Les Mystères de Marseille/Troisième partie/Chapitre V

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Charpentier (p. 299-304).

V

Où Blanche dit adieu au monde


Blanche resta trois semaines au lit, entre la vie et la mort. Les émotions profondes qui l’avaient secouée, la nuit de ses couches, déterminèrent une terrible fièvre qui faillit l’emporter. Pendant ces trois semaines d’agonie, elle eut à son chevet Fine et l’abbé Chastanier. M. de Cazalis, en partant, avait congédié Mme Lambert, inutile désormais, et la porte de la petite maison s’ouvrait de nouveau devant la bouquetière. Aucun gardien ne veillait plus sur l’accouchée, son oncle s’était contenté de remettre sa nièce entre les mains du vieux prêtre, et il comptait bien, à son retour à Marseille, la trouver ensevelie au fond de quelque couvent.

Peu à peu, Blanche se rétablit. Les soins tendres et dévoués qu’elle recevait, les souffles âpres et sains de la mer qui entraient librement par ses fenêtres, l’obligèrent à vivre, malgré le secret désir qu’elle éprouvait de mourir, de quitter ce monde où elle avait déjà tant pleuré. Lorsque le médecin lui annonça qu’elle était sauvée, elle tourna vers Fine ses grands yeux tristes de malade, et, avec un pâle sourire :

« J’aurais été si bien dans la terre ! dit-elle. Il faut donc souffrir encore.

– Voulez-vous ne pas dire cela ! s’écria la jeune fille. Les morts ont froid, allez ! Aimez, faites le bien, et vous aurez toute une vie heureuse devant vous ! » Et elle embrassa Mlle de Cazalis, qui lui répondit d’une voix attendrie :

« Vous avez raison, j’oubliais que je pouvais travailler à soulager les misères des malheureux et trouver ainsi moi-même quelque soulagement à mes souffrances. »

La convalescence marcha rapidement. Bientôt, Blanche put se lever et se traîner jusqu’à la fenêtre ; là, elle s’abîma dans des contemplations consolatrices, en face de la grande mer qui étendait son infini devant elle. Tous les malades devraient aller se guérir au bord des nappes bleues de la Méditerranée, car la vue de cette immensité calme a je ne sais quelle majesté tranquille qui apaise les douleurs.

Ce fut par une claire matinée, devant la fenêtre ouverte, les regards perdus au fond de l’horizon bleuâtre, que Blanche parla nettement à l’abbé Chastanier de sa ferme volonté d’entrer en religion.

« Mon père, lui dit-elle, mes forces reviennent chaque jour, et, comme la vie de ce monde n’est plus faite pour moi, je veux que, dès ma guérison, mes premiers pas me conduisent à Dieu.

– Ma fille, lui répondit le prêtre, cette décision est grave. Avant de vous laisser former des vœux éternels, je dois vous rappeler les biens que vous quittez...

– C’est inutile, interrompit vivement la jeune femme, ma résolution est irrévocable... Vous connaissez toutes les raisons qui me fiancent au Ciel. Vous-même m’avez montré l’amour divin comme le seul refuge contre l’amour humain qui m’a brisée. Ne me traitez pas en petite fille, je vous en prie : traitez-moi en femme qui a beaucoup souffert et qui a besoin de racheter ses lâchetés... Avouez-le, mon père, il n’y a pas pour moi de biens comparables à la tranquillité de l’âme, et si je parviens à goûter les joies du pardon, je n’aurai point à regretter les quelques avantages mondains auxquels je renonce si volontiers... Ne m’empêchez pas d’aller a Dieu. »

L’abbé Chastanier plia la tête. Blanche parlait d’une voix si profonde et si émue, qu’il comprit que la grâce venait de toucher cette pauvre enfant, et qu’il ne pouvait lui refuser les douceurs de l’abnégation.

