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Les Mystères de Londres/4/13

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Au Comptoir des imprimeurs unis (10p. 77-112).


XIII


JURONS ASSORTIS.


En comptant les officiers, le nombre des marins anglais attaqués sur le pont de la corvette la Cérès était double à peu près de celui des assaillants ; mais la moitié d’entre eux, pour le moins, était sans armes. Cependant, la première surprise passée, ils se défendirent vigoureusement.

Le lieutenant Naper, qui était monté dans l’intention de commander l’appareillage, avait à la main son speaking-trumpet[1] ; il s’élança dès l’abord vers la grande écoutille et jeta dans les batteries le cri de : — Tout le monde sur le pont !

Mais ce cri lui-même donna l’éveil aux assaillants qui étaient en ce moment les plus forts. Profitant de leur premier élan, ils rompirent la ligne des marins du roi et parvinrent à fermer les écoutilles.

Dès lors tout espoir de secours était enlevé aux Anglais, qui firent retraite et se formèrent sur le gaillard d’avant, au pied du mât de misaine.

— Rendez-vous ! cria Fergus, dont la valeur calme et brillante contrastait grandement avec la frénésie de ses compagnons.

Les Anglais répondirent par des injures. Fergus cria : — En avant ! et s’élança le premier. La mêlée recommença, mais non plus bruyante comme la première fois. Les deux troupes avaient épuisé leurs munitions. On se battait maintenant corps à corps et en silence. Le seul bruit qui se fît entendre encore sur le pont étaient le grincement de l’acier contre l’acier et la voix aiguë de Maudlin Wolf qui, fatiguée et hors d’haleine, excitait sans cesse les combattants.

L’avantage restait aux assaillants. — Bientôt le lieutenant Naper tomba, blessé à mort par Fergus.

Ce qui restait d’Anglais mit aussitôt bas les armes.

On vit alors quelque chose d’étrange et de grotesque, la farce ridicule après le drame lugubre. Un matelot anglais, qui n’avait pu se joindre à temps au gros de ses compagnons, et s’en trouvait séparé par la ligne des vainqueurs, courait le long du plat-bord avec une extrême vitesse, à laquelle aidait la longueur réellement inusitée de ses jambes, minces outre mesure et sans courbe aucune à l’endroit du mollet. Le nègre chauve Absalon lui appuyait une chasse très active, courant pour le moins aussi vite que lui et le menaçant du coutelas qui avait dépecé le kanguroo. Ce n’était pas tout. Maudlin Wolf, piétinant dans le sang qui couvrait le pont, courait les cheveux au vent, excitant le nègre de la voix et du geste, et ne figurant pas mal le rôle que jouerait dans une chasse à courre un malheureux roquet qui ne pourrait suivre le galop des chevaux.

Ces trois personnages étaient si occupés, l’un à fuir, les autres à le poursuivre, qu’ils ne s’aperçurent en aucune façon de la cessation des hostilités. Ils couraient, ils couraient, le nègre brandissant son couteau, la reine Mab jappant et le matelot exécutant une foule de passes habiles pour éviter ses acharnés persécuteurs.

Et, tout en fuyant, le matelot disait d’une voix grave, entrecoupée pourtant par la perte périodique de son souffle :

— Je suis des vôtres, Dieu me damne ! nègre stupide, honnête garçon que vous devez être. Je… je suis, triple blasphème ! un homme de la Famille, madame, virago maudite !… Écoutez, moricaud, Satan et sa queue !… Et du diable si je devrais parler de Satan, car je crois que vous êtes Satan en personne, mon digne camarade !… Je fais serment, trou de l’enfer ! de ne plus jurer par Satan… écoutez !

— Courage, Absalon ! courage ! criait Maudlin épuisée.

