Les Mystères du peuple/II/1

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Les Mystères du peuple — Tome II
LA CLOCHETTE D'AIRAIN — Chapitre IV.

LES


MYSTÈRES DU PEUPLE


OU


HISTOIRE D’UNE FAMILLE DE PROLÉTAIRES


À TRAVERS LES ÂGES




LA CLOCHETTE D’AIRAIN


OU


LE CHARIOT DE LA MORT


AN 56 À 40 AVANT JÉSUS-CHRIST.




CHAPITRE IV.


Le char armé de faux. — Margarid, Hénory, Martha, et autres femmes ou jeunes filles de la famille de Joel, se préparent au combat. — Logette des petits enfants. — Les dogues de guerre. — Les bardes donnent le signal de la bataille. — Bataille de Vannes. — La Foudroyante. — La Légion de Fer. — Les cavaliers numides. — Les bardes. — Guilhern le laboureur et César. — Mort de Joel, le brenn de la tribu de Karnak, et de Mikaël. — L’archer crétois et Deber-Trud, le mangeur d’hommes. — Les deux saldunes enchaînés. — Margarid, Hénory, Martha. — Les vierges et les femmes gauloises pendant le combat. — Le char de la mort.




Le chef des cent vallées s’éloigna pour aller adresser quelques paroles à chaque tribu. Avant de prendre notre poste de bataille, loin des chariots de guerre où étaient les femmes, les jeunes filles et mes enfants, mon père, mon frère et moi, nous avons voulu nous assurer une dernière fois que rien ne manquait à la défense du char qui portait notre famille. Ma mère Margarid, aussi tranquille que lorsqu’elle filait sa quenouille au coin de notre foyer, était debout, appuyée à la membrure de chêne dont est formée la caisse du char ; elle engageait ma femme Hénory et Martha, femme de Mikaël, à donner plus de jeu aux courroies qui assujettissent à des chevilles plantées sur le rebord du chariot le manche des faux que l’on manœuvre pour le défendre, de même que l’on manœuvre les rames attachées au plat-bord d’une barque (A).

Plusieurs jeunes filles et jeunes femmes de nos parentes s’occupaient d’autres soins : les unes, à l’arrière de la voiture, préparaient, au moyen de peaux épaisses tendues sur des cordes, un réduit où nos enfants devaient être à l’abri des flèches et des pierres lancées par les frondeurs et les archers ennemis. Ces enfants riaient et s’ébattaient déjà, avec de joyeux cris, dans cette logette à peine achevée. Pour plus de préservation encore, Mamm’Margarid, veillant à toute chose, fit placer des sacs remplis de grain au-dessus du réduit. D’autres jeunes filles accrochaient au long des parois intérieures du char des couteaux de jet, des épées et des haches, qui, le péril, venu, ne pesaient pas plus qu’une quenouille à leurs bras blancs et forts. Deux de leurs compagnes, agenouillées près de Mamm’Margarid, ouvraient des caisses de linge et préparaient l’huile, le baume, le sel et l’eau de gui, pour panser les blessures, à l’exemple des druidesses, dont le char secourable était voisin.

À notre approche, nos enfants sont accourus gaiement, du fond de leur réduit, sur le devant de la voiture, d’où ils nous ont tendu leurs petites mains. Mikaël, étant à pied, prit dans ses bras son fils et sa fille, tandis que ma femme Hénory, pour m’épargner la peine de descendre de cheval, mit tour à tour entre mes bras, du haut du char, ma petite Siomara et mon petit Sylvest. Je les assis tous les deux sur le devant de ma selle, et, au moment d’aller combattre, j’eus grand plaisir à baiser leurs têtes blondes. Mon père Joel dit alors à ma mère :

— Margarid, si la chance tourne contre nous, si le char est assailli par les Romains, ne fait lâcher les dogues de guerre qu’au moment de l’attaque ; ces braves chiens ne seront que plus furieux de leur longue attente, et ne s’écarteront pas.

— Ton conseil sera suivi, Joel, répondit Mamm’Margarid. Vois maintenant si les courroies des faux leur donnent assez de jeu pour la manœuvre.

— Oui, elles en ont assez, répondit mon père après avoir visité une partie des courroies ; puis, examinant l’armement des faux qui défendait l’autre bord du chariot, Joel reprit : — Femme ! femme !… à quoi ont pensé ces jeunes filles ?… Vois donc… Ah ! les têtes folles ! de ce côté-ci, le tranchant des faux est tourné vers le timon, et de l’autre, leur tranchant est tourné vers l’arrière…

— C’est moi qui ait fait ainsi disposer les armes, a dit ma mère.

