Les Mystères du peuple/I/12

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Les Mystères du peuple — Tome I
LE CASQUE DE DRAGON - L'ANNEAU DU FORÇAT - Chap. XII.
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CHAPITRE XII.


Ce qu’était devenue la famille de M. Lebrenn pendant son séjour au bagne, et d’une lettre qu’elle reçut un soir.




Le 10 septembre 1849, deux jours après que le général de Plouernel était allé porter à M. Lebrenn sa grâce pleine et entière, la famille du marchand se trouvait réunie dans le modeste salon de l’appartement du premier étage.

On avait fermé la boutique depuis une heure environ ; une lampe, placée sur une grande table ronde, éclairait les différentes personnes qui l’entouraient.

Madame Lebrenn s’occupait des écritures commerciales de la maison ; sa fille, vêtue de deuil, berçait doucement sur ses genoux un petit enfant endormi, tandis que Georges Duchêne, vêtu de deuil comme sa femme (le grand-père Morin était mort depuis quelques mois), dessinait sur une feuille de papier l’épure d’une boiserie ; car depuis son mariage, et d’après le désir de M. Lebrenn, Georges avait établi, sur les bases de l’association et de la participation, un vaste atelier de menuiserie dans le rez-de-chaussée d’un des bâtiments dépendant de la maison de son beau-père.

Sacrovir Lebrenn lisait un traité de mécanique appliqué au tissage des toiles, et de temps à autre prenait des notes dans ce livre.

Jeanike ourlait des serviettes, tandis que Gildas, placé devant une petite table chargée de linge, pliait et étiquetait à leur numéro de vente divers objets destinés à la montre du magasin.

La physionomie de madame Lebrenn était pensive et triste ; telle eût été sans doute aussi l’expression des traits de sa fille, alors dans tout l’éclat de sa beauté, si à ce moment elle n’avait doucement souri à son petit enfant qui lui riait.

Georges, un instant distrait, de son travail par ce rire enfantin, contemplait ce groupe maternel avec un ravissement inexprimable.

On sentait vaguement qu’un chagrin, pour ainsi dire de tous les instants, pesait sur une famille si tendrement unie ; c’est qu’en effet il ne se passait pour ainsi dire pas d’heure où l’on ne se souvînt avec amertume que le chef si aimé, si vénéré de cette famille lui manquait…

Disons en quelques mots comment le fils et le gendre de M. Lebrenn n’avaient pas imité sa conduite lors de l’insurrection du mois de juin 1848, et conséquemment partagé son sort.

Vers le commencement de ce mois, madame Lebrenn, se rendant en Bretagne, afin d’y faire différentes emplettes de toile, et d’y voir quelques personnes de sa famille, était partie accompagnée de sa fille et de son gendre, voyage de plaisir pour les deux jeunes mariés. Sacrovir Lebrenn était, de son côté, allé à Lille pour les intérêts du commerce de son père. Il devait revenir à Paris avant le départ de sa mère ; mais, retenu en province par quelques affaires, il apprit, lors de son retour à Paris, l’arrestation de son père, alors prisonnier au fort de Vanves, comme insurgé.


À cette funeste nouvelle, madame Lebrenn, sa fille et Georges étaient en toute hâte revenus de Bretagne.


Est-il besoin de dire que M. Lebrenn reçut dans sa prison toutes les consolations que la tendresse et le dévouement de sa famille pouvaient lui offrir ? Sa condamnation prononcée, sa femme et ses enfants voulurent le suivre et aller s’établir à Rochefort, afin d’habiter au moins la même ville que lui, et de le voir souvent ; mais il s’opposa formellement à cette résolution pour plusieurs motifs de convenance et d’intérêts de famille ; puis enfin son principal argument contre un déplacement considérable et fâcheux fut… (cette fois son excellent jugement le trompa) fut sa foi complète à une amnistie générale, plus ou moins prochaine. Il fit partager cette conviction à sa famille ; les siens avaient trop besoin, trop envie de le croire pour ne pas accepter cette espérance. Aussi, les jours, les semaines, les mois, se passèrent dans une attente toujours vaine, et toujours renaissante.

Chaque jour le condamné recevait une longue lettre collective de sa femme et de ses enfants ; il leur répondait aussi chaque jour, et, grâce à ces épanchements quotidiens, ainsi qu’au courage et à la sérénité de son caractère si fermement trempé, M. Lebrenn avait supporté sans faiblesse la terrible épreuve dont on venait de voir le terme.

