Les Mystères de Marseille/Deuxième partie/Chapitre III

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Charpentier (p. 145-151).

III

Où la dame Mercier montre ses griffes


Mme Mercier était une petite vieille de cinquante ans, ronde grasse, qui larmoyait toujours en se plaignant de la dureté des temps. Vêtue d’indienne déteinte, ayant sans cesse au bras un vieux cabas de paille qui lui servait de caisse, elle trottait à petits pas, avec des allures sournoises de chatte. Elle se faisait humble et misérable, elle prenait des airs malheureux pour apitoyer les gens. Son visage frais, où les rides semblaient des plis de graisse, protestait contre les larmes qui l’inondaient à chaque minute.

L’usurière joua admirablement son rôle auprès d’Armande. Elle fit d’abord la bonne femme. Elle s’empara d’elle avec un art infernal, se montrant tour à tour serviable et égoïste, embrouillant les comptes, laissant croître les intérêts, mettant sa débitrice dans l’impossibilité de rien vérifier.

Ainsi, lorsqu’un billet arrivait à échéance et qu’Armande n’avait pas les fonds, Mme Mercier se désolait, puis elle promettait d’emprunter l’argent à quelqu’un, déclarant qu’elle ne possédait pas elle-même la somme nécessaire. Elle avançait le montant du billet, se faisait rembourser immédiatement par la lorette, qui avait ainsi un nouvel intérêt à payer. Dans ce va-et-vient d’effets, dans ce continuel accroissement du taux, Armande ne savait plus quel était son compte, ce qu’elle avait payé ni ce qu’elle devait encore. Toujours la dette augmentait, sans que l’usurière fît de nouveaux prêts, et plus la créance vieillissait, plus elle devenait obscure. La jeune femme se sentait perdue au fond d’un chaos.

L’usurière gardait ses allures éplorées et câlines. Quand elle fournissait l’argent elle-même pour qu’Armande pût la payer, elle lui faisait sentir tout son dévouement, tout l’héroïsme de sa conduite.

« Hein ? vous n’avez jamais vu une créancière comme moi, disait-elle. Je vais jusqu’à emprunter l’argent dont vous avez besoin. C’est beau, cela !

– Mais, répondait Armande, c’est pour vous que vous empruntez cet argent, puisque je vous le donne.

– Pas du tout, reprenait la vieille. Je cherche uniquement à vous rendre service. »

Mme Mercier s’introduisit ainsi peu à peu dans la maison. Tous les deux ou trois jours, elle venait y montrer sa face rusée et attendrie. Armande devint sa propriété, son esclave. Tantôt elle accourait, se laissait aller avec désespoir sur une chaise, et accusait la jeune femme de vouloir se sauver sans la payer ; il fallait qu’on lui fît visiter l’appartement pour lui montrer que les malles n’étaient pas faites. Tantôt elle sonnait violemment, elle se disait volée, elle reprochait ses dépenses à la lorette, elle comparait sa vie à la sienne, elle lui reprochait d’être insolvable et criblée de dettes, et finissait en demandant de nouvelles garanties.

D’autres fois, elle venait brusquement réclamer de l’argent, puis elle s’adoucissait, elle pleurait misère, et elle s’en allait en traînant les pieds d’une façon lamentable. Chacune de ses visites était accompagnée d’un déluge de pleurs. Elle avait les larmes faciles et abusait de cet avantage pour embarrasser les gens.

Elle faisait suivre chaque plainte d’un sanglot, se tortillait pitoyablement sur sa chaise, prononçait d’une voix dolente les moindres paroles. Armande, lasse et ahurie, restait d’ordinaire devant elle sans trouver une parole. Par moments, elle lui aurait tout abandonné, son linge, ses robes, son mobilier, pour être débarrassée de ses lamentations continuelles.

L’usurière avait inventé un autre genre d’exploitation. Parfois, elle arrivait, les yeux rouges, déclarant qu’elle n’avait pas de pain, qu’elle se mourait. La jeune femme, agacée, énervée, lui disait de s’asseoir et de manger. D’autres fois, la vieille versait des ruisseaux de larmes pour avoir du sucre ou du café ou de l’eau-de-vie.

