Les Mystères du peuple/I/3

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Les Mystères du peuple — Tome I
LE CASQUE DE DRAGON - L'ANNEAU DU FORÇAT - Chap. III.
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CHAPITRE III.


Comment M. Marik Lebrenn, le marchand de toile, devina ce que Georges Duchêne, le menuisier, ne voulait pas dire, et ce qui s’ensuivit.




M. Lebrenn avait cinquante ans environ, quoiqu’il parût plus jeune. Sa grande stature, la nerveuse musculature de son cou, de ses bras et de ses épaules, le port fier et décidé de sa tête, son visage large et fortement accentué, ses yeux bleus de mer au regard ferme et perçant, son épaisse et rude chevelure châtain clair quelque peu grisonnante et plantée un peu bas sur un front qui semblait avoir la dureté du marbre, offraient le type caractéristique de la race bretonne, où le sang et le langage gaulois se sont surtout perpétués presque sans mélange jusqu’à nos jours. Sur les lèvres vermeilles et charnues de M. Lebrenn régnait tantôt un sourire rempli de bonhomie, tantôt empreint d’une malice narquoise et salée, comme disent nos vieux livres en parlant des plaisanteries de haut goût, du vieil esprit gaulois, toujours si enclin à gaber (narguer). Nous achèverons le portrait du marchand en l’habillant d’un large paletot bleu et d’un pantalon gris.

Georges Duchêne, étonné, presque interdit de cette visite imprévue, attendait en silence les premières paroles de M. Lebrenn. Celui-ci lui dit:

— Monsieur Georges, il y a six mois, vous avez été chargé, par votre patron, de différents travaux à exécuter dans ma boutique ; j’ai été fort satisfait de votre intelligence et de votre habileté.

— Vous me l’avez prouvé, monsieur, par votre bienveillance.

— Elle devait vous être acquise ; je vous voyais laborieux. Désireux de vous instruire, je savais de plus… comme tous nos voisins, votre digne conduite envers votre vieux grand-père, qui habite cette maison depuis quinze ans…

— Monsieur, — dit Georges embarrassé de ces louanges, — ma conduite…

— Est toute simple, n’est-ce pas ? Soit. Vos travaux dans ma boutique ont duré trois mois… Très-satisfait de nos relations, je vous ai dit, et cela de tout cœur : Monsieur Georges, nous sommes voisins… venez donc me voir, soit le dimanche, soit d’autres jours, après votre travail… vous me ferez plaisir… bien plaisir…

— En effet, monsieur, vous m’avez dit cela.

— Et cependant, monsieur Georges, vous n’avez jamais remis les pieds chez moi.

— Je vous en prie, monsieur, n’attribuez ma réserve ni à l’ingratitude ni à l’oubli.

— À quoi l’attribuer alors ?

— Monsieur…

— Tenez, monsieur Georges, soyez franc… vous aimez ma fille ?…

Le jeune homme tressaillit, pâlit, rougit tour à tour, et après une hésitation de quelques instants, il répondit à M. Lebrenn d’une voix émue :

— C’est vrai, monsieur… j’aime mademoiselle votre fille.

— De sorte que, vos travaux achevés, vous n’êtes pas revenu chez nous de peur de vous laisser entraîner davantage à votre amour ?

— Oui, monsieur…

— De cet amour vous n’avez jamais parlé à ma fille ?

— Jamais, monsieur…

— Je le savais. Mais pourquoi avoir manqué de confiance envers moi, monsieur Georges ?

— Monsieur, — répondit le jeune homme avec embarras, — je… n’ai… pas osé…

— Pourquoi ? parce que je suis ce qu’on appelle un bourgeois ?… un homme riche comparativement à vous, qui vivez au jour le jour de votre travail ?

— Oui, monsieur…

Après un moment de silence, le marchand reprit :

— Permettez-moi, monsieur Georges, de vous adresser une question ; vous y répondrez si vous le jugez convenable.

— Je vous écoute, monsieur.

— Il y a environ quinze mois, quelque temps après votre retour de l’armée, vous avez dû vous marier ?

— Oui, monsieur.

— Avec une jeune ouvrière fleuriste, orpheline, nommée Joséphine Éloi ?

— Oui, monsieur.

