Les Mystères de Marseille/Troisième partie/Chapitre XVII

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Charpentier (p. 393-400).

XVII

Ce que le prévoyant Mathéus n’avait pas prévu


L’entrevue fut courte et émue. Philippe prit un instant le petit Joseph sur ses genoux, et il éprouva un brusque attendrissement.

« Je vous le confie, dit-il à Fine et à Marius. Je ne le reverrai peut-être pas, mais je sais qu’il lui restera toujours un père et une mère. »

Marius demeura silencieux. Il comprenait que son frère croyait accomplir un devoir, et il ne lui dit plus un mot pour le retenir. Fine avait de grosses larmes dans les yeux.

Philippe parut faire un effort pour s’arracher de cette chambre où flottait un muet désespoir. Il voulut échapper aux lâchetés tendres qui l’envahissaient. Il donna un dernier baiser à son fils et le remit sur les genoux de Fine. Puis, marchant d’un pas fiévreux, comme pour secouer ses pensées, il alla vers la fenêtre. Cette fenêtre donnait sur la Grand-Rue. Alors, il se tourna vers la jeune femme, après avoir jeté un regard au-dehors.

« Il ne faudra pas rester sur la chaise où vous êtes, lui dit-il. Venez vous mettre de ce côté, loin de la fenêtre... Des balles pourraient entrer ici. »

Il s’arrêta et ne put retenir un cri qui lui montait aux lèvres.

« Ah ! la guerre est maudite ! Je l’ai appelée de tous mes vœux, et la voilà qui met en danger ceux que j’aime ! » Sa main serrait désespérément son front. Il était sur le point d’éclater en sanglots nerveux ; il reprit d’une voix brutale, en se dirigeant vers la porte :

« Viens-tu, Marius ? »

Puis, sur le seuil, il eut un dernier adieu pour Fine et Joseph, qui le regardaient s’éloigner. Lui et son frère ne songeaient guère à M. de Cazalis, en ce moment, et la pensée d’un coup de main était loin de leur esprit. Ils craignaient simplement pour la jeune femme et l’enfant les brutalités des insurgés et des soldats, au milieu de la bagarre.

Quand ils furent sur le palier, ils trouvèrent M. de Girousse qui paraissait se cacher dans un coin de la fenêtre et regarder attentivement.

« Dites, leur demanda-t-il, connaissez-vous ce vilain oiseau-là ? »

Et, du doigt, il leur désignait Mathéus, planté de l’autre côté de la place.

« Voilà une demi-heure que je suis ses mouvements, continua le comte. Il n’a pas cessé d’examiner cette maison. Cet homme doit avoir de méchants projets. »

Les deux frères regardèrent dans la direction indiquée.

« Est-ce l’homme qui a les cheveux rouges ? demanda Marius.

– Précisément, répondit le comte. Je déteste les roux. Puis, j’ai un flair particulier pour deviner les coquins. Celui-là a des yeux louches et un sourire silencieux qui n’annoncent rien de bon.

– Mais, dit Philippe, je connais cet individu. C’est un démocrate exalté. Je me souviens de l’avoir entendu faire des discours incendiaires dans les clubs... Je ne l’ai jamais bien examiné, et je vous avoue que j’ai toujours éprouvé pour lui une sorte de répugnance... Tenez, il regarde encore de ce côté. »

Une vague défiance venait de s’emparer du jeune homme. Il s’imaginait que Mathéus pouvait être un agent provocateur, un de ces traîtres qui se glissaient alors parmi les démocrates et qui les poussaient aux résolutions extrêmes, pour les livrer ensuite à la police.

Marius avait d’autres craintes qu’il n’osait formuler.

« Viens, dit-il à Philippe, il faut savoir pourquoi cet homme regarde ainsi cette maison. »

Ils descendirent et se mêlèrent à la foule. Ils ne perdirent pas Mathéus des yeux, tout en feignant de ne point s’occuper de lui. Pendant près de dix minutes, ils se promenèrent sur la place, sans se relâcher de leur surveillance.

Mathéus gâtait ses meilleurs calculs par une confiance superbe. Il avait si bien prévu chaque fait, tout lui avait si bien réussi jusque-là, qu’il croyait la victoire assurée. Déjà il triomphait, il oubliait sa prudence habituelle, en se disant que, dans la bagarre, tout le monde avait perdu la tête, et que personne ne faisait attention à lui.

