Les Mystères de Marseille/Première partie/Chapitre XIX

La bibliothèque libre.
Charpentier (p. 126-130).

XIX

Un sursis


Le lendemain matin, Fine alla retrouver Blanche et l’abbé Chastanier. Elle voulait les accompagner jusqu’à la porte de l’hôtel du président, pour connaître tout de suite le résultat de leur démarche. Marius, comprenant que sa présence serait pénible à Mlle de Cazalis, se mit à rôder sur le Cours, comme une âme en peine, suivant de loin les deux jeunes filles et le prêtre. Quand les solliciteurs furent montés, la bouquetière aperçut le jeune homme et lui fit signe de venir la rejoindre. Ils attendirent tous deux, sans échanger une parole, agités et anxieux.

Le président reçut Blanche avec une grande commisération. Il comprenait qu’elle était la plus cruellement frappée, dans cette malheureuse affaire. La pauvre enfant ne put parler ; dès les premiers mots, elle se mit à sangloter, et tout son être, suppliant, demandait pitié, mieux que ne l’auraient fait ses prières. Ce fut l’abbé Chastanier qui dut expliquer leur présence et présenter la requête.

« Monsieur, dit-il au président, nous venons à vous, les mains jointes. Mlle de Cazalis est déjà brisée sous les malheurs qui l’ont accablée. Elle vous prie en grâce de lui épargner une nouvelle humiliation.

– Que désirez-vous de moi ? demanda le président d’une voix émue.

– Nous désirons que, s’il est possible, vous évitiez un nouveau scandale... M. Philippe Cayol a été condamné à l’exposition publique, et ce châtiment doit lui être infligé ces jours-ci. Mais l’infamie ne l’atteindra pas seul ; il n’y aura pas qu’un coupable attaché au pilori, il y aura une pauvre enfant souffrante qui vous demande pitié. Vous entendez, n’est-ce pas ? les cris de la foule, les injures qui rejailliront sur Mlle de Cazalis ; elle sera traînée dans la boue par la populace, et son nom circulera autour de l’ignoble poteau, avec des ricanements haineux et de sales expressions... »

Le président paraissait douloureusement touché. Il garda un moment le silence. Puis, comme pris d’une idée soudaine :

– Mais, demanda-t-il, est-ce M. de Cazalis qui vous envoie vers moi ? A-t-il connaissance de la démarche que vous faites ?

– Non, répondit le prêtre avec une dignité franche, M. de Cazalis ne sait pas que nous sommes ici... Les hommes ont des intérêts, des passions qui les emportent et qui les empêchent parfois de juger nettement leur position. Peut-être allons-nous contre le désir de l’oncle de Mlle Blanche, en venant vous solliciter... Mais, au-dessus des passions et des intérêts des hommes, il y a la honte et la justice. Aussi n’ai-je pas craint de compromettre mon caractère sacré, en prenant sur moi de vous demander d’être bon et juste.

– Vous avez raison, monsieur, dit le président. Je comprends les motifs qui vous ont amené, et, vous le voyez, vos paroles m’ont vivement ému. Malheureusement, je ne puis arrêter le châtiment, il n’est pas dans mon pouvoir de modifier un arrêt de la cour d’assises. »

Blanche joignit les mains.

« Monsieur, balbutia-t-elle, je ne sais ce que vous pouvez faire pour moi ; mais, je vous en prie, soyez miséricordieux, dites-vous que c’est moi que vous avez condamnée et tâchez d’alléger mes souffrances. »

Le président lui prit les mains, et, avec une douceur paternelle :

« Ma pauvre enfant, répondit-il, je comprends tout. Mon rôle dans cette affaire, a été pénible... Aujourd’hui, je suis désespéré de ne pouvoir vous dire : « Ne craignez rien, j’ai la puissance de renverser le pilori, et vous ne serez pas attachée au poteau avec le condamné. »

– Alors, reprit le prêtre accablé, l’exposition aura lieu prochainement... Il ne vous est pas même permis de retarder cette scène déplorable ? »

Le président s’était levé.

« Le ministre de la justice, sur la demande du procureur général, peut en faire éloigner l’époque, dit-il vivement. Voulez-vous que cette exposition ne se fasse que dans les derniers jours de décembre ? Je serais heureux de vous prouver toute ma compassion et tout mon bon vouloir.