— Pouvez-vous m’apprendre pourquoi ce mariage n’a pas eu lieu ?

Le jeune homme rougit ; une expression douloureuse contracta ses traits ; il hésitait à répondre.

M. Lebrenn l’examinait attentivement ; aussi, inquiet et surpris du silence de Georges, il ne put s’empêcher de s’écrier avec amertume et sévérité :

— Ainsi, la séduction, puis l’abandon et l’oubli… Votre trouble… ne le dit que trop !

— Vous vous méprenez, monsieur, — reprit vivement Georges, — mon trouble, mon émotion, sont causés par de cruels souvenirs… Voilà ce qui s’est passé ; je ne mens jamais…

— Je le sais, monsieur Georges.

— Joséphine demeurait dans la même maison que mon patron. C’est ainsi que je l’ai connue. Elle était fort jolie, et, quoique sans instruction, remplie d’esprit naturel. Je la savais habituée au travail et à la pauvreté ; je la croyais sage. La vie de garçon me pesait. Je pensais aussi à mon grand-père : une femme m’eût aidé à le mieux soigner. Je proposai à Joséphine de nous unir ; elle parut enchantée, fixa elle-même le jour de notre mariage… Et ceux-là ont menti, monsieur, qui vous ont parlé de séduction et d’abandon !

— Je vous crois, — dit M. Lebrenn en tendant cordialement la main au jeune homme. — Je suis heureux de vous croire ; mais comment votre mariage a-t-il manqué ?

— Huit jours avant l’époque de notre union, Joséphine a disparu, m’écrivant que tout était rompu. J’ai su, depuis, que, cédant aux mauvais conseils d’une amie déjà perdue, elle l’avait imitée… Ayant toujours vécu dans la misère, enduré de dures privations, malgré son travail de douze à quinze heures par jour… Joséphine a reculé devant l’existence que je lui offrais, existence aussi laborieuse, aussi pauvre que la sienne.

— Et comme tant d’autres, — reprit M. Lebrenn, — elle aura succombé à la tentation d’une vie moins pénible ! Ah ! la misère… la misère !

— Je n’ai jamais revu Joséphine, monsieur….. Elle est à cette heure, m’a-t-on dit, une des coryphées des bals publics… elle a quitté son nom pour je ne sais quel surnom motivé sur son habitude d’improviser à propos de tout les plus folles chansons… Enfin, elle est à jamais perdue. Cependant elle avait d’excellentes qualités de cœur… Vous comprenez maintenant, monsieur, la cause de ma triste émotion de tout à l’heure, lorsque vous m’avez parlé de Joséphine.

— Cette émotion prouve en faveur de votre cœur, monsieur Georges… On vous avait calomnié… Je m’en doutais. Maintenant, j’en suis certain. Ne parlons plus de cela. Voici ce qui s’est passé chez moi il y a trois jours : J’étais, le soir, chez ma femme avec ma fille. Depuis quelque temps elle semblait pensive ; soudain elle nous dit, en prenant ma main et celle de sa mère : « J’ai quelque chose à vous confier à tous deux. J’ai longtemps différé, parce que j’ai longtemps réfléchi, afin de ne pas parler légèrement… J’aime monsieur Georges Duchêne. »

— Grand Dieu ! monsieur, — s’écria Georges les mains jointes et en proie à un saisissement inexprimable, — il serait possible ! mademoiselle votre fille !…

— Ma fille nous a dit cela, reprit tranquillement M. Lebrenn. « Je te sais gré de ta franchise, mon enfant, lui ai-je répondu ; mais comment cet amour t’est-il venu ? — D’abord, mon père, en apprenant la conduite de monsieur Georges envers son grand-père ; puis en vous entendant louer souvent le caractère, les habitudes laborieuses, l’intelligence de monsieur Georges, ses efforts pour s’instruire. Enfin il m’a plu par ses manières douces et polies, par sa franchise, par sa conversation que j’entendais lorsqu’il causait avec vous. Jamais je ne lui ai dit un mot qui ait pu lui faire soupçonner mon amour. Lui, de son côté, n’est jamais sorti à mon égard d’une parfaite réserve ; mais je serais heureuse s’il partageait le sentiment que j’ai pour lui, et si ce mariage vous convenait, mon père, ainsi qu’à ma mère. S’il en est autrement, je respecterai votre volonté, sachant que vous respecterez ma liberté. Si je n’épouse pas monsieur Georges, je resterai fille. Vous m’avez souvent dit, mon père, que j’avais du caractère ; vous croirez donc à ma résolution. Si ce mariage ne se peut, vous ne me verrez ni maussade ni chagrine. Votre affection me consolera. Heureuse comme par le passé, je vieillirai auprès de vous, de ma mère et de mon frère. Voilà la vérité ; maintenant décidez, j’attendrai. »

