Les Mystères de Marseille/Troisième partie/Chapitre VIII

La bibliothèque libre.
Charpentier (p. 314-320).

VIII

Le jardinier Ayasse


Philippe, depuis qu’il se cachait à Marseille, menait une vie monotone et son unique joie était d’aller, chaque soir, embrasser son fils à Saint-Barnabé. Marius, par prudence, l’avait supplié d’attendre d’être libéré pour faire de pareilles visites, car il eut mieux valu que le père et l’enfant fussent séparés jusqu’au jour où ils se seraient vus sans courir le risque de se compromettre l’un l’autre. Mais il avait dû céder devant les prières instantes de son frère ; et, pour se tranquilliser, il se disait que M. de Cazalis devait ignorer la présence à Marseille de Philippe et de son fils.

Le condamné, qui ne voyait personne, pas même Marius, venait donc chaque soir chez Ayasse et goûtait là les seules bonnes heures de sa vie. D’ordinaire, dès qu’il était arrivé, le jardinier et sa femme profitaient de sa présence pour s’absenter, pour porter à Marseille les légumes et les fruits qu’ils récoltaient. Il restait seul au logis, il poussait les verrous et jouait avec Joseph, comme un enfant. Une paix se faisait en lui, il oubliait le passé et le présent, il rêvait un avenir de félicité. Lorsqu’il était là, enfermé dans cette vieille maison, si tranquille et si douce, il ne se souvenait plus qu’il était un condamné, un misérable qu’un gendarme pouvait reconduire à la ville, les menottes aux mains ; il se croyait un paysan, un homme qui avait cultivé sa terre toute la journée et qui se reposait le soir. Ces heures sereines lui donnait de nouvelles forces et apaisaient les mauvaises fièvres qui le secouaient parfois.

On n’aurait pas reconnu dans cet homme, courbé et vieilli, veillant sur un enfant comme une nourrice dévouée, le jeune amoureux, élégant et tapageur, qui remplissait Marseille, trois ans auparavant, du bruit de ses bonnes fortunes. Le malheur est une rude école.

Le soir où M. de Cazalis et Mathéus se rendaient à Saint-Barnabé, accompagnés de deux gendarmes, Philippe, comme à son ordinaire, était arrivé chez Ayasse vers six heures. Le jardinier et sa femme l’attendaient pour conduire à Marseille une voiture de raisins. Dès qu’il se trouva seul, il se retira dans la salle du bas et s’enferma. Le petit Joseph n’était guère en train de jouer : il avait couru au milieu des vignes toute la journée, il dormait sur une sorte de vieux canapé, les lèvres souriantes et barbouillées de raisin. Philippe marcha doucement pour ne pas l’éveiller et finit par s’asseoir en face de lui. Il le regardait dormir, au milieu du silence, dans la lueur vague du crépuscule qui tombait. Pendant près d’une heure, il resta ainsi muet et immobile, écoutant la respiration légère de l’enfant, trouvant dans sa contemplation des délices profondes. De grosses larmes, qu’il ne sentait pas, coulaient sur ses joues.

Comme il était là, perdu dans une extase attendrie, on frappa brusquement à la porte, et il lui sembla que des mains se posaient sur ses épaules pour l’arrêter. Les coups violents qui retentissaient le tirèrent de son rêve. Il retomba sur la terre, du haut de ses songes, et il passa de sa sérénité oublieuse à son épouvante de toutes les heures. Là, derrière la porte, il y avait des gendarmes.

À demi levé, il écouta, bien décidé à ne pas ouvrir. Il fermait la porte chaque soir, pour faire croire que la maison était vide. Le petit Joseph dormait toujours, rose et riant. Les coups redoublaient, et le condamné remarqua qu’ils étaient donnés par une main faible et impatiente. Au même instant, il entendit une voix de femme, une voix étouffée, pleine d’effroi, qui balbutiait :

« Ouvrez, ouvrez vite, pour l’amour de Dieu ! »

Il lui sembla reconnaître cette voix, il tira les verrous.

Fine entra d’un bond dans la chambre, referma vivement la porte, essoufflée, défaillante. Pendant une minute, elle reprit haleine, les mains sur son cœur, ne pouvant parler.

Philippe la regardait avec étonnement. Jamais elle ne venait à cette heure chez Ayasse, et il fallait qu’il se passât quelque chose de bien grave pour qu’elle eût risqué une pareille visite, qui le compromettait.

