Les Mystères de Londres/4/14

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Au Comptoir des imprimeurs unis (10p. 113-150).


XIV


SUR LA MER.


Depuis un an, il y avait dans la mer des Indes un mystérieux navire que nul croiseur n’avait pu approcher d’assez près pour le reconnaître. Il voguait sous tous pavillons. Tantôt on voyait au loin flotter à sa corne le lin sans tache du drapeau des rois de France, qui venaient de recouvrer, dans la personne de Louis de Bourbon, le légitime héritage de leurs aïeux ; tantôt le royal-yacht montrait les seize pointes de ses doubles croix rouge et blanche, tranchant sur le canton d’azur du grand pavillon d’Angleterre : d’autres fois c’étaient les trois couleurs hollandaises, le double écusson accolé d’Espagne, ou les étoiles d’argent des États-Unis d’Amérique, semées sur leur champ azuré.

Un petit brick de l’Île-de-France, qui s’était trouvé dans ses eaux durant un ouragan, avait lu, à son couronnement de poupe, sous les sculptures d’un écusson effacé, le nom de la Sournoise.

Ce petit brick était le seul qui pût donner un renseignement pareil. Peut-être d’autres avaient-ils approché de plus près la Sournoise, — mais ceux-là n’étaient pas revenus au port.

La Sournoise avait une honnête et fière allure de croiseur. Sa coque élégante arrondissait gracieusement sa proue et ne présentait point ce museau des écumeurs de mer, fluet, pointu, allongé outre mesure ; sa mâture haute, symétrique, élancée, n’avait point pourtant l’élévation exagérée que donnent ordinairement à leur gréement les pirates, dont toute la force est dans la vitesse de leur marche.

On ne sut d’abord que penser. — Les Français prenaient la corvette la Sournoise pour un Anglais ; les Anglais pensaient qu’elle sortait d’un port de France. Les autres nations conjecturaient à l’avenant.

Puis un soupçon vint à la fois à tout le monde : la Sournoise était un forban.

Il y avait du vrai dans cette opinion, beaucoup de vrai. La Sournoise était un forban en effet, mais c’était aussi un navire de guerre, un beau croiseur, le plus charmant navire peut-être qui fût sorti jamais des chantiers de S. M. britannique.

C’était la corvette la Cérès, déguisée, grimée, si l’on peut parler ainsi, à laquelle ses nouveaux propriétaires avaient mis un masque et donné un nom de leur choix.

Il y avait environ dix-huit mois que Fergus O’Breane avait quitté, vainqueur, la rade de Sidney. Depuis lors, il avait mené constamment une vie de travaux et d’aventures. Cette faculté latente de séduction, nous dirions presque d’enchantement, que déjà nous avons signalée en lui, n’avait point tardé longtemps à agir sur l’équipage hétérogène de la corvette conquise. Au bout de quelques mois, il exerçait à son bord une sorte de pouvoir divin et au dessus de tout contrôle. — Il y avait pourtant là d’indomptables natures : le tueur de bœufs Paulus Waterfield, Smith, dont le caractère froid et nuancé d’hypocrisie, n’en était pas moins énergique, le roi Lear enfin, vieux soldat blanchi dans une guerre sans fin contre la société, menant le crime gaîment, sceptique, beau diseur, et conservant quelque chose de la vive effronterie des coulisses, malgré tout le sang qui pesait sur sa conscience.

Quant à Randal Grahame, depuis longtemps déjà il était à Fergus.

Mais, à part ces hardis scélérats, venus de Sidney, il y avait à bord de la Sournoise des marins, et l’on sait que les gens de mer n’accordent leur confiance, ceci absolument et sans exception, qu’à des marins valant mieux et sachant plus qu’eux-mêmes. L’homme, pour eux, n’est grand et respectable que s’il sait commander une manœuvre difficile et tenir comme il faut le porte-voix durant une tempête. Ils ne sortent pas de là. La lisse de leur navire trace autour d’eux un cercle fatal, au delà duquel rien n’existe, hormis des choses ridicules à leur point de vue, inutiles ou méprisables.

Or, Fergus n’était pas marin.

Quant à la manœuvre, il restait, sur son propre navire, en dehors de la hiérarchie active, et ne reprenait la première place qu’aux heures de combat.

