Les Mystères de Londres/4/27

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Au Comptoir des imprimeurs unis (11p. 175-209).


XXVII


EFFET DU FROID SUR UNE ÉMEUTE.


Les deux brancards du tilbury s’étaient brisés dans la chute et M. le marquis de Rio-Santo avait été lancé rudement sur le sol. Il demeura quelques secondes étourdi du choc, mais il se releva néanmoins avant que le gros de ses adversaires fût à portée de le saisir.

Il était debout au milieu de la chaussée, et tenait à la main son poignard.

Toutes les fenêtres de Belgrave-Square s’étaient ouvertes au double coup de pistolet. Les valets étaient descendus dans la rue ; les maîtres tâchaient de voir sans se déranger. Quelques groupes débouchaient des rues voisines, empressés et curieux. Ceux des assaillants qui arrivèrent d’abord à portée du marquis s’arrêtèrent sans l’attaquer, car la lumière éclatante du gaz éclairait sa pose déterminée et montrait, comme eût fait le plein jour, les détails de son corps souple et vigoureux. — Ce furent Stephen et Perceval qui s’élancèrent sur lui les premiers.

— Quoi ! tous deux en même temps ! dit le marquis avec raillerie.

Il avait évité le choc de Frank et tenait le poignard levé sur Stephen qui venait de trébucher contre un éclat de brancard.

Mais il ne frappa point.

Une clameur lointaine et confuse se faisait entendre dans la direction de Chapel-Street.

— Rendez-vous, milord ! dit Stephen qui avait eu le temps de se relever ; — vous voyez bien que toute résistance est inutile.

— Je vois que vous êtes vingt contre un, messieurs, répondit Rio-Santo. Par tout pays, ce serait lâcheté ; à Londres, c’est prudence d’habitude… Je me rends à l’Honorable Frank Perceval.

Tout en parlant, il prêtait attentivement l’oreille. Le bruit augmentait du côté de Chapel-Street. C’était comme un murmure immense, grossissant par intervalles, puis s’éteignant pour renaître, gronder un instant et s’assourdir, encore.

M. de Rio-Santo avait jeté son poignard, et se tenait, sans armes, entre Stephen et Perceval.

— Milord, lui dit ce dernier, le moment serait mal choisi pour s’irriter de vos reproches ou relever sévèrement l’amertume outrageante que vous y mêlez. Je veux dire néanmoins à Votre Seigneurie que vingt chasseurs peuvent sans honte acculer le sanglier dans sa bauge… Veuillez nous suivre, s’il vous plaît.

Toute la troupe se mit en marche à l’instant vers Chapel-Street, afin de gagner le bureau de police de Westminster.

Le visage du marquis avait perdu son caractère de calme hautain et provoquant, pour prendre une expression de froideur indifférente. Nul n’aurait su deviner en ce moment ce qui se passait au dedans de lui. — Peut-être était-il pris de cette apathie lourde qui suit la défaite. C’était du moins ce que devaient croire ceux qui ne connaissaient de lui que l’extérieur et n’avaient pu mesurer jamais la force cachée de son âme. Peut-être encore avait-il quelque mystérieux motif d’espérer.

Toujours est-il que, chaque fois qu’une clameur plus sonore arrivait de Grosvenor-Place par Chapel-Street, le marquis pressait le pas involontairement, comme s’il eût voulu devancer la marche de ses gardiens. — On arrivait à l’angle de Belgrave-Square. Il n’était pas difficile de conjecturer qu’un rassemblement très considérable encombrait Grosvenor-Place. La petite troupe continuait néanmoins de marcher.

On eût pu voir la physionomie du marquis s’éclairer d’une lueur de contentement tôt dissimulé, lorsqu’il se vit dans Chapel-Street que remplissaient déjà les cris de la foule.

— Hâtons-nous, dit Stephen, ou nous trouverons le passage obstrué.

— On dirait une émeute ! ajouta l’un des hommes qui l’accompagnaient.

C’était une émeute en effet. — C’était l’aile d’une armée immense qui faisait à cette heure déjà ruisseler par les rues de Londres ses innombrables bataillons. — C’étaient les gens de Saint-Gilles, les voleurs de la Famille et les Irlandais qui, suivant une direction donnée, se précipitaient le long des parcs jusqu’à Buckingham-Palace.