— Tonnerre du ciel ! reprenait le matelot qui sentait le nègre sur ses talons ; — je vous dis que je suis un homme de la Famille, misère et damnation éternelle !… Moricaud, animal sans raison, mon camarade, n’écoutez pas cette furie maudite, qui est sans doute une excellente dame dans ses bons moments… Oh !… oh !… Dieu me punisse !… je n’en puis plus… oh ! oh !

— Nous le tenons ! nous le tenons ! dit Maudlin.

Le matelot fit encore quelques pas et tomba tout de son long en murmurant dévotement :

— Je recommande mon âme à Dieu, trou de l’enfer !… car je suis un homme mort, que je sois damné sans miséricorde !

Le nègre, lancé à fond de train, vint heurter du pied les longues jambes du matelot et tomba quelques pas plus loin. Maudlin se laissa choir à l’endroit où elle était en criant victoire.

Par bonheur pour l’honnête Paddy O’Chrane, il était tombé tout près de Randal Grahame qui le reconnut sur le champ à l’invocation pieuse qu’il lançait en mourant vers le ciel. Randal le protégea contre le nègre qui s’était relevé furieux et n’en voulait point démordre.

Paddy haletait et enfilait des myriades de blasphèmes inouïs d’une voix plaintive et défaillante.

— Merci, monsieur… Du diable si votre nom me revient ! dit-il ensuite en adressant à Randal un regard de cordiale reconnaissance ; — il y avait tant de coquins sur le Cumberland, triple misère !… Mais je me souviens très bien d’avoir vu là votre figure blême, éternelle damnation ! vos yeux sans sourcils, que le diable nous emporte !… Qu’il emporte surtout au fin fond de l’enfer ce nègre à tête rase et cette mégère de deux pieds et demi !… et vos cheveux couleur d’acajou, monsieur. Je me souviens de tout cela, Dieu me foudroie !

Randal était retourné aux côtés de Fergus.

— Oh ! oh ! murmura Paddy, en reconnaissant ce dernier ; — voilà celui qui était malade, ou que je sois enterré tout vif entre le moricaud et la petite furie !… L’autre était son voisin de gauche, griffes de Satan !… un déterminé coquin, que j’ai vu recevoir cinquante coups de corde sans broncher… Mille misères ! les voilà qui foulent aux pieds le pavillon d’Angleterre ! Ah ! les scélérats éhontés, — ce sont de dignes cœurs !

Fergus venait en effet de couper la drisse qui suspendait le pavillon à la corne d’artimon et les couleurs d’Angleterre étaient tombées à ses pieds. Sa physionomie, à cette heure du premier triomphe, était calme et recueillie. L’éclair de ses espoirs intimes rayonnait autour de son front, resplendissant de jeunesse et de beauté.

Il mit le pied sur l’écusson écartelé du royaume-uni, jeta au loin, dans le vide, un implacable regard de défi et murmura des paroles qui n’arrivèrent point aux oreilles de ses compagnons.

Puis, tranchant à l’aide de son poignard le troisième quartier des armes d’Angleterre, où la harpe d’or de l’Irlande se dresse sur champ d’azur, il le serra dans son sein et trempa le reste dans le sang, jusqu’à teindre en rouge le drapeau tout entier.

Cela fait, il hissa lui-même à la corne cet étendard nouveau au milieu des hurrahs frénétiques des vainqueurs.

Il faisait grand jour, et le pont, couvert de cadavres, étalait ses horreurs aux vifs rayons du soleil levant. Les déportés, presque tous blessés, n’avaient perdu qu’un seul des leurs, et compensaient cette mort unique par l’acquisition heureuse du long matelot Paddy O’Chrane, lequel avait salué le drapeau rouge d’un juron à compartiments, si artistement combiné, que Paulus Waterfied lui avait incontinent broyé la main, en signe de sympathie.

Environ trente matelots anglais étaient garrotés sur le gaillard d’avant.