– Oui, oui, s’écria Blanche avec ardeur. Éloignez ce moment terrible le plus possible... Je me sentirai peut-être plus forte. »

L’abbé Chastanier, qui connaissait les projets de Marius, pensa que, devant la promesse du président, il devait se retirer sans insister davantage. Il se joignit à Blanche pour accepter l’offre qui leur était faite.

« Eh bien ! c’est convenu, leur dit le président en les accompagnant. Je vais demander, et j’obtiendrai, j’en ai la conviction, que la justice n’ait son cours que dans quatre mois... Jusque-là vivez en paix, mademoiselle. Espérez, le Ciel enverra peut-être quelque soulagement à vos souffrances.

Les deux solliciteurs descendirent.

Lorsque Fine les aperçut, elle courut à leur rencontre.

« Eh bien ? demanda-t-elle, haletante.

– Comme je vous le disais, répondit l’abbé Chastanier, le président ne peut empêcher l’exécution du jugement. »

La bouquetière devint toute pâle.

« Mais, se hâta d’ajouter le vieux prêtre, il a promis d’intervenir et de faire reculer l’époque de l’exposition... Vous avez quatre mois devant vous pour travailler au salut du prisonnier. »

Marius, malgré lui, s’était approché du groupe que formaient les jeunes filles et l’abbé. La rue, solitaire et silencieuse, blanchissait sous l’ardent soleil du midi ; des herbes avaient poussé entre les pavés éclatants, et, seul, un chien promenait son échine maigre dans le mince filet d’ombre qui tombait des maisons. Lorsque le jeune homme entendit les paroles de l’abbé Chastanier, il s’avança d’un mouvement brusque et lui serra les mains avec effusion.

« Ah ! mon père, lui dit-il d’une voix tremblante, vous me rendez l’espérance et la foi. Depuis hier, je doutais de Dieu. Comment vous remercier, comment vous prouver ma reconnaissance ? Maintenant, je me sens un courage invincible, je suis certain de sauver mon frère. »

Blanche, à la vue de Marius, avait baissé la tête. Une rougeur ardente était montée à ses joues. Elle restait là, confuse et embarrassée, souffrant horriblement de la présence de ce garçon qui connaissait son parjure, et que son oncle et elle avaient plongé dans le désespoir. Le jeune homme, lorsque sa joie se fut un peu calmée, regretta de s’être approché. L’attitude désolée de Mlle de Cazalis lui faisait pitié.

« Mon frère a été bien coupable, lui dit-il enfin. Veuillez lui pardonner comme je vous pardonne moi-même. »

Il ne put trouver que ces quelques paroles. Il aurait voulu lui parler de son enfant, la questionner sur le sort qui était réservé à ce pauvre être, le lui réclamer au nom de Philippe. Mais il la vit si accablée, qu’il n’osa la torturer davantage.

Sans doute Fine comprit ce qui se passait en lui. Tandis qu’il faisait quelques pas avec l’abbé Chastanier, elle dit à Blanche d’une voix rapide : « Rappelez-vous que je vous ai offert d’être la mère de votre enfant. Maintenant, je vous aime, je vois que vous êtes un brave cœur... Faites un signe, et je cours à votre aide. D’ailleurs, je veillerai, je ne veux pas que le pauvre petit souffre de la folie de ses parents. »

Pour toute réponse, Blanche serra silencieusement la main de la bouquetière. De grosses larmes coulaient le long de ses joues.

Mlle de Cazalis et l’abbé Chastanier repartirent sur-le-champ pour Marseille. Fine et Marius coururent à la prison. Ils apprirent à Revertégat qu’ils avaient quatre mois pour préparer l’évasion, et le geôlier leur jura qu’il tiendrait sa parole, quels que fussent le jour et l’heure où ils la lui rappelleraient.

Avant de quitter Aix, les deux jeunes gens voulurent voir Philippe, pour le mettre au courant des événements et lui dire d’espérer. Le soir, à onze heures, Revertégat les introduisit de nouveau dans la cellule. Philippe, qui commençait à s’habituer au régime de la prison, ne leur parut pas trop abattu.

« Pourvu, leur dit-il, que vous m’évitiez l’ignominie de l’exposition publique, je consens à tout... Je préférerais me casser la tête contre un mur que d’être attaché au poteau infâme. »

Et le lendemain, la diligence ramena à Marseille Marius et Fine. Ils allaient continuer sur un plus vaste théâtre la lutte où les poussait leur cœur, ils allaient fouiller au fond des misères humaines et voir à nu les plaies d’une grande ville, livrée à tous les emportements de l’industrie moderne.