Les Mystères de Marseille/Deuxième partie/Chapitre VI

La bibliothèque libre.
Charpentier (p. 165-173).

VI

Où Marius cherche inutilement une maison et un homme


Le lendemain, Marius se rendit chez Douglas, pour recevoir ses dernières instructions.

« Allons, vous êtes exact, lui dit le notaire en souriant. Vous verrez que nous ferons d’excellentes affaires. Je veux vous enrichir... Asseyez-vous là. Je suis à vous dans un instant. »

Douglas déjeunait sur un coin de son bureau. Il mangeait du pain rassis, avec quelques noix, et buvait de l’eau. Cette frugalité émut Marius et dissipa son malaise de la veille. Un homme aussi sobre ne pouvait le jeter dans de mauvaises affaires ; c’était là certainement un cœur droit, une âme loyale, un esprit pieux et sincère qui s’était voué à sa tâche comme un prêtre se voue à Dieu.

Quand le notaire eut fini ses noix :

« Causons, maintenant, dit-il. J’ai reçu une lettre de M. Authier.

Il désire que l’on grève son immeuble d’hypothèques. Il a besoin d’argent pour son voyage. Voici sa lettre. »

Marius prit le papier que Douglas lui tendait. Comme il cherchait machinalement les timbres de la poste :

« Cette lettre, dit vivement le notaire, m’a été adressée dans une grande enveloppe qui contenait plusieurs pièces. »

Le jeune homme rougit, craignant d’avoir blessé son nouveau patron. Il prit connaissance de la lettre de M. Authier, qui demandait, effectivement, à faire un emprunt sur la maison de la rue de Rome. Il priait Douglas de faire usage de sa procuration et de lui envoyer l’argent au plus tôt. Quand Marius eut achevé sa lecture :

« Voilà une demande d’emprunt qui arrive à propos, reprit le notaire, car M. Mouttet me presse de plus en plus pour lui trouver un placement sûr et avantageux. Vous trouvant, dès aujourd’hui le procureur fondé de mes deux clients, du prêteur et de l’emprunteur, vous allez pouvoir les contenter tous deux sur-le-champ. Il s’agit simplement de me donner votre signature, et j’enverrai à M. Authier les fonds que m’a fait remettre M. Mouttet. »

Marius trouva que Douglas allait bien vite en besogne. Il aurait voulu voir les immeubles, échanger au moins une lettre avec les personnes qu’il devait représenter. Certes, il ne doutait pas de la bonne foi du notaire, mais il ne pouvait se défendre d’une crainte vague et inexplicable. Le malaise de la veille le reprenait, il lui semblait qu’il descendait dans un trou d’ombre, et la voix douce, les sourires de Douglas le troublaient étrangement. D’ailleurs, il ne savait comment définir la sensation bizarre qui s’emparait de lui ; il voulut réagir.

Le notaire apprêtait déjà les papiers sur lesquels il fallait que Marius mît sa signature. Il s’arrêta brusquement :

« Ah ! diable ! dit-il, il nous manque une pièce... Je vais l’envoyer chercher au bureau des hypothèques par un de mes commis. »

Douglas paraissait très contrarié. Marius, comme poussé par un instinct, obéissant au malaise qu’il éprouvait, se leva vivement :

« Je ne puis attendre, dit-il, je devrais déjà être chez M. Martelly. Remettons, si vous le voulez bien, la signature des pièces à après-demain, lundi.

– Soit ! dit le notaire, en hésitant. J’aurais préféré que l’affaire se terminât aujourd’hui. Vous avez vu combien M. Authier est pressé... Enfin, venez après-demain. »

Marius respira à l’aise dans la rue. Il se traita d’enfant, il rougit des soupçons vagues qui lui étaient venus. Il s’était presque enfui sous l’empire d’un sentiment indéfinissable, et il haussait les épaules, comme un garçon qui a eu peur de son ombre. Du reste, il était heureux d’avoir deux jours devant lui pour réfléchir, pour s’expliquer ses répugnances et les vaincre.

