Les Mystères du peuple/IV/5

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Les Mystères du peuple — Tome IV
LA GARDE DU POIGNARD — Chapitre III.


CHAPITRE III.


Le burg du comte Neroweg. — L’Ergastule, où sont retenus prisonniers Ronan le Vagre, Loysik, l’ermite laboureur, l’évêchesse et Odille. — Vie d’un seigneur frank et de ses leudes dans son château, vers le milieu du sixième siècle (558). — Le festin. — Le mâhl. — L’épreuve des fers brûlants et de l’eau froide. — L’appartement des femmes. — Godégisèle, cinquième épouse du comte Neroweg. — Ce qu’elle apprend du meurtre (de) Wisigarde, quatrième femme du comte. — L’enfer et le clerc. — Chram, fils de Clotaire, roi de France, arrive au burg du comte. — Suite de Chram ou truste royale. — Leudes campagnards et antrustions de cour. — Le lion de Poitiers. — Imnachair et Spactachair. — Irrévérence de ces jeunes seigneurs à l’endroit du bienheureux évêque Caulin, qui confond ces incrédules par un nouveau miracle. — But de la visite de Chram au comte Neroweg. — Torture de Ronan et de Loysik destinés à périr le lendemain avec la belle évêchesse et la petite Odille. — Le bateleur et son ours. — Ce qu’il advient de la présence de cet homme et de cet ours dans le burg du comte.




Le burg du comte Neroweg, situé au milieu de l’emplacement d’un ancien camp romain fortifié, est bâti sur le plateau d’une colline qui domine une immense forêt ; entre cette forêt et le burg s’étendent de vastes prairies, arrosées par une large rivière ; au delà de la forêt, les hautes montagnes volcaniques de l’Auvergne s’étagent à l’horizon. L’habitation seigneuriale, destinée au comte et à ses leudes, est construite à la mode germanique:au lieu de murailles, des poutres, soigneusement équarries et reliées entre elles, reposent sur de larges assises de pierre; de loin en loin, pour consolider ces boiseries épaisses d’un pied, des pilastres maçonnés, appuyés sur le soubassement, montent jusqu’au toit, construit de bardeaux de chêne et de planchettes d’un pied carré superposées les unes aux autres ; toiture aussi légère qu’impénétrable à la pluie. Ce bâtiment, formant un carré long orné d’un large portique de bois, s’appuie, de chaque côté, sur d’autres constructions également en charpente, recouvertes de chaume et destinées aux cuisines, aux celliers, à la buanderie, à la filanderie, aux ateliers des esclaves tisseurs de laine, tailleurs, cordonniers ou corroyeurs ; là sont aussi les chenils, les écuries, les perchoirs pour les faucons, la porcherie, les étables, le pressoir, la brasserie et d’immenses granges remplies de fourrage pour les chevaux et les bestiaux. Dans le bâtiment seigneurial se trouvait le gynécée (appartement des femmes), réservé à Godégisèle, cinquième épouse du comte (la seconde et la troisième vivaient encore). Elle passait là tristement ses jours, sortant rarement et filant sa quenouille au milieu des esclaves femelles de la maison, occupées à divers travaux d’aiguille et de tissage ; une chapelle en bois, desservie par un clerc, commensal du burg, attenait à ce gynécée, sorte de lupanar dont le comte se réservait seul l’entrée. Là, sous les yeux de sa femme, il choisissait, après boire, ses nombreuses concubines ; ses leudes, selon leurs caprices, toujours obéis, sous peine de coups de bâton, s’accouplaient avec les femmes esclaves du dehors.

La totalité de ces bâtiments, ainsi qu’un jardin et un vaste hippodrome, entouré d’arbres, destiné aux exercices militaires des leudes et des gens de guerre à pied, aussi libres et de race franque, est entourée d’un fossé de circonvallation, antique vestige de ce camp romain qui date de la conquête de César. Les parapets ont été dégradés par les siècles, mais ils offrent encore une bonne ligne de défense ; une seule des quatre entrées de cette enceinte fortifiée, ouvertes, selon l’usage, au nord, au midi, à l’est et à l’ouest, a été conservée : c’est celle du midi ; de ce côté, un pont volant, construit de madriers, est jeté, durant le jour, sur ce fossé, pour le passage des piétons, des chariots et des chevaux ; mais chaque soir, pour plus de sûreté, car le comte est ombrageux et défiant, le pont est retiré par le gardien. Ce fossé profond, rendu marécageux par les suintements et par la permanence des eaux, est rempli d’un tel amoncellement de vase, que l’on s’y engloutirait si l’on tentait de traverser ce bourbier. Non loin de l’hippodrome et à une assez grande distance des bâtiments, mais en dedans de l’enceinte fortifiée, est bâti en briques impérissables, comme toutes les constructions romaines, un ergastule, sorte de cave profonde destinée, lors de la conquête romaine, à enfermer les esclaves destinés aux travaux du camp et des routes voisines ; Ronan, Loysik, l’ermite laboureur, la belle évêchesse, la petite Odille et plusieurs Vagres (morts, depuis leur captivité, des suites de leurs blessures), ont été renfermés, il y a un mois, dans cet ergastule, prison du burg, ensuite du combat des gorges d’Allange, où la plupart des Vagres ont péri, les autres ont fui dans la montagne.

La position de ce burg, le repaire du noble frank, n’est-elle pas bien choisie ?… Les antiques fortifications romaines mettent cette demeure à l’abri d’un coup de main. Le seigneur comte veut-il chasser la bête fauve ? la forêt est si voisine du burg, qu’aux premières nuits de l’automne l’on entend au loin bramer les cerfs et les daims en rut ; veut-il chasser au vol ? les plaines dont sa demeure est entourée offrent aux faucons des nichées de perdrix, et non loin de là, d’immenses étangs servent de retraite aux hérons qui souvent, dans leur lutte aérienne avec le faucon, transpercent de leur bec effilé l’oiseau chasseur ; le seigneur comte veut-il enfin pêcher ? ses nombreux étangs regorgent de brochets, de carpes, de lamproies, et la truite au dos d’azur, la perche aux nageoires de pourpre, sillonnent les ruisseaux d’eau vive.

