Les Mystères de Marseille/Troisième partie/Chapitre IX

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Charpentier (p. 321-327).

IX

Grâce ! Grâce !


Avant d’ouvrir, Philippe avait éteint la lampe.

Les gendarmes, qui allaient se précipiter dans la maison, s’arrêtèrent court sur le seuil, craignant que l’obscurité ne cachât quelque piège. Peut-être avait-on ouvert devant leurs pas la trappe d’une cave, peut-être les attaquerait-on par-derrière, dès qu’ils seraient entrés. Le gouffre noir qui se creusait en face d’eux les effrayait.

« Il faudrait avoir une lumière, murmura l’un d’eux. Nous ne pouvons chercher et trouver un homme dans ces ténèbres.

– Je n’ai pas d’allumettes sur moi, » dit l’autre.

M. de Cazalis se désespérait. Il n’avait pas prévu ce nouvel obstacle. La nuit était comme un mur impénétrable qui le séparait encore de Philippe.

« Auriez-vous peur ? » s’écria-t-il.

Et, dans un moment de rage, il poussa les gendarmes qui s’avancèrent ainsi de deux ou trois pas dans la pièce.

Philippe, qui s’était placé debout contre le mur, à l’entrée, s’élança, passa derrière leur dos et se trouva dehors, après avoir presque renversé Mathéus.

« Au secours ! hurla celui-ci, l’homme s’échappe ! »

Les gendarmes se tournèrent vivement. Le jeune homme s’était arrêté devant la maison, à quelques mètres. Il aurait pu fuir, mais il ne songeait plus à lui, il songeait à son enfant. S’il avait éteint la lampe, s’il avait fait mine de se sauver, c’était uniquement pour gagner du temps.

Les bras croisés, dédaigneux, il dit à voix haute :

« Que me voulez-vous, pourquoi m’avez-vous forcé à ouvrir cette porte ? »

Les deux gendarmes s’étaient élancés et l’avaient saisi chacun par un poignet.

« Lâchez-moi, reprit-il avec force. Vous voyez bien que je me livre volontairement. Si j’avais voulu me sauver, je serais déjà loin... Parlez, que me voulez-vous ?

– Nous avons ordre de vous arrêter, répondirent-ils en le lâchant, dominés par les éclats impérieux de sa voix.

– C’est bien, reprit-il, je vous suivrai, lorsque vous m’aurez montré le mandat qui me concerne... Entrons. »

Il revint dans la salle, en feignant de ne voir ni Mathéus ni M. de Cazalis. Lorsqu’il eut allumé la lampe et que l’ancien député et son âme damnée se présentèrent, il se tourna vers les gendarmes, et d’un ton de raillerie :

« Ces messieurs sont de la police ? » demanda-t-il.

Le gentilhomme reçut cette phrase en plein visage comme un coup de fouet. Il eut conscience du rôle indigne qu’il jouait, et la colère sourde qui grondait en lui éclata.

« Qu’attendez-vous ? cria-t-il, bâillonnez ce misérable, garrottez-le. Ah ! coquin, je te retrouve, et cette fois, tu ne m’échapperas pas ! »

Il écumait, il demandait les menottes pour les mettre lui-même à Philippe. Celui-ci le regardait avec un mépris écrasant. Les gendarmes lui avaient remis le mandat d’amener lancé contre lui, et il en prenait connaissance, lentement, cherchant un moyen pour retarder encore le moment de son arrestation.

Pendant ce temps, Mathéus disparut. Il avait allumé un rat de cave qu’il portait sur lui, et il s’était glissé dans l’escalier. Il allait exécuter les ordres de M. de Cazalis qui lui avait promis une honnête récompense, s’il parvenait à voler le petit Joseph, à la faveur du désordre qu’amènerait l’arrestation de Philippe.

Mathéus était un homme prudent qui ne faisait rien à la légère. Depuis deux jours, il étudiait les habitudes de la maison Ayasse ; il savait que le jardinier et sa femme devaient se trouver à Marseille et il se disait que Philippe, en entendant les gendarmes, avait sans doute caché son fils dans une chambre, en haut. Il comptait trouver l’enfant seul et s’en emparer aisément.

Il visita les pièces du premier étage et ne trouva rien. Il fit sauter la serrure d’une porte qui était fermée, fouilla chaque coin, acquit la certitude que Joseph n’était pas là.

Alors, il se décida à monter au grenier.