« Quoi donc ? demanda-t-il.

– Ils sont là, répondit Fine en poussant un profond soupir, je les ai vus sur la route et je me suis mise à courir à travers champs pour arriver avant eux.

– De qui parlez-vous ? »

Elle le regarda comme surprise de sa question.

« Ah ! oui, reprit-elle, vous ne savez rien... Je venais pour vous dire qu’on devait vous arrêter ce soir.

– On doit m’arrêter ce soir ! cria le jeune homme en se redressant avec colère.

– Cet après-midi, continua l’ancienne bouquetière, Marius a appris par un hasard providentiel que M. de Cazalis avait requis deux gendarmes pour opérer une arrestation du côté de Saint-Barnabé.

– Toujours, toujours cet homme !

– Alors, Marius, qui est rentré fou de douleur, m’a chargée d’accourir ici, de prendre l’enfant, et de vous conjurer de fuir. »

Philippe fit un pas vers la porte.

« Eh ! non, s’écria la jeune femme avec désespoir, il est trop tard maintenant. Je ne suis pas arrivée à temps. Je vous ai dit qu’ils étaient là. »

Elle sanglotait, elle venait de s’asseoir sur une chaise, près du petit Joseph, et elle le regardait dormir, accablée. Philippe tournait dans la salle, comme pour chercher une issue.

« Et pas un moyen de salut ! murmurait-il. Ah ! j’aime mieux tout risquer. Donnez-moi l’enfant. La nuit vient et peut-être aurai-je le temps de m’échapper. » Il se baissait pour prendre Joseph, lorsque Fine lui saisit les mains, en faisant un geste énergique qui l’invitait à prêter l’oreille. Alors, dans le silence frissonnant, on entendit un bruit de pas devant la maison. Presque en même temps, on heurta brutalement à coups de crosse. Une voix rude cria :

« Ouvrez, au nom de la loi ! »

Philippe devint très pâle et se laissa glisser sur le canapé, à côté de son fils.

« Tout est perdu, murmura-t-il.

– N’ouvrez pas, dit Fine à voix basse. Marius m’a recommandé dans le cas où vous ne pourriez fuir, d’entraver autant que possible votre arrestation, afin de gagner du temps.

– Pourquoi n’est-il pas venu lui-même ?

– Je ne sais. Il ne m’a point communiqué ses projets, il est parti de son côté en courant, tandis que je montais en fiacre pour venir ici.

– Il ne vous a pas dit s’il viendrait nous prêter secours ?

– Non... Je vous le répète, il était fou de douleur. Je l’ai entendu seulement murmurer : « Dieu veuille que je réussisse ! »

À ce moment, les crosses heurtèrent plus violemment la porte, et de nouveau retentit le cri terrifiant :

« Ouvrez, au nom de la loi ! »

Fine mit un doigt sur ses lèvres, pour recommander à Philippe un silence absolu. Chaque coup, chaque mot leur donnait une secousse, augmentait leur angoisse. Entre eux, le petit Joseph dormait toujours, mais d’un sommeil inquiet et agité.

Il y avait déjà près de cinq minutes que les gendarmes frappaient et criaient. L’un d’eux finit par déclarer à M. de Cazalis que la maison paraissait vide et qu’ils n’avaient pas de pouvoirs suffisants pour enfoncer la porte.

« Si nous étions certains que votre homme fût là, ajouta-t-il, nous ferions sauter la serrure ; mais nous ne pouvons courir le risque de tenter une telle chose inutilement.

– L’homme est là à coup sûr ! s’écria Mathéus, je l’ai vu entrer.

– Je réponds de tout, dit à son tour M. de Cazalis, je prends sur moi la responsabilité de vos actes. »

Les deux gendarmes hochèrent la tête, sachant parfaitement qu’eux seuls seraient punis, s’ils violaient un domicile. Ils avaient reçu uniquement l’ordre d’arrêter la personne qu’on leur désignerait, et ils ne voulaient pas dépasser leur consigne.

M. de Cazalis se désespérait de les voir irrésolus, près d’abandonner la partie, lorsqu’un bruit s’éleva dans l’intérieur de la maison.

« Entendez-vous ? dit-il, vous voyez bien que la maison n’est pas vide et que notre homme est là ! »

C’était le petit Joseph qui venait d’ouvrir les yeux. Effrayé de se trouver dans l’obscurité et d’entendre de grosses voix, il avait éclaté en sanglots. Épouvantée, Fine tentait vainement de le rassurer par ses caresses, sans parvenir à étouffer ses cris. Le fils livrait le père.

