Les Mystères de Marseille/Troisième partie/Chapitre VI

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Charpentier (p. 305-308).

VI

Un revenant


Deux années s’écoulèrent. Dès les premiers mois, Marius épousa Fine et alla s’établir avec elle dans un petit logement, clos et discret, du cours Bonaparte. M. Martelly, qui signa au contrat, fournit la dot de Marius en l’intéressant aux affaires de sa maison ; il ne le considéra plus comme un employé, mais comme un associé qui apportait pour capital son intelligence et son dévouement. De son côté, Fine quitta son kiosque du cours Saint-Louis, afin de se consacrer entièrement à son ménage ; mais, voulant continuer à gagner sa vie, elle fit, dans ses moments de loisir, des fleurs artificielles qu’elle savait rendre vivantes de grâce et de fraîcheur. Parfois, quand on la complimentait sur son habileté, elle soupirait, elle regrettait ses bouquets frais et parfumés d’autrefois. « Ah ! si vous voyiez les roses du bon Dieu ! » disait-elle.

Ce furent deux années de bonheur tranquille. Le jeune ménage vécut comme dans un nid de mousse, tiède et caché. Les jours se suivaient, également heureux, pleins d’une douce monotonie. Et les époux auraient voulu que l’éternité s’étendît ainsi devant eux, ramenant à chaque heure les mêmes baisers et les mêmes joies. Le matin, Marius partait pour son bureau ; Fine se mettait devant sa petite table, tournant des tiges, gaufrant des pétales, créant de ses doigts légers de délicates fleurs de mousseline. Puis, le soir, ils s’en allaient tous deux par les rues bruyantes, et ils gagnaient le bord de la mer, du côté d’Endoume. Ils avaient trouvé là un coin de rochers, où ils s’asseyaient, seuls, en face de l’immensité bleue la nuit tombait, ils regardaient avec émotion la grande mer qui les avait fiancés autrefois, à Saint-Henri. C’était ainsi qu’ils venaient la remercier et chercher dans ses voix profondes le chant qui convenait à leurs amours. Quand ils s’en retournaient, ils s’aimaient davantage, ils goûtaient des nuits plus heureuses.

Une fois par semaine, le dimanche, ils passaient la journée à la campagne. Ils partaient dès le matin pour Saint-Barnabé, et ne rentraient que le soir. La visite qu’ils rendaient au fils de Blanche et de Philippe était pour eux une sorte de pèlerinage. Puis, ils se trouvaient à leur aise chez le jardinier Ayasse, sous les mûriers de la porte. La chaude campagne les emplissait d’une gaieté vive, ils avaient de féroces appétits, ils redevenaient turbulents et jeunes. Tandis que lui causait avec le méger, elle jouait à terre avec l’enfant. Et c’étaient des éclats de rire, des puérilités adorables. Selon le désir de Blanche, tous deux avaient servi de parrain et de marraine à son fils et lui avaient donné le nom de Joseph. Lorsque Joseph appelait la jeune femme : « Maman, elle soupirait, elle regardait son mari, comme pour l’accuser de ne pas lui donner un petit ange blond, pareil à son filleul ; puis, elle serrait ce dernier dans ses bras, elle l’aimait comme si elle eût été sa mère.

Joseph grandissait, charmant et délicat, ainsi qu’un enfant de l’amour. Il marchait déjà seul et bégayait quelques mots dans ce bavardage délicieux du premier âge. Marius et Fine se contentaient de l’adorer. Plus tard, ils songeraient à faire de lui un homme et à lui assurer la position à laquelle il avait droit.

Mais le jeune ménage ne s’oubliait pas dans ses joies, au point de ne plus songer au fugitif, à ce pauvre Philippe qui vivait seul et désolé en Italie. Son frère s’occupait activement de lui obtenir sa grâce, pour qu’il pût rentrer à Marseille et recommencer une nouvelle vie, une vie de travail. Malheureusement, les obstacles croissaient devant le jeune homme, et il sentait une résistance sourde qui faisait échouer ses efforts les plus énergiques. D’ailleurs, il ne désespérait de rien, il était même certain d’arriver à son but un jour ou l’autre.

