Les Mystères du peuple/I/4

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Les Mystères du peuple — Tome I
LE CASQUE DE DRAGON - L'ANNEAU DU FORÇAT - Chap. IV.
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CHAPITRE IV.


Comment le colonel de Plouernel déjeunait tête à tête avec une jolie fille qui improvisait toutes sortes de couplets sur l’air de la Rifla. — De l’émotion peu dévotieuse causée à cette jeune fille par l’arrivée d’un cardinal.




M. Gontran Néroweg, Comte de Plouernel, occupait un charmant petit hôtel de la rue de Paradis-Poissonnière, bâti par son grand-père. À l’élégance un peu rococo de cette habitation, on devinait qu’elle avait dû être construite au milieu du dernier siècle, et avait servi de petite maison. Le quartier des poissonniers, comme on disait du temps de la régence, très-désert à cette époque, était ainsi parfaitement approprié à ces mystérieuses retraites, vouées au culte de la Vénus aphrodite.

M. de Plouernel déjeunait tête à tête avec une fort jolie fille de vingt ans, brune, vive et rieuse : on l’avait surnommée Pradeline, parce que dans les soupers, dont elle était l’âme et souvent la reine, elle improvisait sur tout sujet des chansons que n’eût sans doute pas avouées le célèbre improvisateur dont elle portait le nom féminisé, mais qui du moins ne manquaient ni d’à-propos ni de gaieté.

M. de Plouernel, ayant entendu parler de Pradeline, l’avait invitée à souper la veille avec lui et quelques amis. Après le souper, prolongé jusqu’à trois heures du matin, l’hospitalité était de droit ; ensuite de l’hospitalité, le déjeuner allait de soi-même : aussi les deux convives étaient attablés dans un petit boudoir Louis XV attenant à sa chambre à coucher ; un bon feu flambait dans la cheminée de marbre chantournée ; d’épais rideaux de damas bleu tendre, semés de roses, atténuaient l’éclat du jour ; des fleurs garnissaient de grands vases de porcelaine. L’atmosphère était tiède et parfumée. Les vins étaient fins, les mets recherchés. Pradeline et M. de Plouernel y faisaient honneur.

Le colonel était un homme de trente-huit ans environ, d’une taille élevée, svelte et robuste à la fois ; ses traits, un peu fatigués, mais d’une sorte de beauté fière, offraient le type de la race germanique ou franque, dont Tacite et César ont tant de fois dessiné les traits caractéristiques : cheveux d’un blond pâle, longues moustaches rousses, yeux gris clairs, nez en bec d’aigle.

M. de Plouernel, vêtu d’une robe de chambre magnifique, paraissait non moins gai que la jeune fille.

— Allons, Pradeline, — dit-il en lui versant un glorieux verre de vieux vin de Bourgogne, — à la santé de ton amant !

— Quelle bêtise ! est-ce que j’ai un amant ?

— Tu as raison. À la santé de tes amants !

— Tu n’es donc pas jaloux, mon cher ?

— Et toi ?

À cette question, Pradeline vida lestement son rouge bord ; puis, faisant tinter son verre avec le bout de la lame de son couteau, elle répondit à la question de M. de Plouernel en improvisant sur l’air alors si en vogue de la Rifla :

………………………….À la fidélité
………………………….Je joue un pied de nez,
………………………….Quand un amant me plaît,
………………………….Ah ! mais, c’est bientôt fait.
…….………….La rifla, fla, fla, fla, la rifla, etc., etc.

— Bravo, ma chère ! — s’écria le colonel en riant aux éclats.

Et faisant chorus avec Pradeline, il chanta en frappant aussi son verre de la pointe de son couteau :

………………………….Quand un amant me plaît,
………………………….Ah ! mais, c’est bientôt fait.
………….…….La rifla, fla, fla, fla, la rifla, etc., etc.

— Eh bien, petite, — reprit-il après ce refrain, — puisque tu n’es pas jalouse, donne-moi un conseil…

— Voyons !

— Un conseil d’amie.

— Pardieu !

— Je suis amoureux… mais amoureux fou.

— Ah bah !

— C’est comme ça. S’il s’agissait d’une femme du monde, je ne te demanderais pas conseil, et…

— Tu dis une femme du… ?

— Du monde.

— Ah çà ! est-ce que je ne suis pas femme ? et au monde ? et du monde ?

— Et pour tout le monde, n’est-ce pas, ma chère ?

— Naturellement, puisque je suis ici ; ce qui est peu flatteur pour toi, mon cher, et encore moins flatteur pour moi. Mais c’est égal ; continue, et ne sois plus grossier… si tu peux.