« Je ne voulais point discuter ma résolution, reprit la convalescente d’une voix plus calme. Je désirais vous consulter sur l’ordre religieux que je dois choisir... Je vous l’ai dit, je me sens forte, et, dans huit jours, il faut que j’aie quitté cette plage dont chaque rocher me rappelle ma courte vie de passion et de douleurs.

– J’ai déjà pensé au choix que vous pourriez faire, répondit le prêtre, et j’ai songé à l’ordre des carmélites.

– Les carmélites ne sont-elles pas cloîtrées ?

– Oui, elles mènent une vie contemplative, elles s’agenouillent devant Dieu et le supplient de pardonner au monde. Ce sont des filles de l’extase... Votre place est parmi elles. Vous êtes faible, vous avez besoin d’oublier, de mettre une infranchissable barrière entre vous et votre adolescence. Je vous conseille de vous enfermer au fond du sanctuaire, loin des hommes, et de vivre dans la prière ardente, pleine d’oubli et de volupté céleste. »

Blanche regardait la grande mer. Les paroles du prêtre avaient mis des larmes au bord de ses paupières. Après un silence, elle murmura, comme se parlant à elle-même :

« Non, non, il y aurait de la lâcheté à chercher ainsi le calme, à m’endormir dans l’extase. Ce serait là une sorte d’égoïsme divin dont je ne veux pas... Je désire gagner mon pardon en travaillant de mes mains et de mon cœur à me rendre utile aux misérables. Si je ne puis veiller mon enfant, il faut que je veille sur les enfants des pauvres mères qui n’ont pas de pain. Je sens qu’à ce prix seul je serai heureuse. »

Il y eut un nouveau silence ; puis, prenant la main de l’abbé et le regardant en face, elle ajouta :

« Mon père, pouvez-vous me faire entrer parmi les sœurs de Saint-Vincent de Paul, celles que l’on nomme les sœurs des pauvres ? »

L’abbé Chastanier se récria, disant qu’elle était bien trop délicate, qu’elle ne pourrait supporter les rudes fatigues qu’endurent ces saintes filles dans les hôpitaux, dans les orphelinats, partout où il y a des services à rendre et des douleurs à soulager.

« Eh ! ne vous inquiétez pas ! s’écria Blanche dans un élan de dévouement, je serai forte pour gagner mon pardon. Je ne puis accepter que le calice du travail. Si je ne me rends pas utile, je n’oublierai jamais... J’ai une dernière prière à vous adresser : qu’on me place dans un orphelinat ; je me croirai la mère de tous les petits êtres confiés à ma garde, je les aimerai comme j’aurais aimé mon enfant. »

Elle pleura, elle parla avec un tel emportement d’amour, que l’abbé Chastanier fut obligé de céder. Il promit de faire les démarches nécessaires, et quelques jours plus tard, il annonça à Blanche que ses vœux seraient exaucés. Du reste, il trouvait naturelle la décision de la jeune femme : son âme, dévouée jusqu’à l’aveuglement, était faite pour comprendre les abnégations extrêmes. Il écrivit à M. de Cazalis, qui lui répondit avec une indifférence parfaite, que sa nièce était libre, et que tout ce qu’elle faisait était bien fait. Au fond, il était enchanté de la voir entrer dans un ordre pauvre et modeste qui ne se montre pas friand de dotations.

La veille du jour où Mlle de Cazalis devait quitter la petite maison, elle se montra inquiète et embarrassée devant l’abbé Chastanier. Fine, qui était là, la pressa de questions sur la cause de cette tristesse soudaine. Elle finit par s’agenouiller devant le prêtre et par lui dire d’une voix tremblante :

« Mon père, je ne suis pas encore morte aux désirs de ce monde ? »

Je voudrais voir mon enfant une dernière fois, avant d’appartenir tout entière à Dieu. »

L’abbé s’empressa de la relever.