En attendant, il se contentait d’échanger quelques lettres avec Philippe, lui recommandant d’avoir du courage et surtout de ne pas céder à l’envie de rentrer en France. Une pareille imprudence pouvait tout perdre. Philippe répondait qu’il était à bout de force qu’il s’ennuyait à mourir. Ce désespoir, cette impatience effrayaient son frère, qui allait jusqu’à inventer des mensonges pour retenir le fugitif en exil. Il lui promettait d’avoir sa grâce dans un mois, puis, le mois écoulé, il lui assurait que ce serait à coup sûr pour le mois suivant. Pendant plus d’une année, il le fit patienter ainsi.

Un dimanche soir, comme Fine et Marius revenaient de Saint-Barnabé des voisins leur dirent qu’un homme était venu les demander à plusieurs reprises dans l’après-midi. Comme ils allaient se mettre au lit, après avoir cherché vainement quel pouvait être cet homme, on frappa doucement à leur porte. Marius, qui alla ouvrir, resta stupéfait.

« Comment, c’est toi ! » s’écria-t-il d’une voix désespérée.

Fine accourut et reconnut Philippe qui l’embrassa, après avoir embrassé son frère.

« Oui, c’est moi, répondit-il, je serais mort là-bas, j’ai voulu revenir à tout prix.

– Quelle folie ! reprit Marius avec accablement. J’étais certain d’avoir ta grâce... Maintenant, je ne réponds plus de rien.

– Bah ! je me cacherai jusqu’au jour où tu auras réussi... Je ne pouvais plus vivre loin de vous, loin de mon enfant... C’était une maladie.

– Mais que ne m’as-tu prévenu ? J’aurais pris certaines précautions.

– Eh ! si je t’avais prévenu, tu m’aurais empêché de rentrer à Marseille. J’ai fait un coup de tête. Toi qui es sage, tu répareras tout. » Et Philippe, se tournant vers Fine, lui demanda vivement :

« Comment se porte mon petit Joseph ? » Alors, les dangers que courait le fugitif furent oubliés. Après la surprise et le mécontentement des premières minutes, vinrent des effusions, toute une causerie tendre qui se prolongea jusqu’à trois heures du matin. Philippe conta ses misères, ses souffrances d’exilé. Il avait donné çà et là des leçons de français pour vivre, évitant de se fixer dans un endroit, préférant rester seul et inconnu. Lorsqu’il eut confessé toutes ses douleurs, son frère, profondément ému, ne songea plus à lui reprocher son retour ; il chercha au contraire les moyens de le cacher à Marseille, afin qu’il pût attendre sa grâce auprès de son petit Joseph.

Marius exigea d’abord que Philippe se fît raser, ce qui changea toute la physionomie du jeune homme. Puis, il l’habilla de vêtements grossiers et le fit entrer comme portefaix chez Cadet, le frère de sa femme, qui avait succédé à Sauvaire. Il était entendu que Cadet laisserait Philippe se promener en paix sur le port, sans lui imposer le moindre travail. Dès le second jour, le faux portefaix voulut travailler pour se distraire, et il se chargea de conduire une escouade d’hommes de peine.

Pendant plusieurs mois, les choses en restèrent là. Marius s’attendait d’un jour à l’autre à pouvoir libérer son frère. Quant à Philippe, il était parfaitement heureux. Chaque soir, il se rendait à Saint-Barnabé, et là, goûtait près de son fils des joies qui lui faisaient oublier les tristesses de sa vie.

Il y avait une année déjà qu’il était à Marseille, lorsqu’un soir, en arrivant chez le jardinier Ayasse, il crut voir derrière lui un homme grand et sec, qui le suivait depuis le port. Les rires de bienvenue du petit Joseph lui firent oublier cet incident. S’il avait tourné la tête, le lendemain, il aurait vu que l’homme grand et sec l’accompagnait et l’espionnait de nouveau.