Une fois à portée de cette foule, dont il était l’âme, Rio-Santo n’avait à prononcer qu’un mot pour être sauvé. Voilà pourquoi son front s’éclairait malgré lui ; voilà pourquoi il pressait le pas et eût payé chacune des enjambées qui le séparaient encore de Grosvenor-Place au prix d’une semaine de sa vie.

Mais il y avait sur sa route un obstacle vivant, un homme que Dieu semblait avoir choisi entre tous pour doubler l’amertume du calice. — Angus Mac-Farlane avait assisté au conseil secret tenu dans le salon d’Irish-House. Il savait, lui aussi, ce qu’était cette foule dont les clameurs arrivaient au marquis comme un présage de salut.

Froissé encore de sa chute, il se traîna sur Sa neige jusqu’à l’entrée de Chapel-Street et cria d’arrêter.

Rio-Santo pâlit à cette voix naguère aimée et qui était maintenant celle de son plus implacable ennemi.

Le laird parla. Stephen et Frank changèrent aussitôt la direction de leur marche, et comme le marquis refusait de faire un pas en sens contraire, on le saisit à bras le corps et on l’entraîna malgré lui.

Dans Belgrave-Street, on trouva des policemen attirés enfin par la double détonation. Rio-Santo fut remis entre leurs mains et arriva au bureau de police de Westminster escorté par tous ceux qui avaient contribué à son arrestation.

Pendant cela, Londres, la ville antipathique aux émeutes, parce que les émeutes font fermer les boutiques, s’effrayait et se repliait au fond de ses noires maisons, comme fait un escargot dans sa coquille, à l’approche du danger.

L’émeute grossissait, grossissait. — Où allait-elle ? — Dans quel but s’armait la foule ? — Au profit de qui se faisait la révolution ?

Quelques rideaux de fenêtres s’entr’ouvaient. Les gentlemen regardaient et, à l’aspect de ce soulèvement colossal qui mettait dans la rue autant de têtes d’hommes que de pavés, ils se demandaient ce qu’allait devenir Londres, la ville mal gardée par excellence, où il n’y a de troupes que ce qu’il faut pour parader les jours de fête devant Saint-James, la cité tranquille, organisée pour le lucre et la paix, inhabile à la guerre et défendue seulement par quelques centaines de horse-guards, — les plus splendides cavaliers de carton du monde entier.

La foule allait se recrutant sans relâche, tantôt grondant sourdement, tantôt emplissant l’air de clameurs tonnantes. — Elle allait, broyant et fondant la neige glacée sous ses pieds.

Et cette foule n’avait point de drapeau. Elle ne criait ni pour les whigs alors au pouvoir, ni pour les tories, ni pour les radicaux. C’était une colère terrible d’autant plus qu’elle était mystérieuse, inexplicable.

Buckingham Palace était cerné, White-Hall et ses abords où sont entassées les administrations publiques étaient pris d’avance, tant le nombre des assaillants éloignait toute idée de résistance. — Les membres épouvantés des deux Chambres du Parlement se taisaient pour écouter ce peuple ameuté aux portes, et dont les clameurs désordonnées eussent couvert leur vide éloquence.

Oh ! tout était prévu, tout, — hormis la part que la main cachée de la Providence prendrait à l’événement.

Londres se trouvait attaqué à la fois, comme l’Angleterre, par toutes ses parties vulnérables. C’était bien le même génie qui avait ordonné le plan de cette double bataille…

Mais le signal ne venait pas. Les lieutenants de Rio-Santo, impatients de l’impatience commune, attendaient ; — le canon de la Tour se taisait.

Qui ne connaît les allures étourdies, aveugles, folles, brutales, de ce monstre sans tête qu’on appelle l’Émeute ? Il passe, renversant devant lui tout obstacle, se fortifiant par le combat, grandissant à chaque goutte de sang qu’il verse, capable d’opérer des miracles, s’il a flairé une fois l’odeur aimée de la mort. Il passe, plein d’ardeur et de joie, pourvu qu’on lui donne des hommes à tuer ou des palais à démolir. — Écoutez ! si vous l’entendez rugir bien fort, et jeter au ciel les hurlements de sa hideuse allégresse, c’est qu’il a martelé des colonnes de marbre ou broyé des membres de chair, c’est qu’il danse sur des ruines ou chauffe ses pieds dans le sang.