— Et pourquoi tous les tranchants des faux ne sont-ils pas tournés du même côté, Margarid ?

— Parce qu’un char est presque toujours assailli à la fois par l’avant et par l’arrière ; dans ce cas, les deux rangs de faux agissant en sens inverse l’un de l’autre, sont de meilleure défense… Ma mère m’a enseigné cela ; je l’enseigne à ces chères filles.

— Ta mère était plus judicieuse que moi, Margarid… La bonne fauchaison est ainsi plus certaine… Viennent les Romains à l’assaut du char ! têtes et membres tomberont fauchés comme des épis mûrs en temps de moisson ! et fasse Hésus qu’elle soit bonne, cette moisson humaine !

Puis, prêtant l’oreille, mon père nous dit, à Mikaël et à moi :

— Enfants, j’entends les cymbales des bardes et les clairons de la trimarkisia… Rejoignons nos rangs… Allons, Margarid, allons, mes filles, au revoir, ici… ou ailleurs…

— Ici ou ailleurs, nos pères et nos époux nous retrouveront pures de tout outrage… répondit ma femme Hénory, plus fière, plus belle que jamais.

— Victorieuses ou mortes, vous nous reverrez ! ajouta Madalèn, une de nos parentes, jeune vierge de seize ans ; — mais esclaves ou déshonorées ! non… par le glorieux sang de notre Hêna… non… jamais !

— Non !… — reprit Martha, la femme de Mikaël, en pressant sur son sein ses deux enfants, que mon frère venait de replacer sur le chariot.

— Ces chères filles sont de notre race… Sois sans inquiétude, Joel, reprit Mamm’Margarid, toujours calme et grave ; elles feront leur devoir.

— Comme nous ferons le nôtre… Et ainsi la Gaule sera délivrée, dit mon père. Toi aussi, tu feras ton devoir, vieux mangeur d’hommes, vieux Deber-Trud ! ajouta le brenn en caressant la tête énorme du dogue de guerre qui, malgré sa chaîne, s’était dressé debout et appuyait ses pattes à l’épaule du cheval. Bientôt viendra l’heure de la curée ! bonne et sanglante curée, Deber-Trud ! Hèr ! hèr !… aux Romains !…

Pendant que le dogue et la meute de combat semblaient répondre à ces mots par des aboiements féroces, le brenn, mon frère et moi, nous avons jeté un dernier regard sur notre famille ; puis mon père a tourné la tête de son fier étalon Tom-Bras vers les rangs de l’armée, et l’a rapidement rejointe. J’ai suivi mon père, tandis que Mikaël, agile et robuste, tenait fortement serrée dans sa main gauche une poignée de crins de la longue crinière de mon cheval lancé au galop, m’accompagnait en courant ; parfois, s’abandonnant à l’élan de ma monture, il bondissait avec elle, et était ainsi soulevé de terre pendant quelques pas… Mikaël et moi, comme bien d’autres de la tribu, nous nous étions, en temps de paix, familiarisés avec le mâle exercice militaire de la mahrek-ha-droad.

Le brenn, mon frère et moi, nous avons ainsi rejoint notre tribu et notre rang de bataille.

L’armée gauloise occupait le faite d’une colline éloignée de Vannes d’une lieue ; à l’orient, notre ligne de bataille s’appuyait sur la forêt de Merek, occupée par nos meilleurs archers ; à l’occident, nous étions défendus par les hauteurs escarpées du rivage que baignaient les eaux de la baie du Morbihan… Au fond de cette baie était ancrée notre flotte, où se trouvaient alors mon frère Albinik et sa femme Méroë. Nos vaisseaux commençaient à lever leurs câbles de fer pour aller combattre les galères romaines, disposées en croissant et immobiles comme une volée de cygnes de mer reposés sur les vagues. N’étant plus pilotée par Albinik, la flotte de César, remise à flot lors de la marée haute, gardait sa position de la veille, de peur de tomber sur des écueils qu’elle ignorait.

À nos pieds coulait la rivière de Roswallan : les Romains devaient la traverser à gué pour venir à nous. Le chef des cent vallées avait habilement choisi notre position : nous avions devant nous une rivière, derrière nous la ville de Vannes ; à l’occident, la mer ; à l’orient la forêt de Merek ; sa lisière abattue offrait des obstacles insurmontables à la cavalerie ennemie, et beaucoup de dangers à l’infanterie, nos meilleurs archers étant disséminés au milieu de ces grands abatis de bois.

