Les Mystères de Marseille/Deuxième partie/Chapitre VII

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Charpentier (p. 174-178).

VII

Où l’on voit que l’habit ne fait pas le moine


Marius, en entrant dans l’étude de Douglas, fut surpris du calme religieux de ces grandes pièces froides, où il savait que le crime habitait. Il ne pouvait s’accoutumer à tant d’hypocrisie, il aurait voulu que chaque mur criât tout haut l’infamie du notaire. L’activité silencieuse des commis, l’apparence honnête de la maison l’exaspéraient et le jetaient dans des doutes pénibles.

Pâle et ému, il s’était assis dans l’antichambre, lorsque Douglas l’aperçut par la porte de son cabinet qui était ouverte :

« Entrez, entrez, lui cria-t-il ; vous ne me gênez pas... Je suis à vous dans un instant. »

Marius entra. Il y avait dans le cabinet cinq ou six prêtres parmi lesquels se trouvait l’abbé Donadéi. Cet abbé, coquet et souriant, caressait le notaire de la voix et du regard. Il venait lui demander des aumônes.

« Vous êtes de nos amis, lui disait-il, et nous nous adressons à vous chaque fois que les troncs de nos paroisses sont vides.

– Vous faites bien, monsieur, répondit Douglas en se levant.

Il prit quelques pièces d’or dans un tiroir :

« Combien vous faut-il ? demanda-t-il au prêtre.

– Mais, reprit Donadéi d’une voix douce, je pense que cinq cents francs nous suffiront... Nous avons grand besoin de l’aide des gens pieux et honorables... »

Douglas l’interrompit :

« Voici cinq cents francs », dit-il.

Et il ajouta d’une voix qui tremblait un peu :

« Mon père, priez pour moi. »

Alors, tous les prêtres se levèrent et entourèrent le notaire en le remerciant, en appelant sur lui les bénédictions du Ciel. Douglas, debout, recevait leurs vœux, très pâle, et Marius crut s’apercevoir que ses lèvres et ses paupières avaient de légers battements nerveux. Donadéi, d’une élégance souple, ne tarissait pas en éloges, en protestations caressantes.

« Dieu vous rendra ce que vous nous donnez, disait-il. Il vous le rend déjà en faisant prospérer votre maison et en vous accordant la paix des âmes justes... Ah ! monsieur, vous êtes un bel exemple, dans cette ville que le matérialisme du siècle corrompt. Il serait à souhaiter que nos commerçants imitassent votre vie simple, qu’ils eussent votre piété et votre bonté de cœur. On ne verrait pas alors le spectacle horrible qu’offre notre société marseillaise... »

Douglas semblait mal à l’aise, les éloges du prêtre l’impatientaient. Il l’interrompit de nouveau ; il lui dit, en le poussant vers la porte :

« Non, non, je ne suis pas un saint... Tout le monde a besoin de la miséricorde de Dieu. Si vous croyez me devoir quelques remerciements, veuillez prier pour moi. »

Les prêtres saluèrent, firent une dernière révérence, et se retirèrent enfin.

Marius, dans un coin du cabinet, avait assisté à cette scène, silencieux. Il s’indignait en face de la comédie qui se jouait devant ses yeux. Peut-être Douglas croyait-il acheter le pardon du ciel et le payer largement avec l’argent qu’il avait volé. Ainsi, ce saint homme, ce bon cœur qui secourait les malheureux, ce chrétien qui vivait dans les églises, n’était qu’un hypocrite et un coquin. Et Marius, en se disant cela, regardait les prêtres et le notaire, croyait rêver tout éveillé : il était venu pour accabler un faussaire, et il se trouvait devant un homme charitable pour lequel l’église elle-même faisait des vœux

Lorsque le premier moment de surprise fut passé, Marius eut un désir plus âpre de faire son devoir. Comme le notaire s’avançait vers lui, souriant, la main ouverte et tendue, il recula lentement en le regardant d’un œil fixe. Puis, brusquement :

« Fermez la porte », dit-il.

Douglas, étonné et comme dominé, alla fermer la porte.

« Mettez le verrou, reprit Marius tout aussi durement. Nous avons à causer ensemble. »

Douglas mit le verrou et revint d’un air surpris et mécontent : « Qu’avez-vous donc, mon cher ami ? » demanda-t-il.