Georges avait écouté M. Lebrenn avec une stupeur croissante. Il ne pouvait croire à ce qu’il entendait. Enfin, il s’écria d’une voix entrecoupée :

— Monsieur, est-ce un rêve ?

— Non pas. Ma fille n’a jamais été plus éveillée, je vous jure. Je connais sa franchise, sa fermeté ; ma femme et moi nous en sommes certains, si ce mariage n’a pas lieu, l’affection de Velléda pour nous ne changera pas, mais elle n’épousera personne… Or, comme il est naturel qu’une jeune et belle fille de dix-huit ans épouse quelqu’un, et comme le choix qu’a fait Velléda est digne d’elle et de nous, ma femme et moi, après mûres réflexions, nous serions décidés à vous prendre pour gendre…

Il est impossible de rendre l’expression de surprise, d’ivresse, qui se peignit sur les traits de Georges à ces paroles du marchand ; il restait muet et comme frappé de stupeur.

— Ah çà ! monsieur Georges, — reprit M. Lebrenn en souriant, — qu’y a-t-il de si extraordinaire, de si incroyable dans ce que je vous dis là ? Durant trois mois vous avez travaillé dans ma boutique ; je savais déjà que pour assurer l’existence de votre grand-père vous vous étiez fait soldat. Votre grade de sous-officier et deux blessures prouvaient que vous aviez servi avec honneur. Pendant votre séjour chez moi, j’ai pu, et j’ai l’œil assez pénétrant, apprécier tout ce que vous valiez comme cœur, intelligence et habileté dans votre état. Enchanté de nos relations, je vous ai engagé à revenir souvent me voir. Votre réserve, à ce sujet, est une nouvelle preuve de votre délicatesse. Par-dessus tout cela, ma fille vous aime, vous l’aimez. Vous avez vingt-sept ans, elle en a dix-huit. Elle est charmante, vous êtes beau garçon. Vous êtes pauvre, j’ai de l’aisance pour deux. Vous êtes ouvrier, mon père l’était. De quoi diable vous étonnez-vous si fort ? Ne dirait-on pas d’un conte de fées ?

Ces bienveillantes paroles ne mirent pas terme à la stupeur de Georges, qui se croyait réellement en plein conte de fées, ainsi que l’avait dit le marchand ; aussi, les yeux humides, le cœur palpitant, le jeune homme ne put que balbutier :

— Ah ! monsieur… pardonnez à mon trouble… mais j’éprouve un tel étourdissement de bonheur en vous entendant dire… que vous consentez à mon mariage…

— Un instant ! — reprit vivement Lebrenn, — un instant ! Remarquez que, malgré ma bonne opinion de vous, j’ai dit nous serions décidés à vous prendre pour gendre… Ceci est conditionnel… et les conditions, les voici : la première, que vous n’auriez pas à vous reprocher la séduction indigne… dont on vous accusait…

— Monsieur, ne vous ai-je pas juré ?…

— Parfaitement ; je vous crois. Je ne rappelle cette première condition que pour mémoire… quant à la seconde… car il y en a deux.

— Et cette condition, quelle est-elle, monsieur ? — demanda Georges avec une anxiété inexprimable et commençant à craindre de s’être abandonné à une folle espérance.

— Écoutez-moi, monsieur Georges. Nous avons peu parlé politique ensemble ; du temps que vous travailliez chez moi, nos entretiens roulaient surtout sur l’histoire de nos pères. Cependant je vous sais des opinions très-avancées…… Tranchons le mot, vous êtes républicain socialiste.