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La famille du marchand était toujours silencieusement occupée autour de la table ronde. Madame Lebrenn cessa un moment d’écrire et appuya son front sur sa main, pendant que son autre main, qui tenait la plume, s’arrêtait immobile.

Georges Duchêne, s’apercevant de la préoccupation de sa belle-mère, fit un signe à Velléda. Tous deux regardèrent silencieux madame Lebrenn. Sa fille, au bout de quelques instants, lui dit tendrement :

— Ma mère, tu parais inquiète, soucieuse ?

— Depuis bientôt treize mois, mes enfants, — répondit la femme du marchand, — voici le premier jour que nous ne recevons pas de lettre de votre père…

— Si monsieur Lebrenn eût été malade, ma mère, — dit Georges, — et hors d’état de vous écrire, il vous l’eût fait savoir, grâce à une main étrangère, plutôt que de vous inquiéter par son silence. Aussi, comme nous le disions tantôt, il est probable que pour la première fois sa lettre aura subi quelque retard.

— Georges a raison, ma mère, — reprit la jeune femme ; — il ne faut pas t’alarmer ainsi.

— Et puis, qui sait ? — ajouta Sacrovir Lebrenn avec amertume, les règlements de police sont si étranges, si despotiques, qu’il se peut qu’on ait voulu priver mon père de sa dernière consolation… Les gens qui nous gouvernent ont tant de haine contre les républicains !… Oh ! nous vivons dans de tristes temps…

— Après avoir rêvé l’avenir si beau !… — dit Georges en soupirant, — le voir sombre, presque désespéré !… M. Lebrenn ! lui ! lui ! condamné ! traité ainsi !… Ah ! cela ferait croire que le triomphe des honnêtes gens… n’est jamais qu’un accident !

— Ah ! frère ! frère ! je sens qu’il s’amasse en moi de terribles ferments de haine et de vengeance ! — dit d’une voix sourde le fils du marchand. — Avoir un jour… un seul jour !… et faire justice… dût ma vie entière se passer dans les tortures !

— Patience, — frère ! dit Georges, — patience… À chacun son heure !

— Mes enfants, — reprit madame Lebrenn d’une voix grave et mélancolique, — vous parlez de justice… n’y mêlez jamais de pensées de haine, de vengeance… Votre père, s’il était là… et il est toujours avec nous… vous dirait que le bon droit ne hait pas… ne se venge pas… La haine, la vengeance, donnent le vertige ; témoins ceux qui ont poursuivi votre père et son parti avec acharnement….. Méprisez-les… plaignez-les… mais ne les imitez pas.

— Et cependant, voir ce que nous voyons, ma mère ! — s’écria le jeune homme. — Penser que mon père… mon père !… l’homme d’honneur, de courage, de patriotisme éprouvé, est à cette heure au bagne ! et qu’on l’y laisse… et que nos ennemis éprouvent une joie féroce de l’y savoir !…

— Qu’est-ce que cela fait à l’honneur, au courage, au patriotisme de votre père, mes enfants ? — dit madame Lebrenn. — Est-ce qu’il est au pouvoir de personne au monde de flétrir ce qui est pur ? d’abaisser ce qui est grand ? de faire d’un honnête homme un forçat ?… Est-ce que vous croyez que votre père, injustement condamné, sera moins honoré de l’empreinte de la chaîne qu’il traîne que de ses cicatrices de 1830 ? Est-ce qu’au jour de la justice il ne sortira pas de leurs bagnes encore plus aimé, encore plus vénéré que par le passé ? Que prouvent ces persécutions, mes enfants ? que la haine et la vengeance peuvent devenir encore plus ridicules qu’elles ne sont odieuses ! Et l’on ne doit avoir que dégoût et pitié pour l’odieux et le ridicule !… Ah ! mes enfants ! pleurons l’absence de votre père… mais songeons que chaque jour de son martyre le grandit et l’honore !…

— Tu as raison, ma mère, — dit Sacrovir en soupirant. — Les pensées de haine et de vengeance sont mauvaises au cœur.

— Ah ! — reprit tristement Velléda, — pauvre père ! le jour de demain était attendu par lui avec tant d’impatience !…

— Le jour de demain ? — demanda Georges à sa femme ? — Pourquoi cela ?

— Demain est l’anniversaire de la naissance de mon fils, — reprit madame Lebrenn. — Demain, 11 septembre, il aura vingt-et-un ans ; et pour plusieurs raisons cet anniversaire devait être pour nous une fête de famille.

