Les Mystères du peuple/II/4

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Les Mystères du peuple — Tome II
LE COLLIER DE FER — Chapitre premier


LE COLLIER DE FER


ou


FAUSTINE ET SIOMARA.


(AN 40 AVANT JÉSUS-CHRIST À L’AN 10 DE L’ÈRE CHRÉTIENNE)




CHAPITRE PREMIER


Société secrète des Enfants du Gui. — Réception de Sylvest. — Serment. — Plan d’insurrection des esclaves. — Chant des bardes sur la mort du chef des cent vallées.




À l’heure où j’écris ceci, moi, Sylvest, pour accomplir les dernières volontés de mon père Guilhern, fils de Joel, le brenn de la tribu de Karnak, j’ai atteint ma soixante-et-douzième année.

Ma femme Loyse la Parisienne est morte esclave.

Mon fils Pëaron est mort esclave.

Sa femme Foëny est morte esclave.

Il ne me reste que toi, mon petit-fils Fergan, esclave comme ton vieux grand-père, qui était né libre pourtant !… libre comme tes aïeux !…

Chanceuse est notre vie, elle dépend du caprice ou de la barbarie du maître… Bien souvent je me demande comment j’ai pu survivre à tant de douleurs, de chagrins, de périls ! Cette vie pouvait m’être retirée d’un jour à l’autre ; je n’avais pas attendu d’être si avancé en âge pour obéir aux ordres de mon père Guilhern… J’avais, dans le courant des années, écrit çà et là quelques pages destinées à mon fils. Ces pages tu les liras, toi, le fils de mon fils.

Le plus ancien de ces récits est le suivant ; les faits qu’il raconte se sont passés alors que j’avais vingt-sept ans… C’était sous le règne d’Octave-Auguste, empereur, seize ans après que César, le fléau des Gaules, avait été puni, comme traître et parjure à la république romaine, par le poignard de Brutus

Octave-Auguste régnait sur l’Italie et sur la Gaule, notre patrie, complètement asservie après des luttes héroïques !…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

La ville d’Orange, une des villes les plus riches de la Gaule provençale ou narbonnaise, dont les Romains se sont emparés, et où ils se sont établis depuis plus de deux cents ans, est devenue une ville complètement romaine par son luxe, ses mœurs et sa dépravation. Dans ces contrées, moins âpres que notre Bretagne, le climat est doux comme le climat d’Italie ; le printemps et l’été y sont perpétuels, et, comme en Italie, le citronnier, l’oranger, le grenadier, le figuier, le laurier-rose, se mêlent aux colonnades des temples de marbre bâtis par les Romains, depuis qu’ils sont maîtres de ces belles provinces de notre pays.

Par une nuit d’été qu’éclairait une lune brillante, un homme… non… un esclave gaulois (car il avait la tête rasée, portait au cou un collier de fer poli, et était vêtu d’une livrée) sortait des faubourgs de la ville d’Orange. Attaché au service intérieur de la maison de son maître, il n’était pas enchaîné comme les esclaves des champs ou de la plupart des fabriques, appelés pour cela gente ferrée (A).

Après avoir passé devant le cirque immense où se donnent les combats de gladiateurs, et où sont renfermées les bêtes féroces, lions, éléphants et tigres, dont on sentait au loin la fauve et âcre odeur, l’esclave suivit pendant quelque temps les avenues de lauriers roses et de citronniers en fleurs, dont sont entourées les somptueuses villas romaines. Mais, abandonnant bientôt ce riant paysage, il s’enfonça dans les bois, traversa, non sans péril, un torrent rapide et profond, en sautant de l’une à l’autre de plusieurs grandes roches, disséminées dans la largeur de son courant, gagna la pente escarpée d’une montagne çà et là couverte de blocs de granit ; puis, arrivé sur la crête de cette colline, il redescendit au fond d’un vallon inculte, désert, sauvage, sans arbres, sans verdure, et non moins rocheux que la montagne. Au milieu du profond silence de la nuit et de cette solitude éclairée par la vive clarté de la lune à son déclin, l’esclave gaulois entendit au loin, et dans des directions diverses et opposées à celle qu’il avait suivie, le pas précipité de plusieurs hommes mêlé au cliquetis des chaînes que quelques-uns d’entre eux portaient au pied. Après s’être arrêté un instant pour écouter, l’esclave hâta sa marche. Il arriva devant l’entrée d’une grotte pleine de ténèbres ; son ouverture était si basse, qu’il lui fallut ramper pour s’y introduire. Il rampait ainsi depuis quelques instants, lorsqu’une voix, sortant de l’obscurité, lui dit en langue gauloise :

