Les Mystères du peuple/I/11

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Les Mystères du peuple — Tome I
LE CASQUE DE DRAGON - L'ANNEAU DU FORÇAT - Chap. XI.
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CHAPITRE XI.


Comment la famille du marchand de toile, Georges Duchêne et son grand-père, assistèrent à une imposante cérémonie et à une touchante manifestation, aux cris de Vive la république ! — Comment le numéro onze cent vingt, forçat au bagne de Rochefort, fut menacé du bâton par un argousin et eut un entretien avec un général de la république, et ce qu’il en advint. — Ce que c’était que ce général et ce forçat.


1848-1849.




Après la bataille, après la victoire, l’inauguration du triomphe et la glorification des cendres des victimes !

Quelques jours après le renversement du trône de Louis-Philippe, vers les dix heures du matin, la foule se pressait aux abords de l’église de la Madeleine, dont la façade disparaissait entièrement sous d’immenses draperies noires et argent. Au fronton du monument on lisait ces mots :

république française
Liberté — Égalité — Fraternité.

Un peuple immense encombrait les boulevards, où s’élevaient, depuis la Bastille jusqu’à la place de la Madeleine, deux rangs de hauts trépieds funéraires. Ce jour-là, on honorait les mânes des citoyens morts en février pour la défense de la liberté. Un double cordon de garde nationale, commandée en premier par le digne général Courtais, et en second par un vieux soldat de la cause républicaine, le brave Guinard, formait la haie.

La population, grave, recueillie, avait conscience de sa souveraineté nouvelle, conquise par le sang de ses frères.

Bientôt le canon tonna, l’hymne patriotique de la Marseillaise retentit. Les membres du gouvernement provisoire arrivaient ; c’étaient les citoyens : Dupont (de l’Eure), Ledru-Rollin, Arago, Louis Blanc, Albert, Flocon, Lamartine, Crémieux, Garnier-Pagès, Marrast. Ils montèrent lentement l’immense perron de l’église : des écharpes tricolores, nouées en sautoir, distinguaient seules les citoyens chargés, à cette époque, des destinées de la France.

À leur suite venaient, reniant la royauté si longtemps flattée par eux, et acclamant la république et la souveraineté populaire, par le seul fait de leur présence à cette cérémonie solennelle, les grands corps de l’État, la haute magistrature en robe rouge, les corps savants, revêtus de leur costume officiel, les maréchaux, les généraux en grand uniforme ; tous allaient prier des lèvres, sinon du cœur, pour la mémoire de ceux que la veille encore ils traitaient d’émeutiers, de factieux, avec une haine dédaigneuse et superbe.

Des cris passionnés de : Vive la république ! éclatèrent sur le passage de ces dignitaires, dont la plupart, courtisans de tant de régimes, et, à cette heure, néophytes républicains, avaient blanchi au service de la couronne, comme ils disaient. Ces cris austères semblaient leur rappeler la solennité de leur adhésion.

Plus d’un homme en robe rouge ou en habit doré, le front encore moite de la peur de la veille, souriait d’un air contraint ; plus surpris que touché de la contenance digne et calme de ce peuple héroïque, de ce peuple qui, par ses paroles, par ses actes, par ses privations, par la protection dont il couvrait les personnes et les propriétés en l’absence de toute force publique organisée, prouvait, en se montrant si jaloux de ses devoirs, qu’il était à la hauteur des droits souverains qu’il venait de reconquérir.

Toutes les fenêtres des maisons situées sur la place de la Madeleine étaient garnies de spectateurs. À l’entresol d’une boutique occupée par un des amis de M. Lebrenn, on voyait aux croisées madame Lebrenn et sa fille, toutes deux vêtues de noir ; M. Lebrenn, son fils, ainsi que le père Morin et son petit-fils, Georges, qui portait le bras en écharpe : tous deux faisaient dès lors, pour ainsi dire, partie de la famille du marchand. La surveille de ce jour, M. et madame Lebrenn avaient annoncé à leur fille qu’ils consentaient à son mariage avec Georges. Aussi lisait-on sur les beaux traits de Velléda l’expression d’un bonheur profond, contenu par le caractère imposant de la cérémonie, qui excitait une pieuse émotion dans la famille du marchand. Lorsque le cortège fut entré dans l’église, et que la Marseillaise eut cessé de retentir, M. Lebrenn, dont les yeux étaient humides, s’écria avec enthousiasme :

