Les Mystères de Londres/4/28

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Au Comptoir des imprimeurs unis (11p. 210-244).


XXVIII


LUNATIC-ASYLUM.


Vers deux heures de l’après-midi, le lendemain, M. le vicomte de Lantures-Luces se fit annoncer chez la comtesse de Derby.

Lady Ophelia était levée et se tenait dans son boudoir avec madame la princesse de Longueville, qui avait passé la nuit à Barnwood-House.

Le nom du petit Français, jeté au milieu de l’entretien des deux jeunes femmes, eût produit en toute autre circonstance peut-être un désagréable effet, mais ce jour-là il fut accueilli sans humeur et presque avec joie. On avait besoin de savoir, et le vicomte avait une valeur intrinsèque égale à celle de quinze journaux.

Aussitôt que lady Ophelia eut donné l’ordre de l’introduire, M. de Lantures-Luces franchit lestement le seuil, non sans évaporer d’un dernier coup de poing les anneaux crêpés de sa coiffure. Il entra, tête baissée, le chapeau dans la main droite, et la gauche sur la garde de son lorgnon en paire de ciseaux.

— Madame la comtesse, dit-il en violant la main d’Ophelia, — veut-elle bien permettre ?…

Puis il ajouta en faisant une brusque évolution du côté de Susannah :

— Voulez-vous bien permettre, madame la princesse ?

Ces deux mains baisées, il laissa errer un instant son œil vert à l’aventure, cherchant évidemment un éventail qu’il pût trouver ravissant ; — le malheur voulait qu’il n’y eût pas d’éventail dans le boudoir, ce qui porta Lantures-Luces à entamer la conversation de la manière suivante ;

— Belle dame, dit-il, je n’avais pas encore remarqué cette délicieuse agrafe…

— Si fait, vicomte, répondit Ophelia ; déjà trois fois vous l’avez déclarée ravissante.

— Parlez-vous sérieusement ? balbutia le petit Français. — Eh bien, belle dame, c’est le propre des choses charmantes de paraître toujours nouvelles… Et, à propos de nouvelles, — je pense que Votre Seigneurie voudra bien excuser ce léger jeu de mots, — nous avons moisson complète de nouvelles en ce moment…

— Que se passe-t-il donc, monsieur ? demanda vivement lady Ophelia.

— Belle dame ! voici ce que je me suis dit, poursuivit le vicomte, en prenant possession formelle du fauteuil qu’il n’avait fait qu’effleurer jusque-là ; — je me suis dit : la charmante comtesse se confine en ses salons de Barnwood-House, dont le merveilleux goût est chose proverbiale ; — je parle très sérieusement ; — Sa Seigneurie ne voit rien, n’entend rien, ne sait rien ; je vais ma foi, tenter la fortune et tâcher d’être admis à lui offrir mes respects… De cette façon…

— Mais vous parliez de nouvelles, vicomte ?

— Assurément, belle dame… Tout d’abord, puisque vous semblez être impatiente d’entendre ma revue, je vous dirai une chose qui ne peut manquer de vous intéresser… Mary Trevor est revenue à la vie…

— Était-elle donc en danger de mort ; demanda la comtesse.

Lantures-Luces pensa tomber à la renverse, tant il lui sembla prodigieux qu’on pût ignorer un fait ayant six jours de date.

— Quoi ! belle dame !… quoi, milady !… s’écria-t-il ; — je ne m’attendais pas… Mais, au fait, tant mieux ! J’aurai l’avantage de vous apprendre ce singulier événement dans ses plus minutieux détails… Figurez-vous, belles dames… car madame la princesse ignore peut-être aussi ce fait… Oui ?… ah ! ah ! ma foi, tant mieux !… Figurez-vous…

Ici le petit homme raconta longuement, à sa manière, ce que nous savons de l’étrange maladie de miss Mary Trevor, puis il ajouta :

— C’était une catalepsie ! une vraie catalepsie… Moore, — vous savez, ce cher docteur, — prétendait que jamais cataleptique ne revient à la vie… Erreur, belles dames ; tel que vous me voyez, j’ai été vingt-neuf jours en catalepsie… Pendant ce temps je n’ai avalé qu’une cuillère à café de bouillon de coq… Mais ceci importe peu. Ce qui est certain, c’est que miss Trevor est sauvée, malgré Moore et la faculté, je parle sérieusement, belles dames… Sauvée et debout, et marchant comme vous et moi.

