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Les Mystères du peuple/III/6

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Les Mystères du peuple — Tome III
L’ALOUETTE DU CASQUE - Chap. IV.


CHAPITRE IV.


Scanvoch est établi en Bretagne dans les champs de ses pères, près de la forêt de Karnak. — Suite du récit. — Victorin et Kidda la Bohémienne. — Le voyage. — Le cavalier mystérieux. — Retour de Scanvoch à Mayence. — Le soulèvement. — Victorin et Victorinin. — Tétrik. — Le capitaine Marion et son ami Eustache.




Plusieurs années se sont passées depuis que j’ai écrit pour toi, mon enfant, le récit de la grande bataille du Rhin.

L’extermination des hordes franques et de leurs établissements sur l’autre rive du fleuve a délivré la Gaule des craintes que lui inspirait cette invasion barbare toujours menaçante. Les Franks, retirés maintenant au fond des forêts de la Germanie, attendent peut-être une occasion favorable pour fondre de nouveau sur la Gaule. Je reprends donc ce récit d’autrefois après des années de douleur amère… De grands malheurs ont pesé sur ma vie ; j’ai vu se dérouler une épouvantable trame d’hypocrisie et de haine, cette trame, dont j’avais eu soupçon dès le récit précédent, a enveloppé ce que j’avais de plus cher au monde… Depuis lors, une tristesse incurable s’est emparée de mon âme… J’ai quitté les bords du Rhin pour la Bretagne, je suis établi avec ta seconde mère et toi, mon enfant, aux mêmes lieux où fut jadis le berceau de notre famille, près des pierres sacrées de la forêt de Karnak, témoins du sacrifice héroïque de notre aïeule Hêna…

Hier encore, en revenant des champs avec toi, puisque de soldat je suis devenu laboureur comme nos pères, au temps de leur indépendance… hier encore je t’ai montré au bord d’un ruisseau deux saules creux, si vieux… si vieux… (ils ont plus de trois cents ans !) qu’ils ne végètent presque plus… Tu me priais d’attacher une corde de l’un à l’autre de ces deux arbres pour te balancer… Tu m’as vu avec étonnement m’attrister à ta demande, et soudain rester pensif.

Je songeais que, par un rapprochement étrange, notre aïeul Sylvest, dont tu liras l’histoire, et sa sœur Siomara avaient, comme toi, voulu, il y a près de trois siècles, attacher à ces deux saules une corde pour servir à leurs jeux enfantins… Et ces souvenirs, hélas ! n’étaient pas les seuls que ces troncs séculaires éveillaient dans ma pensée ; car je t’ai dit :

— Regarde ces deux arbres avec tristesse et vénération, mon enfant : un de nos aïeux, Guilhern, fils de Joel, le brenn de la tribu de Karnak, est mort dans un supplice atroce, garrotté à l’un de ces saules ; le fils de Guilhern, un adolescent un peu plus âgé que toi, nommé Sylvest (c’est de lui que je te parlais tout à l’heure), fut attaché à l’autre saule pour mourir du même supplice que son père… un hasard inespéré l’a arraché à cette torture.

— Et quel était donc leur crime ? — m’as-tu demandé.

— Le crime du père et de son fils était d’avoir voulu échapper à l’esclavage, afin de ne plus cultiver sous le fouet, le carcan au cou, la chaîne aux pieds, les champs paternels au profit des Romains, qui les en avaient dépouillés par violence ensuite de la bataille de Vannes…

Ma réponse t’a surpris, mon enfant, toi, qui as toujours vécu heureux et libre, toi, qui jusqu’ici n’as connu d’autre douleur que le regret d’avoir perdu ta mère bien-aimée, dont tu n’as conservé qu’un vague souvenir ; car tu étais âgé de quatre ans et deux mois à peine, lorsque peu de temps après la victoire remportée sur les Franks des bords du Rhin…………………………

J’ai interrompu mon récit, cher enfant ; ma main s’est arrêtée, inondée des pleurs qui coulaient de mes yeux ; puis je suis tombé dans l’un de ces accès de morne tristesse que je ne peux vaincre… lorsque je me rappelle les terribles événements domestiques qui se sont passés après notre victoire sur le Rhin ; mais j’ai repris courage en songeant au devoir que je dois accomplir afin d’obéir aux derniers vœux de notre aïeul Joel, qui vivait il y a près de trois siècles dans ces mêmes lieux où nous sommes aujourd’hui revenus, après les vicissitudes sans nombre de notre famille.

Lorsque tu auras lu ces pages, mon enfant, tu comprendras la cause des accès de tristesse mortelle où tu me vois souvent plongé, malgré ta tendresse et celle de ta seconde mère, que je ne saurais jamais trop chérir… Oui, lorsque tu auras lu les dernières et solennelles paroles de Victoria, la mère des camps, paroles effrayantes… tu comprendras que, si douloureux que soit pour moi le passé, en ce qui touche ma famille, ce n’est pas seulement le passé qui m’attriste jusqu’à la mort, mais les prévisions de l’avenir réservé peut-être à la Gaule par la mystérieuse volonté de Hésus… Ô mon enfant ! ces appréhensions pleines d’angoisses, tu les partageras en lisant cette réflexion sage et profonde de notre aïeul Sylvest :

Hélas ! à chaque blessure de la patrie, la famille saigne…

Oui, car si elles se réalisent jamais, les redoutables prophéties de Victoria, douée peut-être, comme tant d’autres de nos druidesses vénérées, de la science de l’avenir… si elles se réalisent, ces redoutables prophéties, malheur à la Gaule ! Malheur à notre race ! malheur à notre famille ! elle aura plus longtemps et plus cruellement à souffrir de l’oppression de la Rome des évêques, qu’elle n’a souffert de l’oppression de la Rome des Césars et des empereurs !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Je reprends donc ce récit, mon enfant, au point où je l’ai laissé, il y a plusieurs années. Sans doute, je l’interromprai plus d’une fois encore…



Victorin, le soir de la bataille du Rhin, regagna Mayence avec sa mère, après l’avoir longuement entretenue du résultat de la journée ; il prétexta d’une grande fatigue et de sa légère blessure pour se retirer. Rentré chez lui, il se désarma, se mit au bain, puis, enveloppé d’un manteau, il se rendit chez les bohémiennes vers le milieu de la nuit.

Cette femme te sera fatale ! — avais-je dit au général… Hélas ! ma prévision devait s’accomplir. À propos de ces créatures, rappelle-toi, mon enfant, cette circonstance, que j’ai connue depuis, et tu apprécieras plus tard l’importance de ce souvenir :

« Ces bohémiennes, arrivées à Mayence la surveille du jour où Tétrik était arrivé lui-même dans cette ville, venaient de Gascogne, pays qu’il gouvernait. »

Cette révélation, et bien d’autres, amenées par la suite des temps, m’ont donné une connaissance si exacte de certains faits, que je pourrai te les raconter comme si j’en avais été spectateur. Victorin quitta donc son logis au milieu de la nuit pour aller au rendez-vous où l’attendait Kidda, la bohémienne ; il la connaissait seulement depuis la veille. Elle avait fait sur ses sens une vive impression : il était jeune, beau spirituel, généreux ; il venait de gagner le jour même une glorieuse bataille ; il savait la facilité de mœurs de ces chanteuses vagabondes, il se croyait certain de posséder l’objet de son caprice. Quels furent sa surprise, son dépit, lorsque Kidda lui dit avec un apparent mélange de fermeté, de tristesse et de passion contenue :

« – Je ne vous parlerai pas, Victorin, de ma vertu, vous ririez de la vertu d’une chanteuse bohémienne ; mais vous me croirez si je vous dis que, longtemps avant de vous voir, votre glorieux nom était venu jusqu’à moi ; votre renommée de courage et de bonté avait fait battre mon cœur, ce cœur indigne de vous, puisque je suis une pauvre créature dégradée… Voyez-vous, Victorin, — ajouta-t-elle les larmes aux yeux, — si j’étais pure, vous auriez mon amour et ma vie ; mais je suis flétrie, je ne mérite pas vos regards ; je vous aime trop passionnément, je vous honore trop pour jamais vous offrir les restes d’une existence avilie par des hommes si peu dignes de vous être comparés… »

Cet hypocrite langage, loin de refroidir l’ardeur de Victorin, l’excita davantage ; son caprice sensuel pour cette femme, irrité par ses refus, se changea bientôt en une passion dévorante, insensée. Malgré ses protestations de tendresse, malgré ses prières, malgré ses larmes, car il pleurait aux pieds de cette misérable, la bohémienne resta inexorable dans sa résolution. Le caractère de Victorin, jusqu’alors joyeux, avenant et ouvert, s’aigrit ; il devint sombre, taciturne. Sa mère et moi, nous ignorions alors les causes de ce changement ; à nos pressantes questions, le jeune général répondait que, frappé des symptômes de désaffection manifestés par l’armée à son égard, il ne voulait plus s’exposer à une pareille défaveur et que désormais sa vie sera austère et retirée. Sauf pendant quelques heures consacrées chaque jour à sa mère, Victorin ne sortait plus de chez lui, fuyant la société de ses anciens compagnons de plaisir. Les soldats, frappés de ce brusque revirement dans sa conduite, virent dans cette réforme salutaire le résultat de leurs observations, présentées en leur nom au jeune général par Douarnek avec une amicale franchise ; ils s’affectionnèrent à lui plus que jamais. J’ai su plus tard que ce malheureux, dans sa solitude volontaire, buvait jusqu’à l’ivresse pour oublier sa fatale passion, allant cependant chaque soir chez la bohémienne, et la trouvant toujours impitoyable.

Un mois environ se passa de la sorte : Tétrik était resté à Mayence afin de tâcher de vaincre la répugnance de Victoria à faire acclamer son petit-fils comme héritier du pouvoir de son père ; mais Victoria répondait au gouverneur d’Aquitaine :

« – Ritha-Gaür, qui s’est fait une saie de la barbe des rois qu’il a rasés, a renversé, il y a dix siècles, la royauté en Gaule, les peuples étant las d’être transmis, eux et leur descendance, par droit d’héritage, à des rois rarement bons, presque toujours mauvais. Les Gaulois, de plus en plus éclairés par nos druides vénérés, ont sagement préféré choisir librement le chef qu’ils croyaient le plus digne de les gouverner ; ils se sont ainsi constitués en république. Mon petit-fils est un enfant au berceau ; nul ne sait s’il aura un jour les qualités nécessaires au gouvernement d’un grand peuple comme le nôtre. Reconnaître aujourd’hui cet enfant comme héritier du pouvoir de son père, ce serait rétablir une sorte de royauté. Or, ainsi que Ritha-Gaür, je hais les royautés. »

Tétrik, espérant vaincre par sa persistance la résolution de la mère des camps, restait dans la ville (j’ai du moins longtemps cru que tel était le seul but de son séjour à Mayence), et s’étonnait non moins que nous de la transformation du caractère de Victorin. Celui-ci, quoique plongé dans une morne tristesse, s’était toujours montré affectueux pour moi ; plusieurs fois même je le vis sur le point de m’ouvrir son cœur et de me confier ce qu’il cachait à tous ; craignant sans doute mes reproches, il retint ses aveux. Plus tard, ne venant plus chez moi, comme par le passé, il évita même les occasions de me rencontrer ; ses traits, naguère si beaux, si ouverts, n’étaient plus reconnaissables ; pâlis par la souffrance, creusés par les excès de l’ivresse solitaire à laquelle il se livrait, leur expression semblait de plus en plus sinistre ; parfois une sorte d’égarement se trahissait dans la sombre fixité de son regard.

Environ cinq semaines après la grande victoire du Rhin, Victorin redevint assidu chez moi ; seulement il choisit pour ses visites à ma femme et à Sampso les heures où d’habitude j’allais chez Victoria pour écrire les lettres qu’elle me dictait. Ellèn accueillit le fils de ma sœur de lait avec son affabilité accoutumée. Je crus d’abord que, regrettant de s’être éloigné de moi sans motif et par caprice, il cherchait à amener entre nous un rapprochement par l’intermédiaire de ma femme ; car, malgré sa persistance à éviter ma rencontre, il ne parlait de moi à Ellèn qu’avec affection. Sampso assistait aux entretiens de sa sœur et de Victorin. Une seule fois elle les laissa seuls ; en rentrant, elle fut frappée de l’expression douloureuse de la physionomie de ma femme et de l’embarras de Victorin, qui sortit aussitôt.

— Qu’as-tu, Ellèn ? — lui dit Sampso.

— Ma sœur, je t’en conjure, désormais ne me laisse pas seule avec le fils de Victoria…

— Quelle est la cause de ton trouble ?

— Fassent les dieux que je me sois trompée ; mais à certains demi-mots de Victorin, à l’expression de son regard, j’ai cru deviner qu’il ressent pour moi un coupable amour… et pourtant il sait ma tendresse, mon dévouement pour Scanvoch !