Quand il aperçut les deux frères, il cessa d’examiner la maison et prit un air bonhomme. La tête basse, il sembla réfléchir profondément. Marius et Philippe le virent descendre du perron et errer dans la foule, en proie à une perplexité visible. À la vérité, il discutait avec lui-même s’il ne devait pas aller voler l’enfant tout de suite, avant la lutte, pour éviter de se compromettre en restant davantage au milieu des barricades. Il s’agissait seulement de se débarrasser de Fine, cela ne l’inquiétait guère, il userait d’un bâillon, au pis aller d’un coup de couteau. Ce qui l’inquiétait davantage, ce qui lui donnait cet air de profonde réflexion, c’était cette maudite perruque rouge qui lui avait servi jusque-là de drapeau, et dont il aurait voulu se débarrasser pour tout au monde. Il se disait, avec raison, qu’elle le clouait à son poste, qu’elle lui enlevait sa liberté d’action : jamais il ne pourrait emporter un enfant dans ses bras tant qu’il resterait « l’homme aux cheveux rouges », comme on le nommait, le fougueux tribun qui avait parlé un jour de brûler Marseille.

Mathéus se promena longtemps, ne pouvant se décider. Il comprenait toute la gravité d’un changement de physionomie. Philippe et Marius, à le voir jeter des regards sournois autour de lui, avaient acquis la certitude que M. de Girousse ne s’était pas trompé. Brusquement il fit un mouvement, comme un homme qui prend une résolution, et se dirigea vers la porte d’une des maisons de la place. Il y entra, après s’être assuré si personne ne l’espionnait.

Quelques minutes plus tard, les deux frères, les yeux fixés sur la porte de la maison, y virent apparaître un monsieur légèrement chauve, qui portait le même costume que l’homme aux cheveux rouges.

Philippe retint un cri de colère. Il avait reconnu Mathéus, dans un coup d’œil.

« Ah ! le misérable ! dit-il d’une voix étouffée à son frère, c’est l’âme damnée de Cazalis, celui qui a déjà tenté de voler Joseph chez Ayasse.

– Je sentais quelque guet-apens, murmura Marius qui avait pâli.

– Je m’explique tout maintenant !... Ce sont ces maudits cheveux rouges qui me déroutaient... Cet homme ne me paraissait pas inconnu ; mais je ne l’avais vu que le soir, je ne pouvais mettre un nom sur ce masque. »

Marius interrompit son frère.

« Les minutes sont précieuses, dit-il. Cazalis doit être là, dans l’ombre. Il a attaché une de ses créatures à tes pas pour te perdre et, au dénouement, il a envoyé ici ce misérable pour s’emparer de Joseph. Je ne m’explique pas comment tout cela s’est fait, mais il faut d’abord nous débarrasser de cet homme. Nous verrons ensuite. »

Philippe garda le silence, écrasé par la pensée des malheurs que lui seul avait amenés.

« Tu comprends, reprit Marius, nous ne pouvons le faire arrêter en l’accusant d’un rapt qu’il n’a pas encore commis. Puis, nous ne trouverions personne ici pour le prendre au collet.

– Tu te trompes, dit le républicain dont les yeux venaient de s’éclairer. J’ai une idée. Attends. »

Philippe courut vers un groupe d’ouvriers, qui lui étaient entièrement dévoués. Il leur parla bas pendant quelques instants, et revint trouver Marius en lui disant :

« Regarde, notre homme est pris au piège. »

Les ouvriers s’étaient dispersés ; puis, un à un, ils avaient manœuvré de façon à entourer Mathéus. Celui-ci, ne se doutant de rien, prenait des airs placides de bourgeois, lorsqu’il fut brutalement interpellé par un des ouvriers.

« Rentrez chez vous, lui dit cet homme.

– Attends, reprit un autre, le citoyen ne m’est pas inconnu.

– Eh ! cria un troisième, qu’avez-vous fait de vos cheveux rouges ?

– C’est un faux frère ! c’est un faux frère !, hurla tout le groupe.

Ce cri courut la place. Il se forma un rassemblement, au milieu duquel Mathéus était violemment secoué. Un des insurgés l’avait fouillé, et la perruque rouge, trouvée dans une de ses poches, était devenue une preuve de culpabilité, qui passait de main en main. On parlait de pendre le misérable, car chacun, en se rappelant le rôle qu’il avait joué, criait qu’il était un agent provocateur, un homme de la police, et qu’il fallait faire un exemple en l’accrochant à une lanterne.

Mathéus tremblait d’épouvante. Il ne raisonnait guère en ce moment, et il ne fut pas surpris, lorsqu’il vit Philippe lui-même venir à son secours.

« Allons, mes amis, dit ce dernier aux ouvriers irrités, ne salissez pas vos mains en tuant cet homme... Il suffira de le garder à vue. Il pourra nous être utile plus tard... Seulement, s’il tente de fuir, qu’on lui loge une balle dans le dos. »

Deux ouvriers, sur les ordres du jeune homme, s’emparèrent de Mathéus et l’enfermèrent dans une petite boutique. L’un d’eux resta à la porte, le fusil armé.