— Oh ! c’est un grand jour que celui-ci… c’est l’inauguration de notre république pure de tout excès, de toute proscription, de toute souillure… Clémente comme la force et le bon droit, fraternelle comme son symbole, sa première pensée a été de renverser l’échafaud politique, cet échafaud que, vaincue, elle eût arrosé du plus pur, du plus glorieux de son sang. Voyez : loyale et généreuse, elle appelle maintenant à un pacte solennel d’oubli, de pardon, de concorde, juré sur les cendres des derniers martyrs de nos libertés, ces magistrats, ces généraux, naguère encore implacables ennemis des républicains, qu’ils frappaient par le glaive de la loi, par le glaive de l’armée… Oh ! c’est beau ! c’est noble ! tendre ainsi, à ses adversaires de la veille, une main amie et désarmée !

— Mes enfants ! — dit madame Lebrenn, — espérons… croyons que ces martyrs de la liberté, dont on honore aujourd’hui les cendres, seront les dernières victimes de la royauté !

— Oui ! car partout la liberté s’éveille ! — s’écria Sacrovir Lebrenn avec enthousiasme. — Révolution à Vienne… révolution à Milan… révolution à Berlin… Chaque jour apporte la nouvelle que la commotion républicaine de la France a ébranlé tous les trônes de l’Europe !… La fin des rois est venue !

— Une armée sur le Rhin, une autre sur la frontière du Piémont pour marcher à l’aide de nos frères d’Europe, s’ils ont besoin de notre secours, — dit Georges Duchêne, — et la république fait le tour du monde !… Alors, plus de guerre, n’est-ce pas, monsieur Lebrenn ?… Union ! fraternité des peuples ! paix générale ! travail ! industrie ! bonheur pour tous !… Plus d’insurrections, puisque la lutte pacifique du suffrage universel va désormais remplacer ces luttes fratricides dans lesquelles tant de nos frères ont péri.

— Oh ! — s’écria Velléda Lebrenn, qui des yeux avait suivi son fiancé tandis qu’il parlait, — que l’on est heureux de vivre dans un temps comme celui-ci ! Que de grandes et nobles choses nous verrons, n’est-ce pas, mon père ?

— En douter, mes enfants ! serait nier la marche, le progrès constant de l’humanité !… — dit M. Lebrenn. — Et jamais l’humanité n’a reculé…

— Que le bon Dieu vous entende, monsieur Lebrenn ! — reprit le père Morin. — Et quoique bien vieux, j’aurai ma petite part de ce beau spectacle.. Après ça, c’est être trop gourmand aussi ! — ajouta le bonhomme d’un air naïf et attendri en regardant la fille du marchand. — Est-ce que j’ai encore quelque chose à désirer, moi ? maintenant que je sais que cette bonne et belle demoiselle doit être la femme de mon petit-fils ? Ne fait-il pas à cette heure partie d’une famille de braves gens ? la fille valant la mère… le fils valant le père… Dame !… quand on a vu cela, et qu’on est aussi vieux que moi… l’on n’a plus rien à voir… on peut s’en aller… le cœur content !…

— Vous en aller, bon père ? — dit madame Lebrenn en prenant une des mains tremblantes du bonhomme. — Et ceux qui restent et qui vous aiment ?

— Et qui se sentiront doublement heureux, — ajouta Velléda en prenant l’autre main du vieillard, — si vous êtes témoin de leur bonheur !

— Et qui tiennent à honorer longuement en vous, bon père, le travail, le courage et le grand cœur ! — reprit Sacrovir avec un accent de respectueuse déférence, pendant que le vieillard, de plus en plus ému, portait à ses yeux ses mains tremblantes et vénérables.

