Les Mystères de Londres/4/24

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Au Comptoir des imprimeurs unis (11p. 73-106).


XXIV


LA CHAÎNE.


Clary Mac-Farlane était bien changée. Les traces du long et cruel martyre qu’on lui avait fait subir se voyaient sur son visage pâle et amaigri ; sa taille, naguère si charmante en ses juvéniles proportions, se pliait, affaissée ; elle marchait avec peine et lenteur.

Elle était belle encore ainsi pourtant, mais belle de cette beauté qui serre le cœur et fait compassion. — Si Angus, son père, l’eût aperçue en ce moment, il se fût rappelé avec larmes les derniers jours de la pauvre Amy Mac-Farlane. Amy était ainsi, blanche et faible, et bien belle encore, alors que déjà son pied trébuchait sur le bord de sa tombe.

Mais Amy souriait à sa mort prochaine et n’avait de pleurs, la sainte et douce femme, que pour l’avenir de ses enfants. Mourante, elle gardait sur ses traits ce calme suave et serein des jours de son bonheur. — Clary, elle, avait quelque chose, d’égaré dans les yeux : l’horrible choc imprimé à son système nerveux mettait à ses traits des tressaillements soudains et douloureux. Sa bouche s’ouvrait parfois pour prononcer des paroles inexplicables.

Et le dépérissement physique et moral de cette enfant naguère si belle était plus frappant, et semblait plus complet auprès de la splendide jeunesse de Susannah, qui, robuste dans sa grâce exquise, éblouissante de sève, rayonnait l’intelligence généreuse, la noblesse de l’âme et tous les charmes choisis et toutes les victorieuses séductions qui peuvent couronner, comme une auréole divine, le front virginal d’un chef-d’œuvre de Dieu.

La tristesse éprouvée à l’aspect de Clary se fût changée en attrait irrésistible et délicieux à la vue de Susannah, parce qu’elle était là comme un bon génie veillant sur la faiblesse et la souffrance, parce que son sourire, bienfaisant, tendre, consolateur, semblait descendre comme un baume sur la blessure cachée de la malade, parce que, chaque fois que Susannah parlait, bien doucement et comme parle une jeune mère, penchée sur le berceau de son enfant, la pauvre Clary se prenait à revivre.

Elles entrèrent toutes deux dans le cabinet du docteur Moore. Susannah, les deux bras passés autour de la ceinture de Clary, la soutenait et lui donnait courage. Presque à chaque pas, la belle fille mettait au front pâle de miss Mac-Farlane un baiser caressant, et courbant son langage à ces formes mignardes qu’on emploie pour calmer les enfants qui souffrent, elle tâchait de rendre quelque ressort à l’esprit immobilisé de Clary.

— Voilà que vous marchez toute seule, chère petite sœur, dit-elle en franchissant le seuil du cabinet. Je n’ai presque plus besoin de vous soutenir… Savez-vous, Clary, que nous sommes maîtresses ici toutes deux ?… on nous a enfermées ; mais j’espère bien trouver une route qu’ils n’ont point songé à barricader… Asseyez-vous, ma belle Clary, et reprenez haleine.

Miss Mac-Farlane se laissa tomber dans le fauteuil de Tyrrel avec un soupir de lassitude. Son œil languissant, et agrandi par la maigreur de ses joues, se tourna vers Susannah et eut une fugitive expression de reconnaissance, pour redevenir morne aussitôt.

— J’étais à ses côtés, murmura-t-elle, — et j’étais bien heureuse, car il m’aimait..... Anna est venue… Il s’est mis aux genoux d’Anna… Mon cœur s’est brisé !…

Sa bouche se contracta et son œil trembla comme il arrive au moment où les larmes sont près de jaillir.

— Mais j’aime encore Anna ! poursuivit-elle ; — je ne lui dirai pas qu’elle m’a tuée…

La belle fille s’assit auprès d’elle et l’attira sur son cœur.

— Et vous faites bien de l’aimer, ma chère petite sœur, dit-elle, car elle est bonne comme vous… pauvre enfant ! Ne voyez-vous pas que tous ces tristes souvenirs qui vous font tant de mal ne sont que des rêves !… Ils ont torturé votre âme, les cruels, encore plus que votre corps… Écoutez-moi, Clary, ma belle Clary, vous allez être libre… Ne songez plus aux tristes visions qui ont tourmenté votre solitude… Tout cela n’est que mensonge, ma sœur…

— Je l’ai vu ! murmura miss Mac-Farlane en frissonnant.