— Ma sœur, — reprit Sampso, — les excès de Victorin m’ont toujours révoltée ; mais depuis quelque temps il semble s’amender. Le sacrifice de ses goûts désordonnés lui coûte sans doute beaucoup, car chacun, tout en louant le changement de conduite du jeune général, remarque sa profonde tristesse… Je ne peux donc le croire capable de songer à déshonorer ton mari, lui qui aime Victorin comme son fils, lui qui à la guerre lui a sauvé la vie… Tu es dans l’erreur, Ellèn… non, une pareille indignité est impossible…

— Puisses-tu dire vrai, Sampso ; Mais, je t’en conjure, si Victorin revient à la maison, ne me laisse pas seule avec lui, et quoi qu’il en soit, je veux tout dire à Scanvoch.

— Prends garde, Ellèn… Si, comme je le crois, tu te trompes, c’est jeter un soupçon affreux dans l’esprit de ton mari ; tu sais son attachement pour Victoria et pour son fils, juge du désespoir de Scanvoch à une telle révélation… Ellèn, suis mon conseil, reçois une fois encore Victorin seul à seul, et si tu acquiers la certitude de ce que tu redoutes, alors n’hésite plus… Révèle tout à Scanvoch, car s’il est imprudent à toi d’éveiller dans son esprit des soupçons peut-être mal fondés, tu dois démasquer un infâme hypocrite, lorsque tu n’as plus de doute sur ses projets.

Ellèn promit à sa sœur d’écouter ses avis ; mais de ce jour Victorin ne revint plus… Je n’ai connu ces détails que plus tard. Ceci s’était passé durant les cinq ou six premières semaines qui suivirent la grande bataille du Rhin, et huit jours avant les terribles événements qu’il me faut, hélas mon enfant, te raconter…

Ce jour-là j’avais passé la première partie de la soirée auprès de Victoria, conférant avec elle d’une mission très-urgente pour laquelle je devais partir le soir même, et qui me pouvait retenir plusieurs jours. Victorin, quoiqu’il l’eût promis à sa mère, ne se rendit pas à cet entretien dont il savait l’objet. Je ne m’étonnai pas de son absence, je te l’ai dit, depuis quelque temps, et sans qu’il m’eût été possible de pénétrer la cause de cette bizarrerie, il évitait les occasions de se rencontrer avec moi. Victoria me dit d’une voix émue au moment où je la quittais à l’heure accoutumée :

— Les affections privées doivent se taire devant les intérêts de l’État : j’ai longuement parlé avec toi de la mission dont tu te charges, Scanvoch ; maintenant, la mère te dira ses douleurs. Ce matin encore j’ai eu un triste entretien avec mon fils ; en vain je l’ai supplié de me confier la cause du chagrin secret qui le dévore ; il m’a répondu avec un sourire navrant :

« – Autrefois, ma mère, vous me reprochiez ma légèreté, mon goût trop ardent pour les plaisirs… ces temps sont loin déjà… je vis dans la retraite et la méditation. Ma demeure, où retentissait jadis, pendant la nuit, le joyeux tumulte des chants et des festins aux flambeaux, est aujourd’hui solitaire, silencieuse et sombre… sombre comme moi-même… Nos scrupuleux soldats, édifiés de ma conversion, ne me reprochent plus, je crois, aujourd’hui d’aimer trop la joie, le vin et les maîtresses. Que faut-il de plus, ma mère ?…

» – Il me faut de plus que tu paraisses heureux comme par le passé, — lui ai-je répondu sans pouvoir retenir mes larmes ; — car tu souffres, tu souffres d’une peine que j’ignore. La conscience d’une vie sage et réfléchie, comme doit l’être celle du chef d’un grand peuple, donne au visage une expression grave, mais sereine, tandis que ton visage est pâle, sinistre, sardonique comme celui d’un désespéré… »

— Que vous a répondu Victorin ?

— Rien ; il est retombé dans ce morne silence où je le vois si souvent plongé, et dont il ne sort que pour jeter autour de lui des regards presque égarés… Alors je lui ai présenté son enfant, que je tenais entre mes bras ; il l’a pris et l’a embrassé plusieurs fois avec tendresse ; puis il l’a replacé dans son berceau, et s’est retiré brusquement sans prononcer une parole, sans doute pour me cacher ses larmes ; car j’ai vu qu’il pleurait… Ah ! Scanvoch, mon cœur se brise en songeant à l’avenir que je voyais si beau pour la Gaule, pour mon fils et pour moi…

J’ai tâché de consoler Victoria en cherchant inutilement avec elle la cause du mystérieux chagrin de son fils ; puis l’heure me pressant, car je devais voyager la nuit, afin d’accomplir ma mission le plus promptement possible, j’ai quitté ma sœur de lait pour rentrer chez moi et embrasser ta mère et toi, mon enfant, avant de me mettre en route. J’ai trouvé Ellèn et sa sœur assises auprès de ton berceau… En me voyant, Sampso s’écria :

— Vous arrivez à propos, Scanvoch, pour m’aider à convaincre Ellèn que sa faiblesse est sans excuse… voyez ses larmes…

— Qu’as-tu, mon Ellèn ? — lui dis-je avec inquiétude, — d’où vient ton chagrin ?

Elle baissa la tête, ne me répondit pas et continua de pleurer.

— Elle n’ose vous avouer la cause de son chagrin, Scanvoch : mais savez-vous pourquoi ma sœur se désole ainsi ? C’est parce que vous partez…

— Quoi ? — dis-je à Ellèn — d’un ton de tendre reproche, toi toujours si courageuse quand je partais pour la bataille, te voici craintive, éplorée, alors que je m’éloigne pour un voyage de quelques jours au plus, entrepris au milieu de la Gaule, en pleine paix !… Ellèn… tes inquiétudes n’ont pas de motif.

— Voilà ce que je ne cesse de répéter à ma sœur, — reprit Sampso. — Votre voyage ne vous expose à aucun danger, et si vous partez cette nuit, c’est que votre mission est urgente.

— Sans doute, et n’est-ce pas d’ailleurs un véritable plaisir que de voyager, ainsi que je vais le faire, par une douce nuit d’été au milieu de notre beau pays, si tranquille aujourd’hui ?

— Je sais tout cela, — reprit Ellèn d’une voix altérée, — ma faiblesse est insensée ; mais, malgré moi, ce voyage m’épouvante…

Puis, tendant vers moi ses mains suppliantes :

— Scanvoch mon époux bien-aimé ! ne pars pas, je t’en conjure, ne pars pas…

— Ellèn, — lui dis-je tristement, — pour la première fois de ma vie, je suis obligé de répondre à ton désir par un refus.

— Je t’en supplie… reste près de moi.

— Je te sacrifierais tout, hormis mon devoir… La mission dont m’a chargé Victoria est importante… j’ai promis de la remplir, je tiendrai ma promesse…

— Pars donc, — me dit ma femme en sanglotant avec désespoir, — pars donc, et que ma destinée s’accomplisse ! tu l’auras voulu…

— Sampso, — ai-je dit le cœur navré, — de quelle destinée parle-t-elle ?

— Hélas ! ma sœur est accablée depuis ce matin de noirs pressentiments ; ils lui paraissent, ainsi qu’à moi, inexplicables, pourtant elle ne peut les vaincre ; elle se persuade qu’elle ne vous verra plus… ou qu’un grand malheur vous menace pendant votre voyage.

— Ellèn, ma femme bien-aimée, — lui ai-je dit en la serrant contre ma poitrine, — ignores-tu que, si courte que doive être notre séparation, il m’en coûte toujours de m’éloigner d’ici ?… Veux-tu joindre à ce chagrin celui que j’aurai en te laissant ainsi désolée ?

— Pardonne-moi, — me dit Ellèn en faisant un violent effort sur elle-même ; — tu dis vrai, ma faiblesse est indigne de la femme d’un soldat… Tiens, vois je ne pleure plus, je suis calme… tes paroles me rassurent ; j’ai honte de mes lâches terreurs… Mais au nom de notre enfant qui dort là dans son berceau, ne t’en vas pas irrité contre moi ; que tes adieux soient bons et tendres comme toujours… j’ai besoin de cela, vois-tu… oui, j’ai besoin de cela pour retrouver le courage dont je manque aujourd’hui sans savoir pourquoi.

Ma femme, malgré son apparente résignation, semblait tant souffrir de la contrainte qu’elle s’imposait, qu’un moment, afin de rester auprès d’Ellèn, je songeai à prier Victoria de donner au capitaine Marion la mission dont je m’étais chargé ; une réflexion me retint : le temps pressait, puisque je partais de nuit, il faudrait employer plusieurs heures à mettre le capitaine Marion au courant d’une affaire à laquelle il était resté jusqu’alors complètement étranger, et qui, pour réussir, devait être traitée avec une extrême célérité. Obéissant à mon devoir, et, il faut le dire aussi, convaincu de la vanité des craintes d’Ellèn, je ne cédai pas à son désir ; je la serrai tendrement entre mes bras, et, la recommandant à l’excellente affection de Sampso, je suis parti à cheval.

Il était alors environ dix heures du soir ; un cavalier devait me servir d’escorte et de messager pour le cas où j’aurais à écrire à Victoria pendant la route ; choisi par le capitaine Marion, à qui j’avais demandé un homme sûr et discret, ce cavalier m’attendait à l’une des portes de Mayence ; je l’ai bientôt rejoint. Quoique la lune se levât tard, la nuit était pourtant assez claire, grâce au rayonnement des étoiles ; j’ai remarqué, sans attacher d’importance à cette circonstance, que, malgré la douceur de la saison, mon compagnon de voyage portait une grosse casaque dont le capuchon se rabattait sur son casque, de sorte qu’en plein jour j’aurais eu même quelque difficulté à distinguer les traits de cet homme. Simple soldat comme moi, au lieu de chevaucher à mes côtés, il me laissa le dépasser sans m’adresser une parole ; puis il me suivit. En toute autre occasion, et enclin, comme tout Gaulois, à la causerie, je n’aurais pas accepté cette marque de déférence exagérée, qui m’eût privé de l’entretien d’un compagnon pendant un long trajet ; mais, attristé par les adieux de ma femme, et songeant, malgré moi, à mesure que je m’éloignais, aux sinistres pressentiments dont elle avait été agitée, je ne fus pas fâché de rester seul avec mes réflexions durant une partie de la nuit ; je m’éloignai donc de la ville, suivi du cavalier non moins silencieux que moi…

Nous avions, sans échanger une parole, chevauché environ deux heures, car la lune, qui devait se lever vers minuit, commençait de poindre derrière une colline bornant l’horizon. Nous nous trouvions à un carrefour où se croisaient trois grandes routes tracées et exécutées par les Romains. J’avais ralenti l’allure de Tom-Bras, afin de reconnaître le chemin que je devais suivre, lorsque soudain mon compagnon de voyage, élevant la voix derrière moi, m’a crié :

— Scanvoch ! reviens à toute bride sur tes pas… un grand crime se commet à cette heure dans ta maison !…

À ces mots je me retournai vivement sur ma selle, et grâce à la demi-obscurité de la nuit je vis le cavalier, faisant faire à son cheval un bond énorme, franchir le talus de la route et disparaître dans l’ombre d’un grand bois, dont nous longions la lisière depuis quelque temps… Frappé de stupeur, je restai quelques moments immobile, et lorsque, cédant à une curiosité pleine d’angoisse, je voulus m’élancer à la poursuite du cavalier, afin d’avoir l’explication de ses paroles, il était trop tard ; la lune ne jetait pas encore assez de clarté pour qu’il me fût possible de m’aventurer à travers des bois que je ne connaissais pas ; le cavalier avait d’ailleurs sur moi une avance qui s’augmentait à chaque instant. Prêtant attentivement l’oreille, j’entendis, au milieu du profond silence de la nuit, le galop rapide et déjà lointain du cheval de cet homme ; il me parut reprendre par la forêt, et conséquemment par une voie plus courte, la direction de Mayence. Un moment j’hésitai dans ma résolution ; mais, me rappelant les inexplicables pressentiments de ma femme, et les rapprochant surtout des paroles du cavalier, je regagnai la ville à toute bride…

— Si par un hasard inconcevable, — me disais-je, — l’avertissement auquel j’obéis est aussi mal fondé que les pressentiments d’Ellèn, avec lesquels il concorde pourtant d’une manière étrange, si mon alarme a été vaine, je prendrai au camp un cheval frais pour recommencer mon voyage, qui n’aura d’ailleurs subi qu’un retard de trois heures.

J’excitai donc des talons et de la voix la rapide allure de mon vigoureux Tom-Bras, et me dirigeai vers Mayence avec une folle vitesse. À mesure que je me rapprochais des lieux où j’avais laissé ma femme et mon enfant, les plus noires pensées venaient m’assaillir ; quel pouvait être ce crime qui se commettait dans ma maison ? était-ce à un ami ? était-ce à un ennemi que je devais cette révélation ? Parfois il me semblait que la voix du cavalier ne m’était pas inconnue, sans qu’il me fût possible de me souvenir où je l’avais déjà entendue ; mais ce qui redoublait surtout mon anxiété, c’était ce mystérieux accord entre le malheur dont on venait de me menacer et les pressentiments d’Ellèn. La lune, s’étant levée, facilitait la précipitation de ma course en éclairant la route ; les arbres, les champs, les maisons, disparaissaient derrière moi avec une rapidité vertigineuse. Je mis moins d’une heure à parcourir cette même route, parcourue naguère par moi en deux heures ; j’atteignis enfin les portes de Mayence… Je sentais Tom-Bras faiblir entre mes jambes, non par faute d’ardeur et de courage, mais parce que ses forces étaient à bout. Avisant un soldat en faction, je lui dis :

— As-tu vu un cavalier rentrer cette nuit dans la ville ?