Oh ! seigneur comte Neroweg ! qu’il est doux pour toi de jouir ainsi des biens de cette terre conquise par tes rois, avec l’aide de l’épée de ton père et de ses leudes… Toi, comme tes pareils, les nouveaux maîtres de ce sol fécondé par les labeurs de notre race, vous vivez dans la paresse et l’oisiveté… Boire, manger, chasser, jouer aux dés avec tes leudes, violenter nos femmes, nos sœurs, nos filles, et communier chaque semaine en fin catholique, voilà ta vie… voilà la vie des Franks (A), possesseurs de ces immenses domaines dont ils nous ont dépouillés !… Oh ! comte Neroweg, qu’il fait bon d’habiter ce burg, bâti par des esclaves gaulois enlevés à leurs champs, à leur maison, à leur famille, apportant à dos d’homme, sous le bâton de tes gens de guerre, le bois des forêts, les roches de la montagne, le sable des rivières, la pierre de chaux tirée des entrailles de la terre ; après quoi, ruisselants de sueur, brisés de fatigue, mourant de faim, recevant pour pitance quelques poignées de fèves, ils se couchaient sur la terre humide, à peine abrités par un toit de branchages ; dès l’aube, les morsures des chiens réveillaient les paresseux… Oui, ces gardiens aux crocs aigus, dressés par les Franks, accompagnaient les esclaves au travail, hâtaient leur marche appesantie lorsqu’ils revenaient, courbés sous de lourds fardeaux, et si, dans son désespoir, le Gaulois tentait de fuir, aussitôt ces dogues intelligents les ramenaient au troupeau humain à grands coups de dents, de même que le chien du boucher ramène au bercail un bœuf ou un bélier récalcitrant.

Et ces esclaves ? appartenaient-ils tous à la classe des laboureurs et des artisans, rudes hommes, rompus dès l’enfance aux durs labeurs ? Non, non… parmi ces captifs, les uns, habitués à l’aisance, souvent à la richesse, avaient été, lors de la conquête franque ou des guerres civiles des fils de Clovis entre eux, enlevés de leurs maisons de ville ou des champs, eux, leurs femmes et leurs filles ; celles-ci, envoyées au logis des esclaves femelles pour les travaux féminins et les débauches du Frank ; les hommes, à la bâtisse, au labour, à la porcherie, aux ateliers ; d’autres esclaves, jadis rhéteurs, commerçants, poëtes ou trafiquants, avaient été pris sur les routes, lorsque réunis en troupe et croyant ainsi voyager plus sûrement, en ces temps de guerre, de ravage et de pillage, ils allaient d’une ville à l’autre.

Oui, l’esclavage rendait ainsi frères en misère, en douleur, en désespérance le Gaulois riche, habitué aux loisirs, et le Gaulois pauvre, rompu aux pénibles labeurs ; oui, la femme aux mains blanches, au teint délicat, et la femme aux mains gercées par le travail, au teint brûlé par le soleil, devenaient ainsi, par l’esclavage, sœurs de honte et de déshonneur, jetées pleurantes, et, si elles résistaient, saignantes, dans la couche du seigneur frank.

Oh ! nos pères !… oh ! nos mères !… par tout ce que vous avez souffert !… oh ! nos frères et nos sœurs !… par tout ce que vous souffrez !… oh ! nos fils !… oh ! nos filles !… par tout ce que vous souffrirez encore !… oh ! vous tous, par les larmes de vos yeux, par le sang de votre corps, par le viol de votre chair, vous serez vengés !… Vous serez vengés de ces Franks abhorrés !… dût cette vengeance terrible, aussi implacable qu’elle est juste, frapper dans des siècles la race de nos conquérants !…

Bien dit, mon Vagre !… Mais, fou révolté, tu comptes sans les évêques !… Les entends-tu ? les entends-tu ?…

« — Ô pieux évêques, ma maison est pillée, mon père égorgé, nous voici, moi et les miens, réduits à l’esclavage !… »

« — Bénissez Dieu, mon fils, de vous envoyer de pareilles épreuves ! bénissez Dieu !… »

« — Les Franks ont violé ma fille sur le corps de sa mère éventrée ! »

« — Épreuve ! épreuve !… bénissez Dieu !… »

« — Quoi ! pas de vengeance contre ces Franks ?… quoi ! ne pas leur demander œil pour œil, dent pour dent ?… »

« — Non, mon fils ; les Franks sont orthodoxes et confessent la sainte Trinité, ils expient leurs crimes en enrichissant les églises et les prêtres du Seigneur, moyennant quoi nous remettons à ces fidèles leurs gros péchés… Bénissez donc les maux qu’ils vous font, mon fils ; c’est votre salut qu’ils font. »

« — J’écouterai ta voix, saint évêque, je bénirai les Franks, divins instruments de mon salut, je chérirai les épreuves qu’ils me font subir par votre volonté, ô mon doux Seigneur ! merci donc, Dieu souverainement juste et bon ! merci ! faites, s’il vous plaît, qu’il en soit ainsi de ma descendance à travers les siècles ! oui, faites, s’il vous plaît, que ma race, écrasée sous le joug des Franks, pleure, gémisse et saigne toujours ainsi, d’âge en âge, à cette fin qu’à force de maux, de misères, de désastres, elle gagne comme moi son paradis, selon que nous le promettent vos prêtres, ô Dieu tout-puissant qui souriez d’un air si paterne à mes tortures ! grâces vous soient à jamais rendues ! Amen. »

À la bonne heure, mon orthodoxe, voilà parler ! Patrie, liberté, honneur, famille, race, vaillance, fierté, gloire d’autrefois, oublie tout, oublie tout ; fais mieux, crois-moi, arrache de ta poitrine ton cœur gaulois ; il pourrait, malgré toi, tressaillir encore à notre opprobre ; ouvre aussi tes quatre veines, quelques gouttes du valeureux sang de nos pères pourraient y couler encore. Remplace ce sang vermeil et chaud par l’eau glaciale du baptistère de tes évêques, après quoi courbe le front, tends le dos et marche sans broncher au paradis.

En attendant que tu y arrives au paradis, mon catholique, entrons dans le burg de ton seigneur… Foi de Vagre ! par la sueur et par le sang de tes pères qui ont suinté sur chaque poutre, sur chaque pierre de cette bâtisse, c’est un commode, vaste et beau bâtiment que ce burg du seigneur comte ! douze poutres de chêne, bien arrondies, supportent le portique ; il conduit à la salle du Mâhl, ainsi que ces chefs barbares appellent le tribunal où ils rendent leur justice seigneuriale (B), salle immense, au fond de laquelle, sur une estrade, est élevé le siège du comte et le banc de ses leudes qui l’assistent. Là, il tient son mâhl, où se jugent les délits commis dans son domaine ; dans un coin on voit un réchaud, un chevalet et quelques tenailles ; pas de bonne justice sans torture et sans bourreau. Puis, là bas, vois, dans ce coin à fleur de terre, une grande cuve remplie d’eau, et si profonde, qu’un homme s’y pourrait noyer ; non loin de la cuve sont neuf socs de charrue, posés sur le sol. Qu’est-ce que cela, le sais-tu ? mon saint homme en résignation, en soumission et en contrition ? Cette cuve, ces socs de charrue, ce sont les instruments de l’épreuve judiciaire, ordonnée par la loi salique, loi des Franks, puisque la Gaule subit aujourd’hui la loi des Franks.