Puis elle ajouta d’une voix sourde :

— Je sais une longue histoire… Notre nourrice nous la contait en Écosse… La jeune fille s’appelait Blanche, et le fils du laird avait nom Bertram… Bertram de Jedburg… Blanche aimait le fils du laird…

Clary s’interrompit et baissa les yeux.

— Après ? dit Susannah en riant.

— Après ? répéta Clary qui releva ses paupières et fixa son regard dans le vide ; — oh ! chacun sait ce qui arriva… Blanche aimait le fils du laird… Blanche l’aimait tant qu’elle le tua.

La tête de Clary se pencha sur sa poitrine. Sa main, qui était dans celles de Susannah, devint humide et glacée.

La belle fille redoubla de caresses et de douces consolations. Il y avait en elle une force de persuasion si pénétrante, qu’elle agit à la longue sur le cœur fermé de la pauvre Clary. Le charme opéra. Miss Mac-Farlane, ramenée un instant à la vie, jeta ses deux bras autour du cou de Susannah, et lui dit merci en pleurant.

Susannah profita de ce moment lucide.

— Vous voilà reposée, ma petite sœur, dit-elle ; — ne voulez-vous point venir embrasser Anna ?

— Anna ! répéta Clary ; — qui sait ce qu’elle est devenue, mon Dieu !… Oh ! venez, madame, venez bien vite, et tâchons de la retrouver.

Miss Mac-Farlane s’était levée d’elle-même. Susannah se hâta de la soutenir, et lui fit quitter la direction de la porte principale, vers laquelle Clary avait fait déjà quelques pas en chancelant.

— Nous sommes enfermées de ce côté, dit-elle ; — venez, je sais une autre issue… mais hâtons-nous, car nous ne retrouverions point peut-être cette occasion perdue…

Elles avaient traversé la chambre dans sa longueur. Susannah, soutenant toujours d’une main Clary Mac-Farlane, mit son doigt sur un bouton de cuivre qui semblait destiné à retenir les plis d’une draperie. Un grincement se fit sous la tenture, et une porte masquée, qui communiquait avec la maison abandonnée du numéro 9 de Wimpole-Street, s’ouvrit toute grande.

— Victoire ! s’écria la jeune fille, qui souleva entièrement Clary et la porta sans s’arrêter jusqu’au seuil du numéro 9.

Une demi-heure après, un fiacre s’arrêta dans Cornhill, devant la maison de mistress Mac-Nab. Susannah sauta sur le trottoir et regarda la façade avec des larmes dans les yeux.

— Oh ! que je l’ai bien souvent cherchée ! murmura-t-elle ; — à présent, je n’en oublierai plus le chemin.

Elle frappa. Ce fut Anna qui vint ouvrir. La belle fille la baisa au front avant qu’Anna, étonnée, pût se reconnaître, puis elle lui montra le fiacre.

— Votre sœur est là-dedans, Anna, dit-elle.

— Ma sœur ! s’écria la jeune fille en s’élançant au dehors.

Susannah la vit franchir le marchepied du fiacre et mettre sa tête dans le sein de Clary. Elle resta une seconde immobile et les yeux humides, puis elle traversa rapidement Cornhill et monta dans un cab qui partit au galop pour l’hôtel de lady Ophelia, comtesse de Derby.

Anna voulut se retourner pour rendre grâce à l’inconnue qui lui ramenait sa sœur. Elle ne vit plus personne sur le seuil. Seulement, une douce voix vint à son oreille parmi le fracas de la rue.

— Je reviendrai, disait cette voix.

Anna regarda du côté d’où parlait le son. Elle vit une tête se pencher à la portière d’un cab au galop, — une belle tête avec un sourire de madone. — Puis la foule se mit entre deux ; les grands omnibus passèrent : Anna ne vit plus rien.

Ce soir-là, les deux petits lits blancs, qui s’alignaient, jumeaux, au fond de l’alcôve commune, dans la chambrette occupée par les deux sœurs, s’affaissèrent sous leur fardeau accoutumé. Mistress Mac-Nab allait de l’un à l’autre, embrassant Clary, embrassant Anna, et remerciant Dieu avec larmes.

— Bess, disait-elle, oh ! Bess, où est mon Stephen ?… Trouvez-moi mon Stephen sur-le-champ afin qu’il les voie là toutes deux… toutes deux retrouvées !