Le terrain qui nous faisait face de l’autre côté de la rivière s’élevait en pente douce ; ses hauteurs nous cachaient la route par laquelle devaient arriver l’armée romaine. Soudain nous avons vu apparaître au faîte de cette colline, et descendre son versant à toute bride, en venant vers nous, des montagnards d’Arès envoyés en éclaireurs pour nous signaler l’approche de l’ennemi. Ils traversèrent la rivière à gué, nous rejoignirent, et nous annoncèrent l’avant-garde de l’armée romaine.

— Amis, avait dit le chef des cent vallées à chaque tribu, en passant à cheval devant le front de bataille de l’armée, — restez immobiles jusqu’à ce que les Romains, rassemblés sur l’autre bord de la rivière, commencent à la traverser ; à ce moment, les frondeurs et les archers épuiseront leurs pierres et leurs flèches sur l’ennemi ; puis, lorsque les Romains, après le passage de la rivière, reformeront leurs cohortes, que toute notre ligne s’ébranle, laissant la réserve auprès des chariots de guerre ; alors les gens de pied au centre, les cavaliers sur les ailes, précipitons-nous comme un torrent du haut de cette pente rapide : l’ennemi, encore acculé à la rivière, ne résistera pas à l’impétuosité de notre premier choc !

Bientôt la colline opposée à la nôtre s’est couverte des nombreuses troupes de César. À l’avant-garde marchaient les vexillaires, reconnaissables à la peau de lion qui leur couvrait la tête et les épaules ; les vieilles cohortes renommées par leur expérience et leur intrépidité, telles que la foudroyante, la légion de fer, et bien d’autres que nous désigna le chef des cent vallées, qui avait déjà combattu les Romains, formaient la réserve. Nous voyions briller au soleil leurs armures et les enseignes distinctives des légions : un aigle, un loup, un dragon, un minotaure et autres figures de bronze doré, ornée de feuillages… Le vent nous apportait les sons éclatants de leurs longs clairons… Nos cœurs bondissaient à cette musique guerrière. Une nuée de cavaliers numides, enveloppés de longs manteaux blancs, précédaient l’armée. Elle a fait halte un moment, un grand nombre de ces Numides sont arrivés à toute bride au bord opposé de la rivière, ils y sont entrés à cheval, afin de s’assurer qu’elle était guéable, et se sont approchés, malgré la grêle de pierres et de flèches que faisaient pleuvoir sur eux nos frondeurs et nos archers. Aussi avons-nous vu plus d’un manteau blanc flottant sur le courant de la rivière, et, plus d’un cheval sans cavalier gravir la berge et retourner vers les Romains. Cependant, plusieurs Numides, malgré les pierres et les traits qu’on leur lançait, traversèrent plusieurs fois la rivière dans toute sa largeur, montrant ainsi tant de bravoure, que nos archers et nos frondeurs cessèrent leur jet d’un commun accord, afin d’honorer cette outre-vaillance. Le courage nous plaît dans nos ennemis ; ils en sont plus honorables à combattre. Les Numides, certains d’un passage à gué, coururent porter cette nouvelle à l’armée romaine… Alors les légions s’ébranlant se sont formées en plusieurs colonnes profondes ; le passage de la rivière a commencé… Selon les ordres du chef des cent vallées, nos archers et nos frondeurs ont recommencé leur jet, tandis que les archers crétois et des frondeurs des îles Baléares, se déployant sur la rive opposée, ripostaient à nos gens.

— Mes fils, nous dit mon père en regardant du côté de la baie du Morbihan, votre frère Albinik va se battre sur mer pendant que nous nous battrons sur terre… Voyez… notre flotte a rejoint les galères romaines.

Mikaël et moi, regardant du côté que nous montrait le brenn, nous avons vu au loin nos navires aux lourdes voiles de peaux tannées, tendues par des chaînes de fer, aborder les galères romaines.

Mon père disait vrai : le combat s’engageait à la fois sur terre et sur mer… De ce double combat allait sortir l’indépendance ou l’asservissement de la Gaule. J’ai fait alors une remarque de sinistre augure : nous tous, ordinairement si babillards, si gais à l’heure de la bataille, que l’on entendait toujours sortir des rangs gaulois de plaisantes provocations à l’ennemi ou de bouffonnes saillies sur le danger, nous étions graves, silencieux, mais résolus à vaincre ou à périr.