— Il y a un quart d’heure à peine, — me répondit le soldat, — un cavalier, vêtu d’une casaque à capuchon, a passé au galop devant cette porte ; il se dirigeait vers le camp.

— C’est lui, — ai-je pensé en reprenant ma course, — au risque de voir Tom-Bras expirer sous moi. — Plus de doute, mon compagnon de voyage m’aura devancé par le chemin de la forêt ; mais pourquoi se rend-il au camp, au lieu d’entrer dans la ville ? — Quelques instants après j’arrivais devant ma maison : je sautai à bas de mon cheval, qui hennit en reconnaissant notre logis. Je courus à la porte, j’y frappai à grands coups… Personne ne vint m’ouvrir, mais j’entendis des cris étouffés ; je heurtai de nouveau, et tout aussi vainement, avec le pommeau de mon épée ; les cris redoublèrent ; il me sembla reconnaître la voix de Sampso… J’essayai de briser la porte… impossible… Soudain la fenêtre de la chambre de ma femme s’ouvre, j’y cours l’épée à la main. Au moment où j’arrive devant cette croisée, on poussait du dedans les volets qui la fermaient. Je m’élance à travers ce passage, je me trouve ainsi face à face avec un homme… L’obscurité ne me permit pas de reconnaître ses traits ; il fuyait de la chambre d’Ellèn, dont les cris déchirants parvinrent jusqu’à moi. Saisir cet homme à la gorge au moment où il mettait le pied sur l’appui de la fenêtre pour s’échapper, le repousser dans la chambre pleine de ténèbres, où je me précipite avec lui, le frapper plusieurs fois de mon épée avec fureur, en criant : — Ellèn ! me voici… — tout cela se passa avec la rapidité de la pensée. Je retirais mon épée du corps étendu à mes pieds pour l’y replonger encore, car j’étais fou de rage, lorsque deux bras m’étreignent avec une force convulsive… Je me crois attaqué par un autre adversaire ; je traverse de mon épée ce corps, qui dans l’obscurité se suspendait à mon cou, et aussitôt j’entends ces paroles prononcées d’une voix expirante :

— Scanvoch… tu m’as tuée… merci, mon bien-aimé… il m’est doux de mourir de ta main… je n’aurais pu vivre avec ma honte…

C’était la voix d’Ellèn !…

Ma femme était accourue dans sa muette terreur pour se mettre sous ma protection : ses bras, qui m’avaient d’abord enserré, se détachèrent brusquement de moi… je l’entendis tomber sur le plancher… Je restai foudroyé… mon épée s’échappa de mes mains, et pendant quelques instants un silence de mort se fit dans cette chambre complètement obscure, sauf une traînée de pâle lumière, jetée par la lune entre les deux volets à demi refermés par le vent… Soudain, ils s’ouvrirent complètement du dehors, et à la clarté lunaire, je vis une femme svelte, grande, vêtue d’une jupe rouge et d’un corset de toile d’argent, montée au dehors sur l’appui de la fenêtre.

— Victorin, — dit-elle, — beau Tarquin d’une nouvelle Lucrèce, quitte cette maison, la nuit s’avance. Je t’ai vu à minuit, l’heure convenue, entrer par la porte en l’absence du mari… Tu vas sortir de chez ta belle par la fenêtre, chemin des amants… tu as accompli ta promesse… maintenant je suis à toi… Viens, mon char nous attend, fuyons…

— Victorin ! — m’écriai-je avec horreur, me croyant le jouet d’un rêve épouvantable, — c’était lui… je l’ai tué !…

— Le mari ! — reprit Kidda, la bohémienne, en sautant en arrière… — C’est le diable qui l’a ramené !…

Et elle disparut.

Quelques instants après j’entendis le bruit des roues d’un char et le tintement du grelot de la mule qui l’entraînait rapidement, tandis que, au loin, du côté de la porte du camp, s’élevait une rumeur lointaine et toujours croissante, comme celle d’une foule qui s’approche en tumulte. À ma première stupeur succéda une angoisse terrible, mêlée d’une dernière espérance : Ellèn n’était peut-être pas morte… Je courus à la porte de la chambre, fermée en dedans ; j’appelai Sampso à grands cris ; sa voix me répondit d’une pièce voisine ; on l’y avait enfermée… Je la délivrai, m’écriant :

— J’ai frappé Ellèn dans l’obscurité… la blessure n’est peut-être pas mortelle ; courez chez Omer, le druide…

— J’y cours, — me répondit Sampso sans m’interroger davantage.

Elle se précipita vers la porte de la maison verrouillée à l’intérieur. Au moment, où elle l’ouvrait, je vis s’avancer sur la place où était située ma maison, tout proche de la porte du camp, une foule de soldats : plusieurs portaient des torches ; tous poussaient des cris menaçants, au milieu desquels revenait sans cesse le nom de Victorin.

À la tête de ce rassemblement, j’ai reconnu le vétéran Douarnek, brandissant son épée.

— Scanvoch, — me dit-il, — le bruit vient de se répandre dans le camp qu’un crime affreux a été commis dans ta maison.

— Et le criminel est Victorin ! — crièrent plusieurs voix qui couvrirent la mienne. — À mort, l’infâme !

— À mort, l’infâme ! qui a fait violence à la chaste épouse de son ami…

— Comme il a fait violence à l’hôtesse de la taverne des bords du Rhin…

— Ce n’était pas une calomnie !

— Le lâche hypocrite avait feint de s’amender !

— Oui, pour commettre ce nouveau forfait.

— Déshonorer la femme d’un soldat ! d’un des nôtres ! de Scanvoch, qui aimait ce débauché comme son fils !…

— Et qui à la guerre lui avait sauvé la vie.

— À mort ! à mort !…

Il m’avait été impossible de dominer de la voix ces cris furieux… Sampso, désespérée, faisait de vains efforts pour traverser la foule exaspérée.

— Par pitié ! laissez-moi passer ! — criait Sampso d’une voix suppliante : — je vais chercher un druide médecin… Ellèn respire encore… Sa blessure peut n’être pas mortelle… Du secours ! du secours !…

Ces mots redoublèrent l’indignation et la fureur des soldats. Au lieu d’ouvrir leurs rangs à la sœur de ma femme, ils la repoussèrent en se ruant vers la porte, bientôt ainsi encombrée d’une foule impénétrable, frémissante de colère, et d’où s’élevèrent de nouveaux cris…

— Malheur ! malheur à Victorin !…

— Ce monstre a égorgé la femme de Scanvoch après l’avoir violentée !

— Elle meurt comme l’hôtesse de la taverne de l’île du Rhin.

— Victorin ! — s’écria Douarnek, — nous t’avions pardonné, nous avions cru à ta foi de soldat ; tu es l’un des chefs de la Gaule… tu es notre général… tu n’échapperas pas à la peine de tes crimes ! Plus nous t’avons aimé, plus nous t’abhorrons !…

— Nous serons tes bourreaux !

— Nous t’avons glorifié… nous te châtierons !

— Un général tel que toi déshonore la Gaule et l’armée !

— Il faut un exemple terrible !

— À mort, Victorin ! à mort !…

— Impossible d’aller chercher du secours ; ma sœur est perdue, — me dit Sampso avec désespoir, pendant que je tâchais, mais toujours en vain, de me faire entendre de cette foule en délire, dont les mille cris couvraient ma voix.

— Je vais essayer de sortir par la fenêtre, — me dit Sampso.

Et elle s’élança vers la chambre mortuaire. Moi, faisant tous mes efforts pour empêcher les soldats furieux contre leur général d’envahir ma demeure, je criais :

— Retirez-vous… laissez-moi seul dans cette maison de deuil… Justice est faite !… retirez-vous…

Le tumulte, toujours croissant, étouffa mes paroles ; je vis revenir Sampso te portant dans ses bras, mon enfant ; elle me dit en sanglotant :

— Mon frère, plus d’espoir ! Ellèn est glacée… son cœur ne bat plus… elle est morte !…

— Morte ! morte ! Hésus, ayez pitié de moi ! — ai-je murmuré en m’appuyant contre la muraille du vestibule, car je me sentais défaillir. Mais soudain je revins à moi et tressaillis de tous mes membres, en entendant ces mots circuler parmi les soldats :

— Voici Victoria ! voici notre mère !…

Et la foule, dégageant les abords de ma maison, reflua vers le milieu de la place pour aller au-devant de ma sœur de lait. Tel était le respect que cette femme auguste inspirait à l’armée, que bientôt le silence succéda aux furieuses clameurs des soldats ; ils comprirent la terrible position de cette mère qui, attirée par des cris de justice et de vengeance proférés contre son fils accusé d’un crime horrible, s’approchait dans la majesté de sa douleur maternelle.

Mon cœur, à moi, se brisa… Victoria, ma sœur de lait… cette femme, pour qui ma vie n’avait été qu’un long jour de dévouement, Victoria allait trouver dans ma maison le cadavre de son fils tué par moi… qui l’avais vu naître… qui l’avais aimé comme mon enfant !… Je voulus fuir… je n’en eus pas la force… Je restai adossé à la muraille… regardant devant moi, incapable de faire un mouvement.

Soudain, la foule des soldats s’écarte, forme une sorte de haie de chaque côté d’un large passage, et je vois s’avancer lentement, à la clarté de la lune et des torches, Victoria, vêtue de sa longue robe noire, tenant son petit-fils entre ses bras (A)… Elle espérait sans doute apaiser l’exaspération des soldats en offrant à leurs yeux cette innocente créature. Tétrik, le capitaine Marion et plusieurs officiers, qui avaient prévenu Victoria du tumulte et de ses causes, la suivaient. Ils parvinrent à calmer l’effervescence des troupes : le silence devint solennel… La mère des camps n’était plus qu’à quelques pas de ma maison, lorsque Douarnek s’approcha d’elle, et lui dit en fléchissant le genou :

— Mère, ton fils a commis un grand crime… nous te plaignons… mais tu nous feras justice… nous voulons justice…

— Oui, oui, justice ! — s’écrièrent les soldats dont l’irritation, muette depuis quelques instants, éclata de nouveau avec une violence croissante en mille cris divers : — Justice ! ou nous nous la ferons nous-mêmes…

— Mort à l’infâme !

— Mort à celui qui a déshonoré la femme de son ami !

— Victorin est notre chef… son crime sera-t-il impuni ?

— Si l’on nous refuse justice, nous nous la ferons nous-mêmes.

— Maudit soit le nom de Victorin !

— Oui, maudit… maudit… — répétèrent une foule de voix menaçantes ; — maudit soit à jamais son nom !

Victoria, pâle, calme et imposante, s’était un instant arrêtée devant Douarnek, qui fléchissait le genou en lui parlant… Mais lorsque les cris de : Mort à Victorin ! maudit soit son nom ! firent de nouveau explosion, ma sœur de lait, dont le mâle et beau visage trahissait une angoisse mortelle, étendit les bras en présentant par un geste touchant son petit-fils aux soldats, comme si l’enfant eût demandé grâce et pitié pour son père (B).

Ce fut alors qu’éclatèrent avec plus de violence ces cris :

— Mort à Victorin !… maudit soit son nom !…

À ce moment j’ai vu mon compagnon de route, reconnaissable à sa casaque, dont le capuchon était toujours rabaissé sur son visage, s’avancer d’un air menaçant vers Victoria en criant :

— Oui, maudit soit le nom de Victorin… périsse à jamais sa race !…

Et cet homme arracha violemment l’enfant des bras de Victoria, le prit par les deux pieds, puis il le lança avec furie sur les cailloux du chemin, où il lui brisa la tête (C). Cet acte de férocité fut si brusque, si rapide, que lorsque Douarnek et plusieurs soldats indignés se jetèrent sur l’homme au capuchon, pour sauver l’enfant, cette innocente créature gisait sur le sol, la tête fracassée… J’entendis un cri déchirant poussé par Victoria, mais je ne pus l’apercevoir pendant quelques instants, les soldats l’ayant entourée, la croyant menacée de quelque danger. J’appris ensuite qu’à la faveur du tumulte et de la nuit, l’auteur de ce meurtre horrible avait échappé… Les rangs des soldats s’étant ouverts de nouveau au milieu d’un morne silence, j’ai revu, à quelques pas de ma maison, Victoria, le visage inondé de larmes, tenant entre ses bras le petit corps inanimé du fils de Victorin. Alors du seuil de ma porte, je dis à la foule muette et consternée :

— Vous demandez justice ? justice est faite !… Moi, Scanvoch, j’ai tué Victorin : il est innocent du meurtre de ma femme. Retirez-vous… laissez la mère des camps entrer dans ma maison pour y pleurer sur le corps de son fils et de son petit-fils…

Victoria me dit alors d’une voix ferme en s’arrêtant au seuil de mon logis :

— Tu as tué mon fils pour venger ton outrage ?