« Allez, lui répondit-il, allez où vous pousse votre cœur, et sachez que vous n’offensez pas le Ciel en cédant à vos tendresses. Le Ciel aime ceux qui aiment. C’est là toute la doctrine chrétienne. »

Blanche, émue, se hâta de se vêtir. Fine devait la mener près de son enfant. Elles sortirent bientôt toutes deux. Depuis le jour des couches, elles avaient évité de parler du pauvre petit. La bouquetière avait simplement rassuré la jeune mère en lui disant qu’il était en sûreté, qu’il se portait bien et qu’il recevait tous les soins désirables.

Lorsque Fine et Marius avaient eu le nouveau-né en leur possession, ils étaient revenus en cabriolet à Marseille. Le lendemain, par un coup d’audace qui devait réussir, ils avaient caché l’enfant à Saint-Barnabé, chez la femme du jardinier Ayasse, pensant que jamais M. de Cazalis ne viendrait le chercher là.

Ce fut donc à Saint-Barnabé que Fine conduisit Blanche. Lorsque cette dernière revit la campagne du méger, les grands mûriers qui étalaient leurs branches devant la porte, lorsqu’elle aperçut le banc de pierre sur lequel elle s’était assise avec Philippe, tout le passé lui revint à la mémoire, et elle éclata en sanglots. Une année à peine venait de s’écouler, il lui semblait que des siècles de souffrance séparaient l’heure de ses premières amours de l’heure présente. Elle se voyait encore pendue au cou de son amant, insouciante, espérant un avenir de félicités. Et, en même temps, elle se voyait désolée, le cœur saignant, brisée au point de renoncer aux notes de ses dix-huit ans. Une amertume suprême la serrait à la gorge, lorsqu’elle songeait que quelques mois avaient suffi pour la mener, des espoirs de bonheur qui chantent dans le cœur de toutes les jeunes filles, aux sombres pensées de remords qui emplissent l’âme des pénitentes.

Blanche s’était arrêtée devant la porte du jardinier Ayasse, tremblante d’émotion, n’osant entrer, craignant de trouver le spectre de Philippe dans cette maison, où elle avait reçu les caresses du jeune homme.

Fine, qui s’aperçut de son trouble, dissipa sa terreur et calma la fièvre de ses souvenirs, en lui disant de sa voix calme :

« Allons, entrez... Votre fils est là. »

Blanche franchit vivement le seuil de la maison. Son fils devait la défendre contre le passé. Dès qu’elle eut fait trois pas dans la première pièce, une grande salle rustique et enfumée, elle se trouva devant un berceau. Elle se pencha sur l’enfant qui dormait et le contempla longtemps sans l’éveiller. La mégère, assise près de la porte, tricotait un bas en chantant à demi-voix un air doux et lent de Provence.

Et, comme le crépuscule tombait, Blanche posa un baiser sur le front de l’enfant. Elle pleurait, ses larmes chaudes éveillèrent le pauvre petit qui tendit les bras en se plaignant vaguement. La mère sentit son cœur défaillir. Son devoir ne la retenait-il pas près de ce berceau ? Avait-elle le droit de se réfugier dans le sein de Dieu ? Mais elle eut peur de céder à des désirs inavoués, à des espérances folles. Alors, elle se dit qu’elle avait péché et qu’elle devait être punie, elle crut entendre une voix qui lui criait : « Ton châtiment sera d’être privée des caresses de ton enfant ! » Et elle s’enfuit, en sanglotant, après avoir couvert de baisers le visage de celui qu’elle se condamnait à ne plus revoir.

Désormais, la jeune femme était bien morte à tous les amours, elle venait de briser le dernier lien qui l’attachait à ce monde. Cette crise suprême la débarrassa de sa chair. Elle devint tout âme.

En revenant à Marseille, elle remit à Fine les papiers qui constataient l’identité de son fils. Le lendemain, elle partit pour une petite ville du département du Var, où elle entra dans un orphelinat, ainsi qu’elle en avait témoigné le désir.