Le signal de la bataille a été donné : les cymbales des bardes ont répondu aux clairons romains ; le chef des cent vallées, descendant de cheval, s’est mis de quelques pas en avant sur notre ligne de bataille… plusieurs druides et bardes étaient à ses côtés… Il a brandi son épée et s’est élancé en courant sur la pente rapide de la colline… Les druides et les bardes couraient du même pas que lui… faisant vibrer leurs harpes d’or… À ce signal, toute notre armée s’est précipitée à leur suite sur l’ennemi, qui, après le passage de la rivière, reformait ses cohortes.

La mahrek-ha-droad des tribus voisines de Karnak, que commandait mon père, s’élança, ainsi que le reste de l’armée, sur le versant de la colline. Mon frère Mikaël, tenant sa hache de la main droite, fut, pendant cette impétueuse descente, presque toujours suspendu à la crinière de mon cheval, qu’il avait saisie de la main gauche. Je voyais, au bas de la côte, la légion romaine appelée la Légion de fer, à cause des pesantes armures de ses soldats, formée en coin. Immobile comme une muraille d’acier, hérissée de piques, elle s’apprêtait à recevoir notre choc à la pointe de ses lances. Je portais, comme tous les cavaliers, un sabre au côté gauche, une hache au côté droit, et à la main un lourd épieu ferré. Nous avions pour casque un bonnet de fourrure, pour cuirasse une casaque de peau de sanglier, et des bandelettes de cuir enveloppaient nos jambes que nos braies ne couvraient pas. Mikaël était armé d’un épieu ferré, d’un sabre, et portait au bras gauche un léger bouclier.

— Saute en croupe ! — ai-je dit à mon frère au moment où nos chevaux, dont nous n’étions plus maîtres, arrivaient à toute bride sur les lances de la Légion de fer… Une fois à portée, nous avons de toutes nos forces lancé notre épieu ferré à la tête des Romains, comme on lance le pen-bas (B). Mon coup à moi porta ferme et droit sur le casque d’un légionnaire. Tombant à la renverse, il entraîna dans sa chute le soldat qui le suivait. Mon cheval entra par cette trouée au plus épais de la Légion de fer. D’autres des nôtres m’imitèrent ; dans cette mêlée, le combat devint rude. Mon frère Mikaël, toujours à mes côtés, tantôt, pour frapper de plus haut, sautait sur la croupe de mon cheval, tantôt s’en faisait un rempart : il combattait valeureusement. Une fois je fus à demi démonté ; il me protégea de son arme pendant que je me remettais en selle. Les autres piétons de la mahrek-ha-droad se battaient de la même manière, chacun à côté de son cavalier.

— Frère, tu es blessé, — ai-je dit à Mikaël. — Vois, ta saie est rougie.

— Et toi, frère, — m’a-t-il répondu, — regarde tes braies ensanglantées.

Et de vrai, dans la chaleur du combat, nous ne sentions pas ces blessures. Mon père, chef de la mahrek-ha-droad, n’était pas accompagné d’un piéton. À deux reprises, nous l’avons rejoint au milieu de la mêlée ; son bras, fort malgré son âge, frappait sans relâche ; sa lourde hache résonnait sur les armures de fer comme le marteau sur l’enclume. Son étalon Tom-Bras mordait avec furie tous les Romains à sa portée ; il en a soulevé un presque de terre en se cabrant ; il le tenait par la nuque, et le sang jaillissait. Plus tard le flot des combattants nous a de nouveau rapproché de mon père déjà blessé ; j’ai renversé, broyé sous les pieds de mon cheval un des assaillants du brenn ; nous avons encore été séparés de lui. Nous ne savions rien des autres mouvements de la bataille ; engagés dans la mêlée, nous ne pensions qu’à repousser la légion de fer dans la rivière. Nous poussions fort à cela ; déjà nos chevaux trébuchaient sur les cadavres comme sur un sol mouvant, nous avions entendu, non loin de nous, la voix éclatante des bardes : ils chantaient à travers la mêlée :

« Victoire à la Gaule !!! — Liberté ! liberté !!! — Encore un coup de hache ! — Encore un effort ! — Frappe… frappe, Gaulois ! — Et le Romain est vaincu. — Et la Gaule délivrée. — Liberté ! liberté !!! — Frappe fort le Romain ! — Frappe plus fort… frappe ! Gaulois ! »

Les chants des bardes, l’espoir victorieux qu’ils nous donnaient, redoublent nos efforts. Les débris de la légion de fer, presque anéantie, repassent la rivière en désordre ; nous voyons accourir à nous, saisie de panique, une cohorte romaine en pleine déroute ; les nôtres la refoulaient de haut en bas sur la pente de la colline au pied de laquelle nous étions. Cette troupe, jetée entre deux ennemis, est détruite… Nos bras se lassaient de tuer, lorsque je remarque un guerrier romain de moyenne taille, sa magnifique armure annonçait son rang élevé ; il était à pied, et avait perdu son casque dans la mêlée. Son grand front chauve, son visage pâle, son regard terrible, lui donnaient un aspect menaçant ; armé d’une épée, il frappait avec fureur ses propres soldats, ne pouvant arrêter leur fuite. Je le montrai du geste à Mikaël qui venait de me rejoindre.