— Oui, — ai-je répondu d’une voix étouffée ; — oui, et dans l’obscurité j’ai aussi frappé ma femme…

— Viens, Scanvoch, viens fermer les paupières d’Ellèn et de Victorin.

Et là elle entra chez moi au milieu du religieux silence des soldats groupés au dehors ; le capitaine Marion et Tétrik la suivirent ; elle leur fit signe de demeurer à la porte de la chambre mortuaire, où elle voulut rester seule avec moi et Sampso.

À la vue de ma femme, étendue morte sur le plancher, je me suis jeté à genoux en sanglotant ; j’ai relevé sa belle tête, alors pâle et froide, j’ai clos ses paupières, puis, enlevant le corps entre mes bras, je l’ai placé sur son lit ; je me suis agenouillé, le front appuyé au chevet, et n’ai plus contenu mes gémissements… Je suis resté longtemps ainsi à pleurer, entendant les sanglots étouffés de Victoria. Enfin sa voix m’a rappelé à moi-même et à ce qu’elle devait aussi souffrir ; je me suis retourné je l’ai vue assise à terre auprès du cadavre de Victorin ; sa tête reposait sur les genoux maternels.

— Scanvoch, — me dit ma sœur de lait en écartant les cheveux qui couvraient le front glacé de Victorin, — mon fils n’est plus… je peux pleurer sur lui, malgré son crime… Le voilà donc mort ! mort… à vingt-deux ans à peine !

— Mort… tué par moi… qui l’aimais comme mon enfant !…

— Frère, tu as vengé ton honneur… je te pardonne et te plains…

— Hélas ! j’ai frappé Victorin dans l’obscurité… je l’ai frappé en proie à un aveugle accès de rage… je l’ai frappé ignorant que ce fût lui ! Hésus m’en est témoin ! Si j’avais reconnu votre fils, ô ma sœur ! je l’aurais maudit, mais mon épée serait tombée à mes pieds…

Victoria m’a regardé silencieuse… Mes paroles ont paru la soulager d’un grand poids en lui apprenant que j’avais tué son fils sans le reconnaître ; elle m’a tendu vivement la main ; j’y ai porté mes lèvres avec respect… Pendant quelque temps nous sommes restés muets ; puis elle a dit à la sœur d’Ellèn :

— Sampso, vous étiez ici cette nuit ? Parlez, je vous prie… que s’est-il passé ?…

— Il était minuit, — répondit Sampso d’une voix oppressée, — depuis deux heures Scanvoch nous avait quittées pour se mettre en route ; je reposais ici auprès de ma sœur… j’ai entendu frapper à la porte de la maison… j’ai jeté un manteau sur mes épaules… Je suis allée demander qui était là : une voix de femme, à l’accent étranger, m’a répondu…

— Une voix de femme ? — lui dis-je avec un accent de surprise que partageait Victoria ; — une voix de femme vous a répondu, Sampso ?

— Oui, c’était un piège ; cette voix m’a dit : « Je viens de la part de Victoria donner à Ellèn, femme de Scanvoch, parti depuis deux heures, un avis très-important. »

Victoria et moi, à ces paroles de Sampso, nous avons échangé un regard d’étonnement croissant ; elle a continué :

— N’ayant aucune défiance contre la messagère de Victoria, je lui ai ouvert… Aussitôt, au lieu d’une femme, un homme s’est présenté devant moi, m’a repoussée violemment dans le couloir d’entrée, et a verrouillé la porte en dedans… À la clarté de la lampe, que j’avais déposée à terre, j’ai reconnu Victorin… Il était pâle, effrayant… il pouvait à peine se soutenir sur ses jambes, tant il était ivre…

— Oh ! le malheureux ! le malheureux ! — me suis-je écrié ; — il n’avait plus sa raison ! Sans cela jamais… oh ! non, jamais… il n’eût commis pareil crime !…

— Continuez, Sampso, — lui dit Victoria étouffant un soupir, — continuez…

— Sans m’adresser une parole, Victorin m’a montré l’entrée de la chambre que j’occupais, lorsque je ne partageais pas celle de ma sœur en l’absence de Scanvoch… Dans ma terreur j’ai tout deviné… j’ai crié à Ellèn : « Ma sœur, enferme-toi ! » Puis de toutes mes forces, j’ai appelé au secours… Mes cris ont exaspéré Victorin ; il s’est précipité sur moi et m’a jetée dans ma chambre… Au moment où il m’y enfermait, j’ai vu accourir Ellèn dans le couloir, pâle, épouvantée, demi-nue… J’ai entendu le bruit d’une lutte, les cris déchirants de ma sœur appelant à son aide… et je n’ai plus rien entendu, plus rien… Je ne sais combien de temps s’était passé, lorsque l’on a frappé et appelé au dehors avec force… C’était Scanvoch… J’ai répondu à sa voix du fond de ma chambre, dont je ne pouvais sortir… Au bout de quelques instants ma porte s’est ouverte… et j’ai vu Scanvoch…

— Et toi, — me dit Victoria, — comment es-tu revenu si brusquement ici ?

— À quatre lieues de Mayence, l’on m’a averti qu’un crime se commettait dans ma maison.

— Cet avertissement, qui te l’a donné ?

— Un soldat, mon compagnon de voyage.

— Ce soldat, qui était-il ? — me dit Victoria. — Comment avait-il connaissance de ce crime ?

— Je l’ignore… il a disparu à travers la forêt en me donnant ce sinistre avis… Ce soldat, revenu ici avant moi… ce soldat est le même qui, arrachant ton petit-fils d’entre tes bras, l’a tué à tes pieds…

— Scanvoch, — reprit Victoria en frémissant et portant ses deux mains à son front, — mon fils est mort… je ne veux ni l’accuser ni l’excuser… mais, crois-moi… ce crime cache quelque horrible mystère !…

— Écoutez, — lui dis-je me rappelant plusieurs circonstances dont le souvenir m’avait échappé dans le premier égarement de ma douleur. — Arrivé devant la porte de ma maison, j’ai heurté ; les cris lointains de Sampso m’ont seuls répondu… Peu d’instants après, la fenêtre basse de la chambre de ma femme s’est ouverte, j’y ai couru : les volets s’écartaient pour livrer passage à un homme, tandis qu’Ellèn criait au secours… J’ai repoussé l’homme dans la chambre, alors noire comme une tombe, et j’ai, dans l’ombre, frappé votre fils. Presque aussitôt deux bras m’ont étreint… Je me suis cru attaqué par un nouvel assaillant… J’ai encore frappé dans l’ombre… c’était Ellèn que je tuais…

Et je n’ai pu contenir mes sanglots.

— Frère, frère… — m’a dit Victoria, — c’est une terrible et fatale nuit que celle-ci…

— Écoutez encore… et surtout écoutez ceci… — ai-je dit à ma sœur de lait, en surmontant mon émotion. — Au moment où je reconnaissais la voix expirante de ma femme j’ai vu à la clarté lunaire une femme debout sur l’appui de la croisée…

— Une femme ! — s’écria Victoria.

— Celle-là peut-être dont la voix m’avait trompée, — dit Sampso, en m’annonçant un message de la mère des camps…

— Je le crois, — ai-je repris, — et cette femme, sans doute complice du crime de Victorin, l’a appelé, lui disant qu’il fallait fuir… qu’elle était à lui, puisqu’il avait tenu sa promesse.

— Sa promesse ? — reprit Victoria, — quelle promesse ?

— Le déshonneur d’Ellèn !…

Ma sœur de lait tressaillit et ajouta :

— Je te dis, Scanvoch, que ce crime est entouré d’un horrible mystère… Mais cette femme, qui était-elle ?

— Une des deux bohémiennes arrivées à Mayence depuis quelque temps… Écoutez encore… La bohémienne ne recevant pas de réponse de Victorin, et entendant au loin le tumulte des soldats accourant furieux, la bohémienne a disparu ; et bientôt après, le bruit de son chariot m’apprenait sa fuite… Dans mon désespoir, je n’ai pas songé à la poursuivre… Je venais de tuer Ellèn à côté du berceau de mon fils… Ellèn, ma pauvre et bien-aimée femme !…

En disant ces mots, je n’ai pu m’empêcher de pleurer encore… Sampso et Victoria gardaient le silence.

— C’est un abîme ! — reprit la mère des camps, — un abîme où ma raison se perd … Le crime de mon fils est grand… son ivresse, loin de l’excuser, le rend plus honteux encore… et cependant, Scanvoch, tu ne sais peut-être pas combien ce malheureux enfant t’aimait…

— Ne me dites pas cela, Victoria, — ai-je murmuré en cachant mon visage entre mes mains, — ne me dites pas cela… mon désespoir ne peut être plus affreux !…

— Ce n’est pas un reproche, mon frère, — a repris Victoria. — Moi, témoin du crime de mon fils, je l’aurais tué de ma main, pour qu’il ne déshonorât pas plus longtemps et sa mère et la Gaule qui l’a choisi pour chef… Je te rappelle l’affection de Victorin pour toi, parce que je crois que, sans son ivresse et je ne sais quelle machination ténébreuse, il n’eût pas commis ce forfait…

— Et moi, ma sœur, cette trame infernale, je crois la saisir…

— Toi ?…

— Avant la grande bataille du Rhin une calomnie infâme a été répandue contre Victorin. L’armée s’éloignait de lui… est-ce vrai ?

— C’est vrai…

— La victoire de ton fils lui avait ramené l’affection des soldats… Voici qu’aujourd’hui cette ancienne calomnie devient une terrible réalité… Le crime de Victorin lui coûte la vie… ainsi qu’à son fils : sa race est éteinte, un nouveau chef doit être donné à la Gaule, est-ce vrai ?

— Oui.

— Ce soldat inconnu, mon compagnon de route, en me révélant cette nuit qu’un crime se commettait dans ma maison, ne savait-il pas que si je n’arrivais pas à temps pour tuer Victorin dans le premier accès de ma rage, il serait massacré par les troupes soulevées contre lui à la nouvelle de ce forfait ?

— Et ce forfait, — dit Sampso, — comment l’armée l’a-t-elle connu sitôt, puisque personne encore n’avait pu sortir de cette maison ?…

La mère des camps, frappée de cette réflexion de Sampso, me regarda. Je continuai :

— Quel est l’homme, Victoria, qui, arrachant de vos bras votre petit-fils, l’a tué à vos pieds ? Encore ce soldat inconnu !

— C’est vrai… — répondit Victoria pensive, — c’est vrai…

— Ce soldat a-t-il cédé à un emportement de fureur aveugle contre cet innocent enfant ? Non… Il a donc été l’instrument d’une ambition aussi ténébreuse que féroce… Un seul homme avait intérêt au double meurtre qui vient d’éteindre votre race, ma sœur… car votre race éteinte, la Gaule doit choisir un nouveau chef… Et l’homme que je soupçonne, l’homme que j’accuse veut depuis longtemps gouverner la Gaule !…

— Son nom ? — s’écria Victoria en attachant sur moi un regard plein d’angoisse, — le nom de cet homme que tu soupçonnes, que tu accuses ?…

— Son nom est Tétrik, oui, Tétrik, gouverneur de Gascogne, et votre parent, ma sœur…

Pour la première fois, Victoria, depuis que je lui avais exprimé mes doutes sur son parent, sembla les partager ; elle jeta les yeux sur son fils avec une expression de pitié douloureuse, baisa de nouveau et à plusieurs reprises son front glacé ; puis, après quelques instants de réflexion profonde, elle prit une résolution suprême, se releva, et me dit d’une voix ferme :

— Où est Tétrik ?

— Il attend au dehors avec le capitaine Marion.

— Qu’ils viennent tous deux !

— Quoi ! vous voulez ?…

— Je veux qu’ils viennent tous deux à l’instant.

— Ici… dans cette chambre mortuaire ?

— Ici, dans cette chambre mortuaire… Oui, ici, Scanvoch, devant les restes inanimés de ta femme, de mon fils et de son enfant. Si cet homme a noué cette ténébreuse et horrible trame, cet homme, fût-il un démon d’hypocrisie et de férocité, se trahira par son trouble à la vue de ses victimes… à la vue d’une mère entre les corps de son fils et de son petit-fils… à la vue d’un époux près du corps de sa femme ! Va, mon frère, qu’ils viennent… qu’ils viennent… Il faut aussi retrouver à tout prix ce soldat inconnu, ton compagnon de route.

— J’y songe, — ajoutai-je frappé d’un souvenir soudain, — c’est le capitaine Marion qui a choisi ce cavalier dont j’étais escorté… il le connaît.

— Nous interrogerons le capitaine… Va, mon frère, qu’ils viennent… qu’ils viennent…

J’obéis à Victoria… J’appelai Tétrik et Marion ; ils accoururent.