— Ah ! c’est curieux ! cette petite me donne des leçons de savoir vivre !

— Tu me demandes des conseils, je peux bien te donner des leçons. Voyons, achève.

— Figure-toi que je suis amoureux d’une boutiquière, c’est-à-dire que son père et sa mère tiennent une boutique.

— Bien.

— Tu dois connaître ce monde-là, toi, ses mœurs, ses habitudes : quels moyens me conseilles-tu d’employer pour réussir ?

— Fais-toi aimer.

— C’est trop long… Quand j’ai un violent caprice, il m’est impossible d’attendre.

— Vraiment !… C’est étonnant, mon cher, comme tu m’intéresses. Mais voyons. Cette boutiquière, d’abord, est-elle bien pauvre ? est-elle bien misérable ? a-t-elle bien faim ?

— Comment ! a-t-elle faim ? que diable veux-tu dire !

— Colonel, je ne peux pas nier tes agréments… tu es beau, tu es spirituel, tu es charmant, tu es séduisant, tu es adorable, tu es délicieux…

— De l’ironie !

— Ah ! par exemple ! est-ce que j’oserais ?… Tu es donc délicieux ! Mais pour que la pauvre fille pût te bien apprécier, il faudrait qu’elle mourût de faim. Tu n’as pas d’idée comme la faim… aide à trouver les gens délicieux.

Et Pradeline d’improviser de nouveau, non pas cette fois avec un accent joyeux, mais avec une sorte d’amertume et en ralentissant tellement la mesure de son air favori, qu’il devenait presque mélancolique :

………………………….Tu as faim et tu pleures,
………………………….Petite… en ma demeure
………………………….Viens… tu auras de l’or.
………………………….Mais livre-moi ton corps.
………La rifla, fla, fla, fla, la rifla, etc., etc.

— Diable ! ton refrain n’est pas gai cette fois, — dit M.   de Plouernel, frappé de l’accent de mélancolie de la jeune fille, qui d’ailleurs reprit bientôt son insouciance et sa gaieté habituelles.

— Je comprends l’allusion, — reprit le comte ; — mais ma belle boutiquière n’a pas faim.

— Alors, est-elle coquette ? aime-t-elle la toilette, les bijoux, les spectacles ? voilà encore de fameux moyens de perdre une pauvre fille.

— Elle doit aimer tout cela ; mais elle a père et mère, elle doit donc être très-surveillée. Aussi j’avais une idée…

— Toi ?… Enfin ça c’est vu. Et cette idée ?

— Je voulais acheter beaucoup chez ces gens-là, leur prêter même au besoin de l’argent, car ils doivent toujours être à tirer le diable par la queue, ces gens du petit commerce !

— De sorte que tu crois qu’ils te vendront leur fille… comptant ?

— Non, mais j’espère que du moins ils ferment les yeux… alors je pourrai éblouir la petite par des cadeaux et aller très-vite ! Hein ! qu’en penses-tu ?

— Dam ! moi, je ne sais pas, — répondit Pradeline en jouant l’ingénuité… — Si dans ton grand monde ça se fait de la sorte, si les parents vendent leurs filles, peut-être ça se fait-il aussi chez les petites gens. Pourtant, je ne crois pas ; ils sont trop bourgeois, trop épiciers, vois-tu ?

— Petite, — dit M. de Plouernel avec hauteur, — tu t’émancipes prodigieusement.

À ce reproche, la jeune fille partit d’un grand éclat de rire, qu’elle interrompit par cette nouvelle improvisation joyeusement chantée :

………………………….Voyez donc ce seigneur
………………………….Avec son point d’honneur !
………………………….Pour ce fier paladin
………………………….Tout bourgeois tout gredin !
………………….La rifla, fla, fla, fla, la rifla, etc. ; etc.

Après quoi, Pradeline se leva, prit sur la cheminée un cigare qu’elle alluma bravement en continuant de chantonner son refrain ; puis elle s’étendit dans un fauteuil en envoyant au plafond la fumée bleuâtre du tabac doré de la Havane.

M. de Plouernel, oubliant son dépit d’un moment, ne put s’empêcher de rire de l’originalité de la jeune fille, et lui dit :

— Voyons, petite, parlons sérieusement ; il ne s’agit pas de chanter, mais de me conseiller.

— D’abord, il faut que je connaisse le quartier de tes amours, — reprit la jeune fille d’un ton dogmatique en se renversant dans le fauteuil ; — la connaissance du quartier est très-importante… Ce qui se peut dans un quartier ne se peut pas dans l’autre. Il y a, mon cher, des quartiers bégueules et des quartiers décolletés.