— Guilhern, — me dit-il, — si partout l’on s’est battu comme ici, nous sommes victorieux… Ce guerrier à l’armure d’or et d’acier soit être un général romain ; faisons-le prisonnier, ce sera un bon otage à garder… Aide-moi, nous l’aurons.

Mikaël court, se précipite sur le guerrier à l’armure d’or au moment où il tentait encore d’arrêter les fuyards. En quelques bonds de mon cheval, je rejoins mon frère. Après une courte lutte, il renverse le Romain ; ne voulant pas le tuer, mais le garder prisonnier, il ne tenait sous ses deux genoux, sa hache haute, pour lui signifier de se rendre. Le Romain comprit, n’essaya plus de se débattre, et leva au ciel la main qu’il avait de libre, afin d’attester les dieux qu’il se rendait prisonnier.

— Emporte-le, — me dit mon frère.

Mikaël, ainsi que moi, très-robuste, très-grand, tandis que notre prisonnier était frêle et de stature moyenne, le saisit entre ses bras et le soulève de terre ; moi, je prends le Romain par le collet de buffle qu’il portait sous sa cuirasse, je l’attire vers moi, je l’enlève, et le jette tout armé en travers de ma selle ; prenant alors mes rênes entre mes dents, afin de pouvoir d’une main contenir notre prisonnier, et de l’autre le menacer de ma hache, je l’emporte ainsi, et pressant les flancs de mon cheval, je me dirige vers notre réserve pour mettre là notre otage en sûreté, et aussi faire panser mes blessures… J’avais fait à peine quelques pas, lorsqu’un de nos cavaliers, venant à ma rencontre en pourchassant des fuyards, s’écria en reconnaissant le Romain que j’emportais :

C’est César !… Frappe !… Assomme César !

J’apprends ainsi que j’emportais sur mon cheval le plus grand ennemi de la Gaule ; moi, loin de songer à le tuer… saisi de stupeur, je m’arrête… ma hache s’échappe de ma main, et je me renverse en arrière, afin de mieux contempler ce César si redouté que je tenais en mon pouvoir (C).[1]

Malheur à moi ! malheur à mon pays ! César profite de mon stupide étonnement, saute à bas de mon cheval, appelle à son aide un gros de cavaliers numides qui accouraient à sa recherche, et, lorsque j’ai eu conscience de ma criminelle sottise, il n’était plus temps de la réparer… César s’était élancé sur le cheval d’un des cavaliers numides, tandis que les autres m’enveloppaient… Furieux d’avoir laissé échapper César, je me défends à outrance. Je reçois de nouvelles blessures et je vois tuer mon frère Mikaël à mes côtés… Ce malheur est le signal des autres. Jusqu’alors favorable à nos armes, la chance de la bataille tourne contre nous… César rallie ses légions ébranlées, un renfort considérable de troupes fraîches arrive à son secours, et nous sommes repoussés en désordre sur notre réserve, où se trouvaient nos chariots de guerre, nos blessés, nos femmes et nos enfants… Entraîné par le flot des combattants, j’arrive près des chars de guerre, heureux, dans notre défaite, d’être du moins rapproché de ma mère et des miens, et de pouvoir les défendre, s’il m’en restait la force, car le sang qui coulait de mes blessures m’affaiblissait de plus en plus. Hélas ! les dieux m’avaient condamné à une horrible épreuve ; maintenant je peux dire comme disaient mon frère Albinik et sa femme, morts tous deux dans l’attaque des galères romaines, en combattant sur mer comme nous combattions sur terre pour la liberté de notre pauvre patrie : « — Nul n’avait vu, nul ne verra désormais le spectacle épouvantable auquel j’ai assisté… »