— Il n’y a pas à dire, répondait Betty ; — c’est de la chance, car une des deux aurait pu rester en chemin pour sûr… C’était là un événement, quand j’y pense !… Ah ! lord ! tout le quartier en a jasé pendant huit jours… Quant à mister Stephen, ajouta-t-elle d’un air pincé, — Dieu sait où il est à l’heure où nous parlons et ce qu’il fait, madame !… Il n’est point rentré cette nuit, et l’homme avec qui je l’ai vu sortir hier au soir, — je ne voudrais pas porter de jugement téméraire, — avait la tournure de tout ce qu’on voudra, excepté celle d’un honnête gentleman… Mais depuis quand m’appartiendrait-il de juger les actions de mister Stephen, par exemple !…

La vieille dame n’écoutait pas ou ne voulait pas écouter ; elle se donnait tout à sa joie. N’étaient-elles pas là toutes les deux, celles qu’elle avait tant pleurées ?…

Elles étaient là. — Mais l’attentat de Bob Lantern n’était point resté sans résultat. Nous savons l’état de la malheureuse Clary. — Que de jours de repos et de bonheur il allait falloir pour effacer les traces funestes de son martyre ?

Anna aussi était changée. Heureusement le changement opéré en elle n’était point d’une nature aussi douloureuse. Au physique, un peu de fatigue : au moral…

C’était un grand secret pour tous et pour elle-même. Anna ne se l’avouait point ; — le savait-elle ?

Question ardue. — Ce qui est certain, c’est que cette nuit-là son sommeil agile n’évoqua point l’image de Stephen. — Ou si Stephen apparut dans ses songes, le jeune médecin avait pris, par une transformation étrange à coup sûr, et que nos lectrices ne sauront point expliquer, des traits de héros de roman, de grands yeux noirs qui languissaient et parlaient d’amour, un regard soumis, un doux sourire, une taille… la taille souple et noble, gracieuse et fière, du beau cavalier Angelo Bembo.

Tyrrel et le docteur Moore, en quittant Wimpole-Street, s’étaient rendus hâtivement dans White-Chapel-Road, afin d’assister au conseil des lords de la Nuit.

La séance fut, comme on le pense, bien remplie et fort intéressante. La noble assemblée était en fièvre. On n’y comptait guère que par millions sterling, et si quelqu’un eût ouvert la bouche pour parler d’une dizaine de milliers de guinées ou autres bagatelles, nous ne savons à quelle extrémité se seraient portés contre cet importun orateur le jonc à pomme d’émeraude de lord Rupert Bel…, vicomte Clé…, la cravache de l’Honorable John Peaton, ou même le poing révérend de Peter Boddlesie, le futur doyen de Westminster.

Naturellement, le personnage important de la séance était derechef William Marlew, sous-caissier central de la Banque d’Angleterre.

Ce gentleman, dont les talents oratoires et arithmétiques nous sont suffisamment connus, calcula sur ses doigts qu’il faudrait douze cents hommes et trois nuits pour vider les caves de Royal-Exchange. — Peut-être se trompait-il en plus ou en moins, mais il n’y a pas d’apparence, parce qu’il était membre-correspondant de l’Académie des sciences de Chandernagor, et vice-président du Logarithms’s club. — En tous cas, son calcul fut accepté comme sincère et véritable.

Restait à savoir comment on introduirait douze cents hommes à la Banque.

Il va sans dire que la Famille était amplement représentée dans le corps fameux par sa probité farouche des gardiens de caves. Là ne gisait point la difficulté. — Mais douze cents hommes !…

Douze cents hommes et trois nuits.

S. Boyne, esq., le banquier Fauntlevy, sir George Montalt et bien d’autres essayèrent d’éclairer la question, mais ils éprouvèrent un échec complet, malgré le loyal et parlementaire appui de lord Rupert qui prononça fort à propos en cette circonstance le fameux :

— Écoutez ! écoutez !

— Et pourtant, dit le révérend Peter Boddlesie en voyant que tout le monde hésitait, il est de notre honneur de ne pas laisser une pièce de six pence dans les caves.

— Évidemment, appuya Marlew.

Chacun se tourna vers le chef, — M. Edward, — comme si sa cervelle infaillible eût dû avoir en réserve des solutions pour toutes les difficultés.