— Arrête… la hache est levée sur ta tête…

— La branche du chêne sacré me couvrira de son ombre et me protégera, — répondit l’esclave.

— La branche du chêne est fanée, — reprit la voix ; — le vent de la tempête a emporté ses feuilles ; tu ne peux plus te mettre à l’abri de son ombre sacrée ; qui te protégera ?

— La branche du chêne perd ses feuilles à la saison mauvaise ; mais le gui sacré reste toujours verdoyant, — dit l’esclave : — sept brins de gui me protégeront.

— Que signifient ces sept brins de gui ?

— Sept lettres.

— Ces sept lettres, quel mot font-elles ?

Liberté

— Passe…

Et l’esclave, continuant de ramper, passa. Peu à peu, grâce à l’élévation croissante de la grotte, il put marcher à demi-courbé, puis debout… mais toujours dans la plus profonde obscurité. Bientôt une autre voix sortant des ténèbres lui dit :

— Arrête… le couteau est levé sur ta poitrine.

— Sept brins de gui me protègent.

— À cette heure, — reprit la voix, — le gui sacré dégoutte de larmes, de sueurs et de sang.

— Ces larmes, ces sueurs, ce sang, se changeront un jour en une rosée féconde…

— Que fécondera-t-elle ?

— L’indépendance de la Gaule.

— Qui veille sur la Gaule asservie ?

— Hésus le tout puissant et ses druides vénérés errants dans les bois, se cachant dans des cavernes comme celle-ci (B).

— Ton nom ?

Bretagne.

— Qui es-tu ?

Enfant du Gui

— Passe…

L’esclave gaulois, après avoir ainsi répondu aux questions que l’on adresse toujours aux Enfants du Gui venant aux réunions nocturnes, fit encore quelques pas et s’arrêta ; les ténèbres étaient toujours profondes, et quoique l’on fît silence, l’on entendait les mouvements de plusieurs personnes réunies en cet endroit, et le sourd cliquetis des fers qu’elles portaient pour la plupart ; bientôt la voix d’un druide, présidant la réunion secrète, s’éleva dans l’ombre et dit :

Auvergne ?

— Je suis là, — reprit une voix.

Artois ?

— Je suis là…

Bretagne ?

— Je suis là, — dit l’esclave ; et, après lui, chacun répondit à cet appel de presque toutes les provinces de France, que représentaient à cette réunion des esclaves vendus et amenés de diverses contrées dans la Gaule provençale, devenue romaine par la conquête. Après cet appel, un grand silence s’est fait, et le druide a continué :

— Artois et Bourgogne présentent un nouvel affilié.

— Oui… oui, — répondirent deux voix.

— Est-il éprouvé par les larmes et par le sang ? — demanda le druide.

— Il est éprouvé.

— Vous le jurez par Hésus ?

— Par Hésus, nous le jurons.

— Qu’il écoute et réponde, — reprit le druide. Et il ajouta :

— Toi, nouveau venu ici, que veux-tu ?

— Être l’un des Enfants du Gui

— Dans quel but ?

— Pour obtenir justice… liberté… vengeance, — reprit la voix du néophyte.

— Toi qui demandes justice, liberté, vengeance, — dit le druide, — es-tu dépouillé, asservi par l’étranger ? Travailles-tu sous son fouet, la chaîne au pied, le carcan au cou ?

