toujours au malheureux dont la seule arme est la prière ? Quoi ! vous que la misère entoure et presse de toutes parts, vous dont les palais s’élèvent littéralement du sein de la fange, vous possédez au loin un lieu de refuge aussi vaste qu’opulent, un Chanaan dont la surface envelopperait dix fois l’Angleterre, un paradis où toute cette tourbe agonisante dont le râle inquiète votre sommeil retrouverait aisément la force et la vie, et vous ne signez pas un seul passeport pour cette terre promise sans qu’on vous y force le pistolet sous la gorge ! Vous repoussez ceux qui implorent, vous cédez à ceux qui menacent ! Sous prétexte de punir, vous récompensez ; et pour mériter vos bienfaits, il faut obtenir de vos cours de justice un certificat de massacre et de pillage ! Ah ! c’est de l’égoïsme sans doute, mais de l’égoïsme stupide encore plus qu’infâme, de l’égoïsme qui passe par la lâcheté pour atteindre la démence !

Qu’arrive-t-il ? — Nous ne parlons plus de la misère affreuse qui vous assiège et que vous traitez à la manière des sauvages de la Louisiane, qui guérissent leurs malades à coups de tomahawk, de cette misère envahissante qui monte, qui monte sans cesse et vous étouffera quelque jour ; nous parlons seulement des loisirs abondants et faciles prodigués à nos criminels. — Qu’arrive-t-il ? Les condamnés sont de deux sortes : les uns font le mal par nécessité, les autres par goût. Le crime a ses pontifes, et la vocation, cette bizarre conseillère, entraîne là comme ailleurs. Sur les premiers, votre action est entière. Vous les gorgez ; ils vous oublient : tant qu’ils trouveront leur portion assez forte, avec eux, vous aurez la paix. Leur but est atteint. Ils vous demandent la bourse ou la vie, vous leur donnez la bourse, ils vous laisseront la vie.

Mais les autres, les fanatiques du mal, ces cœurs artistement pervers qui se plaisent uniquement en des trames diaboliques et nuisent pour nuire, comme un avare amasse pour amasser, pensez-vous les réduire ? Ne savez-vous pas que, déportés une fois, ils reviennent. Par où ? qu’importe ? ils reviennent, voilà le fait. Ils tombent des nuages, ils sortent de terre. Ils reviennent, en un mot, plus forts, plus hardis, plus prudents, plus savants dans le crime. Botany-Bay est une université comme Oxford, et Dieu sait que les bacheliers de l’une sont plus retors que les docteurs de l’autre. Ils reviennent, et, vous ne l’ignorez pas, la déportation en a fait des démons véritables que nulle barrière n’arrête, que nulle force ne peut saisir, et qui vont augmenter ce ténébreux sénat des malfaiteurs de Londres qui rendrait, hélas ! pour la vigueur d’esprit, la justesse et la pénétration du coup d’œil, cinquante points en cent à votre immobile pairie ?

D’où il suit que la paix achetée, la capitulation subie, le black-mail payé ne désarment que les moins dangereux parmi vos ennemis.

L’arrivée du bay-ship est toujours un moment de fête pour la colonie. Les anciens complices se reconnaissent et se saluent. On se rappelle mutuellement ses hauts faits, on parle du bon temps.

Mais il y avait une autre raison, une raison spéciale pour que le Van-Diémen fût accueilli à merveille. Ce navire, en effet, portait, outre les condamnés, une cargaison entière de femmes que les premières maisons de Sidney et de Paramatta avaient commandées à leurs correspondant de Londres[1]. Chacun était pressé de voir ces nouvelles venues, et les matelots avaient grand’peine à empêcher les curieux de faire irruption sur le pont.

Le débarquement s’opéra quelques jours après seulement, parce que la coutume est que le surintendant des travaux publics vienne à bord quand les condamnés sont déjà restaurés par des vivres frais et habillés de neuf, pour choisir ceux d’entre eux qui doivent être employés par le gouvernement. Les déportés, aussitôt qu’ils eurent pris terre, se rangèrent en bataille et subirent l’inspection du gouverneur.

Ce gouverneur, gentleman estimable, qui, entrant à pleines voiles dans la pensée de ses maîtres, avait puissamment contribué à faire de Sidney un véritable lieu de plaisance, adressa des félicitations au capitaine, des compliments au docteur et une touchante allocution à ses nouveaux administrés. Cela fait, les industriels australiens s’approchèrent et firent leur choix, s’engageant à répondre pour tout condamné employé à leur service. Ceux des arrivants qui ne trouvèrent point de caution furent conduits en prison.

Les industriels dont nous avons parlé étaient, bien entendu, des libérés admis aux droits civiques de la Nouvelle-Galles du Sud, après expiration de leur peine, ou même avant, par rescrit du gouverneur ; — ou bien encore de simples condamnés, légitimés par un mariage contracté dans la colonie.

N’est-ce point un diagnostic certain et positif de la renaissance de l’âge d’or que cette extrême faveur accordée à des mariages qui se fabriquent Dieu sait comme et se rompent avec la même facilité ? Voici d’un côté un incorrigible coquin, de l’autre une créature ayant bu toutes les hontes. Tous deux sont aux fers. Ils se marient ensemble ; ce seul fait les libère. Le coquin devient un honnête gentleman, la créature passe à l’état de lady respectable, et c’est avec considération que les soldats du gouvernement les relèvent, lorsque le rack les couche maritalement dans quelque ruisseau de Sidney.

Fergus et Randal, n’ayant point trouvé de caution à Sidney, furent dirigés tous les deux sur Paramatta.