— Je vous ai entendu dire, monsieur, que toute opinion sincère était honorable…

— Je ne me dédis pas. Je ne vous blâme pas ; mais entre le désir de faire prévaloir pacifiquement son opinion et le projet de la faire triompher par la force, par les armes… il y a un abîme, n’est-ce pas, monsieur Georges ?

— Oui, monsieur, — répondit le jeune homme en regardant le marchand avec un mélange de surprise et d’inquiétude.

— Or, ce n’est jamais individuellement que l’on tente une démonstration armée, n’est-ce pas, monsieur Georges ?

— Monsieur, — répondit le jeune homme avec embarras, — je ne sais…

— Si, vous devez savoir qu’ordinairement l’on s’associe à des frères de son opinion ; en un mot, on s’affilie à une société secrète… et le jour de la lutte… on descend courageusement dans la rue, n’est-ce pas, monsieur Georges ?

— Je sais, monsieur, que la révolution de 1830 s’est faite ainsi, — répondit Georges, dont le cœur se serrait de plus en plus.

— Certainement, — reprit M. Lebrenn, certainement, elle s’est faite ainsi, et d’autres encore se feront probablement ainsi. Cependant, comme les révolutions, les insurrections, ne réussissent pas toujours, comme ceux qui jouent ce jeu-là y jouent leur tête, vous concevrez, monsieur Georges, que ma femme et moi nous serions peu disposés à donner notre fille à un homme qui ne s’appartient plus, qui, d’un moment à l’autre, peut prendre les armes pour marcher avec la société secrète dont il fait partie, et risquer ainsi sa vie en homme d’honneur et de conviction. C’est très-beau, très-héroïque, je le confesse. L’inconvénient est que la chambre des pairs, appréciant mal ce genre d’héroïsme, envoie au mont Saint-Michel les conspirateurs, à moins qu’elle ne leur fasse couper la tête. Or, je vous le demande en bonne conscience, monsieur Georges, ne serait-ce pas triste, pour une jeune femme, d’être exposée un jour ou l’autre à avoir un mari sans tête ou prisonnier à perpétuité ?

Georges, abattu, consterné, était devenu pâle. Il dit à M. Lebrenn d’une voix oppressée :

— Monsieur… deux mots…

— Permettez, dans l’instant j’ai fini, — reprit le marchand, et il ajouta d’une voix grave, presque solennelle :

— Monsieur Georges, j’ai une foi aveugle dans votre parole, je vous l’ai prouvé ; jurez-moi que vous n’appartenez à aucune société secrète, je vous crois, et vous devenez mon gendre… ou plutôt mon fils, — ajouta M. Lebrenn en tendant la main à Georges ; — car depuis que je vous ai connu… apprécié… j’ai toujours éprouvé pour vous, je vous le répète, autant d’intérêt que de sympathie…

Les louanges du marchand, sa cordialité, rendaient encore plus douloureux le coup dont les espérances de Georges venaient d’être frappées. Lui, si courageux, si énergique, il se sentit faiblir, cacha sa figure dans ses mains, et ne put retenir ses larmes.

M. Lebrenn l’observait avec commisération ; il lui dit d’une voix émue :

— J’attends votre serment, monsieur Georges.

Le jeune homme détourna la tête pour essuyer ses pleurs, se leva et dit au marchand :

— Je ne puis, monsieur, faire le serment que vous me demandez.

— Ainsi… votre mariage avec ma fille…

— Je dois y renoncer, monsieur, — répondit Georges d’une voix étouffée.

— Ainsi donc… monsieur Georges, — reprit le marchand, — vous en convenez ? vous appartenez à une société secrète ?

Le silence du jeune homme fut sa seule réponse.

— Allons, — dit le marchand avec un soupir de regret. Et il se leva. — Tout est fini… Heureusement ma fille a du courage…

— J’en aurai aussi, monsieur…

— Monsieur Georges, — reprit M. Lebrenn en tendant la main au jeune homme, — vous êtes homme d’honneur. Je n’ai pas besoin de vous demander le silence sur cet entretien. Vous le voyez, je ressentais pour vous les meilleures dispositions. Ce n’est pas ma faute si mes projets… je dirai plus… mes désirs… mes vifs désirs… rencontrent un obstacle insurmontable.