— Oui.

— Tes labeurs, commencés à l’aube, terminés le soir, souvent prolongés dans la nuit, enrichissent-ils le Romain qui t’a acheté comme un vil bétail ? Vit-il ainsi dans l’opulence et l’oisiveté, tandis que tu vis dans la misère et l’esclavage ?

— Oui… je travaille, et le Romain profite… Je souffre, et il jouit.

— Les champs que tu laboures, que tu moissonnes aujourd’hui pour l’étranger conquérant, appartenaient-ils à tes pères de race libre ?

— Oui…

— Les douces et pures joies de la famille te sont-elles défendues ? La sainteté du mariage t’est-elle interdite ? Le Romain, te regardant comme un animal qui s’accouple, peut-il, à son gré, séparer le mari de la femme, les enfants de la mère, pour les vendre et les envoyer au loin ?

— Oui…

— Tes enfants sont-ils, par corruption ou par violence, prostitués aux plaisirs de tes maîtres ?

— Oui…

— Tes Dieux sont-ils proscrits ? leurs ministres poursuivis, traqués comme des bêtes fauves et crucifiés comme des larrons ?

— Oui…

— Le Romain peut-il à son gré te battre, te marquer au front, te mutiler, te torturer, toi et les tiens ? Peut-il vous faire périr au milieu d’affreux supplices, par cela seul que cela plaît à sa méchanceté ?

— Oui…

— Ce joug abhorré… veux-tu le briser ?

— Je le veux.

— Veux-tu que la Gaule, redevenue libre et fière, puisse en paix honorer ses héros, adorer ses Dieux, assurer le bonheur de tous ses enfants ?

— Je le veux… je le veux…

— Sais-tu que la tâche sera longue, remplie de douleurs, hérissée d’épreuves, de périls ?

— Je le sais…

— Sais-tu qu’il y va de la vie ?… je ne dis pas de la mort… car ce n’est plus le temps de sortir de la vie d’ici par une mort facile et volontaire, afin de plaire à Hésus, et d’aller revivre ailleurs auprès de ceux que nous avons aimés ?… Non, non, mourir n’est rien pour le Gaulois, mais il est cruel pour lui de vivre esclave… et, pour plaire aujourd’hui à Hésus, il faut à cela te résigner, afin de travailler lentement, péniblement à la délivrance de notre race… T’y résignes-tu ?…

— Je m’y résigne…

— Quels que soient les maux dont tu souffriras, toi et les tiens, jures-tu par Hésus de ne porter ni sur toi ni sur eux une main homicide, et d’attendre pour t’en aller d’ici que l’ange de la Mort t’appelle à lui ?

— Je le jure par Hésus !

— Jures-tu, lorsque le signal de l’insurrection et du combat sera donné, du nord au midi, de l’orient à l’occident de la Gaule, jures-tu de frapper le Romain, ton maître, et de combattre jusqu’à la fin ?

— Je le jure…

— Jures-tu d’attendre, patient et résigné, le jour d’une terrible vengeance, et de ne te soulever qu’à la voix des druides, afin qu’un sang précieux ne coule pas en vain dans une révolte isolée ?

— Je le jure…

— Jures-tu d’envelopper dans une haine commune et les Romains et ces lâches Gaulois, traîtres à leur pays, qui se sont ralliés à nos oppresseurs pour accabler la vaillante plèbe gauloise épuisée par vingt ans de luttes ? Les hais-tu ces parjures, qui ont déserté la cause de la liberté afin de jouir en paix de leurs richesses, sous la protection de Rome, en mendiant aujourd’hui le titre de citoyens romains ?

— Je jure de haïr ceux-là autant que les Romains, et, lorsque l’heure sonnera, de les envelopper dans une même et terrible vengeance.

— Jures-tu… rude épreuve pour notre race, d’employer la dissimulation, la ruse, seules armes de l’esclave, afin d’endormir ton maître dans la sécurité, pour qu’au jour de la justice il se réveille dans l’épouvante ?

