Les Mystères de Marseille/Première partie/Chapitre III

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Charpentier (p. 11-18).

III

Il y a des valets dans l’église


Marius, en arrivant à Marseille, se dirigea vers l’église Saint-Victor, à laquelle était attaché l’abbé Chastanier. Saint-Victor est une des plus vieilles églises de Marseille ; ses murailles noires hautes et crénelées, la font ressembler à une forteresse. Le peuple rude du port a pour elle une vénération toute particulière.

Le jeune homme trouva l’abbé Chastanier dans la sacristie. Ce prêtre était un grand vieillard, à la figure longue décharnée d’une pâleur de cire ; ses yeux tristes avaient la fixité de la souffrance et de la misère. Il revenait d’un enterrement et ôtait son surplis avec lenteur.

Son histoire était courte et douloureuse. Fils de paysans, d’une douceur et d’une naïveté d’enfant, il était entré dans les ordres poussé par les désirs pieux de sa mère. Pour lui, en se faisant prêtre, il avait voulu faire un acte d’humilité, de dévouement absolu. Il croyait, en simple d’esprit, qu’un ministre de Dieu doit se renfermer dans l’infini de l’amour divin, renoncer aux ambitions et aux intrigues de ce monde, vivre au fond du sanctuaire, pardonnant les péchés d’une main et faisant l’aumône de l’autre.

Ah ! le pauvre abbé ! et comme on lui montra que les simples d’esprit ne sont bons qu’à souffrir et à rester dans l’ombre ! Il apprit vite que l’ambition est une vertu sacerdotale, et que les jeunes prêtres aiment souvent Dieu pour les faveurs mondaines que distribue son Église. Il vit tous ses camarades du séminaire jouer des dents et des ongles. Il assista à ces luttes intimes, à ces intrigues secrètes qui font d’un diocèse un petit royaume turbulent. Et, comme il demeurait humblement à genoux, comme il ne cherchait pas à plaire aux dames, comme il ne demandait rien et paraissait d’une piété stupide, on lui jeta une cure misérable, ainsi qu’on jette un os à un chien.

Il resta ainsi plus de quarante ans dans un petit village, situé entre Aubagne et Cassis. Son église était une sorte de grange blanchie à la chaux, d’une nudité glaciale ; l’hiver, lorsque le vent brisait une vitre des fenêtres, le bon Dieu avait froid pendant plusieurs semaines, car le pauvre curé ne possédait pas toujours les quelques sous nécessaires pour faire remettre le carreau. D’ailleurs, il ne se plaignait jamais, il vécut en paix dans la misère et la solitude. Même il éprouva des joies profondes à souffrir, à se sentir le frère des mendiants de sa paroisse.

Il avait soixante ans, lorsqu’une de ses sœurs, qui était ouvrière à Marseille, devint infirme. Elle lui écrivit, elle le supplia de venir près d’elle. Le vieux prêtre se dévoua jusqu’à demander à son évêque un petit coin dans une église de la ville. On lui fit attendre ce petit coin pendant plusieurs mois et l’on finit par l’appeler à Saint-Victor. Il devait y faire, pour ainsi dire, tous les gros ouvrages, toutes les besognes de peu d’éclat et de peu de profit. Il priait sur les bières des pauvres et les conduisait au cimetière ; il servait même de sacristain à l’occasion.

Ce fut alors qu’il commença à souffrir réellement. Tant qu’il était resté dans son désert, il avait pu être simple, pauvre et vieux à son aise. Maintenant, il sentait qu’on lui faisait un crime de sa pauvreté et de sa vieillesse, de sa douceur et de sa naïveté. Et il eut le cœur déchiré, lorsqu’il comprit qu’il pouvait y avoir des valets dans l’Église. Il voyait bien qu’on le regardait avec moquerie et pitié. Il courbait la tête davantage, se faisant plus humble, pleurant de sentir sa foi ébranlée par les actes et les paroles des prêtres mondains qui l’entouraient.

Heureusement, le soir, il avait de bonnes heures. Il soignait sa sœur, se consolait à sa manière en se dévouant. Il entourait cette pauvre infirme de mille petites satisfactions. Puis une autre joie lui était venue : M. de Cazalis, qui se méfiait des jeunes abbés, l’avait choisi pour être le directeur de sa nièce. Le vieux prêtre ne tentait d’ordinaire aucune pénitente et ne confessait presque jamais. Il fut ému aux larmes de la proposition du député, et il interrogea, il aima Blanche comme son enfant.

Marius lui remit la lettre de la jeune fille et guetta sur son visage les émotions que cette lettre allait exciter en lui. Il y vit se peindre une douleur poignante. D’ailleurs, le prêtre ne parut pas éprouver cette stupeur que cause une nouvelle inattendue, et Marius pensa que Blanche, en se confessant, avait avoué les relations qui s’établissaient entre elle et Philippe.