— Ah ! vous croyez, monsieur Morin, — dit M. Lebrenn en souriant, — vous croyez que vous n’êtes pas aussi notre bon grand-père à nous ? vous croyez que vous ne nous appartenez pas maintenant, aussi bien qu’à notre cher Georges ? comme si nos affections n’étaient pas les siennes, et les siennes les nôtres !

— Mon Dieu ! mon Dieu ! — reprit le vieillard, si délicieusement ému que ses larmes coulaient, — que voulez-vous que je vous réponde ? C’est trop… c’est trop… je ne peux que dire merci et pleurer. Georges, toi qui sais parler, réponds pour moi, au moins !

— Ça vous est bien facile à dire, grand-père, — reprit Georges non moins ému que le vieillard.

— Mon père ! — dit vivement Sacrovir en s’avançant vers la fenêtre. — Vois donc ! vois donc !…

Et il ajouta avec exaltation :

— Oh ! brave et généreux peuple entre tous les peuples !…

À la voix du jeune homme tous coururent à la fenêtre.

Voici ce qu’ils virent sur le boulevard, laissé libre par l’accomplissement de la cérémonie funèbre :

À la tête d’un long cortège d’ouvriers marchaient quatre des leurs, portant sur leurs épaules une sorte de pavois enrubané, au milieu duquel se voyait une petite caisse de bois blanc ; venait ensuite un drapeau sur lequel on lisait :

Vive la république !
Liberté — Égalité — Fraternité.
offrande à la patrie.

Les passants s’arrêtaient, saluaient, et criaient avec transport :

— Vive la république !

— Ah ! je les reconnais bien là ! — s’écria le marchand les yeux mouillés de larmes. — Ce sont eux, eux, prolétaires… eux qui ont dit ce mot sublime : Nous avons trois mois de misère au service de la république… eux, pauvres, et les premiers frappés par la crise du commerce. Et pourtant les voici les premiers à offrir à la patrie le peu qu’ils possèdent… la moitié de leur pain de demain, peut-être…

— Et ceux-là, les déshérités, qui donnent un tel exemple aux riches, aux heureux du jour… ceux-là, qui montrent tant de générosité, tant de cœur, tant de résignation, tant de patriotisme, ne sortiraient pas enfin de leur servage ! — s’écria madame Lebrenn. — Quoi ! leur intelligence, leur travail opiniâtre, seraient toujours stériles pour eux seuls ! quoi ! pour eux, toujours la famille serait une angoisse ? et le présent, une privation ? l’avenir, une épouvante ? la propriété un rêve sardonique ? Non, non ! Dieu est juste !… Ceux-là qui triomphent avec tant de grandeur ont enfin gravi leur Calvaire ! Le jour de la justice est venu pour eux. Et je dis comme votre père, mes enfants : C’est un grand et beau jour que celui-ci ! jour d’équité… de justice… pur de toute vengeance !

— Et ces mots sacrés sont le symbole de la délivrance des travailleurs ! — dit M. Lebrenn en montrant du geste cette inscription attachée au fronton du temple chrétien :

Liberté — Égalité — Fraternité.

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C’est près de dix-huit mois ensuite de cette journée si imposante par cette cérémonie religieuse, et si riche de splendides espérances qu’elle donnait à la France… au monde !… que nous allons retrouver M. Lebrenn et sa famille.

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Voilà ce qui se passait au commencement du mois de septembre 1849 au bagne de Rochefort.

L’heure du repas avait sonné : les forçats mangeaient.

L’un de ces galériens, vêtu, comme les autres, de la veste et du bonnet rouge, portant au pied la manille, ou anneau de fer auquel se rivait une lourde chaîne, était assis sur une pierre et mordait son morceau de pain noir d’un air pensif.

Ce forçat était M. Lebrenn.

Il avait été condamné aux travaux forcés par un conseil de guerre, après l’insurrection de juin 1848.

Les traits du marchand avaient leur expression habituelle de fermeté sereine ; seulement, sa figure, exposée pendant ses durs travaux à l’ardeur du soleil, était devenue, pour ainsi dire, couleur de brique.