— Je le jure.

— Jures-tu de tenir secrètes et cachées à tes maîtres les réunions nocturnes des Enfants du Gui ? Jures-tu d’endurer toutes les tortures plutôt que de révéler la cause de ton absence de cette nuit, et que demain sans doute tu vas expier par le fouet et la prison ?

— Je le jure…

— Par Hésus ! sois donc l’un des braves Enfants du Gui, si ceux-là qui sont ici présents dans l’ombre t’acceptent pour leur frère, comme moi je t’accepte pour le mien.

Il n’y eut qu’une voix pour accepter le nouvel enfant du Gui. Cela fait, un autre druide reprit :

— Vous tous qui êtes là m’écoutant dans l’ombre, entendez ceci… Lointaine peut être est la délivrance de la Gaule… mais prochaine aussi… Je vais vous apprendre une nouvelle heureuse, moi, Ronan, fils de Talyessin, qui fut le plus vénéré des druides de Karnak… pierres sacrées d’où est parti, ne l’oubliez jamais, le premier cri de guerre de la Bretagne ! pierres sacrées, arrosées du sang généreux d’Hêna, la vierge de l’île de Sên… glorieuse vierge gauloise dont les bardes chantent encore de nos jours le courage et la beauté !

— Oh ! oui… Hêna… c’est une sainte : les chants des bardes nous l’ont appris, — dirent plusieurs voix. — Glorieuse soit-elle… Ô fille de Joel, le brenn de la tribu de Karnak !

— Glorifiée soit-elle ! la vaillante et douce vierge qui a offert son sang innocent à Hésus pour apaiser sa colère !

— Gloire aux chants des bardes, notre seule consolation dans la servitude ! car ils racontent la grandeur de nos pères.

L’esclave gaulois, en entendant cela, n’a pu retenir ses larmes, et elles ont coulé dans l’ombre, ces larmes douces, parce que Hêna, depuis longtemps chantée par les bardes, Hêna, la vierge de l’île de Sên, dont on glorifiait en ce moment le nom et la mémoire, c’était la sœur de Guilhern, père de l’esclave qui pleurait… car celui-ci se nommait Sylvest… et avait pour aïeul Joel, le brenn de la tribu de Karnak.

Le druide a continué ainsi :

— Lointaine peut être notre délivrance, mais prochaine aussi… Moi, Ronan, fils de Talyessin, j’arrive du centre de la Gaule ; j’ai marché la nuit ; le jour, je me suis caché dans les bois et dans les cavernes servant, comme celle-ci, aux réunions secrètes des Enfants du Gui ; car, par tout le pays, malgré obstacles et périls, les Enfants du Gui se rassemblent en secret… Là est notre force… là est notre espoir… Oui, notre espoir, — a repris le druide. — Ayons espoir ; voici la bonne nouvelle ! Les Romains, rassurés par le calme apparent des provinces depuis les dernières guerres, font rentrer leur grande armée en Italie. L’avant-garde est en marche, elle se dirige vers cette province où nous sommes, pour aller s’embarquer à Marseille… Le passage de cette armée dans les contrées qu’elle traverse sera le signal pour les Enfants du Gui de se préparer à la sainte nuit de la révolte et de la vengeance…

— Nous sommes prêts… — s’écrièrent plusieurs voix, — vienne cette nuit…

— Et de cette nuit de révolte et de vengeance, qui donnera au même instant le signal par toute la Gaule ? du nord au midi, de l’orient à l’occident ? — reprit le druide. — Oui, ce signal nocturne, visible aux yeux de chacun… à la même heure… au même instant, qui le donnera ? Ce sera l’astre sacré des Gaules !… Écoutez… écoutez… La lune commence aujourd’hui son décours… À mesure que son orbe va se rétrécir, l’armée romaine fera un pas vers le lieu de son embarquement ; ses étapes militaires sont comptées… Lorsque la lune aura atteint le terme de son décours, les Romains seront au moment de quitter la Gaule, n’y laissant qu’une faible garnison…

— Et cette nuit-là, — s’écria Sylvest dans son ardeur impatiente, — toute la Gaule se soulève !