La vie des condamnés à la Nouvelle-Galles du Sud est heureuse et uniforme. Randal et Fergus, placés chez le même maître, continuèrent à jeter les fondements de leur œuvre. Au bout de six mois, le plan, suffisamment mûri, dut recevoir un commencement d’exécution : Randal se maria.

Il y avait à Paramatta une fileuse[2] du nom de Maudlin Wolf, dont la vie était tout un roman. On pensait qu’elle était d’origine française, et son acte de condamnation la désignait en effet sous le nom de Madeleine Le Loup, dite la contessa Cantacouzène. À Londres, où elle avait élu sa résidence dès sa première jeunesse, elle avait été long-temps la lionne. Sa beauté n’avait jamais dû être très grande, mais les dandies d’un certain âge gardaient encore un galant souvenir des grâces infinies de sa personne, et soutenaient que depuis la contessa il n’y avait point eu à Londres d’aventurière parfaite en tous points. Elle était bien faite et de tournure charmante, quoique sa taille fût beaucoup au dessous de la moyenne, et possédait, paraîtrait-il, au degré suprême, la science d’attirer à soi les cœurs les plus froids et de délier les cordons des bourses les plus solidement nouées.

Durant plusieurs saisons, elle éblouit Londres de son faste, et ruina plusieurs banquiers, enragés à jeter l’argent d’autrui par les fenêtres. Puis, au beau milieu de ses triomphes, impliquée dans la fameuse affaire des diamants de la duchesse de Devonshire, elle fut convaincue de recel et jetée sur un ponton.

Ce fut une perte pour la Famille, car Maudlin Wolf, ou la contessa Cantacouzène, était bien la plus adroite femme qu’on pût voir, et le résultat des services qu’elle avait rendus en livrant à l’occasion la caisse de ses opulents protecteurs ne se peut point calculer.

On ne se corrige pas facilement d’une paresse contractée parmi les molles douceurs d’un luxe effréné. À la Nouvelle-Galles du Sud, Maudlin expia cruellement sa prospérité passée. Si faible en effet que soit la tâche imposée à tout condamné, cette tâche devenait trop lourde pour les doigts délicats de la comtesse Cantacouzène. Durant les premiers temps de son séjour à Sidney, elle dépensa, pour se soustraire au travail, toutes les finesses de cette diplomatie féminine qui avait assuré son empire à Londres. Elle était jeune et jolie alors, le charme opéra. Quelque gros libéré la couvrit de sa protection intéressée.

Mais il y avait bien long-temps que Maudlin était dans la colonie. Les grâces de sa petite personne, grâces mignardes, gentilles, provocantes, mais qui avaient besoin pour plaire de s’allier à la jeunesse en toute sa fleur, diminuèrent insensiblement, puis disparurent. Maudlin comtesse eût encore dominé par l’adresse recherchée de son esprit, mais à Sidney cette monnaie n’a point cours.

On envoya Maudlin à Paramatta. Premier exil, première chute.

Là il fallut travailler. Maudlin essaya, puis elle s’enfuit. — On la dirigea sur George’s-River. Nouvelle révolte et nouvel exil.

Windsor ! noble nom dont l’harmonie royale réveille sans doute un souvenir au cœur des criminels les plus endurcis ! — La pauvre Maudlin devait descendre plus d’un degré encore de l’échelle de la misère. Windsor était en ce temps l’établissement le plus éloigné de Sidney, le plus triste et le moins habitable, mais, comme Maudlin y montrait encore des sentiments de révolte, on lui mit un collier de fer au cou et on la descendit dans les mines de Coal-River.

Elle resta un an dans les mines. Lorsque sa peine fut terminée, ses compagnes ne la reconnurent point : son visage avait pris d’innombrables rides ; sa taille était courbée : elle était vieille.

Cependant, son cœur restait jeune, et son esprit remuant, inquiet, actif outre mesure, gardait toute sa vivacité. Elle travailla pour ne point retourner aux mines ; mais il y avait au dedans d’elle une rancune profonde contre ses persécuteurs. Elle s’ingénia, elle se remua, usant de l’astuce singulière qui faisait le fond de son esprit ; elle parvint à susciter au gouvernement nombre de tracasseries.

À l’époque où Fergus et Randal arrivèrent à Sidney, Maudlin Wolf était un personnage avec lequel il fallait compter. Elle était liée avec tous les mécontents, avait la confiance des plus dangereux membres de la Famille déportés, et entretenait des relations occultes avec cette partie indisciplinée de la colonie, qui sera éternellement en guerre contre l’autorité.

On se disait cela ; on affirmait que Maudlin connaissait parfaitement la retraite de Smith-le-Méthodiste, qui avait tiré un coup de pistolet sur le gouverneur ; on prétendait qu’elle avait plus d’une fois passé les barrières et pris le chemin des Montagnes-Bleues pour porter des avis au tueur de bœufs sauvages Waterfield, lequel ruinait tous les bouchers de la colonie en massacrant des troupeaux entiers et vendait la viande à si bas prix, que les ouvriers, repus, ne voulaient plus travailler. Le gouvernement recueillait ces bruits : mais Maudlin était insaisissable.

Ce fut Maudlin Wolf qu’épousa Randal Grahame, — pour être libre d’abord, — et ensuite pour s’aboucher par son entremise avec Smith, Waterfield et quelques autres aventuriers audacieux dont il lui était important de s’assurer le concours.

  1. Ces commandes se font selon la formule commerciale — « Sur le vu de la présente, il vous plaira nous expédier cinquante femmes d’âges assortis, en bon état d’esprit et de santé, dont passerez les frais en compte, etc. »
  2. À Paramatta, les condamnées cardent la laine, la filent, puis la lissent pour confectionner avec l’étoffe qui en résulte les habillements des condamnés.