Un garde-chiourme, le sabre au côté, le bâton à la main, après avoir parcouru quelques groupes de condamnés, s’arrêta, comme s’il eût cherché quelqu’un des yeux, puis s’écria en agitant son bâton dans la direction de M. Lebrenn :

— Eh ! là-bas !… Numéro onze cent vingt !

Le marchand continua de manger son pain noir de fort bon appétit et ne répondit pas.

Numéro onze cent vingt ! — cria de nouveau l’argousin. — Tu ne m’entends donc pas, gredin ?

Même silence de la part de M. Lebrenn.

L’argousin, maugréant et irrité d’être obligé de faire quelques pas de plus, s’approcha rapidement du marchand, et le touchant du bout de son bâton, lui dit brutalement :

— Sacredieu ! tu es donc sourd, toi, dis donc l’animal ?

Le visage de M. Lebrenn, lorsqu’il se sentit touché par le bâton de l’argousin, prit une expression terrible… Puis, domptant bientôt ce mouvement de colère et d’indignation, il répondit avec calme :

— Que voulez-vous ?

— Voilà deux fois que je t’appelle… Onze cent vingt ! et tu ne me réponds pas… Est-ce que tu crois me faire aller ? Prends-y garde !…

— Allons, ne soyez pas brutal, — répondit M. Lebrenn en haussant les épaules. — Je ne vous ai pas répondu parce que je n’ai pas encore perdu l’habitude de m’entendre appeler par mon nom… et que j’oublie toujours que je me nomme maintenant : Onze cent vingt.

— Assez de raisons !… Allons, en route chez le commissaire de marine.

— Pourquoi faire ?

— Ça ne te regarde pas… Allons, marche, et plus vite.

— Je vous suis, — dit M. Lebrenn avec un calme imperturbable.

Après avoir traversé une partie du port, l’argousin, suivi de son forçat, arriva à la porte des bureaux du commissaire chargé de la direction du bagne.

— Veux-tu prévenir monsieur le commissaire que je lui amène le numéro onze cent vingt ? — dit le garde-chiourme à un de ses camarades servant de planton.

Au bout de quelques instants, le planton revint, dit au marchand de le suivre, lui fit traverser un long corridor ; puis, ouvrant la porte d’un cabinet richement meublé, il lui dit :

— Entrez là, et attendez…

— Comment ! — dit M. Lebrenn fort surpris. — Vous me laissez seul ?

— C’est l’ordre de monsieur le commissaire.

— Diable ! — reprit M Lebrenn en souriant ; — c’est une marque de confiance dont je suis très-flatté.

Le planton referma la porte et sortit.

— Parbleu ! — dit le marchand en avisant un excellent fauteuil, — voici une bonne occasion de m’asseoir ailleurs que sur la pierre ou sur le banc de la chiourme.

Puis il ajouta en se carrant sur les moelleux coussins :

— Décidément, c’est toujours une chose très-agréable qu’un bon fauteuil.

À ce moment une porte s’ouvrit, M. Lebrenn vit entrer un homme de haute taille, portant le petit uniforme de général de brigade, habit bleu à épaulettes d’or, pantalon garance.

À l’aspect de cet officier général, M. Lebrenn, saisi de surprise, se renversa sur le dossier de son fauteuil et s’écria :

— Monsieur de Plouernel !…

— Qui n’a pas oublié la nuit du 23 février, monsieur — répondit le général en s’avançant et tendant la main à M. Lebrenn. Celui-ci la prit, tout en examinant par réflexion les deux étoiles d’argent dont étaient ornées les épaulettes d’or de M. de Plouernel. Alors il lui dit avec un sourire de bonhomie narquoise :

— Vous êtes devenu général au service de la république, monsieur ? et moi, je suis au bagne !… Avouez-le… c’est piquant…

M. de Plouernel regardait le marchand avec stupeur ; il s’attendait à le trouver profondément abattu, ou dans une irritation violente ; il le voyait calme et souriant avec malice.

— Eh bien ! monsieur, — reprit M. Lebrenn toujours assis, pendant que le général, debout, le considérait avec un ébahissement croissant, — eh bien ! monsieur, il y a tantôt dix-huit mois, lors de cette soirée dont vous voulez bien vous rappeler, qui eût dit que nous nous retrouverions dans la position où nous sommes tous deux aujourd’hui ?