Mathéus se mit à faire d’assez tristes réflexions. Il se maudit cent fois pour l’étrange idée qu’il avait eue de retirer sa perruque. D’ailleurs, il ne soupçonna pas un instant la part que les Cayol avaient prise à son arrestation. Philippe ayant feint de ne pas le reconnaître, il s’imaginait que sa mésaventure venait seulement de ce que les insurgés le prenaient pour un agent provocateur, accusation contre laquelle il n’avait pu se défendre. Au fond, il raillait même ses adversaires de lui être venus en aide. Du reste, il ne se désespérait pas outre mesure ; car il avait toujours considéré les ouvriers comme des imbéciles, et il se disait qu’il saurait bien leur échapper, lors de l’attaque des barricades. Ce n’était qu’un contretemps. Il s’agissait d’attendre. Philippe s’était retiré avec Marius, dans un coin de la place, et lui disait d’une voix basse et animée :

« J’ai préféré ne pas le laisser pendre... Si nous étions vainqueurs, cet homme deviendrait entre nos mains une arme terrible contre Cazalis.

– Et si vous êtes vaincus ? demanda Marius.

– Si nous sommes vaincus, reprit sourdement Philippe, je te confie mon enfant. Tu le protégeras... Ne m’accable pas. Je dois aller droit devant moi, sans regarder en arrière. »

La conversation des deux frères fut interrompue par un murmure qui s’éleva au milieu de la place. Il était environ deux heures. Depuis plus d’une heure, les barricades étaient terminées, les insurgés attendaient. Ils avaient profité de cet instant de répit pour organiser un plan de défense et prendre leurs dernières dispositions. Après l’arrestation de Mathéus, un silence de mort s’était établi.

Chaque ouvrier, cloué à son poste, regardait fixement devant lui, le fusil armé, se renfermant dans une pensée de vengeance.

Tout d’un coup, ceux qui gardaient la barricade de la Grand-Rue virent s’avancer deux personnes qui pénétrèrent hardiment sur la place. En entendant le murmure dont on les accueillait, Philippe s’approcha et reconnut M. Martelly et l’abbé Chastanier. L’armateur vint vivement à sa rencontre.

« Par pitié, lui dit-il, si vous avez quelque pouvoir sur ces hommes, détournez-les d’une lutte fratricide.

– Mon enfant, murmura de son côté le prêtre, je suis venu à vous pour vous supplier à mains jointes d’éviter l’effusion du sang. »

Philippe secoua la tête sans répondre. Il était contrarié de leur venue, il se sentait plus coupable, plus accablé devant eux. L’armateur continua :

« Vous le voyez, je viens, comme je vous l’avais promis, me mettre entre le feu du peuple et celui de la troupe... Je regrette amèrement aujourd’hui de n’avoir pas conquis une popularité de quelques jours sur les ouvriers, afin de les forcer à m’écouter et à suivre mes conseils.

– Je ne puis rien, finit par dire Philippe. Ces hommes sont exaspérés, ils m’écoutent parce que je pense, comme eux, que le peuple a une vengeance à tirer ; mais, si je leur parlais de pardon et d’oubli, ils me tourneraient le dos. Essayez vous-même. »

Les ouvriers s’étaient peu à peu rapprochés. M. Martelly se dirigea vers eux.

« Mes amis, cria-t-il, je suis chargé de vous annoncer qu’on fera justice à vos réclamations. Je viens de voir le commissaire du gouvernement. »

Ces paroles retentirent au milieu d’un silence frissonnant d’une sourde colère. Puis, au bout d’un instant, la foule entière répondit dans un seul cri :

« Il est trop tard ! »

Alors, l’abbé Chastanier s’adressa à chaque ouvrier. Mais, un à un, ils s’éloignèrent tous, farouches, ne voulant rien entendre. Quand il leur disait que Dieu défend de verser le sang, « pourquoi lui répondaient-ils, n’avez-vous pas dit cela ce matin à la garde nationale ? » De son côté, M. Martelly n’était pas plus heureux. On le connaissait pour un esprit indépendant, mais on le savait riche, on l’accusait peut-être secrètement de céder à la peur.

Le prêtre et l’armateur revinrent désespérés près de Philippe. Celui-ci aurait désiré les voir réussir, mais il n’osait les aider ouvertement. En face de ses fautes, dont il voyait maintenant les conséquences, en face des dangers qui menaçaient les siens, il éprouvait une lâcheté.

« Je vous avais avertis, dit-il, toute tentative pacifique est inutile. Le peuple veut se battre et il se battra. Laissez-nous faire notre devoir. »

Il s’arrêta pour prêter l’oreille. Un bruit sourd, un cliquetis lointain venait de la Grand-Rue.

« Voici la troupe et la garde nationale », reprit-il d’une voix grave.

Et il s’éloigna rapidement, après avoir serré la main de Marius, qui se hâta de remonter près de Fine. M. Martelly et l’abbé Chastanier s’avancèrent vers la barricade de la Grand-Rue, derrière laquelle venait de se poster Philippe.

Le silence, un silence écrasant, s’était fait de nouveau, et, dans ce silence, on entendait les pas lourds et réguliers des soldats. Les insurgés, accroupis, cachés, attendaient.