J’eus le courage, malgré ma douleur, d’observer attentivement la physionomie du gouverneur de Gascogne… Dès qu’il entra, le premier objet qui parut frapper ses regards fut le cadavre de Victorin… Les traits de Tétrik prirent aussitôt une expression déchirante, ses larmes coulèrent à flots, et se jetant à genoux auprès du corps en joignant les mains, il s’écria d’une voix entrecoupée :

— Mort à la fleur de son âge… mort… lui si vaillant…si généreux ! lui, l’espoir, la forte épée de la Gaule… Ah ! j’oublie les égarements de cet infortuné devant l’affreux malheur qui frappe mon pays… Par ta mort ! Victorin… oh ! Victorin…

Tétrik ne put continuer, les sanglots étouffèrent sa voix. À genoux et affaissé sur lui-même, le visage caché entre ses deux mains, pleurant à chaudes larmes, il restait comme écrasé de douleur auprès du corps de Victorin.

Le capitaine Marion, debout et immobile au seuil de la porte, semblait en proie à une profonde émotion intérieure ; il n’éclatait pas en gémissements, il ne versait pas de larmes, mais il ne cessait de contempler avec une expression navrante le corps du petit-fils de Victoria, étendu sur le berceau de mon fils, à moi ; puis j’entendis seulement Marion dire tout bas, en regardant tour à tour l’innocente victime et Victoria :

— Quel malheur !… Ah ! le pauvre enfant !… ah ! la pauvre mère !…

S’avançant ensuite de quelques pas, le capitaine ajouta d’une voix brève et entrecoupée :

— Victoria, vous êtes très à plaindre, et je vous plains… Victorin vous chérissait… c’était un digne fils ! je l’aimais aussi. J’ai la barbe grise, et je me plaisais à servir sous ce jeune homme. Je le sentais mon général ; c’était le premier capitaine de notre temps… aucun d’entre nous ne le remplacera ; il n’avait que deux vices : le goût du vin, et surtout sa peste de luxure ; je l’ai souvent beaucoup querellé là-dessus… j’avais raison, vous le voyez… Enfin, il n’y a plus à le quereller maintenant… C’était, au fond, un brave cœur ! oui, oh ! oui, un brave cœur… Je ne peux vous en dire davantage, Victoria : d’ailleurs, à quoi bon ? On ne console pas une mère… Ne me croyez pas insensible parce que je ne pleure point… On pleure quand on le peut ; mais enfin je vous assure que je vous plains, que je vous plains du fond de mon âme… J’aurais perdu mon ami Eustache, que je ne serais ni plus affligé, ni plus abattu…

Et se reculant de quelques pas, Marion jeta de nouveau, et tour à tour, les yeux sur Victoria et sur le corps de son petit-fils en répétant :

— Ah ! le pauvre enfant ! ah ! la pauvre mère !

Tétrik, toujours agenouillé auprès de Victorin, ne cessait de sangloter, de gémir. Aussi expansive que celle du capitaine Marion semblait contenue, sa douleur semblait sincère. Cependant mes soupçons résistaient à cette épreuve, et ma sœur de lait partageait mes doutes. Elle fit de nouveau un violent effort sur elle-même, et dit :

— Tétrik, écoutez-moi.

Le gouverneur de Gascogne ne parut pas entendre la voix de sa parente.

— Tétrik, — reprit Victoria en se baissant pour toucher son parent à l’épaule, — je vous parle, répondez-moi.

— Qui me parle ? — s’écria le gouverneur d’un air égaré. — Que me veut-on ? Où suis-je ?…

Puis, levant tes yeux sur ma sœur de lait, il s’écria :

— Vous ici… ici, Victoria ?… Oui, tout à l’heure je vous accompagnais… je ne me le rappelais plus… Excusez-moi, j’ai la tête perdue… Hélas ! je suis père… j’ai un fils presque de l’âge de cet infortuné ; mieux que personne je compatis à votre désespoir, Victoria.

— Le temps presse et le moment est grave, — reprit ma sœur de lait d’une voix solennelle, en attachant sur Tétrik un regard pénétrant, afin de lire au plus profond de la pensée de cet homme. — La douleur privée doit se taire devant l’intérêt public… Il me reste toute ma vie pour pleurer mon fils et mon petit-fils… Nous n’avons que quelques heures pour songer au remplacement du chef de la Gaule et du général de son armée…

— Quoi ! — s’écria Tétrik, — dans un tel moment… vous voulez…

— Je veux qu’avant la fin de la nuit, moi, le capitaine Marion et vous, Tétrik, vous, mon parent, vous, l’un de mes plus fidèles amis, vous, si dévoué à la Gaule, vous qui regrettez si amèrement, si sincèrement Victorin, nous cherchions tous trois, dans notre sagesse, quel homme nous devons proposer demain matin à l’armée comme successeur de mon fils.

— Victoria, vous êtes une femme héroïque ! — s’écria Tétrik en joignant les mains avec admiration. — Vous égalez par votre courage,

par votre patriotisme, les femmes les plus augustes dont s’honore l’histoire du monde !

— Quel est votre avis, Tétrik, sur le successeur de Victorin ?… Le capitaine Marion et moi, nous parlerons après vous, — reprit la mère des camps sans paraître entendre les louanges du gouverneur de Gascogne. — Oui, quel homme croyez-vous capable de remplacer mon fils… à la gloire et à l’avantage de la Gaule ?

— Comment pourrais-je vous donner mon avis ? — reprit Tétrik avec accablement. — Moi, vous conseiller sur un sujet aussi grave, lorsque j’ai le cœur brisé, la raison troublée par la douleur… est-ce donc possible ?

— Cela est possible, puisque me voici, moi… entre le corps de mon fils et celui de mon petit-fils, prête à donner mon avis…

— Vous l’exigez, Victoria ?… Je parlerai, si je puis toutefois rassembler deux idées… Il faudrait, selon moi, pour gouverner la Gaule, un homme sage, ferme, éclairé, plus enclin à la paix qu’à la guerre… maintenant surtout que nous n’avons plus à redouter le voisinage des Franks, grâce à l’épée de ce jeune héros, que j’aimais et que je regretterai éternellement…

Le gouverneur s’interrompit pour donner de nouveau cours à ses larmes.

— Nous pleurerons plus tard… — reprit Victoria. — La vie est longue… mais cette nuit s’avance…

Tétrik continua, en essuyant ses yeux :

— Il me semble donc que le successeur de notre Victorin doit être un homme surtout recommandable par son bon sens, sa ferme raison et par son dévouement longuement éprouvé au service de notre bien-aimée patrie… Or, si je ne me trompe, le seul qui réunisse ces excellentes qualités, c’est le capitaine Marion que voici…

— Moi ? — s’écria le capitaine en levant au plafond ses deux mains énormes, — moi ! chef de la Gaule… Le chagrin vous rend donc fou… Moi ! chef de la Gaule !…

— Capitaine Marion, — reprit douloureusement Tétrik, — certes, la mort affreuse de Victorin et de son innocent enfant jette dans mon cœur le trouble et la désolation ; mais je crois parler en ce moment, non pas en fou, mais en sage, et Victoria partagera mon avis. Sans jouir de l’éclatante renommée militaire de notre Victorin, à jamais regretté… vous avez mérité, capitaine Marion, la confiance et l’affection des troupes par vos bons et nombreux services. Ancien ouvrier forgeron, vous avez quitté le marteau pour l’épée, les soldats verront en vous un de leurs égaux devenu leur chef par sa vaillance et leur libre choix ; ils s’affectionneront à vous davantage encore, sachant surtout que, parvenu aux grades éminents, vous n’avez jamais oublié votre amitié pour votre ancien camarade d’enclume.

— Oublier mon ami Eustache ! — dit Marion, — oh ! jamais !… non, jamais !…

— L’austérité de vos mœurs est connue, — reprit Tétrik, — votre excellent bon sens, votre droiture, votre froide raison sont, selon mon pauvre jugement, un sûr garant de votre avenir… Vous mettez en pratique cette sage pensée de Victoria, qu’à cette heure le temps de guerres stériles est fini, et que le moment est venu de songer à la paix féconde… Un dernier mot, capitaine, — ajouta Tétrik voyant que Marion allait l’interrompre. — J’en conviens, la tâche est lourde, elle doit effrayer votre modestie ; mais cette femme héroïque, qui, dans ce moment terrible, oublie son désespoir maternel pour ne songer qu’au salut de notre bien-aimée patrie, Victoria, j’en suis certain, en vous présentant aux soldats comme successeur de son fils, et certaine de vous faire accepter par eux, prendra l’engagement de vous aider de ses précieux conseils, de même qu’elle inspirait les meilleures résolutions de son valeureux fils… Et maintenant, capitaine Marion, si ma faible voix peut être écoutée de vous je vous adjure… je vous supplie, au nom du salut de la Gaule, d’accepter le pouvoir. Victoria se joint à moi pour vous demander cette nouvelle preuve de dévouement à notre glorieux pays !

— Tétrik, — reprit Marion d’un ton grave, — vous avez supérieurement défini l’homme qu’il faudrait pour gouverner la Gaule ; il n’y a qu’une chose à changer dans cette peinture, c’est le nom du portrait… Au lieu de mon nom, mettez-y le vôtre… tout sera bien… et tout sera fait…

— Moi ! — s’écria Tétrik, — moi, chef de la Gaule ! Moi, qui de ma vie n’ai tenu l’épée !

— Victoria l’a dit, — reprit Marion, — le temps de la guerre est fini, le temps de la paix est venu ; en temps de guerre, il faut des hommes de guerre… en temps de paix, des hommes de paix… Vous êtes de ceux-là, Tétrik… c’est à vous de gouverner… N’est-ce point votre avis, Victoria ?

— Tétrik, par la manière dont il a gouverné la Gascogne, a montré comment il gouvernerait la Gaule, — répondit ma sœur de lait ; — je me joins donc à vous, capitaine, pour prier… mon parent… mon ami… de remplacer mon fils…

— Que vous avais-je dit, Tétrik ? — reprit Marion en s’adressant au gouverneur. — Oserez-vous refuser maintenant ?

— Écoutez-moi, Victoria, écoutez-moi, capitaine, écoutez aussi, Scanvoch, — reprit le gouverneur en se tournant vers moi, — oui, vous aussi, écoutez-moi, Scanvoch, vous non moins malheureux en ce jour que la mère de Victorin… vous qui, dans l’ombrageuse défiance de votre amitié pour cette femme auguste, avez douté de moi, croyez tous à mes paroles… Je suis à jamais frappé… là, au cœur, par les événements de cette nuit terrible ; ils nous ont à la fois ravi, dans la personne de notre infortuné Victorin et de son innocent enfant, le présent et l’avenir de la Gaule… C’était pour assurer, pour affermir cet avenir, en engageant Victoria à proposer aux troupes son petit-fils comme futur héritier de Victorin, que j’étais, elle le sait, venu à Mayence… Mes espérances sont détruites… un deuil éternel les remplace…

Le gouverneur, s’étant un moment interrompu pour donner cours à ses larmes intarissables, poursuivit ainsi :

— Ma résolution est prise… Non-seulement je refuse le pouvoir que l’on m’offre, mais je renonce au gouvernement de Gascogne… Le peu de jours que les dieux m’accordent encore à vivre s’écouleront désormais auprès de mon fils dans la retraite et la douleur. En d’autres temps j’aurais pu rendre quelques services au pays, mais tout est fini pour moi… J’emporterai dans ma solitude de moins cruels regrets en sachant l’avenir de mon pays entre des mains aussi dignes que les vôtres, capitaine Marion… en sachant enfin que Victoria, le divin génie de la Gaule, veillera toujours sur elle. Maintenant, Scanvoch, — ajouta le gouverneur de Gascogne en se tournant vers moi, — ai-je détruit vos soupçons ? Me croyez-vous encore un ambitieux ? Mon langage, mes actes, sont-ils ceux d’un perfide ? d’un traître ? Hélas ! hélas ! je ne pensais pas que les affreux malheurs de cette nuit me donneraient sitôt l’occasion de me justifier…

— Tétrik, — dit Victoria en tendant la main à son parent, — si j’avais pu douter de votre loyauté, je reconnaîtrais à cette heure combien mon erreur était grande…

— Je l’avoue, mes soupçons n’étaient pas fondés, — ai-je ajouté à mon tour ; car, après tout ce que je venais de voir et d’entendre, je fus convaincu, comme Victoria, de l’innocence de son parent… Cependant, songeant toujours au mystère dont les événements de la nuit restaient enveloppés, je dis à Marion, qui, muet et pensif, semblait consterné des offres qu’on lui faisait :

— Capitaine, hier, dans la journée, je vous ai demandé un homme discret et sûr pour me servir d’escorte.

— C’est vrai.

— Vous savez le nom du soldat désigné par vous pour ce service ?

— Ce n’est pas moi qui l’ai choisi… j’ignore son nom.

— Qui donc a fait ce choix ? — demanda Victoria.

— Mon ami Eustache connaît chaque soldat mieux que moi ; je l’ai chargé de me trouver un homme sûr, et de lui donner l’ordre de se rendre, la nuit venue, à la porte de la ville, où il attendrait le cavalier qu’il devait accompagner.

— Et depuis, — ai-je dit au capitaine, — vous n’avez pas revu votre ami Eustache ?

— Non ; il est de garde aux avant-postes du camp depuis hier soir, et il ne sera relevé de service que ce matin.