— Tant de fermeté d’âme ! — dit M. de Plouernel, forcé de rendre hommage à la vérité. — C’est de l’héroïsme !

— Pas du tout, monsieur… c’est tout simplement de la conscience et de la confiance…

— De la confiance ?

— Oui… Je suis calme, parce que j’ai foi dans la cause à laquelle j’ai voué ma vie… et que ma conscience ne me reproche rien.

— Et pourtant… vous êtes ici, monsieur.

— Je plains l’erreur de mes juges…

— Vous… l’honneur même ! sous la livrée de l’infamie !…

— Bah ! cela ne déteint pas sur moi.

— Loin de votre femme… de vos enfants…

— Ils sont aussi souvent ici avec moi que moi avec eux… Les corps sont enchaînés, séparés ; mais la pensée se joue des chaînes et de l’espace.

Puis, s’interrompant, M. Lebrenn ajouta :

— Mais, monsieur, apprenez-moi donc par quel hasard je vous vois ici… Le commissaire du bagne m’a fait demander… était-ce seulement pour me procurer l’honneur de recevoir votre visite ?

— Vous me jugeriez mal, monsieur, — reprit le général, — si vous croyiez qu’après vous avoir dû la vie, je viens ici par un sentiment de curiosité stérile ou blessante…

— Je ne vous ferai pas cette injure, monsieur. Sans doute vous êtes en tournée d’inspection ?

— Oui, monsieur.

— Vous aurez appris que j’étais ici au bagne, et vous venez peut-être m’offrir vos services ?

— Mieux que cela, monsieur.

— Mieux que cela !… Expliquez-vous, je vous prie… Vous semblez embarrassé…

— En effet… je le suis… et beaucoup, — répondit le général visiblement décontenancé par le sang-froid et l’aisance du forçat. — Les révolutions amènent souvent des circonstances si bizarres…

— Des circonstances bizarres ?…

— Sans doute, — reprit le général ; — celle où nous nous trouvons tous deux aujourd’hui, par exemple.

— Oh ! nous avons déjà épuisé cette apparente bizarrerie du sort, monsieur, — reprit le marchand en souriant. — Que sous la république, moi, vieux républicain, je sois aux galères, tandis que vous, républicain… de date un peu plus récente, vous soyez devenu général… cela est en effet bizarre… nous en sommes convenus… Mais ensuite ?

— Mon embarras a une autre cause, monsieur.

— Laquelle ?

— C’est que… — répondit M. de Plouernel en hésitant.

— C’est que ?…

— J’ai demandé…

— Vous avez demandé ? quoi, monsieur ?

— Et obtenu…

— Ma grâce !… peut-être ! — s’écria M. Lebrenn. — C’est charmant !

Et il y avait une sorte de comique si amer dans ce trait de mœurs politiques, que le marchand ne put s’empêcher de rire.

— Oui, monsieur, — reprit le général, — j’ai demandé, obtenu votre grâce… vous êtes libre… J’ai tenu à honneur de venir moi-même vous apporter cette nouvelle.

— Un mot d’explication, monsieur, — reprit le marchand d’un ton digne et sérieux. — Je n’accepte pas de grâce ; mais, quoique tardive, j’accepte une justice réparatrice…

— Que voulez-vous dire ?

— Si lors de la fatale insurrection de juin j’avais partagé l’opinion de mes frères qui sont ici au bagne avec moi, je n’accepterais pas de grâce ; après avoir agi comme eux, je resterais ici comme eux et avec eux !…