« Hélas ! chère dame, pleurnichait-elle, je suis bien malheureuse. Ce matin, j’ai dû prendre mon café sans sucre, et, demain, je n’aurai ni sucre ni café. Soyez charitable... C’est vous qui me mettez ainsi sur la paille ; si vous me donniez mon argent, je ne serais pas forcée de venir mendier... Par grâce, donnez-moi quelques livres de café et de sucre. Ça comptera pour tous les services que je vous ai rendus. »

Armande n’osait refuser. Elle dépensait ses derniers sous tremblante devant certains regards fauves et railleurs de sa créancière. Si elle déclarait qu’elle n’avait pas d’argent :

« C’est bien, répondait l’usurière, je vais présenter à votre amant le billet que vous m’avez remis... »

L’autre ne la laissait pas achever. Elle envoyait vendre quelque chose et lui achetait ce qu’elle désirait. La malheureuse fille fermait les yeux pour ne pas voir le gouffre creusé devant elle. Elle appartenait à cette femme qui tenait entre ses mains des preuves terribles contre elle, et elle lui obéissait, sourdement irritée, se demandant avec désespoir par quels moyens elle pourrait s’échapper de ses griffes.

Pendant près de deux ans, Mme Mercier pleura et tira d’Armande tout ce qu’elle put. Elle ne s’en allait jamais les mains vides.

L’argent qu’elle avait prêté lui rapportait déjà le deux cent cinquante pour cent. Si le capital se trouvait compromis, les intérêts couvraient deux ou trois fois la somme. Un jour, l’usurière comprit qu’elle devait changer de tactique. Armande ne la recevait plus qu’avec des frémissements nerveux qui devaient amener une crise. D’ailleurs, elle n’avait plus le sou, et, à deux reprises, elle s’était carrément refusée à lui donner du sucre.

Dès lors, la vieille résolut de ne plus pleurer et d’employer les grands moyens. Il lui restait à jouer le tout pour le tout, à exiger de la lorette un paiement immédiat de l’arriéré, en la menaçant d’adresser une plainte au procureur du roi.

Elle avait eu la prudence de ne jamais témoigner de soupçon au sujet des billets faux qu’elle possédait. Son plan fut bientôt arrêté. Elle décida qu’elle irait chez la jeune femme et qu’elle lui ferait une peur atroce. Si un de ses amants se trouvait là, elle s’adresserait à lui, elle soulèverait un scandale et arriverait à rentrer dans son argent d’une façon quelconque. Elle voulait dévorer sa proie, après lui avoir sucé tout le sang de ses veines.

La veille, était échu un billet de mille francs qu’Armande avait signé du nom de Sauvaire et qu’elle avait donné en renouvellement d’un autre effet à Mme Mercier. Cette dernière, ayant un prétexte pour se fâcher, résolut de ne pas attendre davantage. Elle se présenta chez la jeune femme juste au moment où Marius et le maître portefaix se trouvaient là.

Armande était toute troublée en l’abordant dans l’antichambre. Elle l’entraîna au fond d’un petit boudoir qui n’était séparé du salon que par une mince porte. Elle lui offrit un siège, avec ce regard craintif et suppliant des gens insolvables vis-à-vis de leurs créanciers.

« Ah ! çà, cria l’usurière en refusant le siège, vous moquez-vous de moi, ma bonne dame !... Encore un billet qui me revient sans être payé !... Je suis lasse, à la fin. »

Elle avait croisé les bras, elle parlait d’une voix haute et insolente. Son petit visage gras et rouge luisait de colère. Armande aurait préféré la voir pleurant et se lamentant d’un ton traînard, comme à l’ordinaire.

« Par grâce, lui dit-elle, effrayée, parlez plus bas. J’ai du monde... Vous savez combien ma position est embarrassée. Accordez-moi quelques jours.