Le marquis de Rio-Santo était à son poste, au trône de la présidence, mais il ne prenait point part à la discussion, et s’entretenait fort activement avec sir Paulus, Bembo, Smith, Falkstone et le docteur Muller, qui n’était autre que notre connaissance, l’Écossais Randal Grahame. Ces cinq lords étaient la camarilla du marquis, et nous retrouvons parmi eux, sauf le nègre chauve Absalon, qui commandait alors une barque d’observation dans les mers de la Chine, et le joyeux roi Lear, mort plein d’âge et de vertus quelques années auparavant, tous nos conjurés du bois d’Eagle-River.

— Messieurs, dit Rio-Santo, soit qu’il lui plût de répondre à l’interpellation muette de ses pairs, soit qu’il jugeât venu le moment de clore la séance, — je dois vous prévenir que, usant des pouvoirs à moi conférés par vous naguère, j’ai mis sur pied aujourd’hui le ban et l’arrière-ban de la Famille. — Il serait trop long de vous détailler les rôles divers que nos hommes auront à jouer cette nuit sur tous les points de Londres : j’ai pris à ce sujet l’avis des deux honorables membres de la police qui font partie de cette assemblée.

S. Boyne, esq., et le commissaire de la Cité s’inclinèrent en signe d’affirmation.

— Il faut, en cas de malheur, reprit le marquis, que l’attention des agents du gouvernement soit détournée, et je me bornerai à vous apprendre que tout est disposé dans Londres pour qu’une émeute formidable éclate au premier signal.

— Mais les vingt-cinq millions sterling, s’il plaît à Votre Seigneurie ? insinua le révérend Peter Boddlesie, qui ne perdait pas aisément de vue le solide.

Cette interruption ne déplut à personne.

— Écoutez ! écoutez ! dit lord Rupert.

— Les vingt-cinq millions sterling seront à nous, monsieur, répondit Rio-Santo. — Bien que le temps me presse, je consens à vous faire savoir ce que j’ai réglé à cet égard. — Il y aura rush de nos hommes au bout de Prince’s-Street et dans Lokbury, dans Cornhill, dans Cheapside et dans King-William-Street, — partout enfin aux abords de notre tunnel. Un passage restera ouvert néanmoins dans Threadneedle-Street, au bout duquel nos fourgons attelés en poste devront stationner. Le gaz sera éteint devant le magasin de soda-water et dans le carrefour. — Sir William Marlew se tiendra à l’intérieur de la Banque avec ceux des gardiens qui nous appartiennent… Je dois dire à sir William que tout dépend ici de son aplomb et de sa célérité. Il aura sous ses ordres le nombre d’hommes qu’il jugera à propos de fixer, mais je l’invite à ne point dépasser vingt ou trente, parce que la confusion est ici l’obstacle le plus redoutable.

— Vingt ou trente ! se récria Marlew. — Pensez-vous donc, milord, que vingt-cinq millions sterling, qui font six cent vingt-cinq millions, argent de France, et qui, évalués en dollars de l’Union…

— Je pense, monsieur, interrompit le marquis, que notre tunnel n’est pas aussi large que Regent-Street… la circulation, si on devait se servir des moyens ordinaires, y serait lente ; le moindre embarras la rendrait impossible. Tout retard est fatal dans une entreprise comme la nôtre. J’ai avisé. — Vous n’aurez à vous occuper, sir William, que de l’intérieur de la Banque et du transport des objets à l’orifice intérieur de notre galerie.

Rio-Santo cessa de s’adresser au sous-caissier central et se tourna vers le gros de l’assemblée.

— Voici ce que j’ai décidé, poursuivit-il, sauf votre approbation, messieurs. Pour éviter les allées et venues dans un boyau étroit, où il faudrait agir et marcher avec un ensemble que nous ne pouvons point attendre de nos hommes, j’ai pensé à établir une double chaîne communiquant des caves de la Banque à Prince’s-Street. De cette façon, notre proie, passant de main en main avec rapidité et sans interruption, arrivera bien plus sûrement à sa destination…

— Hurrah ! cria John Peaton ; — ma parole d’honneur, l’idée est forte !

— Permettez, !… dit le révérend Boddlesie, qui ne comprenait pas parfaitement.