Mais si vous ne jetez rien sur sa route, à quelle curée voulez-vous qu’il s’anime ? On ne s’enivre point long-temps à vide. Crier ne peut suffire toujours ; il faut, pour rester en goguette, boire si l’on est homme, égorger si l’on est peuple.

Et le signal ne venait pas.

Le monstre avait les pieds dans la neige fondue. On le forçait à rester en place, et il grelottait tout bas.

Ah ! si quelque cri eût retenti au dessus de cette foule stupide, si on lui eût montré le but en disant : Frappe ! elle aurait repris goût au passe-temps, et alors malheur au but indiqué, soldat ou monument ; mais rien. — Les lieutenants de Rio-Santo attendaient.

Les heures s’écoulèrent. Il tombait une neige épaisse. — L’émeute eut froid.

Or, l’émeute se dissipe comme elle se forme. — Qui sait d’où vient l’orage et qui sait où il va ? — Vers dix heures du soir, les policemen parcouraient les rues de Londres où le passage de la cohue n’avait laissé qu’un surcroît de boue.

En un seul endroit, l’émeute n’avait point cédé, c’était à l’angle de Prince’s-Street et de Poultry. Nous savons que là, le rush avait un but et que point n’était besoin d’un signal pour commencer le pillage de la Banque.

Le moment était fixé. À onze heures on devait entamer les opérations.

Mais le laird avait eu le temps de parfaire sa déclaration au bureau de police de Westminster. Vers dix heures, par Threadneedle-Street, laissé libre, déboucha un bataillon de gardes à pied, qui prit place tranquillement devant la porte du magasin de soda-water.

Les gens de la Famille les regardèrent. Paddy blasphéma, Snail miaula.

À minuit, tout dormait dans la ville, sauf une douzaine de maçons occupés à murer aux flambeaux la porte du magasin de soda-water.

Heureusement, et M. Smith en remercia chaudement le ciel, il ne restait absolument personne dans le souterrain.

Personne, excepté Saunder l’Éléphant, qui se trouvait ainsi muré avec les restes de son souper de la veille et sa jarre de gin.

Il était tard déjà lorsque Susannah quitta Clary Mac-Farlane qu’elle venait de sauver, sur le trottoir de Cornhill, devant la maison de mistress Mac-Nab.

Elle se fit aussitôt conduire dans Regent-Street, chez la comtesse de Derby.

Il y avait deux jours que la belle fille avait été séparée violemment de Brian de Lancester, au moment même où elle venait de lui conter son histoire. Depuis lors, elle ignorait complètement ce qu’était devenu Brian. N’osant point se rendre seule à la demeure du cadet de Lancester, ce qui eût contrarié les idées de convenance et de pudeur qu’elle avait apprises si rapidement dans son court passage parmi le monde, elle songeait naturellement à chercher des nouvelles auprès de lady Ophelia, son unique amie.

Pendant ces deux jours, l’inquiétude avait tenu peu de place dans les pensées de Susannah. Elle s’était donnée tout entière à ce bienfaisant rôle de protectrice que l’état de souffrance de la pauvre Clary lui commandait. Ce rôle était à sa taille ; elle s’y complaisait. Il y avait dans sa nature forte et riche un fonds inépuisable de miséricordieuse bonté. La plus tendre mère se fût déclarée vaincue en voyant les soins amoureux, les délicates sollicitudes, dont la belle fille avait entouré Clary « sa petite sœur » comme elle l’appelait. Le propre de Susannah était d’aimer jusqu’au dévoûment, dans l’amitié ; dans l’amour, jusqu’à l’adoration. L’image de Dieu charitable se retrouvait entière dans cette âme pure et noble, autant que l’imparfait miroir du cœur de la fille d’un homme peut refléter les perfections divines.

Dès que Clary fut rendue à sa famille et ne réclama plus ses soins, le souvenir de Brian de Lancester revint dominer Susannah. Dix fois, sur la route de Cornhill à Regent-Street, elle fut sur le point d’ordonner au cocher de tourner bride et de la conduire dans Cliffort-Street, à la maison de Lancester, mais elle se retint. Lancester lui-même n’avait-il pas paru d’avance improuver cette démarche lorsqu’il lui avait dit que la demeure de lady Ophelia était son asile naturel.

Susannah prit patience dès qu’elle crut obéir à la volonté de Brian.

Elle trouva la comtesse de Derby seule et souffrante.