Et comme Marius, pris peut-être d’une dernière pitié, ne répondait pas, il continua :

« D’ailleurs, vous avez raison. Il vaut mieux être seuls pour causer d’affaires... Eh bien ! êtes-vous prêt ? Je me suis procuré la pièce qui nous manquait et je n’ai plus besoin que de votre signature pour prendre hypothèque sur la maison d’Authier, au nom de Mouttet... Vous savez que nous sommes pressés, j’ai encore reçu ce matin une lettre de mon client Authier qui me supplie de lui envoyer de l’argent au plus tôt. »

Le notaire se leva, étala des papiers, trempa une plume dans l’encre et la présenta à Marius :

« Signez », lui dit-il simplement.

Marius était resté muet, suivant d’un regard tranquille chaque mouvement de Douglas. Au lieu de prendre la plume, il le regarda en face et lui dit d’une voix calme :

« Hier, je suis allé visiter l’immeuble de la rue de Rome. J’ai vu les locataires et l’ancien propriétaire, qui m’ont appris qu’ils ne connaissaient pas M. Authier. »

Douglas pâlit, ses lèvres eurent ce frémissement que Marius avait déjà remarqué. Il reprit les papiers, posa la plume et s’assit, en balbutiant :

« Ah !... Cela m’étonne beaucoup.

– Avant-hier, continua Marius, j’avais reçu la visite de M. de Girousse, un riche propriétaire de Lambesc, et il m’avait affirmé qu’aucun de ses voisins ne portait le nom d’Authier et que cette personne n’existait certainement pas... Aujourd’hui, je sais qu’il ne se trompait point... Que dois-je croire ? »

Le notaire ne répondit pas. Il regardait vaguement devant lui, pâlissant et frémissant, se sentant perdu, cherchant sans doute avec désespoir un moyen de se tirer d’affaire.

« Je me suis ensuite rendu au quartier de Saint-Just reprit impitoyablement Marius. La maison que vous m’avez dit avoir grevée d’une hypothèque, au nom de votre client Mouttet, appartient justement à un ancien ami de ma mère, à M. Giraud, qui m’a affirmé que ses biens étaient libres... Je vous le demande encore que dois-je croire ? »

Et, comme Douglas gardait toujours le silence :

« Eh bien ! dit le jeune homme avec éclat, puisque vous refusez de répondre, je vais vous dire, moi, ce que je crois et ce qui est... Votre M. Authier n’a jamais existé ; c’est là un pantin que vous avez créé pour faire plus à l’aise quelque trafic honteux. D’autre part, vous n’avez pas pris d’hypothèque et vous avez mis dans votre poche l’argent de Mouttet. Pour arriver à ce beau résultat, vous avez commis plusieurs faux, et aujourd’hui vous êtes tout prêt à en commettre d’autres, pour vous procurer de nouveaux fonds. »

Marius parlait à un marbre immobile et insensible. Le calme de Douglas accrut sa colère.

« Je n’ai point à juger vos crimes, reprit-il d’une voix plus haute ; mais j’ai à vous demander compte de votre indigne conduite envers moi. Comment ! vous vouliez me mêler de gaieté de cœur à vos sales affaires ; vous m’auriez compromis, et vous me traitiez avec amitié, vous connaissiez ma position de travailleur modeste... J’ai le droit, n’est-ce pas, de vous dire que vous êtes un misérable ! »

Le notaire ne sourcillait pas.

« Et tout à l’heure, continua Marius, il y avait là des prêtres qui vous bénissaient... Ah ! vous avez joué votre rôle avec un science parfaite. Moi seul, dans Marseille, sais ce que vous êtes, et si je disais tout haut quelle est l’énormité de votre crime, on me lapiderait peut-être, tant vous avez dupé habilement le public. Comment croire que le notaire Douglas, cet homme estimé de tous, cet homme frugal et religieux, travaille honteusement dans l’ombre à la ruine de sa vaste clientèle !... Moi-même je douterais encore si je pouvais douter, à vous voir si calme devant moi, dans votre attitude humble et pieuse de moine en prière... Mais parlez donc défendez-vous, si vous le pouvez ! »

Douglas avait pris un couteau à papier, le tournait entre ses doigts, comme indifférent à tout ce que disait Marius.

« Que voulez-vous que je vous dise ? répondit-il enfin. Vous me jugez en enfant. Je vous laisse crier. Peut-être m’écouterez-vous ensuite paisiblement. »