La porte du grenier ne fermait qu’au loquet. Mathéus la poussa et fit quelques pas sur la paille qui s’entassait jusqu’aux tuiles, il élevait le rat de cave, regardant de loin dans les coins, n’osant avancer de peur de mettre le feu. Il ne vit rien. Il y avait là un amas de choses indescriptibles, de vieilles barriques défoncées, des instruments de culture hors d’usage, des débris sans nom, qui encombraient le plancher, jetant çà et là de grandes ombres noires.

Mathéus pensa que Philippe n’avait pu cacher son fils au milieu de ces vieilleries, couvertes de poussière et de toiles d’araignées. Il ne chercha pas davantage, il redescendit au premier étage, où il fit de nouveau une visite minutieuse. Il ouvrit les meubles, souleva les rideaux, regarda partout. Pas d’enfant. Alors, notre homme s’assit et se mit à réfléchir. Le coquin avait l’habitude de raisonner en toutes circonstances et de toujours se conduire selon les règles d’une logique serrée.

Son raisonnement fut court et invincible. Il avait entendu crier l’enfant, donc l’enfant était dans la maison ; s’il ne le trouvait pas au premier étage, c’était qu’il devait être forcément dans le grenier. Il avait mal cherché sans doute.

Il remonta au grenier.

Dès qu’il y fut entré, pour ne pas mettre le feu, il posa son rat de cave sur un vieil arrosoir. Il avait bien eu un instant la pensée d’enflammer les bottes de paille, au risque d’incendier la maison. L’enfant était là à coup sûr, et il sentait vaguement que la mort de ce petit être réjouirait M. de Cazalis. Il n’avait qu’à laisser tomber le rat de cave, l’héritier de Blanche était rôti de la belle façon. Mais il eut peur de faire trop de zèle, d’outrepasser ses pouvoirs. Son maître lui avait demandé l’enfant vivant, il ne pouvait décemment le lui apporter mort.

Il se mit à sonder la paille, à fouiller parmi les vieilles barriques. Il allait lentement, ne laissant échapper aucun coin, s’attendant à chaque minute à poser la main sur un corps chaud. Le rat de cave, placé sur l’arrosoir, jetait dans le grenier une lueur jaune et vacillante qui éclairait mal ses recherches. Quand il fut arrivé au fond du grenier, il s’arrêta brusquement, en entendant le bruit d’une respiration oppressée. Il sourit d’un air de triomphe. Le bruit sortait d’une sorte d’encoignure formée par des bottes de foin, empilées à quelque distance de la muraille.

Mathéus allongea la tête, les mains tendues. Quand il eut jeté un coup d’œil dans la cachette, il laissa retomber ses mains de surprise. En face de lui, Fine venait de se dresser, d’un mouvement brusque. Elle serrait contre sa poitrine le petit Joseph qui s’était rendormi et qui souriait dans son sommeil.

Depuis près d’un quart d’heure, la jeune femme écoutait les pas étouffés de Mathéus. Pendant ce temps, son anxiété fut terrible. Elle faillit se trahir, lorsqu’il visita une première fois le grenier. Puis, quand il redescendit, elle respira, elle crut être sauvée. Et voilà qu’il était revenu, et voilà qu’il l’avait découverte ! Elle était perdue, il allait lui arracher Joseph des bras.

Droite, frémissante, se disant qu’elle se laisserait plutôt assassiner que de livrer l’enfant, elle le regardait en face.

Mathéus, dans le premier moment, fut stupéfait. Il ne s’attendait point à trouver là cette jeune femme, qu’il ne connaissait pas et qui semblait être la mère du petit. Puis, le misérable eut un sourire de mauvais augure. Après tout, il aimait mieux avoir affaire à cette jeune femme qu’à Philippe. D’une poussée, il allait la renverser sur le foin, et il lui arracherait l’enfant aisément. Fine lut sans doute sa pensée dans ses yeux, car elle s’adossa contre le mur, les jambes raidies, prête à lutter.

Ils n’échangeaient pas une parole. Le rat de cave éclairait vaguement leur silence. Il allongeait la main, elle fermait les yeux, se croyant déjà morte, lorsqu’un bruit croissant monta de la salle, où Philippe se trouvait encore avec les gendarmes. Une voix bien-aimée, que la jeune femme reconnut, criait : « Grâce ! grâce ! » avec des éclats de joie et de triomphe.

Fine se redressa.