— Profondément raisonné, ma belle; l’influence du quartier sur la vertu des femmes est considérable… Je peux donc sans rien compromettre te dire que mon adorable boutiquière est de la rue Saint-Denis.

À ces mots, la jeune fille, qui jusqu’alors, étendue dans un fauteuil, faisait indolemment tourbillonner la fumée de son cigare, tressaillit, et se releva si brusquement, que M. de Plouernel la regardant avec surprise, s’écria :

— Que diable as-tu ?

— J’ai… — reprit Pradeline en reprenant son sang-froid et secouant sa jolie main avec une expression de douleur, — j’ai que je me suis horriblement brûlée avec mon cigare… mais ce ne sera rien. Tu disais donc, mon cher, que tes amours demeuraient rue Saint-Denis ? c’est déjà quelque chose, mais pas assez.

— Tu n’en sauras cependant pas davantage, petite.

— Maudit cigare ! — reprit la jeune fille en secouant de nouveau sa main ; — ça me cuit… oh ! mais ça me cuit…

— Veux-tu un peu d’eau fraîche ?

— Non, ça passe… Or donc, tes amours demeurent dans la rue Saint-Denis… Mais, un instant, mon cher… Est-ce dans le haut ou dans le bas de la rue ? car c’est encore quelque chose de très différent que le haut ou le bas de la rue ; à preuve que les boutiques sont plus chères dans un endroit que dans un autre. Or, selon le plus ou moins de cherté du loyer, la générosité doit être plus ou moins grande… Hein ? c’est ça qui est fort !

— Très-fort. Alors je te dirai que mes amours ne demeurent pas loin de la porte Saint-Denis.

— Je n’en demande pas davantage pour donner ma consultation, — répondit la jeune fille d’un ton qu’elle s’efforça de rendre comique. Mais un homme plus observateur que M. de Plouernel eût remarqué une vague inquiétude dans l’expression des traits de Pradeline.

— Eh bien, voyons ! que me conseilles-tu ? lui dit-il.

— D’abord, il faut… — Mais la jeune fille s’interrompit, et dit :

— On a frappé, mon cher.

— Tu crois ?

— J’en suis sûre. Tiens, entends-tu ?…

En effet, on frappa de nouveau.

— Entrez, — dit le comte.

Un valet de chambre se présenta d’un air assez embarrassé, et dit vivement à son maître :

— Monsieur le comte, c’est son éminence…

— Mon oncle ! — dit le colonel très-surpris en se levant aussitôt.

— Oui, monsieur le comte ; monseigneur le cardinal est arrivé cette nuit de voyage, et…

— Un cardinal ! — s’écria Pradeline en interrompant le domestique par un grand éclat de rire, car elle oubliait déjà ses dernières préoccupations ; — un cardinal ! voilà qui est flambard ! voilà ce qu’on ne rencontre pas tous les jeudis à Mabille ou à Valentino !… Un cardinal ! je n’en ai jamais vu, il faut que je m’en régale.

Et d’improviser sur son air favori :

………………………….La reine Bacchanal,
………………………….Voyant un cardinal,
………………………….Dit : Faut nous amuser
………………………….Et le faire danser…
…………………….La rifla, fla, fla, fla, la rifla, etc., etc.

Et ce disant, la folle fille, soulevant à demi les deux pans de sa robe, se mit à évoluer dans le boudoir avec désinvolture en répétant son improvisation, tandis que le valet de chambre, immobile à la porte à demi ouverte, tenait à grand’peine son sérieux, et que M. de Plouernel, fort irrité des libertés grandes de cette effrontée, lui disait :

— Allons donc, ma chère, c’est stupide… taisez-vous donc, c’est indécent !

Le cardinal de Plouernel, que l’on venait d’annoncer, se souciant peu de faire antichambre chez son neveu, et ne le croyant pas sans doute en si profane compagnie, arriva bientôt sur les pas du valet de chambre, et entra au moment où Pradeline, lançant en avant sa jambe charmante, ondulait du torse en répétant :

………………………….Il faut nous amuser
………………………….Et le faire danser.
…………………….La rifla, fla, fla, fla, la rifla, etc., etc.

À la vue du cardinal, M. de Plouernel courut à la porte, et tout en embrassant son oncle à plusieurs reprises, il le repoussa doucement dans le salon d’où il sortait alors ; le valet de chambre, en homme bien appris, ferma discrètement sur son maître la porte du boudoir, dont il poussa le verrou.