Refoulés vers les chariots, toujours combattant, attaqués à la fois par les cavaliers numides, par les légionnaires de l’infanterie et par les archers crétois, nous cédions le terrain pas à pas. Déjà j’entendais les mugissements des taureaux, le bruit éclatant des nombreuses clochettes d’airain qui garnissent leur joug, les aboiements des dogues de guerre, encore enchaînés autour des chars. Ménageant mes forces défaillantes, je ne cherche plus à combattre, mais à me diriger vers l’endroit où ma famille se trouvait en danger. Soudain, mon cheval, déjà blessé, reçoit au flanc un coup mortel, s’abat, roule sur moi ; ma jambe et ma cuisse, percées de deux coups de lance, sont prises comme dans un étau entre le sol et cette masse inerte ; je m’efforçais en vain de me dégager, lorsqu’un de nos cavaliers, qui me suivait au moment de ma chute, se heurte à ma monture expirante, culbute sur elle avec son cheval ; tous deux sont à l’instant percés de coups par des légionnaires. La résistance des nôtres devient désespérée ; cadavres sur cadavres s’entassent sur moi et autour de moi. De plus en plus affaibli par la perte de mon sang, vaincu par les douleurs de mes membres brisés sous cet entassement de morts et de mourants, incapable de faire un mouvement, tout sentiment m’abandonne, mes yeux se ferment… et lorsque, rappelé à moi par les élancements aigus de mes blessures, je rouvre les yeux… voici ce que je vois, me croyant d’abord obsédé par un de ces songes effrayants auxquels on veut vainement échapper par un réveil qui vous fuit.

Et pourtant ce n’était pas un songe… Non, ce n’était pas un songe, mais une réalité horrible… horrible !…

À vingt pas de moi, j’aperçois le char de guerre où se trouvaient ma mère, ma femme Hénory, Martha, la femme de Mikaël, nos enfants et plusieurs jeunes filles et jeunes femmes de notre famille. Plusieurs hommes de nos parents et de notre tribu, accourus comme moi vers les chars, les défendaient contre les Romains. Parmi ceux des nôtres, je reconnais les deux saldunes, attachés l’un à l’autre par une chaîne de fer, emblème de leur fraternelle amitié : tous deux jeunes, beaux, vaillants comme l’avaient été Armel et Julyan. Leurs vêtements en lambeaux, la tête, la poitrine nues et déjà ensanglantées, armés de leur épieu, les yeux flamboyants, un dédaigneux sourire aux lèvres, ils combattaient intrépidement des légionnaires romains couverts de fer et des archers crétois armés à la légère de casques et de jambarts de cuir. Les grands dogues de guerre, déchaînés depuis peu sans doute, sautaient à la gorge des assaillants, souvent les renversaient de leur élan furieux, et leurs redoutables mâchoires, ne pouvant entamer ni casque, ni cuirasse, dévoraient le visage de leurs victimes ; et ils se faisaient tuer sur elles sans démordre. Les archers crétois, presque sans armure défensive, étaient saisis par les dogues, aux jambes, aux bras, au ventre, aux épaules, et chaque morsure de ces chiens féroces emportait un lambeau de chair sanglante.

À quelques pas de moi, j’ai vu un archer de taille gigantesque, calme au milieu de cette mêlée, choisir dans son carquois sa flèche la plus aigüe, la poser sur la corde de son arc, la tendre d’un bras vigoureux, et longuement viser l’un des deux saldunes enchaînés, qui, entraîné par la chute et le poids de son frère d’armes tombé mort à son côté, ne pouvait plus combattre qu’un genou à terre, mais si vaillamment encore, que, pendant quelques instants, nul n’osa braver les coups de son épieu ferré, qu’il faisait voltiger autour de lui et dont chaque atteinte était mortelle. L’archer crétois, attendant le moment opportun, visait encore le saldune, lorsque j’ai vu bondir le vieux Deber-Trud. Cloué à ma place sous le monceau de mort qui m’écrasaient, incapable de bouger sans ressentir des douleurs atroces à ma cuisse blessée, j’ai rassemblé ce qui me restait de forces pour crier :

— Hou ! hou !… Deber-Trud… au Romain !…

Le dogue, encore excité par ma voix, qu’il reconnaît, s’élance d’un bond sur l’archer crétois au moment où sa flèche partait en sifflant et s’enfonçait, vibrante encore, dans la poitrine du saldune… À cette nouvelle blessure, ses yeux se ferment, ses bras alourdis laissent tomber son épieu… le genou qu’il tendait en avant fléchit… son corps s’affaisse ; mais, par un dernier effort, le saldune se redresse sur ses deux genoux, arrache la flèche de sa plaie, la rejette aux légionnaires romains en criant d’une voix forte encore et avec un sourire de raillerie suprême :

— À vous, lâches ! qui abritez votre peur et votre peau sous des armures de fer… La cuirasse du Gaulois est sa poitrine (D).