Et cette porte de cœur de chêne, épaisse comme la paume de la main et garnie de lames de fer, de clous énormes ? cette porte est celle du trésor de ce noble seigneur ; lui seul en a la clef. Là, sont les grands coffres, aussi bardés de fer, où il renferme ses sous d’or et d’argent, ses pierreries, ses vases précieux, sacrés ou profanes, ses colliers, ses bracelets, son épée de parade à poignée d’or, sa belle bride à frein d’argent, et sa selle ornée de plaques et d’étriers de même métal, en un mot, mon saint homme, tout ce qu’il a rançonné, larronné, chez ceux de ta race, est rassemblé dans le trésor du comte.

Écoute donc ! entends-tu ces rires bruyants ? ces cris avinés dans la pièce voisine, séparée de la salle du tribunal par de grands rideaux de cuir tanné et corroyé dans le burg ? On est fort gai là-dedans : dis un Oremus, demande au ciel de longs et gracieux jours pour ton noble seigneur Neroweg, sans oublier son patron le bienheureux évêque Cautin, le faiseur de miracles, et entrons dans la salle du festin.

La nuit est venue ; voilà, sur ma foi, de curieux candélabres de chair et d’os ; dix esclaves tannés, décharnés, à peine couverts de haillons, sont rangés, cinq d’un côté de la table, cinq de l’autre, et immobiles comme des statues, tiennent de gros flambeaux de cire allumés (C), suffisant à peine à éclairer ces lieux ; deux rangées de piliers de chêne arrondis, sorte de colonnade rustique, partagent cette salle en trois parties, la coupant dans sa longueur et aboutissant d’un côté à la porte du mâhl ; et de l’autre à la chambre à coucher du comte, laquelle communique au logis de Godegisèle et de ses femmes, de sorte qu’après boire le noble représentant du bon roi Clotaire, en Auvergne, peut rendre la justice ou jeter ses concubines sur sa couche.

Entre les deux rangées de piliers se trouve la table du comte et des leudes ses pairs ; à droite et à gauche en dehors des piliers, sont deux autres tables, l’une réservée aux guerriers d’un rang inférieur, l’autre aux principaux serviteurs du comte, son sénéchal, son maréchal, son échanson, son écuyer, ses chambellans et autres, car les seigneurs singent de leur mieux la cour de leurs rois (D). Dans les quatre coins de la salle, jonchée, selon la coutume, de feuilles vertes en été, de paille en hiver, sont quatre grosses tonnes, deux d’hydromel, une de cervoise et une de vin herbé (E), vin d’Auvergne mêlé d’épices et d’absinthe, boissons brassées ou foulées par les esclaves du burg ; le long des boiseries sont suspendus les trophées de la vénerie du comte et des armes de chasse ou de guerre ; têtes de cerfs, de chevreuils et de daims, garnies de leur ramure ; têtes de buffles, d’ours et de sangliers, munies de leurs défenses ou de leurs crocs. Les chairs et les cuirs ont été enlevés, il ne reste de ces têtes que leurs ossements blanchis ; épieux, piques, couteaux, trompes de chasse, filets de pêche, chaperons de fauconnerie, armes de guerre, lances, francisques, épées, hangons et boucliers peints de couleurs tranchantes, sont aussi appendus aux boiseries. Sur la table, vrai festin de Vagrerie, ce ne sont que chevreuils et sangliers rôtis tout entiers, montagnes de jambons de porcs ou de venaison fumée, avalanches de choux au vinaigre, mets favoris des Franks, pièces de bœuf, de mouton et de veau, engraissés dans les étables du comte, menu gibier, volailles, carpes et brochets, ceux-ci grands comme Léviathan, légumes, fruits et fromages de la fertile Auvergne ; les cruches et les amphores, sans cesse remplies par les sommeliers qui courent aux tonneaux défoncés, sont sans cesse vidées par les Franks, dans des cornes de taureau sauvage, leur coupe habituelle. La corne dont se sert Neroweg a dû appartenir à un buffle monstrueux, elle est noire et ornée du haut en bas de cercles d’or et d’argent. De temps à autre le seigneur comte fait un signe, et plusieurs esclaves, placés à l’un des bouts de la salle, et portant les uns des tambours, les autres des trompes de chasse, font une musique endiablée, peut-être moins assourdissante et discordante que les cris et les rires de ces épais Teutons, gloutons repus, et déjà pour la plupart ivres à demi.

De ce festin que dis-tu, mon orthodoxe ? ces vins, ces venaisons, ces poissons, ces bœufs, ces porcs, ces moutons, ce gibier, ces volailles, ces légumes, ces fruits, qui les a produits ? La Gaule ! le pays cultivé, fécondé, par ceux-là qui, affamés au milieu de ces monceaux de victuailles, servent de flambeaux vivants pour éclairer le festin ; par ceux-là qui, à cette heure, au fond de masures de boue et de roseaux, partagent, épuisés de fatigue, leur maigre pitance avec leur famille, non moins affamée… Allons, mon saint homme, continue ton antienne !

« Ô Dieu miséricordieux ! béni sois-tu de nous envoyer la disette, à nous qui produisons l’abondance ! béni sois-tu de faire ainsi dévorer à nos yeux les produits de cette terre fertilisée par le travail de nos pères ! béni sois-tu, équitable seigneur, voici que notre maître le conquérant est repu, ses compagnons aussi, ses serviteurs aussi, ses chiens aussi, tandis que nous, esclaves, la faim nous dévore ! grâces te soient donc rendues, ô Dieu rempli de justice et de bonté ! car notre faim est atroce et nous mord les entrailles… Fais, ô Seigneur ! qu’il en soit ainsi chaque jour, et plus vite et plus tôt nous irons en paradis. »

Voici donc les Franks repus, avinés ; rires, hoquets et défis de boire, de boire encore, de boire toujours, se croisent en tous sens ; ils sont très-gais ces conquérants de la vieille Gaule ; le seigneur comte est surtout en belle humeur ; à côté de lui siège son clerc, qui lui sert de secrétaire, et dessert l’oratoire du burg ; car, selon la nouvelle coutume autorisée par l’Église, les seigneurs franks peuvent avoir un prêtre et une chapelle dans leur maison (F). Ce clerc a été placé près de Neroweg, par Cautin. Le prélat rusé a dit au barbare stupide : « Ce clerc ne t’accordera pas la rémission des crimes que tu pourrais commettre et ne te sauvera pas des griffes de Satan ; moi seul, j’ai ce pouvoir ; mais la présence continuelle d’un prêtre, auprès de toi, rendra plus difficiles les entreprises du démon ; cela te donnera le loisir, en cas d’urgence diabolique, d’attendre ma venue sans risquer d’être emporté en enfer. »

La bruyante gaieté des leudes est à son comble ; Neroweg veut parler, par trois fois il frappe sur la table avec le manche de son long couteau nommé Scramasax par ces barbares ; il s’en sert pour dépecer la viande et le porte habituellement à sa ceinture : on fait silence, ou à peu près, le comte va parler ; les coudes sur la table, il passe et repasse entre le pouce et le premier doigt de sa main droite, sa longue moustache rousse graisseuse et vineuse. Ce mouvement annonce toujours chez lui quelque acte de cruauté sournoise ; aussi les leudes, connaissant leur comte, font d’avance et de confiance, ces épais Teutons, entendre leur gros rire ; Neroweg, sans mot dire, montre du geste à ses convives l’un des esclaves qui tenaient immobiles les luminaires du festin ; ce pauvre vieux homme, ridé, décharné, à longue barbe blanche comme ses cheveux, était vêtu d’une souquenille en lambeaux qui laissait voir sa chair jaune et tannée comme du parchemin ; les quelques haillons qui lui servaient de caleçon descendaient à peine au-dessus de ses genoux osseux ; ses jambes nues, grêles, sillonnées de cicatrices faites par les ronces, semblaient pouvoir à peine le supporter ; obligé de tenir, ainsi que ses compagnons, la torche de cire à bras tendu, sous la menace d’être martyrisé à coups de fouet, il sentait son maigre bras s’engourdir, faillir et vaciller malgré lui.