— Je propose de voter, séance tenante, des remerciements au très noble marquis, dit le pair d’Angleterre. — Ce sera, s’il m’est permis d’employer une image poétique devant Vos Seigneuries, ce sera un fleuve d’or ayant sa source dans les caves de la Banque…

— Et son embouchure dans nos poches, interrompit l’Honorable John Peaton ; — l’idée est très forte… je voudrais être à demain.

— Mais… commença Peter Boddlesie.

John Peaton voulut bien entreprendre pour le futur doyen de Westminster l’explication de l’image poétique du noble lord. Il s’approcha et dota le nez bourgeonné de Sa Révérence d’une large croquignole.

— Passez à votre voisin, dit-il.

— Mais, milord !… s’écria l’homme d’Église, en prenant la pose classique du boxeur.

— Passez à votre voisin ! répéta l’Honorable John qui savait à fond l’art de la plaisanterie anglaise.

Nous pensons que le révérend Boddlesie dut dire « Dieu me damne » ou quelque chose d’approchant.

— Eh bien ! monsieur, reprit John Peaton, nos hommes feront ce que vous ne voulez pas faire. Au lieu d’une croquignole, on leur donnera un lingot ou un sac de cinq cents souverains, qu’ils passeront à leur voisin…

— Ah !… fit Peter Boddlesie d’un air de doute.

Puis, comprenant tout à coup, il donna un grand coup de poing sur la table et tendit cordialement la main à John Peaton.

— Devant le magasin de soda-water, reprenait pendant cela Rio-Santo, au bout de Prince’s-Street, se trouvera la tête de nos fourgons, protégée par une cohue de nos hommes. Aussitôt chargé, chaque fourgon prendra le galop par Threaneedle-Street, pour gagner Leaden-Hall, puis White-Chapel-Road, — où nous avons, nous aussi nos caves, messieurs.

— Et qui sera chargé de surveiller le transport ? demanda Moore.

— Vous, monsieur, et sir Edmund Mackensie, répondit Rio-Santo. — Les autres emplois sont à la volonté des gentlemen ici présents, sauf messieurs de la police dont le rôle est tracé. Il serait bon que chacun payât de sa personne et soutînt les groupes.

— Et, milord, demanda encore le docteur, où sera pendant ce temps Votre Seigneurie ?

— Là où il y aura du danger et du travail, monsieur, répliqua Rio-Santo ; — à onze heures de nuit précises, il faut que la besogne commence dans le tunnel. Jusque-là, Prince’s-Street doit rester désert. Mes ordres sont donnés. La police aura suffisamment à faire dans d’autres quartiers, pour qu’elle ne songe point à nous inquiéter.

Rio-Santo se leva. Les lords de la Nuit se séparèrent, laissant seulement au lieu de la réunion Jédédiah Smith, avec ordre d’ouvrir les portes du Purgatoire à la tombée de la nuit, afin que la tourbe amassée là loin du jour fît irruption au dehors et augmentât d’autant, au moment de la crise, le désordre général.

Rio-Santo remonta dans sa voiture avec Bembo et Randal Grahame.

Derrière, dans une autre voiture, Falkstone et Paulus Waterfield suivirent la même route, de sorte que les deux équipages arrivèrent en même temps dans Belgrave-Square.

Il était alors quatre heures du soir. Les abords d’Irish-House étaient déserts. Stephen et Perceval ne devaient venir se poster dans Belgrave-Square qu’une heure plus tard.

Lorsque le marquis et ses trois compagnons entrèrent dans le salon d’Irish-House, il y avait deux hommes assis auprès du foyer. — L’un de ces deux hommes, auprès duquel se courbait, caressant et confiant, le beau chien Lovely, était le laird Angus Mac-Farlane.

Angus avait la tête penchée sur sa poitrine ; il semblait profondément absorbé dans ses réflexions et ne remua point à l’entrée des nouveaux arrivants.

L’autre étranger, au contraire, se leva et salua gravement M. le marquis de Rio-Santo. C’était un homme chargé de vieillesse, à la physionomie ouverte et pensive, au large front, demi-chauve, où la méditation avait creusé de profondes rides.

Il y avait en lui du tribun et il y avait de l’apôtre. On n’eût point pu dire si cet énergique visage avait derrière soi l’âme ferme et douce d’un conseiller de paix ou le cœur ardent d’un prédicateur de la guerre.

Rio-Santo s’avança vivement vers lui et toucha sa main avec un mélange de cordialité et de respect.

— Soyez le bien-venu, monseigneur, dit-il, je vous attendais.