— Voici une bonne nouvelle vicomte, dit Ophélie. Pauvre Mary ! je suis heureuse d’apprendre sa guérison en même temps que sa maladie.

— Belle dame, vous avez un adorable cœur !… Mais là ne s’arrête pas l’histoire. Mary, revenue à la vie, a parlé tout autrement que naguère… On croyait, et moi tout le premier, qu’elle avait une inclination très prononcée pour ce cher marquis de Rio-Santo… Eh bien ! pas du tout. Elle aime Frank Perceval, — un fort charmant garçon, madame, mais qui ne va pas à la cheville du marquis.

— Ceci est encore une bonne nouvelle, murmura la comtesse.

— Lady Campbell en sèche de dépit ! poursuivit Lantures-Luces ; — mais savez-vous, belles dames, que cette catalepsie est un mal éminemment pastoral et poétique, puisqu’elle ramène les jeunes ladies infidèles à leurs premières amours… J’espère que la plaisanterie ne vous semblera point dépasser les bornes des convenances… Mais ce n’est pas là la grande nouvelle… il s’agit de notre cher Brian de Lancester…

Susannah laissa tomber ses deux bras et devint si parfaitement immobile qu’on eût pu la prendre pour une statue.

— Qu’est-il donc arrivé ? demanda la comtesse.

— Je pourrais, sans risque aucun, vous le donner en mille, belle dame, mais j’ai toujours regardé comme étant d’un goût pitoyable la coutume de faire languir ses auditeurs… Voici le fait ; il est presque incroyable… Brian est fou.

Susannah tressaillit, mais garda le silence.

— Y pensez-vous, vicomte ! se récria Ophélie.

— J’y pense avec un chagrin réel, milady… Ce pauvre Brian !… Les journaux d’avant-hier l’accusaient d’avoir tiré un coup de pistolet sur la princesse Victoria de Kent…

— Il n’en est rien, je pense ?…

Lantures-Luces haussa les épaules d’un air capable.

— Il y apis que cela, madame ! répliqua-t-il ; — le fait est… et je le sais de bonne source, comme tout ce que je sais, — que Brian a escaladé de vive force, il y a trois jours, la serre japonaise du château de Kew.

— Pourquoi faire, bon Dieu ?

Susannah respira et mit sa main sur son cœur.

— Pour conquérir un camélia, belle dame, un camélia qu’il aurait eu pour six pence chez le premier venu de nos marchands de fleurs.

— Et il n’a point donné d’autre symptôme de folie ? dit Susannah dont le front rayonnait de bonheur et d’orgueil au souvenir du récit de Lancester.

— Belle dame, répondit Lantures-Luces, vous êtes exigeante ; je suppose que Votre Grâce ne trouvera pas le mot trop fort… Brian aurait, dit-on, essuyé le feu des gardes à cheval et crevé Ruby, — un coureur de cinq cents guinées, — pour un camélia de six pence… Il me semble…

— Mais si cette fleur avait pour lui un prix dont vous ne pouvez vous rendre compte, monsieur ?

— Ah !… fit le petit Français ; s’il faut parler sérieusement, je ne vois pas…

— Et qu’est devenu l’Honorable Brian de Lancester, en définitive ? interrompit la comtesse.

— Je ne saurais vous dire, belle dame, répondit Lantures-Luces, — dans quel hôpital de lunatiques (lunatic-asylum), le gouvernement l’a fait enfermer.

Susannah perdit à ce mot ses brillantes couleurs.

— Enfermé ! dit-elle, il serait prisonnier ?…

— Oui, oui, milady, la chose, quant à cela, est positivement officielle… Il faut avouer que l’eccentricity passait les bornes permises… Mais le bon de l’histoire, c’est que le même jour, White-Manor, le frère aîné de Brian est tombé fou furieux, lui aussi… Il y a comme cela des épidémies de famille… Tel que vous me voyez, moi, j’ai eu deux petits neveux, les fils de ma demi-sœur, — qui sont morts de la coqueluche à vingt-quatre heures de distance… Je parle sérieusement.

Susannah penchait sa tête sur son sein et n’écoutait plus.