S’adressant alors à ses leudes avec une hilarité cruelle, le comte, désignant du geste le vieil esclave, leur dit :

— Hi… hi… hi… nous allons rire. Vieux chien édenté, pourquoi tiens-tu si mal ton flambeau ?

— Seigneur… je suis très-âgé… mon bras se lasse malgré moi…

— Ainsi tu es fatigué ?

— Hélas ! oui, seigneur…

— Tu sais cependant que celui qui ne tient pas droit son flambeau est régalé, hi… hi… de cinquante coups de fouet ?

— Seigneur… la force me manque…

— Tu me l’assures ?

— Oh ! oui, seigneur… quelques moments de plus et le flambeau s’échappait de mes doigts engourdis.

— Pauvre vieux… allons, éteins ton flambeau…

— Grâces vous soient rendues, seigneur.

— Un moment… que vas-tu faire ?

— Souffler sur la mèche du flambeau pour l’éteindre…

— Oh ! mais ce n’est point ainsi que je l’entends, moi… hi… hi… hi…

Et Neroweg, caressant toujours sa moustache, jeta de nouveau sur ses leudes un regard ironique et sournois.

— Seigneur, comment voulez-vous que j’éteigne mon flambeau ?

— Je veux que tu l’éteignes entre tes genoux (G).

À cette plaisante idée du comte, les Franks applaudirent par des cris et des rires sauvages ; le vieux Gaulois trembla de tous ses membres, regarda Neroweg d’un air suppliant et murmura :

— Seigneur… mes genoux sont nus et le flambeau est ardent.

— Eh ! vieille brute… crois-tu que je t’ordonnerais d’éteindre cette torche entre tes genoux s’ils étaient couverts de jambards de fer ?

— Seigneur… mon bon seigneur… ce sera pour moi une grande douleur ; par pitié ne m’imposez pas ce supplice !

— Bah ! tes genoux, ça n’est que des os ! Hi… hi… hi…

Cette saillie du comte redoubla les joyeusetés des leudes.

— Je n’ai que la peau et les os, c’est vrai, — répondit le vieillard tâchant de rire aussi afin d’apitoyer son maître, — je suis très-chétif… épargnez-moi donc ce mal, s’il vous plaît, mon bon seigneur.

— Écoute… si tu n’éteins pas à l’instant ce flambeau entre tes genoux, je te fais saisir par mes hommes, et moi je t’éteins la torche au fond du gosier… choisis donc et sur l’heure.

Une nouvelle explosion d’hilarité prouva au vieux Gaulois qu’il n’avait point à attendre merci des Franks. Il regarda en pleurant ses pauvres jambes frêles et flageolantes ; puis, cédant à un dernier espoir, il dit au clerc d’une voix suppliante :

— Mon bon père en Dieu… au nom de la charité… intercédez pour moi auprès de mon seigneur le comte.

— Seigneur, je vous demande grâce pour ce vieux homme.

— Clerc ! cet esclave m’appartient-il, oui ou non ?

— Il vous appartient, noble seigneur.

— Puis-je disposer de mon esclave selon que je veux, et le châtier selon qu’il me plaît ?

— Mon noble seigneur, c’est votre droit.

— Alors qu’il éteigne vitement cette torche entre ses genoux, sinon je jure, par le grand Saint-Martin, que je la lui éteins dans le gosier…

— Mon bon père en Dieu… intercédez encore pour moi…

— Mon cher fils… il faut avec résignation accepter les maux que le ciel nous envoie…

— Finiras-tu ? — s’écria le comte en frappant sur la table avec le manche de son grand couteau.— Assez de paroles… choisis : tes genoux ou ton gosier pour éteignoir… Tu hésites… allons, mes leudes, saisissez-le…

— Non, non, mon seigneur… voici que j’obéis…

Et ce fut une scène très-comique pour les Franks… Foi de Vagre, il y avait de quoi rire en effet : le pauvre vieux Gaulois, toujours pleurant, approcha d’abord de ses genoux tremblotants la torche ardente ; puis, à la première atteinte de la flamme, il retira soudain le flambeau ; mais le comte, qui, les deux mains sur son ventre gonflé de vin et de viande, riait, ainsi que ses leudes, riait à crever, cessa de rire et donna sur la table, d’un air terrible, un grand coup du manche de son couteau. L’esclave, d’une main tremblante, rapprocha la torche de ses genoux, et voulut tout d’un coup en finir avec cette torture ; il écarta un peu les jambes, puis il les serra par deux fois convulsivement afin d’éteindre la flamme entre ses genoux, ce à quoi il parvint sans pouvoir retenir un grand cri de douleur ; et si violente fut sa souffrance que le vieillard tomba sur le dos, presque privé de connaissance.

— Ça sent le chien grillé, — dit le comte en dilatant les narines de son nez d’oiseau de proie ; et cette odeur de chair brûlée le mettant sans doute en goût, il s’écria, comme frappé d’une idée subite : — Mes vaillants leudes, la prison du burg est bien garnie, ce me semble… Nous avons, enchaînés dans l’ergastule, d’abord Ronan le Vagre et l’ermite laboureur… tous deux maintenant à peu près guéris de leurs blessures ; la petite esclave blonde, non guérie celle-là, et toujours quasi mourante, ce qui me prive, à mon grand regret, de la prendre dans mon lit, car en la revoyant je la trouvais toujours avenante, malgré sa pâleur et sa blessure… Nous avons encore la belle évêchesse, non blessée, mais endiablée… j’avais fort envie d’en faire ma concubine ; mais mon clerc m’a dit qu’avoir pour maîtresse une sorcière femme d’un évêque, c’était dangereux pour mon salut…

— Oui, noble comte, les liaisons charnelles avec les démoniaques sont terribles pour notre salut, et en outre les liens sacrés qui attachaient l’évêchesse à son mari, devenu son frère en Dieu, avant qu’elle fût possédée du démon, existent toujours ; ce serait donc commettre un adultère avec une sorcière, double et horrible crime que peuvent punir les flammes éternelles !