Cependant la situation des vainqueurs n’avait rien de bien rassurant. Ils étaient maîtres du poste, mais sous leurs pieds, dans les batteries, cent-cinquante hommes restaient, cent-cinquante ennemis frais, dispos et supérieurement armés.

Évidemment la besogne n’était que commencée.

Fergus appela tous ses hommes autour du grand mât, et il se tint là une sorte de conseil. Les avis furent unanimes sur un point, savoir qu’il fallait s’emparer de la corvette. Comment ? ici les orateurs furent beaucoup moins explicites. Paulus dit qu’il n’y avait qu’à ouvrir l’écoutille et à faire son devoir ; Smith récita un texte du livre de Job, et Randal proposa de menacer les gens de la cale de saborder le navire à l’extérieur.

— Et ils vous menaceront, répliqua le vieux Ned, de mettre le feu à la soute aux poudres !… Nous sommes à deux de jeu, voyez-vous… Mais notre capitaine, — il s’inclina devant Fergus, — prétendait, si j’ai bonne mémoire, avoir des intelligences sur la Cérès.

— C’est vrai, dit Waterfield.

Fergus rougit, mais le conseil n’eut pas le temps de s’en apercevoir.

— Tonnerre du ciel ! s’écria Paddy, le digne gentleman avait raison, ou que Dieu nous punisse ! de prétendre cela, vils coquins que vous êtes, ou plutôt, tempêtes ! honorables et bons compagnons… car vous êtes de bons compagnons, je pense, sauf le nègre sans laine et la petite virago… m’est-il permis de parler ?

Fergus fit un signe d’affirmation.

— Eh bien ! trou de l’enfer ! voici le fait, reprit le long matelot en gesticulant avec lenteur et à contre-sens ; — je suis Paddy O’Chrane, il faut que vous le sachiez, dussé-je être étranglé par la femelle de Satan… et j’ai manqué de l’être, feu éternel !… Paddy O’Chrane de Tipperary en Irlande, de l’autre côté du canal, je le jure sur ma part du paradis, cornes du diable !… J’aurais pu m’enrôler facilement dans les horse-guards, vu ma taille, tempêtes ! qui est de six pieds passés sans semelles ; soyez tous réprouvés et moi de même !… Mais j’ai mieux aimé vivre en chrétien, triple blasphème ! que de m’engraisser du bœuf du roi comme un fainéant…

— Où veut en venir ce drôle ? grommela le roi Lear.

— Drôle vous-même, vieux Ned, peste incorrigible ! continua Paddy imperturbablement ; — je vous connais bien, excellent vieillard… je vous ai donné, il y a trois ans, vingt-cinq coups d’étrivières sur le pont du Cumberland, Dieu puisse-t-il nous damner ! qui est en rade de Veymouth, tempêtes ! et d’où l’on m’a fait monter sur cette corvette d’enfer, Satan et ses griffes ! où je viens de l’échapper belle, un millier de damnations !

— Mon ami, ne pouvez-vous faire trêve à vos blasphèmes, demanda doucement Smith. — Le livre a dit…

— Quel livre, mort de mes os !… J’ai demandé la permission de parler, je pense…

— Approchez ! interrompit Fergus.

Le cercle s’ouvrit et le matelot fut introduit au centre de l’assemblée. Cet honneur le flatta évidemment, car il redressa sa longue taille et se campa sur la hanche d’un air à la fois vaniteux et ingénu qui allait merveilleusement à son honnête physionomie.

— Tâchez de répondre brièvement, lui dit Fergus : y a-t-il sur ce navire d’autres matelots que vous, enrôlés de force ?

— Quant à répondre brièvement, tonnerre du ciel ! commença Paddy, — je suppose…

Fergus frappa du pied. Paddy O’Chrane tourna les yeux vers lui et perdit comme par enchantement sa prolixe assurance.