C’était là une condition anormale, inouïe et singulièrement défavorable. Pour un matelot, le moindre maître d’équipage, sachant passablement la routine de son métier, est fort au dessus d’un homme de génie incapable de faire une épissure ou de chanter au cabestan : qu’on juge ce que doit être cet homme de génie pour un maître d’équipage.

Nonobstant cela, matelots, maîtres et officiers improvisés se ployèrent complètement à la volonté de Fergus. Ce fut alors, il est vrai, à contre-cœur et de mauvaise grâce ; mais peu à peu le dévoûment se mit de la partie. Puis, comme les marins n’ont point coutume de faire les choses à demi, ce fut de la part de tous une affection respectueuse et sans bornes.

Paddy O’Chrane, passé second maître en récompense de sa belle conduite le jour du combat en rade de Sidney, exprimait à sa manière l’admiration de l’équipage, autant que ce sentiment pouvait être exprimé.

— Voyez-vous, Absalon, misérable chauve, disait-il au nègre devenu son collègue et son ami ; — vous pouvez le répéter à qui bon vous semblera, je renie Dieu !… Son Honneur n’est pas un matelot, Absalon, que diable !… mais, pelé que vous êtes, je m’entends, soyons damnés tous les deux !

D’autres mois s’écoulèrent. — La Sournoise, désormais signalée au commerce et aux croiseurs, vit les obstacles redoubler autour d’elle, et ne dut bien souvent son salut qu’au sang-froid de maître Sam et à la rapidité incomparable de sa marche.

Il nous faudrait la plume d’or de Smollett ou le pinceau du grand romancier américain Fenimore Cooper pour retracer la vie de combats, de périls, de pillage qu’on menait à bord de la corvette la Sournoise ; mais, nous fût-il donné de porter l’un ou l’autre des noms illustres que nous venons de citer, nous devrions nous abstenir, sous peine de voir notre titre accusé de mensonge. La nécessité qui nous a entraîné loin de Londres, notre centre, ne suffirait point à excuser une complaisante peinture de la vie d’un pirate, et pour avoir le droit de rester plus long-temps à bord de la Sournoise, il nous faudrait l’amarrer sous London-Bridge, ce qui présenterait de sérieuses difficultés.

Nous nous bornerons, en conséquence, à certains faits qu’il est important de signaler pour l’intelligence de notre histoire.

Fergus O’Breane ne s’était pas fait pirate pour être pirate. Il avait autre chose en tête qu’un pillage plus ou moins abondant, et chacune de ses actions, durant les quatre années qu’il courut les mers, fut une pierre ajoutée au gigantesque édifice dont il s’était constitué l’architecte.

Il va sans dire d’abord que ses attaques s’adressaient constamment de préférence aux navires anglais. La Sournoise pilla, coula ou fit sauter plus de bâtiments de la Compagnie des Indes, à elle seule, que tous les corsaires français ensemble.

Ce n’était là qu’un détail, moins qu’un détail, un hors-d’œuvre, car, si la Compagnie des Indes devait être attaquée dans le plan de Fergus, c’était par d’autres moyens plus efficaces encore, et qui saperaient par sa base l’existence de cette mercantile puissance, l’un des plus solides appuis de l’Angleterre.

Fergus mit à profit ses croisières dans l’océan Indien pour visiter tout le littoral. Laissant à Randal Grahame le commandement de la corvette, il passait souvent à bord d’une prise, et faisait de longues excursions dans le golfe du Bengale, dans les mers de la Chine ou de l’Arabie. — Il avait les papiers de bord, et se faisait aisément reconnaître, soit pour un capitaine marchand, soit pour un négociant faisant le commerce par lui-même.

De cette façon, il inspecta l’un après l’autre et patiemment tous les comptoirs de la Compagnie, et pénétra même dans l’intérieur des terres chaque fois qu’un établissement important y appelait son examen. Ses études préliminaires lui avaient fait soupçonner de nombreux germes de dissolution, il les toucha au doigt, et put ajouter une batterie nouvelle à son plan de bataille.