Et le saldune est tombé mort sur le corps de son frère d’armes.

Tous deux ont été vengés par Deber-Trud… Il avait renversé et tenait sous ses pattes énormes l’archer crétois qui poussait des cris affreux ; mais d’un coup de ses crocs, formidables comme ceux d’un lion, le dogue de guerre a déchiré si profondément la gorge de sa victime, que deux jets d’un sang chaud sont venus mouiller mon front, et l’archer, sans mourir encore, n’a plus crié… Deber-Trud, sentant sa proie toujours vivante, s’acharnait sur elle avec des grondements furieux, dévorant et jetant de côté chaque lambeau de chair arraché ; j’ai entendu les côtes du Crétois craquer, se broyer sous les crocs de Deber-Trud, qui fouillait et fouillait… si avant dans cette poitrine sanglante, que son mufle rougi s’y perdait, et que je ne voyais plus que des deux yeux flamboyants. Un légionnaire est accouru, et par deux fois, il a transpercé Deber-Trud de sa lance… Deber-Trud n’a pas poussé un seul gémissement… Deber-Trud est mort en bon dogue de guerre, sa tête monstrueuse plongée dans les entrailles du Romain (E).

Après la mort des deux saldunes enchaînés l’un à l’autre, les défenseurs du chariot sont tombés un à un… Alors j’ai vu ma mère, ma femme, celle de Mikaël, et nos autres jeunes parentes, les yeux et les joues enflammés, les cheveux épars, les vêtements désordonnés par l’action du combat, les bras et le sein demi-nus, courir, intrépides, d’un bout à l’autre du chariot, encourageant les combattants de la voix et du geste, lançant sur les Romains, d’une main virile et aguerrie, courts épieux ferrés, couteaux de jet, massues armées de pointes ! Enfin le moment suprême est venu : tous ceux de notre famille tués, le chariot, entouré de corps amoncelés jusqu’à ses moyeux, n’a plus été défendu que par ma mère, nos épouses, nos parentes… Il allait être assailli… Elles étaient là avec Margarid… cinq jeunes femmes et six jeunes vierges, presque toutes d’une beauté superbe, rendues plus belles encore par l’exaltation de la bataille.

Les Romains, sûrs de cette proie pour leurs débauches, et la voulant garder vivante, se sont consultés avant d’attaquer… Je ne comprenais pas leurs paroles ; mais à leurs rires grossiers, aux regards licencieux qu’ils jetaient sur les Gauloises, je ne doutais pas du sort qui les attendait… Et j’étais là, brisé, inerte, haletant, plein de désespoir, d’épouvante et de rage impuissante, voyant à quelques pas de moi ce char, où étaient ma mère, ma femme, mes enfants !… Courroux du ciel ! Ainsi que celui qui ne peut se réveiller d’un rêve épouvantable, j’étais condamné à tout voir, à tout entendre, et à rester immobile…

Un officier, d’une figure insolente et farouche, s’est avancé seul vers le char, et s’adressant aux Gauloises en langue romaine, il leur a dit des paroles que les autres soldats ont accueillies par des rires insultants… Ma mère, calme, pâle, redoutable, m’a paru recommander aux jeunes femmes, rassemblées autour d’elle, de ne pas s’émouvoir. Alors le Romain, ajoutant quelques mots, les a terminés par un geste obscène… Margarid tenait à ce moment une lourde hache… Elle l’a lancée si droit à la tête de l’officier, qu’il a tournoyé sur lui-même et est tombé… Sa chute a donné le signal de l’attaque : ses soldats se sont élancés pour assaillir le char… Les Gauloises se précipitant alors sur les faux qui de chaque côté défendaient le chariot, les ont fait jouer avec tant de vigueur et d’ensemble, qu’après avoir vu tuer ou mettre hors de combat un grand nombre des leurs, les Romains, un moment effrayés des ravages de ces armes terribles si intrépidement manœuvrées, ont suspendu l’attaque… Mais bientôt, se servant, en guise de leviers, des longues lances des légionnaires, ils sont parvenus à briser les manches des faux, en se tenant hors de leur atteinte… Cette armature anéantie, un nouvel assaut allait commencer : l’issue n’était plus douteuse… Pendant que les dernières faux tombaient brisées sous les coups des soldats, j’ai vu ma mère parler à Hénory et à Martha, épouse de Mikaël… Toutes deux ont couru vers le réduit où étaient abrités nos enfants. J’ai frémi malgré moi en voyant l’air farouche et inspiré de ma femme et de Martha en allant vers ce réduit. Margarid a aussi parlé aux trois jeunes femmes qui n’avaient pas d’enfants, et celles-ci, ainsi que les jeunes filles, lui ont pris les mains et les ont pieusement baisées.