Lady Ophelia, faite autrefois à la vie calme et vraiment digne, il faut le dire, des membres de l’aristocratie anglaise qui sont restés fidèles aux mœurs antiques de leur race, se trouvait depuis long-temps déjà hors de la voie austère qu’elle n’aurait dû quitter jamais. Sa liaison avec le marquis de Rio-Santo avait mis une tache à sa renommée ; mais, innocente ou coupable (car, en définitive, le monde qui ne juge que sur apparences ne peut point juger sans appel), elle avait gardé du moins jusque alors intacte toute cette portion de l’existence que n’affectent point les choses de l’amour. Mais depuis quelques jours cette portion réservée de sa vie se trouvait brusquement entamée. Elle avait livré à Perceval les secrets du marquis ; elle avait, par suite de cette révélation, exécuté, sous des yeux malveillants et jaloux, une démarche qui, dans les mœurs anglaises, appelle sur son auteur découvert les foudres de l’excommunication fashionable : nous voulons parler du billet remis à Mary Trevor à la dérobée ; elle avait enfin, et ceci était tout récent, écrit à Frank Perceval, sous la dictée du marquis de Rio-Santo, une lettre dont les résultats possibles la faisaient frémir.

Tout cela pesait un poids bien lourd sur sa conscience honnête et délicate. Attaquée déjà depuis long-temps par les chagrins d’un amour méconnu et trompé, par les angoisses d’une jalousie qui tyrannisait ses nuits et ses jours, la pauvre femme devait faiblir sous ce triple fardeau. Sa santé déjà chancelante fléchit tout à coup.

Susannah la trouva couchée sur une chaise longue, pâle, affaissée, et le découragement peint sur le visage.

À la vue de la belle fille, Ophelia eut un sourire presque joyeux.

— Je croyais que vous m’abandonniez, dit-elle, et je suis bien heureuse de vous voir.

Susannah lui prit la main et la serra doucement entre les siennes.

— Comme vous voilà pâle et changée, chère lady ! répliqua-t-elle ; — vous souffrez ?

La comtesse mit la main sur son cœur.

— Oui, répondit-elle, je souffre… et mon mal n’est point de ceux qu’un médecin puisse aisément guérir… Je vous conterai mes peines, Susannah… Mais vous, que vous est-il donc arrivé ?

— Moi, je ne puis vous dire que je vous conterai mes peines, Ophélie, répartit la belle fille en souriant tristement ; — mes peines sont un secret, et ce secret ne m’appartient pas… Depuis que je ne vous ai vue, j’ai bien souffert aussi, mais j’ai eu bien de la joie… Ce sera pour moi un jour heureux, chère lady, que celui où je pourrai vous ouvrir mon cœur, comme je l’ai fait à Brian de Lancester dont je vais devenir la femme.

La comtesse se souleva sur sa chaise longue et attira Susannah auprès d’elle.

— Je savais bien que vous m’apportiez une consolation, dit-elle avec une amitié charmante ; — ce m’est une chose si douce de vous voir heureuse, Susannah !… Et moi qui connais M. de Lancester, je le sais noble et bon, aussi bon et noble que vous avez pu le rêver dans l’ardeur de votre jeune amour.. Tant mieux ! oh ! tant mieux, chère lady ! vous, au moins vous désapprendrez à souffrir !

Elle baisa au front Susannah qui se penchait vers elle en rougissant et en souriant.

— Je viens vous demander un asile, Ophely, reprit cette dernière ; — si je ne puis vous dire mon secret, il faut bien pourtant que je vous apprenne l’embarras où je suis… je n’ai plus de retraite…

— Quoi ! s’écria étourdiment Ophelia ; — madame la duchesse de Gêvres ?…

Susannah garda le silence.

— Pardon, chère lady, poursuivit la comtesse ; je vous remercie d’avoir compris que ma maison est à vous comme je le suis moi-même.

Ceci fut dit avec une franche effusion, — et pourtant le front de lady Ophelia devint pensif aussitôt qu’elle eut cessé de parler.

Il faudrait être d’humeur singulièrement austère et chagrine pour n’avoir point pitié de cette curiosité instinctive et plus rapide que l’éclair qui vient mêler chez la femme un petit désir aigu et subtil comme la pointe d’un dard de guêpe aux plus purs épanchements du cœur. À tout prendre, d’ailleurs, ce petit désir ne gâte rien ; il est involontaire comme tout désir et plus involontaire qu’un autre désir, parce qu’il est plus soudain. Le blâmer serait superflu. Dès qu’on le discute, il a cessé d’être ; il n’existe qu’à la condition de passer inaperçu.