Dans l’après-midi du même jour, il reçut à son bureau, chez M. Martelly, une visite qui l’enchanta. M. de Girousse, qui traînait son oisiveté dans toutes les villes du département, vint lui serrer la main. Il arrivait à Marseille et devait repartir le soir même.

« Ah ! mon cher ami, dit-il à l’employé, que vous êtes heureux d’être pauvre et de travailler pour vivre ! Vous ne sauriez vous imaginer combien je m’ennuie... Si je le pouvais, je prendrais la place de votre frère : il me semble que je m’amuserais davantage en prison. »

Marius sourit des étranges désirs du vieux comte.

« Le procès de Philippe, continua ce dernier, m’a aidé à vivre pendant un mois. Jamais je n’ai assisté à un si beau spectacle de la sottise et de la misère humaines. J’ai eu une furieuse envie, au tribunal, de me lever et de dire tout ce que je pensais. On m’aurait certainement mis une camisole de force... Lambesc devient inhabitable. »

Depuis que M. de Girousse était là, Marius ne songeait qu’à lui demander des renseignements sur M. Authier. Il se disait que le comte devait connaître cet homme, qui habitait la même petite ville que lui, d’après les paroles du notaire Douglas. Il essaya de prendre un air indifférent.

« Il y a pourtant des gens riches, à Lambesc, dit-il. Vous pourriez les fréquenter et vous ennuyer moins... Ne connaissez-vous pas M. Authier, un propriétaire qui est, je crois, votre voisin ?

– M. Authier, répéta le vieux gentilhomme en cherchant dans sa mémoire, M. Authier... Je ne trouve personne de ce nom-là à Lambesc. Vous dites que ce monsieur est un propriétaire ?

– Oui... Il a dernièrement acheté une maison à Marseille, il doit posséder une propriété assez vaste, dans les environs de votre château. »

M. de Girousse cherchait toujours.

« Vous vous trompez, dit-il enfin. Décidément je ne connais pas M. Authier... Je suis certain que pas un des propriétaires de Lambesc ne se nomme ainsi, car je me suis amusé à apprendre les noms de tous les habitants de la contrée. Il faut bien se distraire un peu.

– Voyons, entendons-nous, reprit Marius qui devenait pâle. Il s’agit d’un M. Authier qui vient de faire un riche héritage ; il se trouve en ce moment à Cherbourg et va partir pour New York, où est mort le parent dont il est le légataire universel. »

Le comte éclata de rire.

« Quelle histoire me contez-vous là ? s’écria-t-il. Si une pareille aventure arrivait à Lambesc, si un de mes voisins héritait d’un oncle d’Amérique, croyez-vous que je n’en saurais rien et que je ne m’amuserais pas pendant une semaine du tapage que produirait un tel roman dans ma petite ville ?... Je vous répète qu’il n’y a jamais eu d’Authier à Lambesc, et que jamais personne n’y a fait l’héritage de vaudeville dont vous me parlez. »

Marius resta écrasé. Le raisonnement du comte était juste, et Douglas seul pouvait être le menteur, en tout cela. Le jeune homme n’osait aller au fond de sa pensée.

« Quel intérêt prenez-vous donc à ce M. Authier ? demanda M. de Girousse, intrigué. – Aucun, répondit Marius en balbutiant ; c’est un de mes amis qui m’a parlé de cet homme, et j’aurai mal entendu le nom de la ville. »

Il hésitait encore à accuser Douglas, il y avait comme un bourdonnement dans sa tête qui l’empêchait de juger nettement la situation. Il reçut avec une sorte d’embarras la poignée de main d’adieu que lui donna M. de Girousse, en lui disant :

« Au revoir. Venez donc ouvrir la chasse avec moi. Cela m’amusera. »

Lorsque le comte se fut éloigné, Marius resta dans une perplexité poignante. Sans doute, il y avait malentendu. Cependant, les affirmations de M. de Girousse étaient nettes et décisives :

M. Authier n’était pas connu à Lambesc, et, dès lors, Douglas mentait dans un intérêt quelconque. Le jeune homme n’osait tirer les conséquences de ce mensonge : il devinait des gouffres sous ses pas et s’expliquait le malaise qu’il éprouvait en face du notaire. N’ayant encore que des soupçons, il se promit de découvrir la vérité entière, avant de s’engager en rien et de donner sa signature. D’ailleurs il comprenait quelle gravité aurait la moindre accusation, et il décida qu’il procéderait en toute prudence, sans rien brusquer et sans montrer sa défiance.