— Non… pas encore cette nuit-là, — répondit le druide. — Quoique, en cette saison, les vents soient toujours favorables, une brise contraire peut s’élever et retarder le départ de l’ennemi.

— Et si le soulèvement suivait de trop près l’embarquement des Romains, — dit une voix, — un bâtiment léger pourrait rejoindre les galères en haute mer, et donner l’ordre de ramener les troupes…

— Cela est juste, — reprit le druide ; — il faut donner aux troupes le temps de s’éloigner. La révolte ne doit éclater que la nuit du second croissant de la lune nouvelle. Oh ! Gaulois opprimés, — ajouta le druide inspiré, — oh ! vous tous, de toutes contrées, qui gémissez dans l’esclavage… je vous vois… je vous vois à l’approche de ce moment solennel !… les yeux levés vers le ciel, n’ayant tous qu’un seul regard ! attendant le signal tant de fois aussi attendu par nos pères… Il paraît… il a paru le croissant d’or sur le bleu du firmament ! Alors, je n’entends qu’un seul bruit d’un bout à l’autre de la Gaule ! le bruit des fers qui se brisent ! Je n’entends qu’un seul cri : Vengeance et liberté !

— Vengeance et liberté ! — répétèrent les Enfants du Gui en secouant leurs fers.

— Toute insurrection sans chef, sans ordre, est funeste et stérile, — reprit le druide. — Que l’heure de la délivrance sonne… êtes-vous prêts ?

— Nous sommes prêts, — dit un esclave de labour ; — la nuit de la délivrance venue, les esclaves de chaque métairie isolée assomment les Romains et les gardiens…

— En épargnant les femmes et les enfants, — dit le druide ; — les femmes et les enfants de nos ennemis sont sacrés pour nous…

— Il est des femmes qui méritent la mort aussi bien que les hommes, — reprit une voix, — car elles surpassent la férocité des hommes…

— C’est vrai… — ajoutèrent plusieurs autres voix ; — combien est-il de grandes dames romaines qui rivalisent avec les seigneurs par leurs monstrueuses débauches et leur cruauté envers leurs esclaves !…

— Feriez-vous donc grâce à Faustine ? — reprit la voix de l’enfant du Gui qui, le premier, avait parlé de la férocité de certaines femmes ; — lui feriez-vous grâce à Faustine, de la ville d’Orange ? cette noble dame, dont la noblesse remonte, dit-on, jusqu’à Junon, une des divinités de ces païens ?

À ce nom de Faustine, que Sylvest exécrait aussi, un murmure d’horreur et d’épouvante circula parmi les Enfants du Gui, et plusieurs s’écrièrent :

— Non, pas de pitié pour celle-là et pour ses pareilles !… La mort aussi pour elles ! la mort, qu’elles ont donnée à tant d’esclaves !

— Faustine et ses semblables sont des monstres de luxure et de férocité, — reprit le druide ; — leurs passions infâmes et sanglantes n’ont pas de nom dans la langue des hommes ; que le sang qu’elles auront versé retombe donc sur elles… Je vous parle des enfants et des femmes des Romains, vos maîtres ; quoique celles-ci soient souvent impitoyables envers vous, et que, par avidité, elles vous écrasent de travaux, ce sont des êtres faibles, sans défense ; épargnez-les…

— Celles-là… oui, — reprit l’esclave de labour, — elles seront épargnées ; mais nos maîtres romains, mais nos gardiens, assommés sans pitié !… Cela fait, nous autres des métairies isolées, nous nous emparons des armes, des vivres, des chariots ; nous choisissons un chef, et nous nous retirons dans le bourg le plus voisin…