En Chine, il vit ce qu’on soupçonnait à peine alors en Europe, d’innombrables vaisseaux de la Compagnie, chargés d’opium, jeter des cargaisons entières de ce poison sur les côtes. Il sut que cet odieux trafic ne rapportait pas moins de quatre millions sterling (cent millions) à l’Angleterre. — C’était là encore une arme à tourner contre l’ennemi.

Aux embouchures de l’Indus, enfin, il constata une sourde fermentation parmi les peuplades asservies, et devina quelle explosion produirait l’approche de la moindre étincelle dans ces contrées où des centaines de petits princes, brutalement dépossédés, se cachaient ou rongeaient leur frein au service des vainqueurs.

Puis il regagnait la Sournoise, afin de ne point perdre, par de trop longues absences, l’empire qu’il exerçait sur ces hommes énergiques et désormais dévoués dont il comptait faire des instruments de sa colère.

Car sa colère avait grandi, loin de s’apaiser, et grandissait sans cesse. Partout, sur son chemin, il rencontrait l’Angleterre, avide, envahissante, perfide, abusant de sa force et cherchant de l’or dans le sang ou dans la sueur des peuples.

Partout ! — pas un pouce de rivages sur ces mers immenses où le nom anglais ne fût connu, redouté, abhorré ! — Partout le commerce de la Grande-Bretagne était venu, appuyé de canons, imposer ses transactions déloyales.

Il semblait que cette partie du globe, ayant démérité du ciel, eût été livrée à la main rapace de l’insatiable Angleterre. Partout cette main avait laissé son empreinte : de la misère, des larmes, des ruines !

Fergus contemplait avec joie ces ravages innombrables, ces griefs inouïs que Dieu seul pourra compter et punir. Chez lui, l’allégresse étouffait la pitié, car il se réjouissait à voir sa haine si puissamment justifiée, à sentir le tressaillement muet de cinquante millions de cœurs opprimés répondre au cri de sa vengeance.

En quittant les mers de l’Inde, il ne fit que changer de théâtre, pour retrouver, à des intervalles plus éloignés, les mêmes haines comprimées encore, mais prêtes à éclater. — Au Cap, les boers hollandais ; en Amérique, les deux Canada tout entiers, gémissant sous une horrible oppression, et poussant déjà ces cris de détresse qui devaient trouver bientôt un efficace et noble écho au fond d’un cœur français.

Fergus s’aboucha avec les boers, parmi lesquels il recruta ses équipages, et passa plus d’un mois dans les deux Canada.

Ce fut en se rendant du Cap en Amérique qu’il toucha Sainte-Hélène.

On sait avec quelle ombrageuse rigueur les agents britanniques gardaient ce roc aride qui devait être le tombeau du plus glorieux souverain de notre âge. Hudson-Lowe, que les Français maudissent si bruyamment, n’était que le docile instrument de ses maîtres, et ce n’était pas sur un valet payé pour mal faire qu’eussent dû tomber les bavardes philippiques des poètes et orateurs du continent. Hudson-Lowe était le bras, à Londres ordonnait la tête, — à Londres, d’où descendit naguère le noble yacht portant notre auguste souveraine qui allait recevoir sur la terre de France d’officielles protestations d’amour et de respect.

Il y avait avec notre reine des ministres du roi George, des ministres de 1816.

Et les cendres de l’empereur Napoléon dormaient depuis deux ans sous le dôme des Invalides.

Les peuples n’ont-ils plus de mémoire ? ou les journaux de France mentaient-ils lorsqu’ils nous apportaient les pompeux détails du triomphe posthume décerné à leur empereur ?…

À Sainte-Hélène les Français, surtout en ces premières années, obtenaient bien difficilement la permission de rendre visite au captif impérial ; mais il n’en était pas de même des Anglais. Fergus fut admis sous le nom d’un capitaine de vaisseau de la Compagnie dont il avait capturé le bâtiment.

Les rameurs de Fergus l’attendaient sous le môle. Il était parti le matin pour Longwood ; le soleil était près de se coucher lorsqu’il revint. Pendant qu’il regagnait le navire à l’ancre dans la baie, son visage respirait un enthousiasme grave, et son œil gardait encore l’expression recueillie d’un austère et religieux respect.