— Assez, assez, mon clerc, ne parlons point ici de flammes éternelles, dont la rôtissure de ce vieux esclave donne un avant-goût ; d’ailleurs il y a trop de femelles dans le gynécée de ma femme Godegisèle pour que je songe à une évêchesse sorcière.

— Mais, comte, — reprit un des leudes, — que veux-tu faire de ces Vagres maudits, de cette petite Vagredine et de cette belle sorcière, amenés ici après le combat des gorges d’Allange ?

— Ah ! mes chers frères, là, vous avez vu mon protecteur, le bienheureux évêque Cautin, descendre du ciel sur les ailes des anges ?

— Nous l’avons vu, clerc, nous l’avons vu… ou peu s’en faut.

— Et ce grand miracle nous a frappés tous d’admiration et de frayeur…

— Avez-vous remarqué, mes chers frères en Dieu, l’espèce d’auréole dont était encore entourée la rayonnante face de mon protecteur, à sa descente du paradis ? quelques-uns l’ont vue et la disent éblouissante…

— Moi et mon ami Sigivald, nous avons remarqué quelque chose d’approchant.

— Mais, pour revenir à ces Vagres maudits, ils ont été, avec plusieurs de leurs camarades, morts depuis dans l’ergastule, amenés ici prisonniers parce qu’ils étaient trop gravement blessés pour supporter le voyage de Clermont.

— Et c’est là qu’ils doivent être bientôt conduits pour y être jugés, torturés et suppliciés ; ils sont maintenant en état de supporter voyage, torture et supplice…

— Ah ! que n’ont-ils mille membres à brûler, à tenailler, pour expier la mort de nos compagnons d’armes qu’ils ont tués dans ce combat des gorges d’Allange et dans d’autres batailles !…

— Veux-tu donc, comte, qu’ils soient jugés ici et non à Clermont ?

— Non, non… ils seront jugés à Clermont ; l’évêque Cautin, mon patron, tient à avoir sa part du jugement ; oh ! par l’Aigle terrible ! mon aïeul, qui écorchait vifs ses prisonniers, le Vagre, l’ermite renégat et les deux sorcières seront voués à de terribles supplices ; mais ce n’est point d’eux qu’il s’agit ce soir… En vous parlant des prisonniers de l’ergastule, mes bons leudes, je voulais dire que nous avons là un de mes esclaves domestiques accusé de larcin par l’esclave cuisinier : celui-ci affirme le vol, l’autre le nie, qui des deux ment ? Si, pour connaître la vérité, nous nous amusions, avant de nous aller coucher, à soumettre ces deux renardeaux à l’épreuve de l’eau froide et des fers ardents, selon notre loi des Franks-Saliens, loi qui régit aujourd’hui la Gaule, notre conquête ?

— Tu as raison, comte… Après boire ce divertissement en vaut un autre.

— Noble seigneur, puisque tu parles de la loi salique, je te dirai que j’ai reçu, il y a quelques jours, un parchemin curieux, où est écrit son préambule en termes pleins de foi et d’orthodoxie.

— Alors, mon clerc, tu nous liras ceci au mâlh, avant le jugement, ce sera fort à propos ; après quoi, selon l’usage, tu conjureras au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, l’eau et le feu de manifester la vérité par la volonté de Notre-Seigneur Dieu…

— Glorieux comte…

— Que me veux-tu, clerc ?

— Vous vous rappelez… car vous-même m’avez instruit de votre pieuse promesse… vous vous rappelez votre vœu de faire bâtir une magnifique chapelle au lieu même où s’est accomplie la miraculeuse et céleste descente de notre bienheureux évêque Cautin ?

— On bâtira la chapelle, clerc, on la bâtira… Il n’y a pas d’ailleurs beaucoup de temps de perdu… voilà un mois à peine que j’ai fait ce vœu… Vous êtes toujours très-hâtés, vous autres gens d’Église, lorsqu’il s’agit de mettre à exécution les vœux ou les donations ; mon patron l’évêque m’a aussi plusieurs fois rappelé ma promesse de reconstruire sa villa épiscopale… puisqu’il affirme que le Seigneur Dieu lui a dit de sa divine et propre bouche, qu’il tenait fort à ce que les ravages de ces Vagres endiablés fussent réparés par moi, et que cela aiderait à mon salut…

— Douter des saintes paroles de notre bienheureux évêque serait un grand péché, noble comte ; ce serait là une tentation du malin esprit… dangereuse pour votre âme.

— Clerc, ne parlons pas du diable… Je me souviens toujours de cette épouvantable bouche de l’enfer qui s’est ouverte presque à mes pieds chez l’évêque Cautin… non, ne parlons pas du diable… je tiendrai mes promesses : je réparerai la villa, je ferai bâtir la chapelle ; seulement il me faut le temps de trouver l’argent nécessaire à ces grosses dépenses, car je ne veux point, moi, pour cela, dégarnir mes coffres… Laisse-moi donc le loisir de rançonner mes colons ; puis voici bientôt le temps du grand marché aux esclaves qui se tient à Limoges, là se rendent des achetants juifs que l’on dit cousus d’or… Je m’embusquerai avec mes leudes en quelque bon endroit de passage vers la frontière du Limousin pour y attendre la venue de cette juiverie… et quand je devrais leur faire arracher les oreilles, les dents et les yeux, il faudra bien qu’ils m’ouvrent leur bourse et me fournissent ainsi de quoi bâtir la chapelle et réparer la villa épiscopale.

— L’on ne saurait, noble comte, user mieux de l’or de ces meurtriers de Notre-Seigneur Jésus-Christ qu’en employant leurs richesses à l’accomplissement des œuvres pies.

— Et maintenant, clerc, allons soumettre ces deux esclaves à l’épreuve de l’eau et du feu…




Le tribunal est assemblé : le comte, sur son siège, préside ce mâhl, sept leudes l’assistent… Les esclaves porte-flambeau se tiennent debout derrière les juges ; le tribunal est vivement éclairé, le fond de la salle, où se pressent les autres leudes et guerriers du burg, reste dans une demi-obscurité, où se projettent çà et là de rouges lueurs sortant d’un grand réchaud, que le forgeron des écuries attise et souffle ; dans ce brasier sont rougissants les neuf socs de charrue ; en face du fourneau, se trouve enfoncée, au niveau du sol, la cuve immense et remplie d’eau ; au pied du tribunal, l’esclave accusé de larcin est garrotté ; il est tout jeune et regarde les juges avec effroi ; l’accusateur, homme d’un âge mûr, contemple le tribunal avec une confiante assurance. Autour de chacun de ces deux hommes sont, selon l’usage, six autres esclaves conjurateurs, choisis par l’accusateur et l’accusé, pour affirmer par serment ce qu’ils croient la vérité (H).

— Jugeons ! jugeons ! — dit le comte avec un hoquet. — Toi, mon majordome, redis à cet esclave de quoi le cuisinier l’accuse.