— Mais cependant, monsieur… votre condamnation…

— Est inique, en deux mots, je vais vous le prouver… À l’époque de la prise d’armes de juin, l’an passé, j’étais capitaine dans ma légion ; je me rendis sans armes à l’appel fait à la garde nationale… Et là, j’ai déclaré haut, très-haut… que c’est sans armes que je marcherais à la tête de ma compagnie, non pour engager une lutte sanglante, mais dans l’espoir de ramener nos frères, qui, exaspérés par la misère, par un déplorable malentendu, et surtout par d’atroces déceptions, ne devaient pourtant pas oublier que la souveraineté du peuple est inviolable, et que tant que le pouvoir qui la représente n’a pas été légalement accusé, convaincu de trahison… se révolter contre ce pouvoir, l’attaquer par les armes au lieu de le renverser par l’expression du suffrage universel, c’est se suicider, c’est porter atteinte à sa propre souveraineté… La moitié de ma compagnie a partagé mon avis, suivi mon exemple ; et pendant que d’autres citoyens nous accusaient de trahison, nous, tête nue, désarmés, les mains fraternellement tendues, nous nous sommes avancés vers une première barricade ; les fusils se sont relevés à notre approche… Des mains amies serraient déjà les nôtres… notre voix était écoutée… Déjà nos frères comprenaient que, si légitimes que fussent leurs griefs, une insurrection serait le triomphe momentané des ennemis de la république… lorsqu’une grêle de balles pleut dans la barricade derrière laquelle nous parlementions. Ignorant sans doute cette circonstance, un bataillon de ligne attaquait cette position… Surpris à l’improviste, les insurgés se défendent en héros ; la plupart sont tués, un petit nombre fait prisonnier… Confondus avec eux, ainsi que plusieurs hommes de ma compagnie, nous avons été pris et considérés comme insurgés. Si je ne suis pas devenu fou d’horreur, ainsi que plusieurs de mes amis, prisonniers comme moi dans le souterrain des Tuileries pendant trois jours et trois nuits ! si j’ai conservé ma raison, c’est que j’étais par la pensée avec ma femme et mes enfants… Traduit devant le conseil de guerre, j’ai dit la vérité ; l’on ne m’a pas cru… Sans doute, quelques misérables haines de quartier, quelques basses délations de voisins avaient aggravé mon dossier… J’ai été envoyé ici… Vous le voyez, monsieur, l’on ne m’accorde pas une grâce ; on me rend une justice tardive… Cela ne m’empêche pas de vous savoir gré des démarches que vous avez faites pour moi… Ainsi donc je suis libre ?

— Monsieur le commissaire de la marine va venir vous confirmer ce que je vous annonce, monsieur. Vous pouvez sortir d’ici, aujourd’hui… à l’heure même.

— Eh bien, monsieur, puisque vous êtes si parfaitement en cour… républicaine, — reprit M. Lebrenn en souriant, — soyez assez obligeant pour demander au commissaire une faveur qu’il me refuserait peut-être.

— Je suis, monsieur, tout à votre service.

— Vous voyez cet anneau de fer que je porte à la jambe, et qui soutient ma chaîne ? Cet anneau de fer, je voudrais être autorisé à l’emporter… en le payant, bien entendu.

— Comment !… cet anneau… Vous voudriez ?…

— Simple manie de collectionneur, monsieur… Je possède déjà quelques petites curiosités historiques… entre autres, le casque dont vous avez bien voulu me faire hommage il y a dix-huit mois… J’y joindrai l’anneau de fer du forçat politique… Vous voyez, monsieur, que pour moi et ma famille ce rapprochement dira bien des choses…

— Rien de plus facile, je crois, monsieur, que de satisfaire votre désir. Tout à l’heure j’en ferai part au commissaire. Mais permettez-moi une question, peut-être indiscrète.

— Laquelle, monsieur ?

— Je me rappelle qu’il y a dix-huit mois, et bien souvent depuis j’ai songé à cela, je me rappelle que, lorsque je vous ai prié de conserver mon casque, en souvenir de votre généreuse conduite envers moi, vous m’avez répondu…

— Que ce ne serait pas la seule chose provenant de votre famille que je possédais dans ma collection ? C’est la vérité.

— Vous m’avez aussi dit, je crois, monsieur, que les Néroweg de Plouernel…

— S’étaient quelquefois rencontrés, dans le courant des âges et des événements, avec plusieurs membres de mon obscure famille, esclave, serve, vassale ou plébéienne, reprit M. Lebrenn. — Cela est encore vrai, monsieur.