Le lendemain était un dimanche. Dès le matin, Marius, ayant devant lui une journée de liberté, se rendit rue de Rome où se trouvait l’immeuble acquis par Authier. Cet immeuble consistait en une grande et belle maison, louée à différents locataires. Marius muni de son pouvoir de procureur fondé, questionna habilement chacun de ces locataires. Il eut bientôt la certitude qu’aucun d’eux ne connaissait M. Authier, ne l’avait même jamais vu, et que tous jusque-là, avaient traité directement avec le notaire Douglas.

Les soupçons du jeune homme se confirmaient. Il voulut tenter une dernière épreuve et alla trouver l’ancien propriétaire de la maison, dont un des locataires lui donna l’adresse. Ce propriétaire se nommait Landrol et demeurait dans une rue voisine.

« Monsieur, lui dit Marius, je suis chargé par M. Authier de gérer la maison que vous lui avez vendue, et je viens vous demander quelques renseignements sur les anciens baux que vous avez passés et sur les prix des locations. »

M. Landrol se mit obligeamment à sa disposition et répondit à toutes ses demandes.

Marius usait de prudence. Quand il eut causé de ceci et de cela, il en arriva habilement au véritable but de sa visite.

« Je vous remercie mille fois, dit-il, et je regrette d’avoir abusé de votre patience... Mon excuse est que je n’ai pu voir M. Authier, absent en ce moment... J’ai pensé qu’ayant traité avec lui, vous pourriez me parler de sa personne et me faire connaître ses intentions.

– Mais je n’ai pas traité avec M. Authier, répondit simplement Landrol. Je n’ai même jamais vu ce monsieur. L’affaire a été menée et terminée par M. Douglas, qui m’a fourni toutes les signatures nécessaires.

– Ah !... Je croyais que M. Authier avait visité l’immeuble, comme il est d’usage.

– Pas du tout... Ignorez-vous qu’il est en Amérique depuis plus de six mois ? M. Douglas a visité lui-même la maison et l’a acquise au nom de son client, dont il avait reçu les instructions. »

Marius se mordit les lèvres. Il avait failli laisser échapper son terrible secret. La veille, le notaire lui avait dit qu’Authier était venu de Lambesc pour chercher et choisir un immeuble. Maintenant, le mensonge était évident. Authier ne pouvait tout à la fois être depuis six mois en Amérique et attendre de l’argent à Cherbourg pour partir. Sans doute, ce personnage n’existait pas plus à Cherbourg et à New York qu’il n’existait à Lambesc. C’était une pure fiction, un pantin de fantaisie que Douglas mettait en avant dans quelque but criminel. Et Marius songea tout à coup que la procuration passée à son nom constituait un faux, entraînant la peine des travaux forcés pour le faussaire.

Il se prit à rougir, comme s’il eût été lui-même le coupable, et balbutia un nouveau remerciement à Landrol, qui le regardait curieusement étonné de le voir si mal renseigné sur les affaires de l’homme qu’il allait représenter.

Lorsqu’il se trouva seul dans la rue, Marius fut obligé de se rendre à l’évidence : Douglas seul avait pu commettre le faux dont il était porteur. D’ailleurs, le jeune homme ne s’expliquait pas bien la cause du crime. L’immeuble avait été intégralement payé, et il fut obligé de s’arrêter à la pensée que le notaire s’était décidé à acquérir personnellement une propriété sous un nom supposé, pour dissimuler l’état de sa fortune. Mais, malgré cette explication, le délit n’en existait pas moins : Douglas, l’homme pieux et honnête, était un faussaire.