— Jamais, monsieur, je n’oublierai la preuve d’estime dont vous venez de m’honorer. Vous agissez avec la sagesse, avec la prudence d’un père… Je ne puis… quoi que j’aie à en souffrir, qu’accepter avec respect votre décision. J’aurais dû même, je le reconnais, aller au devant de votre question à ce sujet… vous dire loyalement l’engagement sacré qui me liait à mon parti. Sans doute… je vous aurais fait cet aveu… lorsque, revenu de mon enivrement, j’aurais réfléchi aux devoirs que m’imposait ce bonheur inespéré… cette union… Mais pardon, monsieur, — ajouta Georges avec des larmes dans la voix — pardon, je n’ai plus le droit de parler de ce beau rêve… Mais ce dont je me souviendrai toujours avec orgueil, c’est que vous m’avez dit : Vous pouvez être mon fils.

— Bien, monsieur Georges… je n’attendais pas moins de vous, — reprit M. Lebrenn en se dirigeant vers la porte.

Et tendant la main au jeune homme, il ajouta d’une voix émue :

— Encore adieu.

— Adieu, monsieur… — dit Georges en prenant la main que lui tendait le marchand. Mais soudain celui-ci, par une brusque étreinte, attira le jeune homme contre sa poitrine en lui disant d’une voix émue et les yeux humides :

— Viens, Georges, honnête homme ! loyal cœur !… je t’avais bien jugé !

Georges, abasourdi, regardait M. Lebrenn sans pouvoir prononcer une parole ; mais celui-ci lui dit à voix basse :

— Il y a six semaines, rue de Lourcine ?

Georges tressaillit et s’écria d’un air alarmé :

— De grâce, monsieur !

— Numéro dix-sept, au quatrième, au fond de la cour ?

— Monsieur, encore une fois !

— Un mécanicien, nommé Dupont, vous a introduit les yeux bandés…

— Monsieur, je ne puis vous répondre…

— Cinq membres d’une société secrète vous ont reçu ? Vous avez prêté le serment d’usage, et vous avez été reconduit toujours les yeux bandés ?…

— Monsieur, — s’écria Georges aussi stupéfait qu’effrayé de cette révélation et tâchant de reprendre son sang-froid, — je ne sais ce que vous voulez dire…

— Je présidais ce soir-là le comité, mon brave Georges.

— Vous, monsieur ? — s’écria le jeune homme hésitant encore à croire M. Lebrenn. — Vous…

— Moi…

Et voyant l’incrédulité de Georges durer encore, le marchand reprit :

— Oui, moi, je présidais, et la preuve la voici :

Et il dit quelques mots à l’oreille de Georges.

Celui-ci, ne pouvant plus douter de la vérité, s’écria en regardant le marchand :

— Mais, alors, monsieur, ce serment que vous me demandiez tout à l’heure ?

— C’était une dernière épreuve.

— Une épreuve ?

— Il faut me la pardonner, mon brave Georges. Les pères sont si défiants !… Grâce à Dieu, vous n’avez pas trompé mon espoir. Cette épreuve, vous l’avez vaillamment subie ; vous avez préféré la ruine de vos plus chères espérances à un mensonge, et cependant vous devriez être certain que je croirais aveuglément à votre parole, quelle qu’elle fût.

— Monsieur, — reprit Georges avec une hésitation qui toucha le marchand, — cette fois, puis-je croire… puis-je espérer… avec certitude ? Je vous en conjure, dites-le-moi… Si vous saviez ce que tout à l’heure j’ai souffert !…

— Sur ma foi d’honnête homme, mon cher Georges, ma fille vous aime. Ma femme et moi nous consentons à votre mariage, qui nous enchante, parce que nous y voyons un avenir de bonheur pour notre enfant. Est-ce clair ?

— Ah ! monsieur ! — s’écria Georges en serrant avec effusion les mains du marchand, qui reprit :

— Quant à l’époque précise de votre mariage, mon cher Georges… les événements d’hier, ceux qui se préparent aujourd’hui… la marche à suivre par notre société secrète…

— Vous, monsieur ? — s’écria Georges ne pouvant s’empêcher d’interrompre M. Lebrenn pour lui témoigner sa surprise un moment oubliée dans le ravissement de sa joie. — Vous, monsieur, membre de notre société secrète ? En vérité, cela me confond !