— Justin, esclave cuisinier de notre seigneur le comte, était seul dans la cuisine ; sur la table se trouvait une petite écuelle d’argent, servant à l’usage de dame Godegisèle, noble épouse de notre maître. Pierre, cet autre esclave, est entré dans la cuisine y apportant du bois ; aussitôt après son départ, Justin s’est aperçu que l’écuelle avait disparu ; il est venu me dénoncer, à moi, majordome, le larcin dont il accuse Pierre ; à quoi je lui ai dit qu’il aurait, lui, Justin, une oreille coupée si l’écuelle ne se retrouvait point ; à quoi il m’a répondu qu’il jurait par le salut de son âme avoir dit vrai, et que le larron était cet esclave-ci.

— Et je le répète encore, seigneur comte, si l’écuelle a été dérobée, elle n’a pu l’être que par Pierre que voici… Je le jure sur mon paradis ! je suis innocent ; mes conjurateurs sont prêts à le jurer comme moi sur leur salut.

— Oui, oui… — reprirent en chœur les six esclaves, — nous jurons que Justin est innocent du larcin… nous le jurons sur notre salut…

— Tu entends, chien ? — dit Neroweg en se retournant vers Pierre. — Qu’as-tu à répondre ? qu’est devenue cette écuelle ? Je la connais bien, je l’avais rapportée du pillage de la ville d’Issoire, lorsque nous avons conquis l’Auvergne… Répondras-tu, chien ?

— Seigneur, je n’ai pas volé l’écuelle, je ne l’ai pas même vue sur la table… mes conjurateurs sont prêts à le jurer comme moi sur leur salut…

— Oui, oui… — reprirent en chœur les conjurateurs de l’accusé, — Pierre est innocent ; nous le jurons sur notre salut…

— Mon cher frère en Christ, — dit le clerc à l’accusé, — songez-y, c’est un gros péché que le vol, et c’est un autre gros péché que le mensonge… Prenez garde, le Tout-Puissant vous voit et vous entend…

— Mon bon père, j’ai grand’peur du Tout-Puissant, je suis ses commandements que tu nous enseignes, je souffre mes misères avec résignation, j’obéis à mon maître, le seigneur comte, avec la soumission que tu ordonnes pour gagner le paradis ; mais, je te le jure, je n’ai pas volé l’écuelle… La preuve, bon père, c’est qu’on a fouillé mes haillons, et l’on a rien trouvé sur moi.

— Ni sur moi ! — reprit Justin, — ni sur moi non plus l’on n’a rien trouvé.

— Mais, renardeaux que vous êtes ! les larrons habiles savent dissimuler leur larcin !

— Seigneur comte, croyez-moi, je vous le jure par les peines éternelles, je n’ai pas volé l’écuelle…

— Et moi, Justin, je soutiens que Pierre doit être l’auteur du vol… puisque je suis innocent…

— Justin affirme, Pierre nie, moi, Neroweg, j’ordonne que pour savoir le vrai ils soient soumis, l’un à l’épreuve de l’eau froide, l’autre à l’épreuve des fers brûlants…

— Seigneur comte !

— Que veux-tu, clerc ?

— Tu ordonnes que l’accusateur et l’accusé soient tous deux soumis à l’épreuve ?

— Oui…

— Mais si le Jugement du Tout-Puissant prouve que l’accusé est coupable, l’accusateur ne sera-t-il pas ainsi déclaré innocent ? Alors à quoi bon les soumettre tous deux à l’épreuve ?

— Clerc… et si l’accusateur et l’accusé se sont entendus pour voler mon écuelle ? et si pour détourner nos soupçons ils s’accusent mutuellement ?… ne vois-tu pas que l’épreuve dira si tous deux sont innocents ou coupables, ou bien s’il y a un coupable et un innocent ?

— Oui, oui, — crièrent les leudes, se réjouissant d’avance à la pensée de ce spectacle, — la double épreuve…

— Je ne redoute pas l’épreuve, moi, je la demande ! — dit Justin d’une voix ferme. — Dieu rendra témoignage de mon innocence…

— Moi aussi, je suis certain de mon innocence, — dit Pierre en tremblant, — pourtant l’épreuve m’épouvante…

— Ton compagnon, mon cher fils, te donne l’exemple d’une pieuse confiance dans la justice divine, sachant que l’Éternel ne fait condamner que des coupables…

— Hélas ! bon père, si l’épreuve tourne contre moi ?

— Mon fils, c’est que tu auras volé l’écuelle.

— Non, non… sur le salut de mon âme, je ne l’ai pas volée.

— Alors, mon fils, ne redoute rien du jugement de Dieu : sa justice est infaillible…

— Ah ! mon bon père, quelle terrible et injuste loi !

— Ne parle pas ainsi, mon cher fils ; cette loi est sainte, c’est la loi salique, loi des Franks saliens, nos nobles conquérants ; elle est placée sous l’invocation de Notre-Seigneur-Jésus-Christ… Pour t’en convaincre, écoute le préambule de cette loi au nom de laquelle on va vous soumettre à l’épreuve, accusateur et accusé ; tu reconnaîtras qu’une pareille loi doit inspirer un pieux respect lorsqu’elle est précédée d’une profession de foi si orthodoxe… Écoute bien, mon cher fils : « L’illustre nation des Franks, fondée par Dieu, forte dans la guerre, profonde au conseil, d’une noble stature, d’une blancheur et d’une beauté singulières, hardie, agile et rude au combat, s’est récemment convertie à la foi catholique qu’elle pratique pure de toute hérésie ; elle a cherché et a dicté la loi salique par l’organe des plus anciens de la nation qui la gouvernaient alors : le gast de Wiso, le gast de Bodo, le gast de Salo, le gast de Wido, habitant les lieux appelés Salo-Heim, Bodo-Heim, Wido-Heim, se réunirent pendant trois mâhls, discutèrent avec soin et adoptèrent cette loi-ci.

» Vive celui qui aime les Franks ! que le Christ maintienne leur empire ! qu’il remplisse leurs chefs des clartés de sa grâce ! qu’il protège l’armée, qu’il fortifie la foi, qu’il accorde paix et bonheur à ceux qui les gouvernent, sous les auspices de notre seigneur Jésus-Christ. Amen (I). » — Or, je te le répète, mon cher fils, une loi dont le préambule s’exprime si pieusement, ne peut être taxée d’iniquité… Bénis-la donc, au contraire, puisqu’elle t’accorde la grâce insigne de voir ton innocence manifestée par la toute-puissance de l’Éternel.

— Clerc, assez de paroles ! — reprit le comte. — L’accusé va subir l’épreuve de l’eau froide… L’on va, selon l’usage, attacher sa main droite à son pied gauche et le jeter dans cette grande cuve la tête la première… S’il surnage, le jugement de Dieu le condamnera, il sera reconnu coupable, et demain il subira la peine due à son larcin ; s’il reste au fond, le jugement de Dieu l’absoudra (J).