— Oh ! gentleman, balbutia-t-il, je répondrai de mon mieux à Votre Honneur… Tempêtes ! je n’ai jamais vu de regard pareil… Il y a sur la corvette, quatre hommes, pressés comme moi sur le Cumberland… Ce n’est pas grand’chose… mais j’en connais bien une cinquantaine qui danseraient une gigue du meilleur de leur cœur autour de votre drapeau rouge… Et, tenez, ajouta-t-il vivement en se tournant vers l’avant où étaient garrottés les Anglais ; — il n’y a pas besoin de chercher bien loin pour en trouver quelqu’un… Tenez ! que Dieu nous damne tous… à l’exception de Votre Honneur !… voici Sam, le maître d’équipage, que je vous recommande comme le plus incurable de tous les mécréants, le bon garçon ! et Gibby aussi, misères !… et encore Blunt-le-Manchot, un cent de sorcières !… attendez !

Paddy arracha vivement des mains du tueur de bœufs étonné la hache qui lui avait servi dans le combat et marcha vers la grande écoutille à longues enjambées. Chemin faisant, il ramassa le porte-voix du malheureux lieutenant Naper.

Les déportés crurent qu’il allait ouvrir l’écoutille et s’élancèrent pour le prévenir ; mais Fergus les retint.

— Laissez-le faire, dit-il.

Il avait déjà pris sur chacun assez d’empire pour que cet ordre fût exécuté sans murmures.

— Oui, oui, Lucifer et sa marmite ! laissez-moi faire, répéta Paddy qui donna un coup de hache bien appliqué sur le coin du grand panneau ; — vous allez voir !

Il asséna un second coup, puis un troisième. La cornière de l’épais madrier vola en éclats et ouvrit un trou large comme les deux mains. — Paddy mit dans ce trou le pavillon de son porte-voix et s’agenouilla pour manœuvrer plus à l’aise.

— Je vais leur parler raison, Votre Honneur, à tous ces gentlemen, dit-il en clignant de l’œil : — le diable peut nous rôtir !

Il emboucha le porte-voix et cria de toute sa force :

— Nous sommes tous massacrés jusqu’au dernier ici dessus, que je monte sur l’échafaud !… Ces coquins enragés, — d’honnêtes seigneurs, Dieu nous damne ! — que diable ! — sont maîtres du pont depuis le guindeau jusqu’à l’habitacle… Tempêtes ! comment vouliez-vous résister à deux cents brigands dont le plus petit a la tête au dessus de moi ?

Ces dernières paroles furent prononcées d’un ton d’épouvante à la fois si emphatique et si naturel que le roi Lear applaudit d’instinct, tandis que les autres éclataient de rire.

Paddy ôta sa bouche du porte-voix. — Un peu de silence ! grommela-t-il avec mauvaise humeur ; — si vous n’êtes pas aussi grand que moi, tonnerre du ciel ! vous êtes plus gros, que nous ayons tous affaire au bourreau !… En tout ras, le conte vaut quelque chose, et je pense qu’on me fera second maître, pour le moins.

— Je m’en rends caution ! s’écria le vieux Ned.

Paddy emboucha de nouveau son porte-voix :

— Les deux cents bandits parlent de mettre le feu au bâtiment si vous ne vous rendez pas tout de suite, écoutez bien cela, par le nom de Belzebuth !… Et ils le feraient comme ils le disent, car ce sont de braves gentlemen, incapables de mentir… Prenez le porte-voix de combat que j’ai fourbi moi-même avant-hier… Il est dans la cabine du lieutenant Naper… Pauvre lieutenant ! triple blasphème ! il a la tête fendue jusqu’au menton, que le diable l’emporte !… Prenez le porte-voix, ouvrez un sabord et criez : Quartier, Dieu nous damne !

Paddy se tut. Presque aussitôt après, un sabord s’ouvrit et le porte-voix résonna.

— Sont-ce des Français qui sont à bord ? demandait-on d’en bas.