— Bon, — reprit en souriant le marchand. — Voici les étonnements du cher Georges qui vont recommencer. Ah çà, pourquoi n’en serais-je pas de cette société secrète ? Est-ce parce que, sans être riche, j’ai quelque aisance et pignon sur rue ? Qu’ai-je à faire, n’est-ce pas, dans un parti dont le but est l’avènement des prolétaires à la vie politique par le suffrage universel ? et à la propriété par l’organisation du travail ? Eh ! mon brave Georges, c’est justement parce que j’ai… qu’il est de mon devoir d’aider mes frères à conquérir ce qu’ils n’ont pas.

— Ce sont là, monsieur, de généreux sentiments, — s’écria Georges ; — car bien rares sont les hommes qui, arrivés au but avec labeur, se retournent pour tendre la main à leurs frères moins heureux…

— Non, Georges, non, cela n’est pas rare. Et lorsque dans quelques heures peut-être… vous verrez courir aux armes tous ceux de notre société dont je suis un des chefs depuis longtemps, vous y trouverez des commerçants, des artistes, des fabricants, des gens de lettres, des avocats, des savants, des médecins, des bourgeois enfin, vivant pour la plupart comme moi dans une modeste aisance, n’ayant aucune ambition, ne voulant que l’avènement de leurs frères du peuple, et désireux de déposer le fusil après la lutte pour retourner à leur vie laborieuse et paisible.

— Ah ! monsieur, combien je suis surpris, mais heureux, de ce que vous m’apprenez !

— Encore surpris ! pauvre Georges ! Et pourquoi ? parce qu’il y a des bourgeois ? Voilà le grand mot, des bourgeois républicains socialistes ! Voyons, Georges, sérieusement, est-ce que la cause des bourgeois n’est pas liée à celle des prolétaires ? Est-ce que moi, par exemple, prolétaire hier, et que le hasard a servi jusqu’ici, je ne peux pas, par un coup de mauvaise fortune, redevenir prolétaire demain, ou mon fils le devenir ? Est-ce que moi, comme tous les petits commerçants, nous ne sommes pas à la discrétion des hauts barons du coffre-fort ? comme nos pères étaient à la merci des hauts barons des châteaux-forts ? Est-ce que les petits propriétaires ne sont pas aussi asservis, exploités par ces ducs de l’hypothèque, par ces marquis de l’usure, par ces comtes de l’agio ? Est-ce que chaque jour, malgré probité, travail, économie, intelligence, nous ne sommes pas, nous, commerçants, à la veille d’être ruinés à la moindre crise ? lorsque, par peur, cupidité ou caprice de satrape, il plaît aux autocrates du capital de fermer le crédit, et de refuser nos signatures, si honorables qu’elles soient ? Est-ce que si ce crédit, au lieu d’être le monopole de quelques-uns, était, ainsi qu’il devrait l’être et le sera, démocratiquement organisé par l’État, nous serions sans cesse exposés à être ruinés par le retrait subit des capitaux, par le taux usuraire de l’escompte ou par les suites d’une concurrence impitoyable (A) ? Est-ce qu’aujourd’hui nous ne sommes pas tous à la veille de nous voir, nous vieillards, dans une position aussi précaire que celle de votre grand-père, brave invalide du travail, qui, après trente ans de labeur et de probité, serait mort de misère sans votre dévouement, mon cher Georges ? Est-ce que moi, une fois ruiné comme tant d’autres commerçants, j’ai la certitude que mon fils trouvera les moyens de gagner son pain de chaque jour ? qu’il ne subira pas, ainsi que vous, Georges, ainsi que tout prolétaire, le chômage homicide, qui vous fait mourir un peu de faim tous les jours ? Est-ce que ma fille… Mais non, non, je la connais, elle se tuerait plutôt… Mais, enfin, combien de pauvres jeunes personnes, élevées dans l’aisance, et dont les pères étaient comme moi modestes commerçants, ont été, par la ruine de leur famille, jetées dans une misère atroce… et parfois de cette misère dans l’abîme du vice, ainsi que cette malheureuse ouvrière que vous deviez épouser ! Non, non, Georges ; les bourgeois intelligents, et ils sont nombreux, ne séparent pas leur cause de celle de leurs frères du peuple ; prolétaires et bourgeois ont pendant des siècles combattu côte à côte, cœur à cœur, pour redevenir libres ; leur sang s’est mêlé pour cimenter cette sainte union des vaincus contre les vainqueurs ! des conquis contre les conquérants ! des faibles et des déshérités contre la force et le privilège ! Comment, enfin, l’intérêt des bourgeois et des prolétaires ne serait-il pas commun ? toujours ils ont eu les mêmes ennemis. Mais assez de politique, Georges, parlons de vous, de ma fille. Un mot encore, il est grave… L’agitation dans Paris a commencé hier soir, ce matin elle est à son comble ; nos sections sont prévenues : on s’attend d’un moment à l’autre à une prise d’armes… Vous le savez ?