Madame Lebrenn achevait à peine ces mots, que l’on entendit sonner à la porte de l’appartement.

— Qui peut venir si tard ? Il est près de minuit, — dit madame Lebrenn. — Voyez ce que c’est, Jeanike.

— J’y vais, madame ! — s’écria héroïquement Gildas en se levant. — Il y a peut-être du danger.

— Je ne le pense pas, — reprit madame Lebrenn ; — mais allez toujours ouvrir.

Au bout d’un instant, Gildas revint, tenant une lettre qu’il remit à madame Lebrenn, en lui disant :

— Madame, c’est un commissionnaire qui a apporté cela… Il n’y a pas de réponse.

À peine la femme du marchand eut-elle jeté les yeux sur l’enveloppe, qu’elle s’écria :

— Mes enfants !… une lettre de votre père !…

Georges, Sacrovir et Velléda se levèrent spontanément et se rapprochèrent de leur mère.

— C’est singulier ! — reprit celle-ci en examinant avec inquiétude l’enveloppe qu’elle décachetait. — Cette lettre doit venir de Rochefort comme les autres, et elle n’est pas timbrée…

— Peut-être, — dit Georges, — monsieur Lebrenn aura-t-il chargé quelqu’un partant de Rochefort de vous la faire parvenir.

— Et telle aurait été la cause du retard, — reprit Sacrovir. — C’est probable.

Madame Lebrenn, assez inquiète, se hâta de lire à ses enfants la lettre suivante :

« Chère et tendre amie, embrasse nos enfants au nom d’une bonne nouvelle, dont vous allez être aussi heureux que surpris… J’ai espoir de vous revoir bientôt… »

Ces mots étaient à peine prononcés par la femme du marchand, qu’il lui fut impossible de continuer sa lecture. Ses enfants l’entourèrent et sautèrent à son cou avec des exclamations de joie impossible à rendre, tandis que Gildas et Jeanike partageaient l’émotion de la famille.

— Mes pauvres enfants ! soyons raisonnables, ne triomphons pas trop tôt, — dit madame Lebrenn. — Ce n’est qu’un espoir que votre père nous donne… Et Dieu sait combien notre espérance d’amnistie a été souvent déçue !

— Alors, mère, lis vite… bien vite… achève, — dirent les enfants d’une voix impatiente. — Nous allons voir si cet espoir est sérieux.

Madame Lebrenn continua la lettre de son mari :

« J’ai l’espoir de vous revoir bientôt… plutôt même que vous ne pouvez le croire.. »

— Vois-tu, mère ! vois-tu ?…

Dirent les enfants d’une voix palpitante et les mains jointes, comme s’ils eussent prié.

— Achève ! achève !

— Mon Dieu ! mon Dieu ! serait-il possible !… Nous le reverrions bientôt ! — dit madame Lebrenn en essuyant les pleurs qui obscurcissaient sa vue ; et puis elle continua :

« Quand je dis espoir, chère et tendre amie, c’est plus qu’un espoir, c’est une certitude… J’aurais dû commencer ma lettre en te donnant cette assurance ; mais, quoique certain de la fermeté de ton caractère, j’ai craint qu’une trop brusque surprise ne vous fît mal, à toi et à nos enfants.. Vous voici donc déjà familiarisés avec l’idée de me revoir prochainement… très-prochainement, n’est-ce pas ? Je puis donc vous… »

— Mais, ma mère ! — s’écria Georges Duchêne en interrompant la lecture, — monsieur Lebrenn doit être à Paris !

— À Paris ! — s’écria-t-on tout d’une voix.

— La lettre n’est pas timbrée, — reprit Georges ; — monsieur Lebrenn est arrivé… il l’aura envoyée par un commissionnaire.

— Plus de doute ! Georges a raison, — reprit madame Lebrenn.

Et elle lut rapidement la fin de la lettre :

« Je puis donc vous promettre que nous fêterons en famille le jour de l’anniversaire de la naissance de mon fils… Ce jour commence ce soir à minuit… Je serai donc à minuit au milieu de vous, peut-être avant ; car aussitôt le commissionnaire descendu, je monterai l’escalier et j’attendrai… Oui, j’attends à la porte, là, près de vous. »

Ces mots à peine achevés, madame Lebrenn et ses enfants se précipitaient à la porte de l’appartement.

Elle s’ouvrit.

En effet, M. Lebrenn était là.

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Il faut renoncer à peindre les transports de cette famille en retrouvant ce père adoré.