À ce moment, les dernières faux, abandonnées par les Gauloises, tombaient sous les coups des Romains… Ma mère saisit une épée d’une main, de l’autre un voile blanc, s’avance vers le devant du chariot, et, agitant le voile blanc, jette l’épée loin d’elle, comme pour annoncer à l’ennemi que toutes les femmes voulaient se rendre prisonnières. Cette résolution me surprit et m’effraya ; car, pour ces jeunes vierges et ces jeunes femmes si belles, se rendre… c’était aller au-devant de l’esclavage et des derniers outrages, plus affreux que la servitude et la mort !… Les soldats, d’abord étonnés de la reddition proposée, répondirent par des rires de consentement ironique. Margarid paraissait attendre un signal ; par deux fois elle jeta les yeux avec impatience vers le réduit où se trouvaient nos enfants, et où étaient entrées ma femme et celle de mon frère. Le signal désiré par ma mère ne venant pas, elle voulut sans doute détourner l’attention de l’ennemi, et agita de nouveau son voile blanc en montrant tout à tour la ville de Vannes et la mer.

Les soldats, ne comprenant pas la signification de ces gestes, se regardent et s’interrogent… Alors, ma mère, après un nouveau coup d’œil vers le réduit où avaient disparu Hénory et Martha, échange quelques mots avec les jeunes filles qui l’entouraient, saisit un poignard, et, avec la rapidité de l’éclair, frappe l’une après l’autre trois des vierges placées près d’elle, et qui, entr’ouvrant leur robe, avaient vaillamment offert au couteau leur chaste sein… Pendant ce temps, les autres jeunes Gauloises s’étaient entre-tuées d’une main prompte et sûre… Elles roulaient au fond du char, lorsque Martha, la femme de mon frère, sortit du réduit où l’on avait caché les enfants pendant la bataille : fière et calme, Martha tenait ses deux petites filles dans ses bras… Un timon de rechange dressé à l’avant-train, où se tenait Margarid, s’élevait assez haut… D’un bond, Martha s’élance sur le rebord du char… et seulement alors je remarque qu’elle avait le cou entouré d’une corde ; le bout de cette corde, Martha le passe dans l’anneau du timon ; ma mère le prend, s’y cramponne de ses deux mains… Martha s’élance en ouvrant les bras… et elle reste étranglée… pendante le long du timon… Mais ses deux petites filles, au lieu de tomber à terre, demeurent suspendues de chaque côté du sein de leur mère, étranglées comme elle par un même lacet qu’elle s’était passée derrière le cou après avoir attaché à chaque bout un de ses enfants (F).

Tout cela est arrivé si promptement, et avec tant d’ensemble, que les Romains, d’abord immobiles de stupeur et d’épouvante, n’eurent pas le temps de prévenir ces morts héroïques !… Ils sortaient à peine de leur surprise, lorsque ma mère Margarid, voyant toutes celles de notre famille expirantes ou mortes à ses pieds, s’est écriée d’une voix forte et calme en lavant vers le ciel son couteau sanglant :

— Non, mes filles ne seront pas outragées !… non, nos enfants ne seront pas esclaves !… Nous tous, de la tribu de Joel, le brenn de la tribu de Karnak, mort, comme les siens, pour la liberté de la Gaule, nous allons le rejoindre ailleurs… Tant de sang versé t’apaisera peut-être, ô Hésus !…

Et ma mère s’est frappée d’une main tranquille.

Moi… après tout ceci… en face de ce chariot de mort, ne voyant pas sortir ma femme Hénory du réduit où elle devait être avec mes deux enfants, où elle s’était tuée sans doute comme ses sœurs, après avoir mis à mort mon petit Sylvest et ma petite Siomara… le vertige m’a saisi, mes yeux se sont fermés… je me suis senti mourir, et j’ai, du fond de l’âme, remercié Hésus de ne pas me laisser seul ici… tandis que tous les miens allaient revivre ensemble dans des mondes inconnus…

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Mais non… c’est ici-bas que je devais revivre… puisque j’ai survécu à tant de douleurs !


  1. Nous recommandons au lecteur la note (C), constatant ce fait historique extraordinaire et l’un des plus curieux exemples de la bonhomie gauloise.