— Sa Seigneurie, le comte de White-Manor, a été transporté tout de suite à Denham-Park, l’asile des fous grands seigneurs… Peut-être Brian y est-il aussi… Je tâcherai de savoir cela.

Le petit Français se leva. Il était au bout de son recueil, et avait hâte d’aller donner ailleurs une seconde représentation avait l’heure du dîner.

Lorsqu’il fut parti, la comtesse essaya de diminuer l’impression produite sur Susannah par le récit qu’elle venait d’entendre, mais ce fut peine inutile. La belle fille, au lieu de prendre espoir, devenait de plus en plus triste.

— Il faut que je le cherche, Ophely, dit-elle enfin en se levant ; — je crois deviner qu’il est en ce moment la victime de quelque perfide machination. — Je savais cette téméraire équipée du château royal de Kew ; il me l’avait lui-même racontée… mais c’était pour moi, cette fleur, chère lady… est-on fou parce qu’on aime ?…

— Vous êtes heureuse, Susannah ! ne put s’empêcher de dire la comtesse qui fit sur elle-même un involontaire et pénible retour.

— Heureuse ! répéta Susannah ; — oh ! oui, bien heureuse d’être aimée !… Mais vous ne savez pas, chère Ophely, les ennemis redoutables et cruels que cet amour lui a faits !… Ils sont sans pitié ; toute arme leur est bonne et ils sont bien puissants… Peut-être souffre-t-il à cette heure, seul et m’accusant de l’oublier !… Il faut que j’aille à son aide…

La comtesse ne trouva point de paroles pour combattre cette résolution, qui eût été la sienne en pareille circonstance. Ne pouvant accompagner Susannah dans ses recherches, à cause de son excessive faiblesse, elle lui donna des instructions et des lettres pour les directeurs des principaux asiles et maisons de santé des environs de Londres, car elles avaient jugé probable qu’on n’avait point osé enfermer Brian dans l’un des dépôts de la ville.

Susannah partit ce jour-là même.

Il n’y a point dans tout l’univers un pays qui puisse rivaliser avec les îles Britanniques pour la production en fait de folie. En cela comme pour l’excès de la misère, comme pour la fréquence exagérée des crimes de toute nature, l’Angleterre est évidemment une contrée fertile entre toutes, un monstre de fécondité. C’est à peine si l’on peut dire que la folie y soit une exception, tant ses diverses variétés s’y multiplient chaque jour avec abondance, décimant les familles et jetant sur les trottoirs, aux risées de la populace, les scènes inattendues de ses lugubres comédies.

Des physiologistes ont pensé qu’il y avait dans la race anglo-saxonne, croisée depuis des siècles avec la race normande, un germe endémique de démence. — Il est certain que ce peuple, à part l’avarice et l’amour immodéré de la possession, n’obéit point aux mobiles communs aux autres nations. L’Anglais est attiré presque à coup sûr vers ce qui est bizarre ; il y a en lui un élément d’inquiétude maladive, de tristesse sans cause et par conséquent sans remède, qui le suit partout et le désigne aux antipathies du reste du monde. Il veut ardemment parfois, mais il ne sait point jouir de sa volonté accomplie. C’est un grand enfant maussade, obstiné, possédant la science infuse des affaires dans le sens le plus large du mot, mais arrivant tout naturellement à l’absurde dès que le travail n’occupe plus ses loisirs.

Il y a dix à parier contre un qu’un Anglais qui n’est ni homme d’État ni marchand, est fou ou sera fou demain.

Ce qui n’empêche point les marchands et surtout les hommes d’État…

Mais soyons cléments une fois en ces pages, et n’assimilons pas à la démence complète les enfantines faiblesses du vainqueur de Waterloo.

Il faut penser que tous les sentiments mauvais et dont le principe est l’égoïsme, l’ambition, l’avarice, la convoitise, ont chez nous une portée si âpre, si envahissante, que nos cerveaux trop faibles n’y savent point résister.

Et puis nos brouillards, dont le spleen est la fleur, ont peut-être pour fruits la folie.

Toujours est-il que le fait est constaté officiellement. Nos comtés produisent, année commune, deux fois autant de fous que les provinces de France. Dans les bonnes années, la proportion double.