« Vous avez bien fait de compter sur moi, monsieur, dit l’abbé Chastanier à Marius. Mais je suis bien faible et bien malhabile… J’aurais dû montrer plus d’énergie. »

La tête et les mains du pauvre homme avaient ce tremblement doux et triste des vieillards.

« Je suis à votre disposition, continua-t-il. Comment puis-je venir en aide à la malheureuse enfant ?

– Monsieur, répondit Marius, je suis le frère du jeune fou qui s’est enfui avec Mlle de Cazalis, et j’ai juré de réparer la faute, d’étouffer le scandale. Veuillez vous joindre à moi… L’honneur de la jeune fille est perdu, si son oncle a déjà déféré l’affaire à la justice. Allez le trouver, tâchez de calmer sa colère, dites-lui que sa nièce va lui être rendue.

– Pourquoi n’avez-vous pas amené l’enfant avec vous ? Je connais la violence de M. de Cazalis. Il voudra des certitudes.

– C’est justement cette violence qui a effrayé mon frère… D’ailleurs, nous ne pouvons raisonner maintenant. Les faits accomplis nous accablent. Croyez que je suis indigné comme vous, que je comprends toute la mauvaise action de mon frère… Mais, par grâce, hâtons-nous.

– C’est bien, dit simplement l’abbé. J’irai où vous voudrez. »

Ils suivirent le boulevard de la Corderie et arrivèrent au cours Bonaparte, où se trouvait la maison de ville du député. M. de Cazalis, le lendemain de l’enlèvement, était rentré à Marseille, dès le matin, en proie à une colère et à un désespoir terribles.

L’abbé Chastanier arrêta Marius à la porte de la maison.

« Ne montez pas, lui dit-il. Votre visite serait peut-être regardée comme une insulte. Laissez-moi faire, et attendez-moi. »

Marius, pendant une grande heure, se promena avec fièvre sur le trottoir. Il eût voulu monter, expliquer lui-même les faits, demander pardon au nom de Philippe. Tandis que le malheur de sa famille s’agitait dans cette maison, il devait rester là, oisif, dans toutes les angoisses de l’attente.

Enfin l’abbé Chastanier descendit. Il avait pleuré ; ses yeux étaient rouges, ses lèvres tremblantes.

« M. de Cazalis ne veut rien entendre, dit-il d’une voix troublée. Je l’ai trouvé dans une irritation aveugle. Il est allé déjà chez le procureur du roi. »

Ce que le pauvre prêtre ne disait pas, c’est que M. de Cazalis l’avait reçu avec les reproches les plus durs, calmant sa colère sur lui, l’accusant, dans son emportement, d’avoir donné de mauvais conseils à sa nièce. L’abbé avait courbé le dos ; il s’était presque mis à genoux, ne se défendant point, demandant pitié pour autrui.

« Dites-moi tout ! s’écria Marius, désespéré.

– Il paraît, répondit le prêtre, que le paysan chez lequel votre frère avait laissé son cheval, a guidé M. de Cazalis dans ses recherches. Dès ce matin, une plainte a été déposée, et des perquisitions ont été faites à votre domicile, rue Sainte, et à la campagne de votre mère, au quartier Saint-Just.

– Mon Dieu, mon Dieu ! soupira Marius.

– M. de Cazalis jure qu’il écrasera votre famille. J’ai vainement tâché de le ramener à des sentiments plus doux. Il parle de faire arrêter votre mère…

– Ma mère !… Et pourquoi ?

– Il prétend qu’elle est complice, qu’elle a aidé votre frère à enlever Mlle Blanche.

– Mais que faire, comment prouver la fausseté de tout cela ?… Ah ! malheureux Philippe ! Notre mère en mourra. »

Et Marius se mit à sangloter dans ses mains jointes. L’abbé Chastanier regardait ce désespoir avec une pitié attendrie. Il devinait la bonté et la droiture de ce pauvre garçon, qui pleurait ainsi en pleine rue.

« Voyons, dit-il, du courage, mon enfant.

– Vous avez raison, mon père, s’écria Marius, c’est du courage que je dois avoir. J’ai été lâche, ce matin. J’aurais dû arracher la jeune fille des bras de Philippe et la ramener à son oncle. Une voix me disait d’accomplir cet acte de justice, et je suis puni pour ne pas avoir écouté cette voix… Ils m’ont parlé d’amour, de passion, de mariage. Je me suis laissé attendrir. »

Ils gardèrent un moment le silence.

« Écoutez, dit brusquement Marius, venez avec moi. À nous deux, nous aurons la force de les séparer.

– Je veux bien », répondit l’abbé Chastanier.

Et, sans même songer à prendre une voiture, ils suivirent la rue de Breteuil, le quai du canal, le quai Napoléon et remontèrent la Cannebière. Ils marchaient à grands pas, sans parler.