— Et à quelle occasion ? dans quelles circonstances ? comment avez-vous pu être instruit de faits passés il y a tant de siècles ?…

— Permettez-moi de garder ce secret, et excusez-moi d’avoir inconsidérément éveillé chez vous, monsieur, une curiosité que je ne peux satisfaire. Mais encore sous l’impression de cette journée de guerre civile et de l’étrange fatalité qui nous avait mis, vous et moi, face à face… une allusion au passé m’est échappée… Je le regrette ; car, je vous le répète, il est certains souvenirs de famille qui ne doivent jamais sortir du foyer domestique.

— Je n’insisterai pas, monsieur, — dit M. de Plouernel.

Et après un instant d’hésitation il reprit :

— Un mot encore, monsieur… Encore une question indiscrète, sans doute…

— J’écoute, monsieur.

— Que pensez-vous de moi… en me voyant servir la république ?

— Une telle question, monsieur, appelle une réponse d’une entière franchise.

— Vous ne pouvez m’en faire d’autre, monsieur, je le sais.

— Eh bien ! vous ne croyez pas à la durée de la république ; vous pensez vous servir utilement, pour l’avenir de votre parti, de l’autorité que vous confie, ainsi qu’à tant d’autres royalistes, un pouvoir parjure… Vous espérez enfin, à un moment donné, user de votre position dans l’armée pour favoriser le retour de votre maître, ainsi que vous appelez, je crois, ce gros garçon, le dernier des Capets et des rois franks par droit de conquête… Le gouvernement de monsieur Bonaparte met entre vos mains des armes contre la république… Vous les acceptez, c’est de bonne guerre, à votre point de vue.

— Et au vôtre ?

— Au mien ?

— Oui…

— Je ne ferais pas cela, monsieur… Je hais la monarchie pour les maux affreux dont, pendant des siècles, elle a écrasé mon pays, où elle s’est établie en conquérante, par la violence, le vol et le meurtre ! Oui… je la hais ! je l’ai combattue de toutes mes forces… mais jamais je ne l’aurais servie… avec l’intention de lui nuire… Jamais je n’aurais porté sa livrée, ses couleurs.

— Je ne porte pas la livrée de la république, monsieur ! — dit vivement M. de Plouernel. — Je porte l’uniforme de l’armée française !…

— Allons, monsieur, — reprit le marchand en souriant, — avouez, sans reproche, que, pour un soldat, c’est peut-être un peu… un peu… prêtre… ce que vous dites là… Mais passons… chacun sert sa cause à sa façon. Et, tenez, nous sommes tous deux ici… vous, revêtu des insignes du pouvoir et de la force ; moi, pauvre homme, portant la chaîne du forçat, ni plus ni moins que mes pères portaient, il y a quinze cents ans, le collier de fer de l’esclave : votre parti est tout-puissant et considérable ; il a les vœux et il aurait au besoin l’appui des armes étrangères ; il a la richesse, il a le clergé ; de plus, les trembleurs, les repus, les cyniques, les ambitieux de tous les régimes se sont ralliés à vous dans l’effroi que leur cause la souveraineté populaire ; ils disent tout haut qu’ils préfèrent à la démocratie la royauté de droit divin et absolu d’avant 89, appuyée, s’il le faut, par une armée cosaque et permanente… Eh bien, moi et ceux de mon parti, nous sommes pleins de foi dans la durée de la république et dans les prochaines et excellentes conséquences du suffrage universel, qui ne se laissera pas égarer deux fois de suite ; aussi, croyez-moi, vous n’atteindrez jamais le but auquel vous croyez cependant toucher, à savoir : la restauration de ce gros garçon de droit divin et conquérant. Cela vous fait sourire… Soyez tranquille, monsieur : qui vivra verra, et, comme je l’espère, vous vivrez longtemps, très-longtemps… vous verrez.

L’entrée du commissaire de marine mit fin à l’entretien du général et du marchand ; celui-ci obtint facilement, par l’intervention de son protecteur, la permission d’emporter son anneau de fer, sa manille, comme on dit au bagne.

Dans la soirée du même jour, M. Lebrenn se mit en route pour Paris.