— Du diable ! répliqua Paddy : — fi donc !… ce sont des forbans comme vous et moi, Satan et ses griffes !… Deux cents beaux garçons, misères ! qui sont affreux, à faire envie au démon… Puisse-t-il nous griller tous tant que nous sommes !

— Nous promet-on la vie sauve ? dit la voix du sabord.

— Si vous vous dépêchez, damnation ! — damnation pour les autres et pour moi, que diable ! on vous traitera en amis… sinon tempêtes !…

— Nous nous rendons ; ouvrez l’écoutille, dit la voix.

Paddy voulut se relever. Fergus l’arrêta.

Bien qu’il fût naturel de penser que les pauvres diables bloqués dans les batteries, sans chefs pour les encourager à la défense, et se croyant d’ailleurs en face d’une force supérieure et victorieuse, ne demandaient pas mieux qu’à se rendre tout de bon, néanmoins le petit nombre réel des assaillants nécessitait une extrême prudence.

— Annoncez-leur, dit Fergus, que vingt mousquets sont braqués sur l’ouverture de l’écoutille ; qu’ils aient à se présenter sans armes et deux à deux. Ajoutez qu’au moindre signe de résistance des grenades seront lancées dans la batterie.

Paddy répéta docilement cet ordre, en le ponctuant à l’aide d’un choix très heureux de ses blasphèmes favoris.

Les déportés, le coutelas à la main, se rangèrent en silence autour de l’écoutille qui fut ouverte, et se tinrent à portée sans cependant s’approcher assez près de l’ouverture pour que les marins pussent voir d’en bas leur petit nombre et le genre de leurs armes.

Les deux premiers Anglais parurent à l’écoutille et furent liés en un clin d’œil.

— À deux autres ! cria Paddy dans son porte-voix.

Deux autres marins vinrent à l’appel et subirent le même traitement.

Ces hommes arrivaient terrifiés à l’ouverture. Ils étaient accueillis par le mot : silence ! et ils n’avaient garde de désobéir en voyant sur leur poitrine la lame affilée d’un couteau. Pas un seul d’entre eux ne cria.

Lorsque les derniers couples furent garrottés comme les autres, il se trouva sur le pont de la corvette la Cérès cent quatre-vingts marins anglais gardés par une trentaine de proscrits dont la plupart étaient la veille les valets de quelque scélérat réhabilité par son gain, bien ou mal acquis.

C’était quelque chose d’étrange que de voir la figure piteuse et désappointée de ces hommes, vaincus par une ruse grossière et d’une simplicité presque puérile. Ils comptaient avec dépit leurs vainqueurs, cherchaient en vain ces mousquets, ces terribles grenades, et maudissaient le bon Paddy O’Chrane de tout leur cœur.

Ils avaient tort. En tout ceci, le long matelot, bien qu’il fût fort éloigné d’avoir les formes charnues et rondelettes que les peintres de tous les pays sont convenus de donner aux anges, parce que les anges sont des créatures immatérielles, avait joué le rôle de ces célestes messagers de miséricorde. Grâce à lui, le sang déjà séché de la première mêlée ne s’était point couvert d’une nouvelle couche plus épaisse ; il avait clos le carnage et sauvé la vie à bien des sujets du roi ; il méritait une couronne civique.

Car le choc eût été meurtrier, ardent, terrible, entre la troupe de Fergus et les Anglais pourchassés dans leur retraite. Fergus aurait vaincu ; il devait vaincre en des luttes plus inégales encore. — Mais combien serait-il resté d’hommes vivants après la bataille sur le pont de la corvette la Cérès ? — Et combien de cadavres ?

Certes, ce matelot long de six pieds montrait une ambition fort courte en taxant lui-même ses services à un modeste emploi de second maître. Mais tel était le caractère de l’excellent et vertueux Paddy O’Chrane. Toute sa vie, faute de se faire valoir, il devait rester dans une position secondaire, et végéter dans la médiocrité, bien qu’il marchât dans une voie où les richesses abondent…

Fergus, lui, pendant toute la dernière partie de cette scène, s’était tenu à l’écart. Son ardeur était tombée. Le rôle qu’il eût pu jouer n’était plus à sa taille. Lorsque les prisonniers furent tous rangés le long des bastingages, il fit le tour du navire et vint se placer au pied du grand mât.