— On pourra du moins savoir par cet homme le nom du cavalier qui escortait Scanvoch, — reprit Victoria. Je vous dirai plus tard, Tétrik, l’importance que j’attache à ce renseignement, et vous me conseillerez…

— Vous m’excuserez, Victoria, de ne pas me rendre à votre désir, — reprit le gouverneur en soupirant. — Dans une heure, au point du jour, j’aurai quitté Mayence… la vue de ces lieux m’est trop cruelle… Je possède une humble retraite en Gascogne, c’est là que je vais aller ensevelir ma vie, en compagnie de mon fils, car il est désormais la seule consolation qui me reste…

— Mon ami, — reprit Victoria d’un ton de douloureux reproche, — vous m’abandonneriez dans un pareil moment ?… L’aspect de ces lieux vous est cruel, dites-vous ? Et à moi… ces lieux ne me rappelleront-ils pas chaque jour d’affreux souvenirs ? Pourtant je ne quitterai Mayence que lorsque le capitaine Marion n’aura plus besoin de mes conseils, s’il croit devoir m’en demander dans les premiers temps de son gouvernement.

— Victoria, — reprit Marion d’un accent résolu, — pendant cet entretien, où l’on a disposé de moi, je n’ai rien dit ; je suis peu parleur, et cette nuit j’ai le cœur très-gros ; j’ai donc peu parlé, mais j’ai beaucoup réfléchi… Mes réflexions, les voici : J’aime le métier des armes, je sais exécuter les ordres d’un général, je ne suis pas malhabile à commander aux troupes qu’on me confie ; je sais, au besoin, concevoir un plan d’attaque, comme celui qui a complété la grande victoire de Victorin, en détruisant le camp et la réserve des Franks… C’est vous dire, Victoria, que je ne me crois pas plus sot qu’un autre… en raison de quoi, j’ai le bon sens de comprendre que je suis incapable de gouverner la Gaule…

— Cependant, capitaine Marion, — reprit Tétrik, — j’en atteste Victoria, cette tâche n’est pas au-dessus de vos forces, et je…

— Oh ! quant à ma force, elle est connue, — reprit Marion en interrompant le gouverneur. — Amenez-moi un bœuf, je le porterai sur mon dos, ou je l’assommerai d’un coup de poing ; mais des épaules carrées ne vous font pas le chef d’un grand peuple… Non, non… je suis robuste, soit ; mais le fardeau est trop lourd… Donc, Victoria, ne me chargez point d’un tel poids, je faiblirais dessous… et la Gaule faiblirait à son tour sous ma défaillance… Et puis, enfin, il faut tout dire, j’aime, après mon service, à rentrer chez moi pour vider un pot de cervoise en compagnie de mon ami Eustache, en causant de notre ancien métier de forgeron, ou en nous amusant à fourbir nos armes en fins armuriers… Tel je suis, Victoria, tel j’ai toujours été… tel je veux demeurer…

— Et ce sont là des hommes ! ô Hésus !… — s’écria la mère des camps avec indignation. — Moi, femme… moi, mère… j’ai vu mourir cette nuit mon fils et mon petit-fils… j’ai le courage de contenir ma douleur… et ce soldat, à qui l’on offre le poste le plus glorieux qui puisse illustrer un homme, ose répondre par un refus, prétextant de son goût pour la cervoise et le fourbissement des armures !… Ah ! malheur ! malheur à la Gaule ! si ceux-là qu’elle regarde comme ses plus valeureux enfants l’abandonnent aussi lâchement !…

Les reproches de la mère des camps impressionnèrent le capitaine Marion ; il baissa la tête d’un air confus, garda pendant quelques instants le silence ; puis il reprit :

— Victoria, il n’y a ici qu’une âme forte ; c’est la vôtre… Vous me donnez honte de moi-même… Allons, — ajouta-t-il avec un soupir, — allons… vous le voulez… j’accepte… Mais les dieux m’en sont témoins… j’accepte par devoir et à mon cœur défendant ; si je commets des fautes comme chef de la Gaule, on sera mal venu à me le reprocher… J’accepte donc, Victoria, sauf deux conditions sans lesquelles rien n’est fait.

— Quelles sont ces conditions ? — demanda Tétrik.

— Voici la première, — reprit Marion : — la mère des camps continuera de rester à Mayence et me donnera ses conseils… Je suis aussi neuf à mon nouveau métier qu’un apprenti forgeron mettant pour la première fois le fer au brasier, et je crains de me brûler les doigts.

— Je vous l’ai promis, Marion, — reprit ma sœur de lait ; — je resterai ici tant que ma présence et mes conseils vous seront nécessaires…

— Victoria, si votre esprit se retirait de moi, je serais un corps sans âme… Aussi, je vous remercie du fond du cœur. La promesse que vous me faites là doit vous coûter beaucoup, pauvre femme… Pourtant, — ajouta le capitaine avec sa bonhomie habituelle, — n’allez pas me croire assez sottement glorieux pour m’imaginer que c’est à ce bon gros taureau de guerre, nommé Marion, que Victoria la Grande fait ce sacrifice, d’oublier ses chagrins pour le guider… Non, non… c’est à notre vieille Gaule que Victoria le fait, ce sacrifice ; et, en bon fils, je suis aussi reconnaissant du bien que l’on veut à ma vieille mère que s’il s’agissait de moi-même…

— Noblement dit, noblement pensé, Marion, — reprit Victoria touchée de ces paroles du capitaine ; — mais votre droiture, votre bon sens, vous mettront bientôt à même de vous passer de mes conseils, et alors, — ajouta-t-elle avec un accent de douleur profonde et contenue, — je pourrai, comme vous, Tétrik, aller m’ensevelir dans quelque solitude avec mes regrets…

— Hélas ! — reprit le gouverneur, — pleurer en paix est la seule consolation des pertes irréparables. Mais, — ajouta-t-il en s’adressant au capitaine, — vous aviez parlé de deux conditions ; Victoria accepte la première, quelle est la seconde ?

— Oh ! la seconde… — et le capitaine secoua la tête, — la seconde est pour moi aussi importante que la première…

— Enfin, quelle est-elle ? — demanda ma sœur de lait. — Expliquez-vous, Marion.

— Je ne sais, — reprit le bon capitaine d’un air naïf et embarrassé, — je ne sais si je vous ai parlé de mon ami Eustache ?

— Oui, et plus d’une fois, — répondit Tétrik. — Mais qu’a de commun votre ami Eustache avec vos nouvelles fonctions ?

— Comment ! — s’écria Marion, — vous me demandez ce que mon ami Eustache a de commun avec moi ? Alors demandez ce que la garde de l’épée a de commun avec la lame, le marteau avec son manche, le soufflet avec la forge…

— Vous êtes enfin liés l’un à l’autre d’une ancienne et étroite amitié, nous le savons, — reprit Victoria. — Désirez-vous, capitaine, accorder quelque faveur à votre ami ?

— Je ne consentirais jamais à me séparer de lui ; il n’est pas gai, il est toujours maussade, et souvent hargneux ; mais il m’aime autant que je l’aime, et nous ne pouvons nous passer l’un de l’autre… Or l’on trouvera peut-être surprenant que le chef de la Gaule ait pour ami intime et pour commensal un soldat, un ancien ouvrier forgeron… Mais, je vous l’ai dit, Victoria, s’il faut me séparer de mon ami Eustache, rien n’est fait… je refuse… Son amitié seule peut me rendre le fardeau supportable.

— Scanvoch, mon frère de lait, resté simple cavalier de l’armée, n’est-il pas mon ami ? — dit Victoria. — Personne ne s’étonne d’une amitié qui nous honore tous deux. Il en sera ainsi, capitaine Marion, de votre amitié pour votre ancien compagnon de forge.

— Et votre élévation, capitaine Marion, doublera votre mutuelle affection, — dit Tétrik ; — car dans son tendre attachement, votre ami jouira peut-être de votre élévation plus que vous-même.

— Je ne crois pas que mon ami Eustache se réjouisse fort de mon élévation, — reprit Marion ; — Eustache n’est point glorieux, tant s’en faut ; il aime en moi son ancien camarade d’enclume, et non le capitaine ; il se souciera peu de ma nouvelle dignité… Seulement, Victoria, rappelez-vous toujours ceci : De même que vous me dites aujourd’hui : « Marion, vous êtes nécessaire… » ne vous contraignez jamais, je vous en conjure, pour me dire : « Marion, allez-vous-en, vous n’êtes plus bon à rien ; un autre remplira mieux la place que vous… » Je comprendrai à demi-mot, et bien allègrement je retournerai bras dessus bras dessous, avec mon ami Eustache, à notre pot de cervoise et à nos armures ; mais tant que vous me direz : « Marion, on a besoin de vous, » je resterai chef de la Gaule, – et il étouffa un dernier soupir, – puisque chef je suis…

— Et chef vous resterez longtemps, à la gloire de la Gaule, — reprit Tétrik. — Croyez-moi, capitaine, vous vous ignorez vous-même ; votre modestie vous aveugle ; mais ce matin, lorsque Victoria va vous proposer aux soldats comme chef et général, les acclamations de toute l’armée vous apprendront enfin vos mérites.

— Le plus étonné de mes mérites, ce sera moi, — reprit naïvement le bon capitaine. — Enfin, j’ai promis, c’est promis… Comptez sur moi, Victoria, vous avez ma parole. Je me retire… je vais maintenant aller attendre mon ami Eustache… Voici l’aube, il va revenir des avant-postes, où il est de garde depuis hier soir, et il serait inquiet de ne point me trouver ce matin.

— N’oubliez pas, capitaine, — lui ai-je dit, — de demander à votre ami le nom du soldat qu’il avait choisi pour m’accompagner.

— J’y songerai, Scanvoch.

— Et maintenant, adieu… — dit d’une voix étouffée le gouverneur à Victoria, — adieu… Le soleil va bientôt paraître… Chaque instant que je passe ici est pour moi un supplice…

— Ne resterez-vous pas du moins à Mayence jusqu’à ce que les cendres de mes deux enfants soient rendues à la terre ? — dit Victoria au gouverneur. — N’accorderez-vous pas ce religieux hommage à la mémoire de ceux-là qui viennent de nous aller précéder dans ces mondes inconnus où nous irons les retrouver un jour ?… Fasse Hésus que ce jour arrive bientôt pour moi !

— Ah ! notre foi druidique sera toujours la consolation des fortes âmes et le soutien des faibles, — reprit Tétrik. — Hélas ! sans la certitude de rejoindre un jour ceux que nous avons aimés, combien leur mort nous serait plus affreuse !… Croyez-moi, Victoria, je reverrai avant vous ceux-là que nous pleurons ; et, selon votre désir, je leur rendrai aujourd’hui, avant mon départ, un dernier et religieux hommage.

Tétrik et le capitaine Marion nous laissèrent seuls, Victoria, Sampso et moi.

Ne contraignant plus nos larmes, nous avons, dans un pieux et muet recueillement, paré Ellèn de ses habits de mariage, pendant que, cédant au sommeil, tu dormais dans ton berceau, mon enfant.

Victoria, pour s’occuper des plus grands intérêts de la Gaule, avait héroïquement contenu sa douleur ; elle lui donna un libre cours après le départ de Tétrik et de Marion ; elle voulut laver elle-même les blessures de son fils et de son petit-fils ; et de ses mains maternelles, elle les ensevelit dans un même linceul. Deux bûchers furent dressés sur les bords du Rhin : l’un destiné à Victoria et son enfant, et l’autre à ma femme Ellèn.

Vers le milieu du jour, deux chariots de guerre, couverts de feuillage, et accompagnés de plusieurs de nos druides et de nos druidesses vénérées, se rendirent à ma maison. Le corps de ma femme Ellèn fut déposé dans l’un des chariots, et dans l’autre furent placés les restes de Victorin et de son fils.

— Scanvoch, — me dit Victoria, — je suivrai à pied le char où repose ta bien-aimée femme. Sois miséricordieux, mon frère… suis le char où sont déposés les restes de mon fils et de mon petit-fils. Aux yeux de tous, toi, l’époux outragé, tu pardonneras ainsi à la mémoire de Victorin… Et moi aussi, aux yeux de tous, je te pardonnerai, comme mère, la mort, hélas ! trop méritée de mon fils…

J’ai compris ce qu’il y avait de touchant dans cette mutuelle pensée de miséricorde et de pardon. Le vœu de ma sœur de lait a été accompli. Une députation des cohortes et des légions accompagna ce deuil… Je le suivis avec Victoria, Sampso, Tétrik et Marion. Les premiers officiers du camp se joignirent à nous. Nous marchions au milieu d’un morne silence. La première exaltation contre Victorin passée, l’armée se souvint de sa bravoure, de sa bonté, de sa franchise ; tous, me voyant, moi, victime d’un outrage qui me coûtait la vie d’Ellèn, donner un tel gage de pardon à Victorin, en suivant le char où il reposait ; tous, voyant sa mère suivre le char où reposait Ellèn, tous n’eurent plus que des paroles de pardon et de pitié pour la mémoire du jeune général.