Comme ils arrivaient au cours Saint-Louis, une voix fraîche leur fit tourner la tête. C’était Fine, la bouquetière, qui appelait Marius.

Joséphine Cougourdan, que l’on appelait familièrement du diminutif caressant de Fine, était une de ces brunes enfants de Marseille, petites et potelées, dont les traits fins ont gardé toute la pureté délicate du type grec. Sa tête ronde s’attachait sur des épaules un peu tombantes ; son visage pâle, entre les bandeaux de ses cheveux noirs, exprimait une sorte de moquerie dédaigneuse ; on lisait une énergie passionnée dans ses grands yeux sombres que le sourire attendrissait par moments. Elle pouvait avoir vingt-deux à vingt-quatre ans.

À quinze ans, elle était restée orpheline, ayant à sa charge un frère âgé au plus d’une dizaine d’années. Elle avait bravement continué le métier de sa mère, et, trois jours après l’enterrement encore tout en larmes, elle était assise dans un kiosque du cours Saint-Louis faisant et vendant des bouquets, en poussant de gros soupirs.

La petite bouquetière devint bientôt l’enfant gâtée de Marseille. Elle eut la popularité de la jeunesse et de la grâce. Ses fleurs disait-on, avaient un parfum plus doux que celles des autres. Les galants vinrent à la file ; elle leur vendit ses roses, ses violettes, ses oeillets, et rien de plus. Et c’est ainsi qu’elle put élever son frère cadet et le faire entrer, à dix-huit ans, chez un maître portefaix.

Les deux jeunes gens demeuraient place aux Œufs, en plein quartier populaire. Cadet était maintenant un grand gaillard qui travaillait sur le port ; Fine, embellie, devenue femme, avait l’allure vive et la câlinerie nonchalante des Marseillaises.

Elle connaissait les Cayol pour leur avoir vendu des fleurs, et elle leur parlait avec cette familiarité tendre que donnent l’air tiède et le doux idiome de la Provence. Puis, s’il faut tout dire, Philippe, dans les derniers temps, lui avait si souvent acheté des roses, qu’elle avait fini par éprouver un léger frisson en sa présence. Le jeune homme, amoureux d’instinct, riait avec elle, la regardait à la faire rougir, lui adressait en courant un bout de déclaration, le tout pour ne pas perdre l’habitude d’aimer. Et la pauvre petite, qui jusque-là avait fort mal traité les amants, s’était laissé prendre à ce jeu. La nuit, elle rêvait de Philippe, elle se demandait avec angoisse où pouvaient bien aller toutes ces fleurs qu’elle lui vendait.

Marius, lorsqu’il se fut avancé, la trouva rouge et troublée. Elle disparaissait à moitié derrière ses bouquets. Elle était adorable de fraîcheur sous les larges barbes de son petit bonnet de dentelle.

« Monsieur Marius, dit-elle d’une voix hésitante, est-ce vrai ce que l’on répète autour de moi depuis ce matin ?… Votre frère s’est enfui avec une demoiselle ?

– Qui dit cela ? demanda Marius vivement.

– Mais tout le monde… C’est un bruit qui court. »

Et comme le jeune homme paraissait aussi troublé qu’elle et qu’il restait là sans parler :

« On m’avait bien dit que M. Philippe était un coureur, continua Fine avec une légère amertume. Il avait la parole trop douce pour ne pas mentir. »

Elle était près de pleurer, elle étouffait ses larmes. Puis, avec une résignation douloureuse, d’un ton plus doux :

« Je vois bien que vous avez de la peine, ajouta-t-elle. Si vous avez besoin de moi, venez me chercher. »

Marius la regarda en face et crut comprendre les angoisses de son cœur.

« Vous êtes une brave fille ! s’écria-t-il. Je vous remercie, j’accepterai peut-être vos services. »

Il lui serra la main avec force, comme à un camarade, et courut rejoindre l’abbé Chastanier, qui l’attendait sur le bord du trottoir.

« Nous n’avons pas de temps à perdre, lui dit-il. Le bruit de l’aventure se répand dans Marseille… Prenons un fiacre. »

La nuit était venue, lorsqu’ils arrivèrent à Saint-Barnabé. Ils ne trouvèrent que la femme du jardinier Ayasse, tricotant dans une salle basse. Cette femme leur apprit tranquillement que le monsieur et la demoiselle avaient eu peur et qu’ils étaient partis à pied du côté d’Aix. Elle ajouta qu’ils avaient emmené son fils pour leur servir de guide dans les collines.

Ainsi, la dernière espérance était morte. Marius, anéanti revint à Marseille, sans entendre les paroles d’encouragement de l’abbé Chastanier. Il songeait aux fatales conséquences de la folie de Philippe ; il se révoltait contre les malheurs qui allaient frapper sa famille.

« Mon enfant, lui dit le prêtre en le quittant, je ne suis qu’un pauvre homme. Disposez de moi. Je vais prier Dieu. »