À un signe de Neroweg, plusieurs de ses hommes se jetèrent sur l’esclave gaulois, et, malgré sa résistance, ses prières, ils lièrent sa main droite à son pied gauche.

— Hélas ! — disait-il en gémissant, — quelle terrible loi, pourtant, mon bon père !… Quel sort est le mien ! Si je reste au fond de la cuve, je suis noyé, quoique innocent ! si je surnage, je suis condamné au supplice des larrons !

— Le jugement de l’Éternel, mon cher fils, ne saurait jamais s’égarer.

Déjà les Franks, élevant l’esclave entre leurs bras, se préparaient à le lancer dans la cuve, lorsque le clerc s’écria :

— Un moment ! et la consécration de l’eau !

Puis allant vers l’esclave, qui ne cessait de gémir, il approcha de ses lèvres une croix d’argent qu’il portait au cou, et lui dit :

— Baise cette croix, mon cher fils.

Le jeune garçon baisa pieusement le symbole de la mort de l’ami des affligés, pendant que le clerc lui disait, selon la formule adoptée par l’Église :

« — Ô toi qui vas subir le jugement de l’eau froide, je t’adjure, par notre seigneur Jésus-Christ, par le Père, le Fils et le Saint-Esprit, par la Trinité inséparable, par tous les anges, archanges, principautés, puissances, dominations, vertus, trônes, chérubins et séraphins, si tu es coupable, que la présente eau te rejette sans qu’aucun maléfice puisse l’en empêcher, et toi, seigneur Jésus-Christ, montre-nous de ta majesté un signe tel, que si cet homme a commis le crime, il soit repoussé par cette eau, à la louange et à la gloire de ton saint nom, pour que tous reconnaissent que tu es le vrai Dieu !… Et toi, eau ! eau créée par le Père tout-puissant pour les besoins de l’homme, je t’adjure, au nom de l’indivisible Trinité qui a permis au peuple d’Israël de te traverser à pied sec, je t’adjure, eau, de ne pas recevoir ce corps s’il s’est allégé du fardeau des bonnes œuvres… Je te donne ces ordres, eau, confiant dans la seule vertu de Dieu, au nom duquel tu me dois obéissance… Amen (K). »

La consécration terminée par le clerc, les Franks élevèrent au-dessus de leur tête l’esclave gaulois, qui se débattait en criant, et le lancèrent de toute leur force au milieu de la cuve, à la grande risée de l’assistance.

— Hi ! hi ! hi !… Jamais loutre, sautant du creux d’un saule à la poursuite d’une carpe, n’a fait un plus beau plongeon ! — disait le bon seigneur comte en se tenant les côtes tant il riait ; l’assistance, riant aussi à cœur joie, se pressait autour de la cuve, les uns et les autres disant :

— Il surnagera !

— Il ne surnagera pas !

— Comme il bat l’eau !

— Et ces glou… glou… glou !…

— On dirait une bouteille qui s’emplit.

— Ah ! le voici qui reparaît !

— Non, il replonge !

Cependant l’esclave surnagea et parvint à rester un moment sur l’eau, la figure crispée, livide, les cheveux ruisselants, les yeux hagards et renversés, comme un homme qui, d’un effort désespéré, échappe à la noyade ; il agita au-dessus de l’eau la seule main qu’il eût de libre, en criant :

— À moi !… au secours !… je me noie !…

Cet innocent oubliait, dans son effroi, que cette vie qu’il demandait était réservée au cruel châtiment du larcin, dont il restait désormais convaincu de par le jugement de Dieu… Ce grand scélérat fut retiré demi-mort de la cuve ; les Franks s’égayaient de plus en plus de ses contorsions et de l’expression de sa figure bleuâtre et encore épouvantée… Il tomba, gémissant, sur le sol.

— Mon fils, mon fils, je vous l’avais dit, — reprit le prêtre d’une voix menaçante, — c’est un grand péché que le larcin ! c’est un grand péché que le mensonge ! et voici que vous les avez commis tous deux, ces péchés ; puisque le jugement sacré du seigneur Dieu, dans son infaillible et divine vérité, vous déclare coupable.

— Va, misérable voleur ! — lui dit un de ses conjurateurs avec dédain et courroux, craignant sans doute d’être, lui et ses compagnons, châtiés comme les complices de Pierre. — Tu nous avais juré de ton innocence, nous t’avons cru et tu nous as trompés, le jugement de Dieu nous le prouve !… Va, infâme ! je te méprise ! je te hais !… Nous verrons avec joie ton supplice !…

— Je suis innocent ! je suis innocent !…

— Et le jugement de Dieu, blasphémateur ! — s’écria Justin. — Tu veux nous persuader que Dieu a menti !…

— Hélas ! je n’ai pourtant pas volé l’écuelle !

— Tais-toi, impie !… L’épreuve que je vais subir à mon tour, avec une confiance aveugle dans la justice du Seigneur, moi, Justin, va une fois de plus témoigner de ton crime !

— Bien, bien, mon cher fils ! Retirez-vous de ce misérable menteur, larron et blasphémateur !… Votre innocence sera vitement reconnue, votre piété aura sa récompense.

— Oh ! je le sais, mon bon père ! aussi l’épreuve me semble lente à venir.

— Ce chien étant déclaré coupable par le jugement de Notre-Seigneur tout-puissant, subira la peine de son larcin : il aura l’oreille gauche coupée. Maintenant, passons à l’épreuve des fers ardents ; car si le premier témoignage prouve la laronnerie de cet esclave, cela ne prouve pas que l’autre soit innocent… Tous deux, je le répète, peuvent s’être entendus pour voler mon écuelle.

— Oh ! mon noble seigneur, je ne redoute rien, — s’écria Justin le cuisinier, la figure rayonnante d’une céleste confiance. — Je bénis Dieu de m’avoir réservé cette occasion de montrer une foi profonde dans notre sainte religion catholique, et de triompher une seconde fois des accusations des méchants… Mais, fidèle à tes commandements, ô Seigneur, je triompherai avec humilité.

Pendant que ce bon croyant attendait impatiemment le nouveau triomphe de son innocence, le clerc, selon l’usage, alla consacrer et conjurer les fers au milieu du brasier, de même qu’il avait conjuré l’eau dans la cuve. À ces fers ardents, il ordonna, au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, de respecter la plante des pieds de l’esclave s’il était innocent, et de la lui brûler jusqu’aux os s’il était coupable.

La conjuration terminée, les forgerons des écuries retirèrent, à l’aide de fortes tenailles, les socs de charrue de la fournaise, les rangèrent tous les neuf à plat sur le sol, à deux ou trois pouces de distances les uns des autres ; on eût dit un énorme gril, d’une forme étrange, rougi au feu.

— Dépêchons, — dit le comte, — que les socs ne refroidissent pas.