Mme Mercier eut un geste brusque. Elle se dressait sur la pointe des pieds, elle parlait dans le visage de la lorette :

« Qu’est-ce que ça me fiche à moi que vous ayez du monde ? reprit-elle sans baisser le ton. Je veux être payée, et tout de suite !... Madame porte des chapeaux, madame va au Château-des-Fleurs, madame a des amants qui lui donnent mille jouissances... Est-ce que j’en ai, moi, des amants ?... Je me prive, je mange du pain sec et bois de l’eau, tandis que vous vous gorgez de bonnes choses. Cela ne peut pas durer. Il me faut mon argent, ou je vous mènerai quelque part... Vous savez où, n’est-ce pas ? »

Elle accompagna ces mots d’un coup d’œil menaçant. Armande devint pâle.

« Ah ! cela vous chiffonne, continua la vieille en ricanant. Vous m’avez donc prise pour une imbécile ! Si j’ai fait la bête, c’est que je l’ai bien voulu, c’est que sans doute j’avais intérêt à le faire. »

Elle se mit à rire en haussant les épaules. Puis, elle ajouta violemment :

« Si vous ne me payez pas ce soir, j’écris demain au procureur du roi.

– Je ne sais ce que vous voulez dire » balbutia Armande.

L’usurière s’était assise. Elle se sentait maîtresse de la position, elle voulait se donner la volupté de jouer un moment avec sa proie.

« Ah ! vous ne savez pas ce que je veux dire, lorsque je vous parle du procureur du roi, dit-elle en faisant une affreuse grimace, comme prise d’une gaieté soudaine. Mais vous mentez, ma bonne dame ! Regardez-vous donc dans cette glace : vous êtes toute blême... Avouez que vous êtes une coquine. »

À ce mot, Armande se redressa. Il lui sembla qu’elle venait de recevoir un coup de fouet dans la figure. Le sang-froid lui revint et, montrant la porte à la dame Mercier :

« Vous allez sortir tout de suite, lui dit-elle d’une voix haute.

– Non, je ne sortirai pas, reprit la vieille en s’enfonçant dans un fauteuil. Je veux mon argent... Si vous me touchez, je crie au meurtre, et les personnes qui sont dans votre salon viendront à mon secours... Je vous ai déjà dit que je n’étais pas bête... Payez-moi tout de suite, et je vous laisserai tranquille.

– Je n’ai pas d’argent, » répondit froidement Armande.

Cette réponse exaspéra l’usurière. Depuis plus d’un an, on la lui faisait régulièrement à chacune de ses visites. Elle finit par la regarder comme une moquerie.

« Vous n’avez pas d’argent ! Vous dites toujours ça, cria-t-elle. Donnez-moi vos meubles et vos robes... D’ailleurs, non, j’aime mieux que vous alliez en prison. Je vais déposer une plainte, je vous accuserai de faux... Nous verrons, ma belle dame, si vous trouverez parmi les geôliers des amants qui vous payeront des robes de soie et de fins repas. »

Armande chancelait, perdant toute son assurance, craignant que les cris de la vieille femme ne fussent entendus de Marius et de Sauvaire. Sa créancière s’aperçut de son épouvante et se mit à crier plus fort.

« Oui, dit-elle, je puis demain vous faire passer aux assises... Vous savez cela, n’est-ce pas ?....J’ai entre les mains plus de dix billets faux sur lesquels vous avez imité la signature de vos amants. C’est du propre travail... J’irai trouver chacun de ces messieurs, je leur dirai ce que vous êtes, et ils vous jetteront à la rue. Vous mourrez dans le ruisseau. »

Elle reprit haleine, tandis que la jeune femme frémissante songeait à l’étrangler pour la faire taire.

« Tiens ! au fait, continua-t-elle, vous avez du monde, il y a peut-être dans votre salon un de ces hommes dont vous avez volé le nom pour battre monnaie... Je vais aller voir. Il faut que je sache... Laissez-moi passer. »

Elle se dirigea vers la porte. Armande se mit devant elle, les bras tendus, prête à frapper si elle s’avançait.

« Vous voulez me battre, moi qui vous ai nourrie, moi qui vous ai prêté mon pauvre argent » balbutia l’usurière qui suffoquait de colère.

Et elle recula en criant :

« À moi ! à moi ! »

Armande se retourna vivement pour donner un tour de clef à la serrure. Mais il n’était déjà plus temps. La porte venait de s’ouvrir, et elle se trouva face à face avec Marius et Sauvaire, qui regardaient dans le boudoir d’un air inquiet et curieux.