« Entendez-vous ? dit-elle à Mathéus. Le Ciel nous a secourus. C’est pour vous, coquin ! que les gendarmes ont apporté des menottes. »

Mathéus, effrayé, oublia Fine et l’enfant, ne songeant plus qu’à son salut. Il courut à la porte du grenier et écouta. Il se demandait par où il pourrait fuir, dans le cas où les choses tourneraient mal.

En bas, Philippe, après avoir pris connaissance du mandat d’amener lancé contre lui, avait dû se livrer aux gendarmes. Il réussit cependant à retarder encore son départ, en prétextant qu’il ne pouvait quitter la maison du jardinier Ayasse sans lui laisser quelques lignes d’explication. La vérité était qu’il avait vu Mathéus disparaître par l’escalier, et qu’il tremblait pour Fine et son enfant. Il ne comptait plus sur Marius, il aurait simplement voulu attendre le retour du jardinier, afin de ne pas laisser la maison à la merci de M. de Cazalis.

Les gendarmes lui permirent d’écrire quelques lignes. Puis, ils lui déclarèrent qu’il fallait marcher. Alors, il regarda désespérément autour de lui, et il n’aperçut que l’ancien député qui ricanait.

« Eh bien ! cria celui-ci, vous voilà donc muselé ! Vous n’enlèverez plus des héritières, vous ne jetterez plus le scandale dans les familles. Ah ! ce sera un curieux spectacle que de voir le galant Philippe Cayol attaché au pilori ! »

Philippe ne répondit pas. Par dédain, pour ne pas être tenté de souffleter cet homme, il feignait, depuis qu’il était là, d’ignorer sa présence. Pendant que M. de Cazalis l’insultait, un gendarme lui mettait les menottes.

« En route ! » dit-il.

Et il fallut que Philippe marchât vers la porte. Une angoisse le serrait à la gorge, il faillit éclater en sanglots. À ce moment comme la porte était ouverte, un cri joyeux retentit au-dehors, et un homme entra en répétant : « Grâce ! grâce ! »

C’était Marius. N’ayant pas trouvé de voiture, il était venu de Marseille en courant. Il tira un pli de ses vêtements couverts de poussière, et le présenta aux gendarmes. Ce pli annonçait la grâce que le roi accordait à Philippe. Depuis un mois, on promettait cette grâce au frère du condamné, et le hasard avait voulu qu’elle vînt justement à l’heure où M. de Cazalis usait de ses derniers pouvoirs pour forcer le parquet à agir. Si Marius n’était pas accouru sur-le-champ à Saint-Barnabé, c’était qu’il avait désiré voir une dernière fois si la grâce ne serait point arrivée.

Les gendarmes prirent connaissance du pli, et ils s’inclinèrent devant cette lettre toute-puissante. Leur mission était terminée : ils n’avaient plus qu’à se retirer.

M. de Cazalis, hagard, terrifié par ce dénouement imprévu, les regarda s’éloigner avec colère, comme s’ils eussent travaillé à la liberté de son ennemi. Il se demandait, dans la folie de son désespoir s’il n’y avait pas un moyen de les forcer à conduire quand même Philippe en prison. Marius, dès son entrée, avait embrassé son frère, en lui criant :

« Tu es libre... Dieu merci ! j’arrive à temps. »

Et Philippe était resté un instant immobile, étouffant, n’osant comprendre. Puis, brusquement, il s’était élancé dans l’escalier. Il venait de penser à cet homme qui était monté pour voler son fils.

Mathéus entendit le bruit de ses pas. Épouvanté, comprenant qu’un danger le menaçait, il chercha rapidement du regard un moyen de fuite. Devant la fenêtre du grenier qui était ouverte, un bout de corde pendait à une poulie. Il saisit la corde, au risque de tomber, et se laissa glisser. Il descendit ainsi presque sur la tête de M. de Cazalis, qui se retirait, l’injure à la bouche, la rage au cœur. Quand l’ancien député vit Mathéus sans l’enfant, il faillit le battre. Son expédition avait entièrement échoué, il ne s’était emparé ni du père ni du fils.

Fine, sauvée des brutalités de Mathéus, redescendit avec Philippe dans la salle du bas. Et là, les deux frères et la jeune femme embrassèrent le petit Joseph, fous de bonheur.

« Maintenant, nous sommes forts ! s’écria Marius. Une condamnation infâme ne pèse plus sur nous, nous pouvons travailler ouvertement au bonheur decet enfant. »