Fergus avait passé quatre heures avec le vaincu de Waterloo, avec ce demi-dieu, dont la taille prend déjà pour nous les colossales proportions des héros antiques ; il avait vu ce géant, dompté par la Providence et non point par les hommes, ce grand monarque, précipité de si haut et précipité si bas que le plus médiocre des capitaines européens, Arthur Wellesley, duc de Wellington, pouvait se faire peindre à cette heure en Achille et donner à Hector terrassé, dans son orgueil grotesquement stupide, les traits du captif de Sainte-Hélène !

Fergus avait puisé durant quatre heures aux trésors de l’intelligence la plus vaste, la plus lumineuse, la plus hardie qui ait peut-être jamais ébloui le monde.

Il revenait plein encore de cette parole imposante et magnifique dans l’emphase de son laconisme ; il revenait, restauré d’une force nouvelle ; il revenait, grandi à ses propres yeux, et calme, et affermi dans son dessein. — Que s’était-il passé entre l’obscur pirate et l’homme qui s’asseyait la veille sur le premier trône de l’univers ?…

Aux questions empressées de son compagnon, Fergus répondait : — Je l’ai vu…

Par une matinée brumeuse des derniers jours de novembre, un beau brick de commerce, engagé dans le canal Saint-Georges, doubla la pointe nord de l’île de Man, et mit le cap sur l’Écosse. Le vent et la marée le poussaient rapidement vers le Solvay, et le soleil montrait encore son disque rougi bien au dessus de l’horizon, lorsque les ancres du brick allèrent chercher un point d’assise au fond de l’eau, presque en face de Dumfries.

Les matelots se rangèrent sur le pont et mirent chapeau bas, pour faire place à deux hommes qui venaient de monter par l’écoutille.

L’un de ces hommes était Fergus, l’autre Randal Grahame.

La chaloupe était à la mer et les attendait. Ils descendirent tous les deux, et aussitôt six rameurs, commandés par Paddy O’Chrane, firent force d’avirons vers la côte.

La chaloupe toucha terre. Fergus et Randal sautèrent sur la grève, à une demi-lieue au delà de Dumfries.

— Au revoir ! dit Fergus aux matelots ; — nous nous retrouverons.

Paddy ouvrit la bouche, mais aucun des jurons qu’il tenait en réserve pour les grandes circonstances ne lui parut propre à peindre son attendrissement, c’est pourquoi il se contenta de soulever son chapeau en murmurant :

— Monsieur… Satan et sa femme !… que Dieu vous bénisse, soyons tous damnés !

Fergus fit un geste de la main. Paddy replaça son chapeau. La chaloupe s’éloigna.

Nos deux voyageurs s’engagèrent alors dans les terres. Ils étaient vêtus simplement et portaient leurs manteaux sur le bras. Pendant une heure environ ils marchèrent en silence, guidés par la connaissance parfaite que Randal semblait avoir du pays.

Après avoir suivi les mille sinuosités d’un petit sentier qui montait tortueusement de la grève au sommet d’une falaise escarpée, ils arrivèrent à un plateau nu, couvert seulement çà et là d’une végétation étique et brûlée par les vents du large. De cette hauteur, l’œil s’élançait à une distance énorme, dominant au loin la pleine mer à l’occident, et au sud, de l’autre côté du golfe, les côtes dentelées du comte de Cumberland.

La brise s’était levée, et l’on voyait le brouillard, chassé par un vent d’ouest, courir vers la partie la plus étroite de l’entonnoir du Solway.

Fergus et Randal s’arrêtèrent.

À perte de vue, du côté de l’Irlande, le brick de commerce qui les avait amenés montrait ses hautes voiles rougies par les rayons obliques du couchant.

Fergus passa la main sur son front. Son regard se teignit de mélancolie.

— Encore un peu nous ne le verrons plus, dit-il ; — la toile est tombée sur le premier acte de notre drame… Quel sera le second ? … Je crois le savoir, mais Dieu tout seul le sait… Voilà quatre ans que je travaille, Randal.

— Et depuis deux ans déjà, Fergus, vous êtes assez riche pour mener la vie d’un prince, répliqua Grahame ; — assurément, à votre place, je prendrais du bon temps… j’irais à Londres… j’écraserais de mon luxe cet impertinent Godfrey de Lancester…

— J’avais oublié Godfrey de LanGester, dit Fergus.