Aussi, par un sentiment, louable sans doute, mais où perce bien un peu d’égoïsme, nous mettons nos fous dans des palais. — Cela nous réjouit de voir en passant ces philanthropiques demeures, où, le cas échéant, une très jolie cellule nous attend.

Un dernier trait, tout à fait à la louange de nos mœurs. Sur dix maniaques, il y en a communément cinq ou six qui ont noyé leur esprit dans le gin.

Il entrait dans notre plan de passer en revue d’une manière détaillée les principales maisons de fous de l’Angleterre, et Dieu sait que nous eussions eu fort à faire ! Mais, arrivé à un point de notre tâche où le dénouement, long-temps attendu, ne peut plus souffrir de retard, nous avons pensé que ces détails, si curieux et intéressants qu’ils pussent être, arrêteraient la marche de notre drame et prendraient ici physionomie de hors-d’œuvre.

Nos études sur ce sujet, d’ailleurs, ne sauraient être perdues. Il est toujours à propos, hélas ! de parler folie, crime, misère, dès qu’il s’agit de la joyeuse Angleterre.

Susannah, conduite par l’idée qu’elle ne trouverait point Brian dans Londres, se rendit directement à Wakefield, dans le comté d’York. La maison Wakefield est l’asile modèle. Des commissions d’hommes pratiques et de savants viennent, pour le visiter, de tous les pays où la civilisation atteint de certaines limites. La France, les États-Unis nous envient cet établissement et les cinquante épreuves qu’on va en tirer dans les divers comtés. La jalousie ne raisonne pas. Wakefield suffirait pour contenir tous les fous de la France.

Tous ceux du moins qui sont enfermés.

Et nos cinquante autres asiles logeraient convenablement les maniaques des cinq parties du monde, mises à part les possessions britanniques.

Susannah quitta Wakefield pour se rendre à l’asile d’York ; de là elle gagna Hanwell, situé à huit milles de Londres seulement, sur la route d’Uxbridge. À la vue de la tranquille et magnifique vallée où s’élève le vaste édifice, Susannah pensa peut-être comme bien d’autres que c’était là non point un hôpital, mais un temple païen érigé en l’honneur de la Folie divinisée.

À Hanwell non plus qu’à Wakefield, Susannah ne trouva nul indice qui pût la guider sur la trace de Brian ; — elle visita sans plus de succès tous les autres établissements publics et privés, tous jusqu’à la Retraite des Amis (quakers) du comté d’York.

Une fois pourtant elle crut être au bout de ses recherches. Ce fut dans l’opulente et aristocratique maison de santé fondée à Denham-Park par M. Benjamin Rotch, ancien membre du Parlement. Lorsque Susannah prononça en arrivant le nom de Lancester, on lui répondit qu’en effet un gentleman de ce nom était au château depuis deux jours. Susannah, joyeuse et impatiente, supplia les employés de la maison de l’introduire auprès de ce gentleman.

On lui ouvrit la grille d’un jardin ombreux où quelques hommes d’aspect tranquille et distingué se promenaient gravement.

— Attendez, milady, lui dit-on, le gentleman va venir avec ses gardiens.

Ce mot gardien a une consonance farouche et néfaste qui ne le cède qu’à celle du mot geôlier. L’imagination de Susannah vit tout de suite autour de son amant chargé de chaînes des hommes à mine terrible, — des gardiens.

Et pourtant le lieu ne prêtait point aux inventions sombres. Ces frais et calmes ombrages appelaient bien plutôt des idées de paix et de bonheur.

La belle fille s’assit sous un berceau et attendit. — En attendant, elle ne put s’empêcher d’écouter la conversation de trois ou quatre de ces hommes graves dont le maintien respectable l’avait frappée à son entrée dans le park.

L’un d’eux prétendait être Napoléon, l’autre Luther, le troisième la lune et le quatrième une momie d’Égypte, restée depuis deux mille ans dans un parfait état de conservation.

Ils étaient du reste fort courtois et cachaient soigneusement la pitié qu’ils avaient les uns pour les autres. — C’étaient des fous d’excellent ton.

La momie surtout avait évidemment fréquenté la cour.

Au bout de quelques minutes, Susannah vit s’avancer vers elle un vieillard d’apparence souffreteuse et méchante à la fois, dont les gestes saccadés et le regard stupide peignaient énergiquement la folie. À ses côtés étaient deux gentlemen de tournure éminemment fashionnable, qui soutenaient ses pas et le comblaient d’attentions toutes filiales.