— Dans ce bourg, — reprit un esclave demi-laboureur, demi-artisan, — les esclaves de métiers ou de location, se sont au même signal débarrassés des Romains, ont pris les armes et élu un chef ; ils accueillent leurs frères des campagnes et fortifient de leur mieux le bourg, en attendant un avis de la ville voisine…

— Dans la ville, — dit alors Sylvest, esclave citadin, — les esclaves domestiques, artisans ou loués aux fabriques, ont, au même signal, fait justice des Romains et de leur faible garnison, se sont armés et formés en compagnies ; chacune d’elles a élu un chef ; ces chefs élus ont un chef général ; les postes militaires sont occupés, les portes de la ville fermées, et l’on attend les avis de la réunion suprême des Enfants du Gui.

— Et cet avis ne se fait pas attendre, — dit le druide ; — le conseil suprême s’est assemblé, au même signal, dans la forêt de Chartres, au cœur de la Gaule… Ses avis partent dans toutes les directions, nous retrouvons la force par notre union. Des levées en masse s’organisent, afin de pouvoir soutenir une lutte suprême contre Rome, si elle veut nous envahir de nouveau… Tous unis cette fois contre l’ennemi, la victoire n’est pas douteuse… la Gaule rentre en possession d’elle-même… Et il arrive enfin, ce jour béni, où elle peut honorer en paix ses héros, adorer ses dieux et assurer le bonheur de tous ses enfants !

— Espoir à la Gaule ! — s’écrièrent alors les Enfants du Gui.

— Oh ! que cette nuit n’est-elle celle de demain ! — dit l’un d’eux.

— Enfants, — reprit un des druides, — pas d’impatience… On vous l’a dit… prochaine peut être la délivrance de la Gaule, mais lointaine aussi… Qui sait ? l’armée romaine, déjà en marche pour regagner l’Italie, peut s’arrêter ou revenir sur ses pas… et prolonger longtemps encore son occupation. Depuis trente ans, le plus pur, le plus généreux sang de la Gaule a coulé dans de terribles luttes ; aujourd’hui épuisée, désarmée, enchaînée, elle ne peut songer à attaquer à ciel ouvert cette innombrable armée romaine, aguerrie, disciplinée ! nous serions écrasés dans notre sang ! Si, cette fois, les troupes étrangères trompaient notre attente en restant dans le pays, ajournons nos projets, et jusque-là… patience… enfants… patience… calme et résignation ! Que la foi dans la justice de notre cause soit notre force impérissable ; songeons à tout le sang versé par nos pères ! que le souvenir de leur martyre et de leur héroïsme nous console, nous soutienne !…

— Oui, que ce souvenir nous console et nous soutienne ! — s’écria la voix d’un barde inspiré, — car, à chacune de ces réunions des Enfants du Gui, les bardes, avant qu’elle fût close, chantaient toujours quelque mâle bardit qui nous réchauffait le cœur, à nous pauvres esclaves, et dont le refrain, répété entre nous à voix basse durant nos rudes labeurs et nos misères, semblait les adoucir. — Oui, reprit le barde, — que ce souvenir nous soutienne, nous console et nous rende fier, esclaves que nous sommes, nous rendre plus fiers que des rois… Écoutez, écoutez, ce chant inspiré par l’un des plus grands héros de la Gaule… le chef des cent vallées, ce héros dont César, à jamais maudit, a été le lâche bourreau !

Au nom du chef des cent vallées, un grand frémissement d’orgueil patriotique a couru parmi les Enfants du Gui, et Sylvest a doublement partagé cet orgueil ; il se souvenait que, dans son enfance, avant la bataille de Vannes, Vercingétorix, le chef des cent vallées, avait été l’hôte de Joel, le brenn de la tribu de Karnak, aïeul de Sylvest.