Car sitôt qu’on l’aperçoit, on le rejette avec honte ou bien l’on s’y complaît à loisir. Dans le premier cas, justice est faite ; dans le second, le petit désir sur lequel nous appelons l’indulgence masculine n’est déjà plus lui-même ; il rentre dans cette curiosité détestable et vulgaire, vice commun aux sots des deux sexes et qui ne mérite à coup sûr ni pitié ni pardon.

Lady Ophelia n’était point suspecte de sottise, et l’élément bourgeois n’entrait pas pour un atome dans sa hautaine nature ; mais elle était femme. À son insu et avec une magique promptitude, son esprit distrait groupa une foule d’indices. Elle se souvint de cette étrange ignorance de toutes choses qu’avait si souvent montrée la belle fille, de son arrivée subite, des demi-confidences échappées aux heures d’épanchements. Elle rapprocha ces circonstances diverses du haut titre porté par Susannah, veuve et ne paraissant point initiée aux mystères du mariage, et vint enfin à se demander comment la princesse de Longueville se trouvait avoir besoin d’une retraite.

Ce travail mental dura juste le quart d’une seconde.

Le résultat fut que la comtesse de Derby eut un très vif mouvement de colère contre elle-même et qu’elle embrassa la belle fille avec un redoublement de tendresse.

— Je connais toute votre bonté, chère lady, reprit Susannah qui rougit encore et se troubla ; — je viens donc vous demander un asile. En outre…

— En outre ?… répéta doucement la comtesse.

— Il y a deux jours que je n’ai vu M. de Lancester, acheva la belle fille en relevant la tête comme pour protester contre sa rougeur.

Lady Ophelia se leva vivement et sans trop d’effort pour prendre une sonnette d’or qui se trouvait hors de sa portée.

— Voyez, Susannah, dit-elle gaîment, vous m’avez guérie… Joan, ajouta-t-elle en s’adressant à sa femme de chambre, qui se présentait à l’appel de la sonnette, apportez-moi ce qu’il faut pour écrire.

Joan mit sur le lit un élégant et léger pupitre de marocain. La comtesse trempa sa plume dans l’encre.

— Il faut lui faire une surprise chère belle, dit-elle tout bas. Je ne veux point lui dire que vous êtes ici, et demain, quand il se présentera…

— Non, oh ! non, Ophely, interrompit Susannah ; — dites-lui que je suis avec vous… Une nuit est bien longue et il doit me croire entourée de périls…

— Comme vous prononcez ce mot, Susannah !… Des périls !… mais il y a des périls de toute sorte… Je vais dire à M. de Lancester que vous êtes à l’abri sous mon aile.

Sa plume courut le long de trois ou quatre lignes sur le papier.

— Joan, reprit-elle en fermant la lettre, il faut que Tom porte sur-le-champ ce billet dans Cliffort-Street, à l’Honorable Brian de Lancester, et qu’il me rende la réponse tout de suite. Je l’attends.

Joan sortit. — La belle fille adressa à son amie un regard de reconnaissance.

Puis l’entretien continua. La comtesse se sentait réellement soulagée. Il ne faut souvent que le son d’une voix aimée pour dissiper ces lourdes vapeurs que condensent autour de l’âme la solitude et l’abandon.

Susannah regardait bien souvent l’aiguille de la pendule.

Et chaque fois qu’il en était ainsi, lady Ophelia souriait avec mélancolie, parce qu’elle avait souvenir sans doute de bien des regards d’impatience et d’espoir, jetés par elle sur cette même pendule, dans des circonstances pareilles.

Enfin, Joan reparut au seuil. Elle avait une lettre à la main.

— Donnez, donnez dit la comtesse.

Susannah était pâle d’émotion.

Joan tendit la lettre à sa maîtresse qui la reconnut pour celle qu’elle venait d’écrire à l’instant et qui n’avait point été décachetée.

— Que signifie cela ? demanda-t-elle.

— S’il plaît à Votre Seigneurie, répondit Joan, l’Honorable Brian de Lancester est absent de sa maison depuis trois jours et n’a point donné depuis lors de ses nouvelles.

Susannah chancela et s’appuya tremblante au dos du lit de jour.