Le vieillard était l’homme qu’attendait Susannah ; les gentlemen étaient des gardiens.

Nous disons la vérité pure, on rencontre à Almack bien des gentilshommes que le docteur Conolly[1] n’eût point agréés pour être gardiens dans sa maison de santé.

— Milady désire parler à milord ? dit l’un des deux gentlemen.

— Non, monsieur, non, répondit Susannah tristement ; — je croyais… ceci est le résultat d’une erreur.

Elle saluait pour se retirer, lorsqu’il arriva une chose étrange. Le comte de White-Manor avait tressailli faiblement au son de sa voix. Au moment où elle s’inclinait, il trompa par un bond subit la surveillance de ses gardiens et saisit le bras de la belle fille avec une extrême violence.

Les gardiens hésitèrent. Le cas était périlleux. Le moindre mouvement pouvait exalter la fureur du comte et mettre la vie de Susannah en danger.

Pendant qu’ils se glissaient doucement, essayant de se rapprocher du lord, celui-ci avait penché sen visage abruti jusque sur la charmante figure de Susannah et la considérait avidement.

— Non ! — non ! — non ! murmura-t-il par trois fois, je ne suis pas le père de l’enfant, madame !… Ah ! si Dieu m’eût donné un enfant, je crois que je serais devenu bon.

Il entendit derrière lui les pas de ses gardiens et se retourna vivement.

— N’approchez pas ! dit-il avec force.

Susannah avait dégoût et frayeur.

— Gilbert ! reprit le lord, qui eut un éclat de rire sinistre, — apporte la corde… la corde de chanvre… L’enfant ressemble au mendiant d’Irlandais… il n’est pas à moi !

Il fit mine de saisir un objet que lui présentait un être invisible, et passa deux ou trois fois sa main fermée autour du cou de Susannah, comme s’il y eût enroulé une corde.

Les autres fous, disséminés dans le jardin, commençaient à s’assembler pour examiner curieusement cette scène. Comme chacun d’entre eux était accompagné de plusieurs gardiens, il y avait foule.

— Voyez ! voyez ! dit le lord, comme elle est restée jeune et belle !… moi, je suis vieux… N’est-ce pas injuste ?… Il y a vingt ans qu’elle m’a trahi… Oh ! je m’en souviens bien… Mais y a-t-il vingt ans ou était-ce hier ?… Je ne sais… qu’importe !… vingt ans après comme le lendemain, la vengeance est bonne… Gentlemen ! qui d’entre vous veut m’acheter cette femme ?

Napoléon braqua sa main arrondie en longue-vue sur cette scène extraordinaire ; Luther en accusa le pape ; la lune menaça de se cacher sous un nuage, et la momie d’Égypte déclara que depuis deux mille ans elle n’avait rien vu de pareil.

Les deux gardiens de White-Manor le saisirent en ce moment.

Lorsqu’il sentit ses bras contenus par une force supérieure, il jeta sur la belle fille un regard envenimé de haine et dit :

— Ton enfant… Tu voudrais bien embrasser ton enfant, n’est-ce pas ?… Écoute ! Elle est morte !.. elle est morte !.. elle est morte !!..

Il prononça ces derniers mots avec un ricanement pénible, chancela entre les bras de ses gardiens et tomba, foudroyé par une attaque de son mal.

— Qu’on emporte cet homme ! dit l’empereur Napoléon en puisant le tabac historique dans la poche de son gilet.

Luther récita un psaume en langue vulgaire afin de narguer le saint-siége. La lune annonça qu’elle entrait dans son troisième quartier et la momie d’Égypte supplia qu’on la reconduisît aux pyramides.

Puis tous les quatre reprirent leur promenade en se disant que c’est chose fort attristante de rencontrer ainsi un fou sur son chemin.

Susannah était restée à la même place, frappée d’une sorte de stupeur. Elle savait que cet homme était un fou ; pourtant, sa vue et ses paroles avaient produit sur elle une impression qu’elle essayait en vain de chasser…

  1. Alors directeur de Benham-Park, maintenant médecin en chef d’Hanwell, homme d’une expérience précieuse et d’un très grand savoir.