— Oui… vous êtes comme cela, reprit Randal ; — je sais de vos secrets tout juste ce que vous avez voulu m’en dire et parfois, comme aujourd’hui, je découvre par hasard un tout petit coin du mystère de votre cœur… Je ne me plains pas. Peut-être votre secret tout entier serait-il trop lourd à porter… je sais votre but… du moins, le but que vous vous proposiez il y a quatre ans.

— Il a pu changer, interrompit Fergus.

— Tant mieux !… mais gardez tout cela pour vous, O’Breane, et usez de moi comme si vous n’aviez rien à m’apprendre.

— Merci, dit Fergus avec distraction.

Il regardait les côtes d’Angleterre, et son œil s’allumait insensiblement, jusqu’à devenir bientôt brûlant de haine et de menace.

— J’y viendrai !… murmura-t-il ; — je mettrai quelque jour le pied sur ton sol maudit !… mais pas avant de l’avoir entourée d’ennemis et de pièges… J’ouvrirai patiemment la tranchée avant de donner l’assaut… mais que c’est long, mon Dieu ! et qu’il me tarde !…

Randal le considérait avec une curieuse attention. — Le visage de l’Écossais, dont le bas était maintenant caché par une barbe épaisse d’un rouge plus clair et à la fois plus ardent que ses cheveux, avait une expression mal-aisée à définir. La lumière arrivant sans obstacle à sa prunelle bleue que ne protégeait point l’ombrage ordinaire des sourcils, y mettait un rayonnement particulier d’audace et de franchise ; mais, sous cette hardiesse, il y avait en ce moment de doute une sorte d’hésitation involontaire, naïvement indécise, entre la sollicitude paternelle d’un vieux serviteur pour son jeune maître et le respect d’un soldat pour son chef.

— La route est longue, dit-il enfin en secouant sa préoccupation pour reprendre l’insouciance naturelle à son caractère ; — nous avons sept ou huit milles à faire pour arriver à Sainte-Marie de Crewe. Si vous m’en croyez, nous nous mettrons en marche.

Fergus tourna incontinent le dos à la mer et le voyage continua.

Le pays présentait cet aspect pittoresque et demi-sauvage des campagnes de l’Écosse. Le jour baissait rapidement, allongeant démesurément les ombres et donnant au paysage une physionomie de plus en plus sombre. Randal semblait se reconnaître parfaitement au milieu des mille routes qui se croisaient à chaque pas, Fergus le suivait, perdu dans ses pensées.

— Mais est-il possible, dit brusquement ce dernier, que personne ne connaisse l’existence de ces souterrains ?

— Des peuples ont vécu mille ans avant de découvrir la mine d’or qui gisait sous leurs pieds, répondit Randal. — De mon temps, je puis vous affirmer que ces caves immenses étaient inconnues et si, au lieu d’aller dans les montagnes, j’étais resté caché là, les juges de Glasgow n’auraient point eu la peine de m’envoyer sur les pontons… Elles ont deux issues qui défieraient l’œil du plus malin. La première donne dans le salon d’apparat du château de Crewe… un noble édifice, ma foi, mais qui tombe en ruines et que vous pourrez acheter pour une misère… La seconde s’ouvre ou plutôt se ferme dans la propre maison qu’habitait mon père et qu’il habite peut-être encore. Cette seconde issue est masquée par un pan de muraille tournant autour d’une poutre qui lui sert de gonds… À voir ce vieux mur, Fergus, les constables réunis des Trois-Royaumes déclareraient que nul passage n’a pu exister là depuis des siècles… Les antiquaires d’Édimbourg, — je vous dis la pure vérité, — font remonter cette construction au temps d’Alfred-le-Grand.

— Et ces souterrains sont vastes ?

— Mon père s’y est perdu dix fois en les parcourant pour y chercher les trésors des abbés de Sainte-Marie… C’est grand comme Saint-James-Park.

— Mais votre père, Randal, ne peut-il avoir révélé leur existence ?

— Je vous dis que mon père y cherchait un trésor.