Le convoi funèbre approchait des bords du fleuve, où se dressaient les deux bûchers, lorsque Douarnek, qui marchait à la tête d’une députation des cohortes, profita d’un moment de halte, s’approcha de moi, et me dit tristement :

— Scanvoch, je te plains… Donne l’assurance à Victoria, ta sœur, que nous autres soldats, nous ne nous souvenons plus que de la vaillance de son glorieux fils… Il a été si longtemps aussi notre fils bien-aimé à nous… Pourquoi faut-il qu’il ait méprisé les franches et sages paroles que je lui ai portées au nom de notre armée, le soir de la grande bataille du Rhin… Si Victorin, suivant nos conseils, s’était amendé, tant de malheurs ne seraient pas arrivés.

— Ce que tu me dis consolera Victoria dans sa douleur, — ai-je répondu à Douarnek. — Mais sais-tu ce qu’est devenu ce soldat, vêtu d’une casaque à capuchon, qui a eu la barbarie de tuer le petit-fils de Victoria ?

— Ni moi, ni ceux qui m’entouraient au moment où cet abominable crime a été commis, nous n’avons pu rejoindre ce scélérat, que ne désavoueraient pas les écorcheurs franks ; il nous a échappé à la faveur du tumulte et de l’obscurité. Il se sera sauvé du côté des avant-postes du camp, où il a, grâce aux dieux, reçu le prix de son forfait.

— Il est mort !…

— Tu connais peut-être Eustache, cet ancien ouvrier forgeron, l’ami du brave capitaine Marion ?

— Oui.

— Il était de garde cette nuit aux avant-postes… Il paraît qu’Eustache a quelque amourette en ville… Excuse-moi, Scanvoch, de t’entretenir de telles choses en un moment si triste, mais tu m’interroges, je te réponds…

— Poursuis, ami Douarnek.

— Eustache, donc, au lieu de rester à son poste, a, malgré la consigne, passé une partie de la nuit à Mayence… Il s’en revenait, une heure avant l’aube, espérant, m’a-t-il dit, que son absence n’aurait pas été remarquée, lorsqu’il a rencontré, non loin des postes, sur les bords du Rhin, l’homme à la casaque haletant et fuyant : – Où cours-tu ainsi ? lui dit-il. – Ces brutes me poursuivent, reprit-il ; parce que j’ai brisé la tête du petit-fils de Victoria sur les cailloux, ils veulent me tuer. – C’est justice, car tu mérites la mort, — a répondu Eustache indigné, en perçant de son épée cet infâme meurtrier. De sorte que l’on a retrouvé ce matin, sur la grève, son cadavre couvert de sa casaque.

La mort de ce soldat détruisait mon dernier espoir de découvrir le mystère dont était enveloppée cette funeste nuit.

Les restes d’Ellèn, de Victorin et de son fils furent déposés sur les bûchers, au bruit des chants des bardes et des druides… La flamme immense s’éleva vers le ciel, et lorsque les chants cessèrent, l’on ne vit plus rien qu’un peu de poussière…

La cendre du bûcher de Victorin et de son fils fut pieusement recueillie par Victoria dans une urne d’airain ; elle fut placée sous un marbre tumulaire avec cette simple et touchante inscription :


Ici reposent les deux Victorin ! (D)


Le soir de ce jour, où les deux bohémiennes de Hongrie avaient disparu, Tétrik quitta Mayence après avoir échangé avec Victoria les plus touchants adieux. Le capitaine Marion, présenté aux troupes par la mère des camps, fut acclamé chef de la Gaule et général de l’armée. Ce choix n’avait rien de surprenant, et d’ailleurs, proposé par Victoria, dont l’influence avait pour ainsi dire encore augmenté depuis la mort de son fils et de son petit-fils, il devait être accepté. La bravoure, le bon sens, la sagesse de Marion, étaient d’ailleurs depuis longtemps connus et aimés des soldats. Le nouveau général, après son acclamation, prononça ces paroles que j’ai vues plus tard reproduites par un historien contemporain (E) :

« Camarades, je sais que l’on peut m’objecter le métier que j’ai fait dans ma jeunesse : me blâme qui voudra ; oui, qu’on me reproche tant qu’on voudra d’avoir été forgeron, pourvu que l’ennemi reconnaisse que j’ai forgé pour sa ruine ; mais, à votre tour, mes bons camarades, n’oubliez jamais que le chef que vous venez de choisir n’a su et ne saura jamais tenir que l’épée. »

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Marion, doué d’un rare bon sens, d’un esprit droit et ferme, recherchant sans cesse les conseils de Victoria, gouverna sagement, et s’attacha l’armée, jusqu’au jour où, deux mois après son acclamation, il fut victime d’un crime horrible. Les circonstances de ce crime, il me faut te les raconter, mon enfant, car elles se rattachent à la trame sanglante qui devait un jour envelopper presque tous ceux que j’aimais et que je vénérais.

Deux mois s’étaient donc écoulés depuis la funeste nuit où ma femme Ellèn, Victorin et son fils avaient perdu la vie. Le séjour de ma maison m’était devenu insupportable ; de trop cruels souvenirs s’y rattachaient. Victoria me demanda de venir demeurer chez elle avec Sampso, qui te servait de mère.

— Me voici maintenant seule au monde, et séparée de mon fils et de mon petit-fils jusqu’à la fin de mes jours… — me dit ma sœur de lait. — Tu le sais, Scanvoch, toutes les affections de ma vie se concentraient sur ces deux êtres si chers à mon cœur ; ne me laisse pas seule… Toi, ton fils et Sampso, venez habiter avec moi ; vous m’aiderez à porter le poids de mes chagrins…

J’hésitai d’abord à accepter l’offre de Victoria… Par une fatalité terrible, j’avais tué son fils ; elle savait, il est vrai, que malgré la grandeur de l’outrage de Victorin, j’aurais épargné sa vie, si je l’avais reconnu ; elle savait, elle voyait les regrets que me causait ce meurtre involontaire et cependant légitime… mais enfin, affreux souvenir pour elle ! j’avais tué son fils… et je craignais que, malgré son vœu de m’avoir près d’elle, que, malgré la force et l’équité de son âme, ma présence désirée dans le premier moment de sa douleur ne lui devînt bientôt cruelle et à charge ; mais je dus céder aux instances de Victoria ; et plus tard Sampso me disait souvent :

— Hélas ! Scanvoch, en vous entendant sans cesse parler si tendrement de Victorin avec sa mère, qui à son tour vous parle d’Ellèn, ma pauvre sœur, en termes si touchants, je comprends et j’admire, ainsi que tous ceux qui vous connaissent, ce qui d’abord m’avait semblé impossible, votre rapprochement à vous, les deux survivants de ces victimes de la fatalité…

Lorsque Victoria surmontait sa douleur pour s’entretenir avec moi des intérêts du pays, elle s’applaudissait d’avoir pu décider le capitaine Marion à accepter le poste éminent dont il se montrait de plus en plus digne ; elle écrivit plusieurs fois en ce sens à Tétrik. Il avait quitté le gouvernement de la province de Gascogne pour se retirer avec son fils, alors âgé de vingt ans environ, dans une maison qu’il possédait près de Bordeaux, cherchant, disait-il, dans la poésie une sorte de distraction aux chagrins que lui causait la mort de Victorin et de son fils. Il avait composé des vers sur ces cruels événements ; rien de plus touchant, en effet, qu’une ode écrite par Tétrik à ce sujet sous ce titre : les Deux Victorin, et envoyée par lui à Victoria. Les lettres qu’il lui adressa pendant les deux premiers mois du gouvernement de Marion furent aussi empreintes d’une profonde tristesse ; elles exprimaient d’une façon à la fois si simple, si délicate, si attendrissante, son affection et ses regrets, que l’attachement de ma sœur de lait pour son parent s’augmenta de jour en jour. Moi-même je partageai la confiance aveugle qu’elle ressentait pour lui, oubliant ainsi mes soupçons par deux fois éveillés contre Tétrik, et d’ailleurs ces soupçons avaient dû tomber devant la réponse d’Eustache, interrogé par moi sur ce soldat, mon mystérieux compagnon de voyage, et l’auteur du meurtre du petit-fils de Victoria.

— Chargé par le capitaine Marion de lui désigner, pour votre escorte, un homme sûr, — m’avait répondu Eustache, — je choisis un cavalier nommé Bertal ; il reçut l’ordre d’aller vous attendre à la porte de Mayence. La nuit venue, je quittai, malgré la consigne, l’avant-poste du camp pour me rendre secrètement à la ville. Je me dirigeais de ce côté, lorsque, sur les bords du fleuve, j’ai rencontré ce soldat à cheval ; il allait vous rejoindre ; je lui ai demandé de garder le silence sur notre rencontre, s’il trouvait en chemin quelque camarade ; il a promis de se taire ; je l’ai quitté. Le lendemain, longeant le fleuve, je revenais de Mayence, où j’avais passé une partie de la nuit, j’ai vu Bertal accourir à moi ; il était à pied, il fuyait éperdu la juste fureur de nos camarades. Apprenant par lui-même l’horrible crime dont il osait se glorifier, je l’ai tué… Voilà tout ce que je sais de ce misérable…

Loin de s’éclaircir, le mystère qui enveloppait cette nuit sinistre s’obscurcit encore. Les bohémiennes avaient disparu, et tous les renseignements pris sur Bertal, mon compagnon de route, et plus tard l’auteur d’un crime horrible, le meurtre d’un enfant, s’accordèrent cependant à représenter cet homme comme un brave et honnête soldat, incapable de l’acte affreux dont on l’accusait, et que l’on ne peut expliquer que par l’ivresse ou une folie furieuse.

Ainsi donc, mon enfant, je te l’ai dit, Marion gouvernait depuis deux mois la Gaule à la satisfaction de tous. Un soir, peu de temps avant le coucher du soleil, espérant trouver quelque distraction à mes chagrins, j’étais allé me promener dans un bois, à peu de distance de Mayence. Je marchais depuis longtemps machinalement devant moi, cherchant le silence et l’obscurité, m’enfonçant de plus en plus dans ce bois, lorsque mes pas heurtant un objet que je n’avais pas aperçu, je trébuchai, et fus ainsi tiré de ma triste rêverie… Je vis à mes pieds un casque dont la visière et le garde-cou étaient également relevés ; je reconnus aussitôt le casque de Marion, le sien seul ayant cette forme particulière. J’examinai plus attentivement le terrain à la clarté des derniers rayons du soleil qui traversaient difficilement la feuillée des arbres, je remarquai sur l’herbe des traces de sang, je les suivis ; elles me conduisirent à un épais fourré où j’entrai.

Là, étendu sur des branches d’arbre, pliées ou brisées par sa chute, je vis Marion, tête nue et baigné dans son sang. Je le croyais évanoui, inanimé, je me trompais… car en me baissant vers lui pour le relever et essayer de le secourir, je rencontrai son regard fixe, encore assez clair, quoique déjà un peu terni par les approches de la mort.

— Va-t’en ! – me dit Marion avec colère et d’une voix oppressée. – Je me traîne ici pour mourir tranquille… et je suis relancé jusque dans ce taillis… Va-t’en, Scanvoch, laisse-moi…

— Te laisser ! — m’écriai-je en le regardant avec stupeur et voyant sa saie rougie de sang, sur laquelle il tenait ses deux mains croisées et appuyées un peu au-dessous du cœur ; — te laisser… lorsque ton sang inonde tes habits, et que ta blessure est mortelle peut-être…

— Oh ! peut-être… — reprit Marion avec un sourire sardonique ; — elle est bel et bien mortelle, grâce aux dieux !

— Je cours à la ville ! — m’écriai-je sans me rendre compte de la distance que je venais de parcourir, absorbé dans mon chagrin. — Je retourne chercher du secours…

— Ah ! ah ! ah ! courir à la ville, et nous en sommes à deux lieues, — reprit Marion avec un nouvel éclat de rire douloureux. — Je ne crains pas tes secours, Scanvoch… je serai mort avant un quart d’heure… Mais, au nom du ciel ! qui t’a amené ? va-t’en !

— Tu veux mourir… tu t’es donc frappé toi-même de ton épée ?

— Tu l’as dit.

— Non, tu me trompes… ton épée est à ton côté… dans son fourreau…

— Que t’importe ? va-t’en !…

— Tu as été frappé par un meurtrier, — ai-je repris en courant ramasser une épée sanglante encore, que je venais d’apercevoir à peu de distance. — voici l’arme dont on s’est servi contre toi.

— Je me suis battu en loyal combat… laisse-moi !…

— Tu ne t’es pas battu, tu ne t’es pas frappé toi-même. Ton épée, je le répète, est à ton côté, dans son fourreau… Non, non, tu es tombé sous les coups d’un lâche meurtrier… Marion, laisse-moi visiter ta plaie ; tout soldat est un peu médecin… il suffirait peut-être d’arrêter le sang…

— Arrêter le sang ! — cria Marion en me jetant un regard furieux. — Viens un peu essayer d’arrêter mon sang, et tu verras comme je te recevrai…

— Je tenterai de te sauver, — lui dis-je, — et malgré toi, s’il le faut…

En parlant ainsi, je m’étais approché de Marion, toujours étendu sur le dos ; mais au moment où je me baissais vers lui, il replia ses deux genoux sur son ventre, puis il me lança si violemment ses deux pieds dans la poitrine, que je fus renversé sur l’herbe, tant était grande encore la force de cet Hercule expirant.