Et le barde a ainsi commencé ses chants :


« Combien en est-il mort de guerriers, gaulois, depuis la bataille de Vannes jusqu’au siège d’Alais ?… — Oui, pendant ces quatre ans, combien en est-il mort de guerriers, pour la liberté ? — Cent mille ? est-ce trop ? — Non. — Deux cent mille ? — Non. — Trois cent, quatre cent mille ? — Non, ce n’est pas trop ; — non, ce n’est pas assez ! — Nombrez les feuilles mortes tombées de nos chênes sacrés durant ces quatre ans, — vous n’aurez pas nombré les guerriers gaulois dont les os blanchissent dans les champs de nos pères !




» Et tous ces guerriers, dont les chefs se nommaient — Luctère, — Camulogène (le vieux défenseur de Paris), — Corrès, — Cavarill, — Épidorix, — Comm (de l’Artois), — Virdumar, — Versagillaüm, — Ambiorix, — tous ces guerriers, à la voix de quel guerrier s’étaient-ils levé pour l’indépendance de la patrie ? — Tous s’étaient levés à la voix du chef des cent vallées, — celui-là qui, depuis la bataille de Vannes jusqu’au siège d’Alais, a, pendant quatre années, tenu la campagne et deux fois battu César. — Un effort encore… un effort suprême… et la Gaule était délivrée…




» Mais non, — de lâches Gaulois n’ont pas voulu cela, — non, — ils ont préféré, aux rudes et sanglants labeurs de la délivrance, le repos et la richesse sous le joug de l’étranger ; — ils ont abandonné, trahi la plèbe gauloise ! — Magistrats, ils ont ouvert leurs villes aux Romains ; — chefs militaires, ils ont laissé leurs troupes sans ordres, sans direction, — leur ont soufflé la défiance, le découragement, — et la plupart de ces troupes se sont dispersées.




» On les attend pourtant, ces troupes vaillantes. — Qui cela ?… où cela ?… qui les attend ? — C’est le chef des cent vallées. — Où les attend-il ? — Dans la ville d’Alais, au milieu des Cévennes ; — là il est renfermé avec les débris de son armée et les femmes et les enfants de ses soldats. — César l’assiège en personne ; — dix contre un sont les Romains. — Les vivres manquent ; — la famine moissonne les plus faibles. — Mais, de jour en jour, d’heure en heure, on espère le secours des traîtres, et l’on dit : — Ils vont venir… ils vont venir… — Non, — ils ne doivent pas venir !… — Non, — ils ne viendront pas…




» Non, — ils ne doivent pas venir ! — non, — ils ne sont pas venus !… — Un dernier effort pourtant délivrait la Gaule. — Les lâches ont reculé. — Alors, voyant cela, le chef des cents vallées se montre encore plus grand par le cœur que par le courage ; — il peut fuir seul… une issue est préparée ; — mais il sait que c’est lui, — lui l’âme de la guerre sainte, que César poursuit de sa haine. — Il sait qu’Alais, hors d’état de résister désormais, va tomber au pouvoir des Romains ; — il sait ce que les Romains font des prisonniers, des femmes, des enfants ; — il dépêche pendant la nuit un de ses officiers à César. — Au bout de deux heures, l’officier revient.




» Voici que, le lendemain, dès l’aube, le soleil se lève sur les remparts d’Alais.— Quel est ce tribunal couvert de tapis de pourpre qui s’élève entre les retranchements du camp romain et les murailles de la ville gauloise assiégée ? — Quel est cet homme pâle, au front chauve, à l’œil ardent et cave, au sourire cruel, qui siège sur ce tribunal… — oui… qui siège sur ce tribunal, dans son fauteuil d’ivoire, seul assis au milieu de ses généraux, debout autour de lui ? — Cet homme chauve et pâle, c’est César.




» Et ce guerrier à cheval qui sort seul d’une des portes de la ville d’Alais, quel est-il ? — La longue épée pend à son côté ; — d’une main il tient un javelot ; — fière et martiale est sa grande taille sous sa cuirasse d’acier qui étincelle aux premiers feux du jour ; — fière et triste est sa mâle figure sous la visière de son casque d’argent surmonté du coq doré aux ailes demi-ouvertes, emblème de la Gaule ; — flottante au vent est la housse rouge brodée qui cache à demi son cheval noir… son ardent cheval noir… tout écumant et hennissant. — Oui, ce fier guerrier, quel est-il ? — Ce fier guerrier, c’est le chef des cent vallées.