— Nous ne sommes plus d’aucun pays, dit-il en étendant le doigt vers le rouge pavillon dont la brise développait les plis humides encore et alourdis : — ce drapeau est le signal de la guerre contre tous… Nous combattrons pour de l’or, parce que l’or vous donnera des jouissances à vous, — à moi des armes pour une autre bataille… Je promets à quiconque restera près de moi de le faire riche ou mort… riche du bien de ceux qui croiseront notre route… Anglais, y a-t-il parmi vous quelqu’un qui veuille partager notre fortune ?

Il se fit un frémissement dans le rang des prisonniers.

— Oui, tempête ! il y en a, voulut commencer Paddy ; je veut être cuit à petit feu si ces avides coquins…

— Silence ! interrompit Fergus ; — déliez les cordes qui retiennent les jambes de ces hommes.

On obéit. Les prisonniers se levèrent, empêchés seulement désormais par leurs mains liées derrière le dos.

— Choisissez, reprit Fergus, entre une vie libre sous un chef de votre choix et l’abrutissant esclavage sous lequel vous fléchissiez hier ; choisissez entre la fortune et l’indigence… Que ceux qui veulent suivre notre sort fassent un pas en avant.

Il y eut un instant d’hésitation. — Sam, le maître d’équipage, s’ébranla le premier. D’autres le suivirent. Au bout d’une minute, la troupe des prisonniers était partagée par moitié.

— Préparez la chaloupe et le canot, dit Fergus.

Soixante à quatre-vingts matelots y furent entassés avec un nombre suffisant de rameurs. Cela se fit rapidement et en silence. Ceux qui s’éloignaient avaient hâte d’en finir ; ceux qui restaient ne pouvaient vaincre un premier mouvement de honte.

La chaloupe et le canot firent aussitôt force de rames vers la pointe de Cow-Hill.

Lorsque les deux embarcations revinrent, il n’y avait plus de captifs à bord de la Cérès. Toutes les mains étaient libres et travaillaient. Maître Sam, l’ancien maître, tenait le porte-voix et commandait, en vieux marin, les manœuvres de l’appareillage.

Le soleil était encore bien bas sur l’horizon lorsque la corvette, couvrant ses vergues de toile, s’inclina gracieusement au souffle de la brise de terre. Les marins débarqués avaient eu le temps de gagner Sidney et d’y porter l’étrange nouvelle. Une foule immense se pressait sur les quais.

Au moment où la Cérès, sentant le vent, tournait en sens divers sa proue effilée, comme une rapide cavale des steppes du nord, qui, indécise de la direction à prendre, ouvre ses naseaux fumants à droite, à gauche, en avant, pour s’élancer bientôt et dévorer l’espace, l’équipage entier, sauf les canonniers, se réunit au pied du mât d’artimon.

Les gens de Sidney purent distinguer parfaitement un homme d’une riche taille qui saluait, en agitant son chapeau, le pavillon rouge déployé à la brise. — Tous les marins se découvrirent à leur tour. — Des flocons de fumée coururent autour des flancs balancés de la corvette.

L’écho mourant d’un triple hurrah vint alors jusqu’aux oreilles des gens de Sidney et fut suivi d’une bruyante salve d’artillerie.

Le soir, de la hauteur de South-Head, on apercevait à l’horizon un point blanchâtre semblable à un flocon d’écume. — Ce pouvait être l’aile de neige d’un goéland ou d’un oiseau-frégate.

Les soldats du poste de South-Head disaient que c’était la corvette la Cérès.

  1. Trompette parlante, — porte-voix.