La nuit était tout à fait noire. Nos voyageurs laissèrent sur leur droite la ville d’Annan, dont les lumières brillaient au loin à travers les branches dépouillées des arbres, et, quittant les sentiers où ils avaient marché jusque alors, ils s’engagèrent dans une route plus large et un peu mieux tracée, qui servait de grand chemin entre Carlisle et Glasgow. Nos lecteurs connaissent cette route pour y avoir suivi la chaise de poste de Frank Perceval conduite par Saunie l’aboyeur, la nuit où se passèrent ces événements étranges et terribles qui amenèrent la mort de la mal heureuse Harriet.

Randal s’arrêta précisément à l’endroit où la chaise de poste de Frank se heurta contre un tronc d’arbre posé en travers du chemin.

— C’est ici, dit-il. La maison de mon père est de l’autre côté du bois.

Deux minutes après le bois était traversé et ils apercevaient les lumières de la maison de Randal. À leur approche, un chien aboya fortement.

— Oh ! oh ! murmura l’Écossais, notre vieux Bill est mort, je pense ; ce n’est pas la voix de Bill.

Sa voix tremblait légèrement tandis qu’il parlait ainsi. Quelques pas seulement le séparaient de la maison ; il les franchit d’un saut et mit sa main sur le loquet de la porte.

— La porte est fermée en dedans, dit-il. Mon père ne fermait jamais notre porte !…

Il frappa. Une fenêtre s’ouvrit.

— Le vieux Randal Grahame ? demanda l’Écossais d’une voix pleine d’émotion.

— Voilà deux ans qu’il est mort, répondit-on.

La fenêtre se referma, Randal baissa la tête.

— J’aurais voulu le faire riche sur ses vieux jours, murmura-t-il ; mais le voilà mort et un étranger habite notre maison… Ah ! je suis seul au monde, Fergus, et plus à vous que jamais.

Fergus lui serra la main en prononçant quelques paroles de consolation.

— Oui, oui, mister O’Breane, reprit Randal, nous devons tous mourir mais j’aurais mieux fait de rester auprès de lui… Ah !… Et c’est Mac-Nab qui a notre maison !… Je l’ai bien reconnu… On dit que c’est un honnête homme, celui-là… Sa fenêtre s’est fermée pourtant sans qu’il ait offert un gîte aux voyageurs.

— Êtes-vous bien sûr que ce soit M. Mac-Nab ? demanda Fergus.

— J’en suis sûr… et j’en serai plus sûr tout à l’heure, car il faut que je passe la nuit dans la maison de mon père et que je dise un bout de prière dans la chambre où il est mort… car il est mort ! ajouta-t-il, d’une voix où il y avait des sanglots contenus. Oui, oui… vous avez entendu cet homme ?… Il est mort il y a deux ans… Allons, Fergus, en marche ! je vais vous conduire à la ferme de Leed, puisque vous voulez voir Mac-Farlane ; — et puis je reviendrai ici, où mon père… Et je n’aurai pas besoin, voyez-vous, de demander l’hospitalité à ce Mac-Nab !

Il tourna la maison et se prit à marcher à grands pas dans un taillis parsemé de ruines. Fergus le suivit. Au bout de dix minutes, ils longèrent la muraille d’un parc au milieu duquel s’élevait un vaste édifice que Fergus conjectura être le château de Crewe. Puis ils redescendirent le versant de la colline et arrivèrent à la ferme de Leed.

Randal la montra du doigt à Fergus et s’enfuit en courant.

La porte de la ferme était ouverte. Fergus entra. Dans la salle commune, autour d’une table servie, une jeune femme et deux charmantes petites filles prenaient leur repas du soir. Sous le manteau de la cheminée se tenait un homme, la tête cachée entre ses deux mains. Au bruit que fit Fergus en entrant, cet homme se redressa et montra un visage pâli au milieu duquel se mouvaient deux yeux éteints et comme égarés.

Fergus s’avança vers la jeune femme, tandis que les deux petits anges rougissaient et souriaient dans leur effroi enfantin, et demanda M. Angus Mac-Farlane.

L’homme qui était sous le manteau de la cheminée se leva. Fergus ne se souvint point de l’avoir jamais vu.