— Oui, monsieur ; j’ai été prévenu hier.

— Ce soir, ou cette nuit, nous descendons dans la rue… Ma fille et ma femme l’ignorent, non que j’aie douté d’elles, — ajouta le marchand de toile en souriant ; — ce sont de vraies Gauloises, dignes de nos mères, vaillantes femmes, qui encourageaient du geste et de la voix, pères, frères, fils et maris à la bataille ! Mais vous connaissez nos statuts ; ils nous imposent une discrétion absolue. Georges, avant trois jours, la royauté de Louis-Philippe sera renversée, ou notre parti sera encore une fois vaincu, mais non découragé, l’avenir lui appartient. Dans cette prise d’armes, mon ami, vous ou moi, vous et moi, nous pouvons rester sur une barricade.

— C’est la chance de la guerre, monsieur… puisse-t-elle vous épargner !

— Dire d’avance à ma fille que je consens à son mariage avec vous, et que vous l’aimez, ce serait doubler ses regrets si vous succombez.

— C’est juste, monsieur.

— Je vous demande donc, Georges, d’attendre l’issue de la crise pour tout dire à ma fille… Si je suis tué, ma femme saura mes derniers désirs ; ils sont que vous épousiez Velléda.

— Monsieur, — reprit Georges d’une voix profondément émue, — ce que je ressens à cette heure ne peut s’exprimer… je ne peux vous dire que ces mots : Oui, je serai digne de votre fille… oui, je serai digne de vous… la grandeur de la reconnaissance ne m’effraye pas… mon cœur et ma vie y suffiront, croyez-le, monsieur.

— Et je vous crois, mon brave Georges, — dit le marchand en serrant affectueusement les mains du jeune homme dans les siennes. — Un mot encore ! Vous avez des armes ?

— J’ai une carabine cachée ici, et cinquante cartouches que j’ai fabriquées cette nuit.

— Si l’affaire s’engage ce soir, et c’est infaillible, nous barricaderons la rue à la hauteur de ma maison. Le poste est excellent ; nous possédons plusieurs dépôts d’armes et de poudre ; je suis allé ce matin visiter des munitions que l’on croyait éventées par les limiers de police, il n’en était rien. Au premier mouvement, revenez ici chez vous, Georges, je vous ferai prévenir, et mordieu ! ferme aux barricades ! Dites-moi. Votre grand-père est discret ?

— Je réponds de lui comme de moi, monsieur.

— Il est là dans sa chambre ?

— Oui, monsieur.

— Eh bien, laissez-moi lui causer une bonne joie.

Et M. Lebrenn entra dans la chambre du vieillard, toujours occupé à fumer sa pipe en pacha, comme il disait.

— Bon père, — lui dit le marchand de toile, — votre petit-fils est un si bon et si généreux cœur, que je lui donne ma fille, dont il est amoureux fou… Je vous demande seulement le secret pour quelques jours, après quoi vous aurez le droit d’espérer de vous voir arrière-grand-père, et moi, grand-père… Georges vous expliquera la chose. Adieu, bon père… Et vous, Georges, à tantôt.

Et laissant Georges avec le vieillard, M. Lebrenn se dirigea vers la demeure de M. le comte de Plouernel, colonel de dragons, qui attendait le marchand de toile avant midi pour s’entendre avec lui au sujet d’une grosse fourniture.