Marius craignit un instant que Mouttet, l’ancien négociant de Toulon, ne fût également une marionnette. Il courut chez un de ses amis qui avait longtemps habité Toulon, et le questionna. Il respira plus à l’aise, lorsqu’il eut appris que Mouttet existait réellement et qu’il était client de Douglas. Alors, toujours poussé par ses soupçons, il voulut voir la propriété sur laquelle Mouttet possédait des hypothèques. Il avait consacré sa matinée à chercher inutilement un homme, il employa son après-midi à chercher une maison.

Élevé au quartier de Saint-Just, dans l’ancienne maison de campagne de sa mère, Marius connaissait toutes les habitations de ce coin du littoral. La propriété sur laquelle Douglas prétendait avoir pris des hypothèques, au nom de Mouttet, appartenait à un sieur Giraud, chez qui le jeune homme avait joué étant enfant. Il se rendit immédiatement chez Giraud et se présenta en promeneur, en ami qui venait simplement serrer la main du maître du logis.

On était vers le milieu de septembre. À l’horizon, la mer dormait, lourde, immobile, pareille à un immense tapis de velours bleu. La campagne s’étendait, toute jaune de soleil, chaude et accablée. De petits souffles venaient par moments du rivage et couraient légèrement dans les pins qui frissonnaient. Lorsque Marius passa devant la maison de campagne où sa mère l’avait bercé, une émotion poignante lui mit de grosses larmes dans les yeux. Au milieu du silence de ce désert morne et brûlé, il croyait entendre la voix aimée de la sainte femme dont le souvenir le soutenait dans la tâche de délivrance qui l’accablait.

Giraud le reçut en enfant prodigue.

« On ne vous voit plus, lui dit-il. Venez donc vous consoler parfois ici de tous vos chagrins... Vous avez dans cette maison des amis dévoués qui vous aideront à passer des heures plus douces. »

Marius fut touché de cet accueil. Il désespérait souvent de l’humanité, depuis qu’il se trouvait face à face avec les misères de la vie. Pendant une heure, il oublia le motif de sa visite. Ce fut Giraud lui-même qui lui facilita l’interrogatoire délicat qu’il s’était promis de lui faire subir.

« Vous le voyez, lui dit le maître de la maison, nous vivons heureux ici. Certes, nous ne sommes pas riches, mais les quelques arpents de terre que nous possédons suffisent à nous donner le nécessaire.

– Je vous croyais gêné, répondit Marius. Les récoltes ont été mauvaises. »

Giraud regarda le jeune homme avec étonnement.

« Gêné, dit-il, mais pas du tout... Pourquoi me dites-vous cela ? »

Marius sentit qu’il rougissait.

« Excusez-moi, balbutia-t-il, je ne voudrais pas vous paraître indiscret... On m’a assuré qu’à la suite des dernières récoltes vous aviez été obligé d’hypothéquer votre propriété. »

En entendant ces paroles, Giraud partit d’un bruyant éclat de rire.

« Ceux qui vous ont assuré cela se sont trompés, reprit-il. Dieu merci, je n’ai pas un seul pouce de terrain engagé. »

Marius voulut insister.

« Pourtant, dit-il encore, on m’a nommé le notaire, M. Douglas qui aurait pris les hypothèques. »

Giraud riait toujours de son rire large et franc.

« M. Douglas est un saint homme, répondit-il, mais la maison qu’il a hypothéquée n’est pas la mienne, soyez-en certain. »

La veille, Marius avait vu l’acte dans lequel la maison de Giraud était nettement désignée. Cet acte portait d’ailleurs la signature du propriétaire. Le notaire avait donc commis un second faux, et ce faux n’était pas si facilement explicable que le premier. Il avait évidemment mis dans sa poche l’argent de Mouttet, destiné à l’emprunteur.

Marius se retira, voulant réfléchir avant de tout dénoncer. Authier n’existait pas, et la maison sur laquelle Mouttet avait des hypothèques n’existait pas davantage, puisque Giraud déclarait que cette maison n’était pas la sienne. Il y avait là des abîmes dans lesquels le jeune homme ne descendait qu’en frissonnant. Le lundi matin, après une nuit fiévreuse, il se décida à se rendre chez le notaire.