» Où va-t-il ainsi ? — Que va-t-il faire ? — Le voilà qui presse son noir coursier de l’éperon, son noir coursier qui bondit jusqu’au pied du tribunal où est assis le chauve et pâle César. — Alors le chef des cent vallées lui dit ceci : — César, ma mort n’assouvirait pas ta haine ; tu veux me posséder vivant… me voilà. César, tu as juré à mon envoyé d’épargner les habitants de la ville d’Alais si je me rendais prisonnier… Je suis ton prisonnier. — Et le chef des cent vallées a sauté à bas de son cheval ; — son casque brillant, son lourd javelot, sa forte épée, il les a jetés au loin ; — et, tête nue, il a tendu ses mains… — ses mains vaillantes, — aux chaînes des licteurs de César, — du pâle César qui, du haut de son siège, accable d’injures son ennemi désarmé, vaincu, — et il l’envoie à Rome (C).




» Quatre ans se sont passés ; — une longue marche triomphale se déroule à Rome sur la place du Capitole. — César, couvert de la pourpre impériale, couronné de lauriers, s’avance, enivré d’orgueil, debout dans un char d’or traîné par huit chevaux blancs. — Quel est cet esclave livide, décharné, à peine vêtu de haillons, chargé de chaînes et conduit par des licteurs armés de haches ?… — Il marche d’un pas ferme encore devant le char triomphal de César. — Oui, — quel est-il, cet esclave ? — Cet esclave, — c’est le chef des cent vallées. — Ce jour-là, César l’a tiré du cachot où il se mourait depuis quatre ans, — et le plus glorieux ornement du triomphe de ce vainqueur du monde, c’est le captif gaulois. — Mais la marche triomphale s’arrête. César fait un geste, — un homme s’agenouille, — une tête tombe sous la hache des licteurs. — Quel est cette tête qui vient de tomber ? — C’est la tête du chef des cent vallées… — Ce sang qui coule, c’est le sang du plus grand héros de la Gaule… — Esclave comme nous, — martyr comme nous…




Deux ans s’écoulent encore après le supplice. — Les dieux sont justes. — Quel est cet homme vêtu de la pourpre impériale dont vingt poignards labourent la poitrine ? — Oui. — Quel est-il, cet homme à qui ces vengeurs disent : — Meurs, tyran ! — meurs, traître à la république ! — meurs, traître à la liberté ! — Cet homme, enfin frappé par la main d’un homme libre — (que ton nom soit à jamais glorifié, ô Brutus !) — cet homme, qui a été pendant sa longue vie le bourreau sanglant des libertés du monde, — c’est César, — c’est le meurtrier du chef des cent vallées, — César, le lâche meurtrier du captif enchaîné…




Oh ! oui ! les Dieux sont justes ; — Coule, coule, sang du captif ! — Tombe, tombe, rosée sanglante ! — Germe, grandis, moisson vengeresse ! — À toi, faucheur, à toi !… la voilà mûre ! — Aiguise ta faux… aiguise, — aiguise ta faux ! »


Et les Enfants du Gui, entraînés par ce refrain du barde, répètent tous en agitant leurs chaînes dans une sinistre cadence :

« — Oh ! coule, coule sang du captif ! — Tombe, tombe rosée sanglante ! — Germe, grandis, moisson vengeresse ! — À toi, faucheur, à toi !… la voilà mûre ! — Aiguise ta faux… aiguise, — aiguise ta faux ! »




Et tous les Enfants du Gui ont quitté la grotte par ses différentes issues, pour regagner les champs, les bourgs ou la ville, dont ils avaient pu, à grand’peine, s’échapper ; nocturne absence, que la plupart d’entre eux devaient payer bien cher le lendemain.