Les gendarmes frappèrent de nouveau, en criant :

« Si vous n’ouvrez pas, nous enfonçons la porte ! »

À la violence des coups de crosse contre le bois, Philippe comprit que la porte ne résisterait pas longtemps. Il se leva et alluma une lampe, ne craignant plus que la clarté le trahît. Joseph, terrifié par les coups qui ébranlaient la maison, criait plus fort, et Fine, qui s’était dressée et qui le berçait dans ses bras, allait de long en large, désespérée, ne pouvant le faire taire.

« Oh ! laissez-le crier, lui dit Philippe. Maintenant, ils savent que je suis là. »

Et il vint embrasser son enfant, en murmurant d’une voix désolée :

« Pauvre cher petit ! »

Il le regardait, tandis que de grosses larmes emplissaient ses yeux. Quand il l’eut embrassé une dernière fois, il se dirigea vers la porte d’un pas brusque.

Fine l’arrêta.

« Vous allez leur ouvrir ? demanda-t-elle avec angoisse.

– Eh ! oui, répondit-il. N’entendez-vous pas ?... Le bois cède, et la serrure est près de sauter... Ayasse peut revenir d’un moment à l’autre, et d’ailleurs, maintenant que la fuite est impossible, je ne veux pas que cette porte soit endommagée davantage.

– Par grâce, attendez encore... Gagnons du temps.

– Gagner du temps... Pourquoi ? Tout n’est-il pas perdu ?

– Non, j’ai foi en Marius. Il m’a recommandé d’entraver le plus possible votre arrestation, et je vous supplie d’obéir à sa prière. Il y va de votre salut. »

Philippe secoua la tête.

« On me fera payer cher chaque minute de résistance, dit-il. Il vaut mieux de ne pas lutter inutilement. »

Fine voyait que le désespoir le rendait lâche, et elle ne savait plus que dire pour lui donner quelque énergie. Il lui vint une idée soudaine.

« Mais, s’écria-t-elle, que va devenir Joseph ? Quand vous serez arrêté, ces hommes vont le prendre. »

Le jeune homme, qui posait déjà la main sur un verrou, se retourna, pâle et tremblant. Il revint auprès de la jeune femme.

« Ne m’avez-vous pas dit que Cazalis est là avec les gendarmes ? demanda-t-il.

– Oui », répondit-elle.

Il devint plus pâle encore et balbutia d’une voix étranglée :

« Oh ! je comprends tout maintenant... Misérable égoïste, je ne songeais qu’à mon salut, et mon enfant était plus menacé que moi ! Vous avez raison, ils ne viennent m’arrêter ici que pour voler Joseph... Que faire, mon Dieu ? »

À ce moment, un coup fut donné dans la porte, si violent que le bois craqua, comme s’il allait se fendre. Philippe regarda autour de lui d’un air égaré.

« Pas une issue ! reprit-il, et dans quelques minutes cette porte sera enfoncée... Que faire, mon Dieu ! pour leur échapper ? »

Les coups devenaient de plus en plus rudes. On sentait qu’une rage s’emparait des gendarmes devant cette porte qui résistait si longtemps.

Il resta quelques secondes la tête entre les mains, tâchant de réfléchir, de trouver un moyen de salut. Puis, d’une voix basse et rapide :

« Je suis de votre avis, dit-il à Fine. Il faut chercher à gagner du temps... Marius a toujours été mon bon ange.

– Barricadons la porte avec les meubles, s’écria la jeune femme.

– Non, le moyen est mauvais. Une résistance ouverte ne peut que hâter les événements.

– Que voulez-vous donc faire ?

– Ouvrir la porte et me livrer... Auparavant, vous monterez dans le grenier avec Joseph, vous vous cacherez le mieux possible et je m’arrangerai de manière à faire traîner les formalités de mon arrestation pour donner à mon frère le temps de nous secourir.

– Et si l’on vous emmène tout de suite, et si je reste à la merci de ces hommes ?

– Alors, c’est le Ciel lui-même qui voudra notre perte... Il ne s’agit point de raisonner, et nous n’avons pas deux partis à prendre. Entendez-vous ? la porte craque... Pour l’amour de Dieu, montez vite, cachez-vous bien ! »

Il poussa Fine vers l’escalier ; puis, quand elle eut disparu dans l’ombre, il alla tirer les verrous.