— Voudras-tu encore me secourir malgré moi ? — me dit Marion pendant que je me relevais, non pas irrité, mais désolé de sa brutalité ; car, aurais-je eu le dessus dans cette triste lutte, il me fallait renoncer à venir en aide à Marion.

— Meurs donc, — lui ai-je dit, — puisque tu le veux… meurs donc, puisque tu oublies que la Gaule a besoin de tes services ; mais ta mort sera vengée… on découvrira le nom de ton meurtrier…

— Il n’y a pas eu de meurtrier… je me suis frappé moi-même…

— Cette épée appartient à quelqu’un, — ai-je dit en ramassant l’arme et en l’examinant plus attentivement ; je crus voir à travers le sang dont elle était couverte quelques caractères gravés sur la lame ; pour m’en assurer, je l’essuyai avec des feuilles d’arbre pendant que Marion s’écriait :

— Laisseras-tu cette épée ?… Ne frotte pas ainsi la lame de cette épée !… Oh ! les forces me manquent pour me lever et aller t’arracher cette arme des mains… Malédiction sur toi, qui viens ainsi troubler mes derniers moments !… Ah ! c’est le diable qui t’envoie !

— Ce sont les dieux qui m’envoient ! — me suis-je écrié frappé d’horreur. — C’est Hésus qui m’envoie pour la punition du plus affreux des crimes… Un ami… tuer son ami !…

— Tu mens… tu mens…

— C’est Eustache qui t’a frappé !

— Tu mens !… Oh ! pourquoi faut-il que je sois si défaillant ?… J’étoufferais ces paroles dans ta gorge maudite !…

— Tu as été frappé par cette épée, don de ton amitié à cet infâme meurtrier…

— C’est faux !…

Marion a forgé cette épée pour son cher ami Eustache… tels sont les mots gravés sur la lame de cette arme, — lui ai-je dit en lui montrant du doigt cette inscription creusée dans l’acier.

— Cette inscription ne prouve rien… — reprit Marion avec angoisse. — Celui qui m’a frappé avait dérobé l’épée de mon ami Eustache, voilà tout…

— Tu excuses encore cet homme… Oh ! il n’y aura pas de supplice assez cruel pour ce meurtrier !…

— Écoute, Scanvoch, — reprit Marion d’une voix affaiblie et suppliante, — je vais mourir… on ne refuse rien à la prière d’un mourant…

— Oh ! parle, parle, bon et brave soldat… Puisque, pour le malheur de la Gaule, la fatalité m’empêche de te secourir, parle, j’exécuterai tes dernières volontés…

— Scanvoch, le serment que l’on se fait entre soldats, au moment de la mort… est sacré, n’est-ce pas ?…

— Oui…

— Jure-moi… de ne dire à personne que tu as trouvé ici l’épée de mon ami Eustache…

— Toi, sa victime… tu veux le sauver ?…

— Promets-moi ce que je te demande…

— Arracher ce monstre à un supplice mérité… Jamais !…

— Scanvoch… je t’en supplie…

— Jamais !…

— Sois donc maudit ! toi, qui dis : Non, à la prière d’un mourant, à la prière d’un soldat, qui pleure… car, tu le vois… est-ce agonie, faiblesse ? je ne sais ; mais je pleure…

Et de grosses larmes coulaient sur son visage déjà livide.

— Bon Marion ! ta mansuétude me navre… toi, implorer la grâce de ton meurtrier !…

— Qui s’intéresserait maintenant… à ce malheureux… si ce n’est moi, — me répondit-il avec une expression d’ineffable miséricorde.

— Oh ! Marion, ces paroles sont dignes du jeune maître de Nazareth que mon aïeule Geneviève a vu mourir à Jérusalem !

— Ami Scanvoch… merci … tu ne diras rien… je compte sur ta promesse…

— Non ! non ! ta céleste commisération rend le crime plus horrible encore… Pas de pitié pour le monstre qui a tué son ami… un ami tel que toi !

— Va-t’en ! — murmura Marion en sanglotant ; — c’est toi qui rends mes derniers moments affreux ! Eustache n’a tué que mon corps… toi, sans pitié pour mon agonie, tu tortures mon âme. Va-t’en !…

— Ton désespoir me navre… et pourtant, écoute-moi… Tout me dit que ce n’est pas seulement l’ami, le vieil ami que ce meurtrier a frappé en toi…

— Depuis vingt-trois ans… nous ne nous étions pas quittés, Eustache et moi… — reprit le bon Marion en gémissant. — Amis depuis vingt-trois ans !…

— Non, ce n’est pas seulement l’ami que ce monstre a frappé en toi, c’est aussi, c’est surtout peut-être le chef de la Gaule, le général de l’armée… La cause mystérieuse de ce crime intéresse peut-être l’avenir du pays… Il faut qu’elle soit recherchée, découverte…

— Scanvoch, tu ne connais pas Eustache… Il se souciait bien, ma foi ! que je sois ou non chef de la Gaule et général… Et puis, qu’est-ce que cela me fait… à cette heure où je vais aller vivre ailleurs ?… Seulement, accorde-moi cette dernière demande… ne dénonce pas mon ami Eustache…

— Soit, je te garderai le secret, mais à une condition…

— Dis-la vite…

— Tu m’apprendras comment ce crime s’est commis…

— As-tu bien le cœur de marchander ainsi… le repos à… un mourant…

— Il y va peut-être du salut de la Gaule, te dis-je ! Tout me donne à penser que ta mort se rattache à une trame infernale, dont les premières victimes ont été Victorin et son fils. Voilà pourquoi les détails que je te demande sont si importants.

— Scanvoch… tout à l’heure je distinguais ta figure… la couleur de tes vêtements… maintenant, je ne vois plus devant moi qu’une forme… vague… Hâte-toi… hâte-toi…

— Réponds… Comment le crime s’est-il commis ? et par Hésus, je te jure de garder le secret… sinon… non…

— Scanvoch…

— Un mot encore. Eustache connaissait-il Tétrik ?

— Jamais Eustache ne lui a seulement adressé… la parole…

— En es-tu certain ?

— Eustache me l’a dit… il éprouvait même… sans savoir pourquoi, de l’éloignement pour le gouverneur… Cela ne m’a pas surpris… Eustache… n’aimait que moi…

— Lui… et il t’a tué !… Parle, et je te le jure par Hésus ! je te garde le secret… sinon… non…

— Je parlerai… mais ton silence sur cette chose ne me suffit pas. Vingt fois j’ai proposé à mon ami Eustache de partager ma bourse avec lui… il a répondu à mes offres par des injures… Ah ! ce n’est pas une âme vénale… que la sienne… il n’a pas d’argent… comment pourra-t-il fuir ?…

— Je favoriserai sa fuite… j’aurai hâte de délivrer le camp et la ville de la présence d’un pareil monstre !

— Un monstre ! — murmura Marion d’un ton de douloureux reproche. — Tu n’as que ce mot-là à la bouche… un monstre !…

— Comment et à propos de quoi t’a-t-il frappé ?

— Depuis mon acclamation comme chef… nous…

Mais, s’interrompant, Marion ajouta :

— Tu me jures de favoriser la fuite d’Eustache ?

— Par Hésus, je te le jure ! Mais achève…

— Depuis mon acclamation comme chef de la Gaule… et général (ah ! combien j’avais donc raison… de refuser cette peste d’élévation… c’était sûrement un pressentiment…) mon ami Eustache était devenu encore plus hargneux, plus bourru… que d’habitude… il craignait, la pauvre âme… que mon élévation ne me rendît fier… Moi, fier…

Puis, s’interrompant encore, Marion ajouta en agitant çà et là ses mains autour de lui…

— Scanvoch, où es-tu ?

— Là, — lui ai-je dit en pressant entre les miennes sa main déjà froide. — Je suis là, près de toi…

— Je ne te vois plus… — Et sa voix s’affaiblissait de moment en moment. – Soulève-moi… appuie-moi le dos contre un arbre… le cœur me tourne… j’étouffe…

J’ai fait, non sans peine, ce que me demandait Marion, tant son corps d’Hercule était pesant ; je suis parvenu à l’adosser à un arbre. Il a ainsi continué d’une voix de plus en plus défaillante :

— À mesure que la chagrine humeur de mon ami Eustache augmentait… je tâchais de lui être encore plus amical qu’autrefois… Je comprenais sa défiance… déjà, lorsque j’étais capitaine, il ne pouvait s’accoutumer à me traiter en ancien camarade d’enclume… Général et chef de la Gaule, il me crut un potentat… Il se montrait donc de plus en plus hargneux et sombre… Moi, toujours certain de ne pas le désaimer, au contraire… je riais à cœur joie de ces hargneries… je riais… c’était à tort, il souffrait… Enfin, aujourd’hui, il m’a dit : « Marion, il y a longtemps que nous ne nous sommes promenés ensemble… Viens-tu dans le bois hors de la ville ? » J’avais à conférer avec Victoria ; mais, dans la crainte de fâcher mon ami Eustache, j’écris à la mère des camps… afin de m’excuser… puis lui et moi nous partons bras dessus bras dessous pour la promenade… Cela me rappelait nos courses d’apprentis forgerons dans la forêt de Chartres… où nous allions dénicher des pies-grièches… J’étais tout content, et malgré ma barbe grise, et comme personne ne nous voyait, je m’évertuais à des singeries pour dérider Eustache : j’imitais, comme dans notre jeune temps, le cri des pies-grièches en soufflant dans une feuille d’arbre placée entre mes lèvres, et d’autres singeries encore… car… voilà qui est singulier, jamais je n’avais été plus gai qu’aujourd’hui… Eustache, au contraire, ne se déridait point… Nous étions à quelques pas d’ici, lui derrière moi… il m’appelle… je me retourne… et tu vas voir, Scanvoch, qu’il n’y a pas eu de sa part méchanceté, mais folie… pure folie… Au moment où je me retourne, il se jette sur moi l’épée à la main, me la plonge dans le côté en me disant : « La reconnais-tu cette épée ? toi qui l’as forgée ? (F) » Très-surpris, je l’avoue, je tombe sur le coup… en disant à mon ami Eustache : « À qui en as-tu ?… Au moins on s’explique… T’ai-je chagriné sans le vouloir ? » Mais je parlais aux arbres… le pauvre fou avait disparu… laissant son épée près de moi, autre signe de folie… puisque cette arme, remarque ceci… Scanvoch, puisque… cette arme portait sur la lame : Cette épée a été forgée par Marion… pour… son cher ami… Eustache…

Telles ont été les dernières paroles intelligibles de ce bon et brave soldat. Quelques instants après, il expirait en prononçant des mots incohérents, parmi lesquels revenaient souvent ceux-ci :

Eustache… fuite… sauve-le…

Lorsque Marion eut rendu le dernier soupir, j’ai, en hâte, regagné Mayence pour tout raconter à Victoria, sans lui cacher que je soupçonnais de nouveau Tétrik de n’être pas étranger à cette trame, qui, ayant déjà enveloppé Victorin, son fils et Marion, laissait vacant le gouvernement de la Gaule. Ma sœur de lait, quoique désolée de la mort de Marion, combattit mes défiances au sujet de Tétrik ; elle me rappela que moi-même, plus de trois mois avant ce meurtre, frappé de l’expression de haine et d’envie qui se trahissait sur la physionomie et dans les paroles de l’ancien compagnon de forge du capitaine, je lui avais dit à elle, Victoria, devant Tétrik, — « que Marion devait être bien aveuglé par l’affection pour ne pas reconnaître que son ami était dévoré d’une implacable jalousie. » En un mot, Victoria partageait cette croyance du bon Marion : que le crime dont il venait d’être victime n’avait d’autre cause que la haineuse envie d’Eustache, poussée jusqu’au délire par la récente élévation de son ami ; puis enfin, singulier hasard, ma sœur de lait recevait ce jour-là même de Tétrik, alors en route pour l’Italie, une lettre dans laquelle il lui apprenait que, sa santé dépérissant de plus en plus, les médecins n’avaient vu pour lui qu’une chance de salut : un voyage dans un pays méridional ; il se rendait donc à Rome avec son fils.

Ces faits, la conduite de Tétrik depuis la mort de Victorin, ses lettres touchantes et les raisons irréfutables, je l’avoue, que me donnait Victoria, détruisirent encore une fois ma défiance à l’égard de l’ancien gouverneur de Gascogne ; je me persuadai aussi, chose d’ailleurs rigoureusement croyable d’après les antécédents d’Eustache, que l’horrible meurtre dont il s’était rendu coupable n’avait eu d’autre motif qu’une jalousie féroce, exaltée jusqu’à la folie furieuse par la récente et haute fortune de son ami.

J’ai tenu la promesse faite au bon et brave Marion à sa dernière heure. Sa mort a été attribuée à un meurtrier inconnu, mais non pas à Eustache. J’avais rapporté son épée à Victoria, aucun soupçon ne plana donc sur ce scélérat, qui ne reparut jamais ni à Mayence ni au camp. Les restes de Marion, pleuré par l’armée entière, reçurent les pompeux honneurs militaires dus au général et au chef de la Gaule.