— Quelle danse ce renardeau va danser sur ces fers ardents, s’il s’est entendu avec l’autre pour voler l’écuelle !

— Quel miracle pourtant va s’accomplir si le cuisinier est vraiment innocent ! — dit un autre leude avec une curiosité inquiète. — Marcher sur des socs rougis au feu sans se brûler les pieds !… il n’y a que le dieu des chrétiens pour pouvoir de pareilles choses. C’est un grand dieu que le nôtre !…

— Un incomparable dieu ! Rigomer !

— Un incommensurable dieu, mes chers frères, — dit le clerc, — et de si étonnants miracles ne sont qu’un jeu pour lui !…

Si grande était la curiosité des Franks, que leur cruelle envie de voir danser l’esclave sur des fers rougis au feu était certainement combattue par le désir d’assister à un surprenant miracle. À peine le dernier des socs fut-il déposé sur le sol, que Neroweg, de crainte de les voir refroidir, dit précipitamment à Justin :

— Vite… vite.. marche là-dessus !…

— Va, mon cher fils, et ne crains rien !…

— Oh ! je ne redoute rien, mon bon père, — répondit le cuisinier d’une voix inspirée ; — puis, croisant ses bras sur sa poitrine, il s’écria plein de ferveur : — Seigneur Dieu ! tu lis dans les cœurs, tu as déjà témoigné de mon innocence… donne en faveur de ton pauvre serviteur une nouvelle preuve de ta justice infaillible… Ordonne à ces fers ardents d’être aussi doux à mes pieds que si je foulais un tapis de verdure et de fleurs.

— Dépêche… dépêche… Assez de paroles… les fers refroidissent..

— Qu’importe, seigneur comte !… ces fers ne sauraient jamais être brûlants pour moi…

Et le Gaulois, le front rayonnant de sérénité, le regard levé vers le ciel, s’avança d’un pas ferme vers les coutres de charrue. Pendant le court espace de temps qui s’écoula jusqu’au moment où l’accusé s’exposa au jugement de Dieu, le comte, son clerc et l’assistance, dominés par l’imperturbable confiance de l’esclave, s’entre-regardèrent, et Neroweg dit à demi-voix aux leudes de son tribunal : 


— Il faut que le cuisinier soit vraiment innocent du larcin.

— Va, mon fils en Dieu… — cria le clerc au moment où Justin levait le pied pour le poser sur le premier des coutres, — la justice de l’Éternel est infaillible… Tu l’as dit, c’est un tapis de verdure et de fleurs que tu vas fouler.

À peine eut-il posé le pied sur le fer ardent, que notre fervent catholique poussa un cri terrible ; la douleur fut si atroce que, trébuchant, il tomba en avant sur les genoux et sur les mains. Roulant ainsi au milieu des fers ardents, il se fit de nouvelles et profondes brûlures ; puis, pour échapper à cette torture, il s’élança d’un bond désespéré, en rugissant de souffrance, et alla tomber à dix pas de là, auprès de son compagnon garrotté.

— Vive l’infaillible jugement du Seigneur ! — s’écrièrent les leudes, frappés d’admiration. — Vive le Christ !

— Je le disais bien, — ajouta le comte, — ces deux larrons se sont entendus pour voler mon écuelle… Demain ils auront tous deux l’oreille coupée et seront mis à la torture jusqu’à ce qu’ils aient avoué où ils ont caché leur larcin…

— Tais-toi, comte !… — s’écria Justin en rugissant de douleur et de rage. — Les larrons, les pillards, c’est toi et tes hommes… J’aurais volé l’écuelle, que je n’aurais fait que voler un voleur… mais je ne l’ai pas volée… aussi vrai que je renie ce dieu menteur qui me condamne.

— Malheureux !… blasphémer !… renier Dieu !… Moi, son serviteur, je t’ordonne en son nom de…

— Tais-toi, prêtre… tu ne me tromperas plus… Ta religion n’est que mensonge et fourberie, puisque ton dieu témoigne contre les innocents… Oh ! que je souffre !… que je souffre !…

— Ces souffrances sont les peines anticipées de l’enfer, où tu brûleras éternellement, larron sacrilège !… Dieu prouve ton crime, et tu as l’audace de te révolter contre son jugement !…

— Tais-toi, clerc… Non, ton dieu n’existe pas, ou s’il existe, il est méchant et menteur, comme les imposteurs qui se disent ses prêtres !

— Scélérat !… tu veux donc attirer sur cette maison le courroux du ciel ! Ah ! seigneur comte… je tremble des malheurs qui nous menacent si cet audacieux impie continue ses blasphèmes.

Neroweg n’avait pas attendu l’observation de son clerc pour s’épouvanter des sacrilèges paroles de l’esclave gaulois, et pâle, tremblant, il frémissait à cette pensée qu’appelé par les effrayants blasphèmes du condamné, le diable pouvait soudain paraître pour emporter ce scélérat, et, par occasion, l’emporter peut-être aussi, lui, Neroweg, pour payement de quelque restant de compte infernal non réglé avec le bienheureux évêque Cautin ; aussi le comte s’écria-t-il, happé d’une idée subite :

— Forgeron, tes tenailles sont encore dans le brasier et toutes rouges ?…

— Oui, seigneur comte.

— Ce maudit ne blasphémera plus et ne risquera pas ainsi d’attirer le diable dans mon burg… Qu’on saisisse ce sacrilège et qu’on lui coupe la langue avec le tranchant des tenailles… Dis, clerc, crois-tu le Seigneur suffisamment apaisé par ce châtiment ?… Crois-tu que le diable, n’entendant plus ces effrayants blasphèmes, n’aura plus occasion de venir ici ?

— Je crois, seigneur comte, qu’il n’y a pas de supplice assez terrible pour ce maudit !… Nier Dieu et traiter ses ministres d’imposteurs !…

— Veux-tu, clerc, que je le fasse écarteler pour conjurer plus sûrement la présence du démon dans mon burg ?…

— Le châtiment que tu lui infliges suffit… Ce damné sera ainsi puni par là où il aura péché… Sa langue scélérate a blasphémé ; elle ne blasphémera plus…

— Mais crois-tu ce châtiment suffisant ?… Dis toute la vérité, clerc… Cet esclave est mon meilleur cuisinier, mais je n’hésiterais à le faire écarteler si tu regardes cela comme nécessaire à cause du démon ?…

— Non, te dis-je, noble comte, ce châtiment suffira… Nous ne voulons point d’ailleurs la mort du pécheur… En lui retranchant sa langue blasphématrice, les tenailles, du même coup, feront la plaie et la cicatriseront par la brûlure.

— Si tu crois le châtiment suffisant, clerc, je le préfère, car cet esclave est excellent ; mais un cuisinier n’a pas besoin de sa langue pour cuisiner.

L’esclave gaulois eut donc la langue tranchée avec les tenailles rougies au feu ; après quoi, le comte, assez rassuré sur la diabolique apparition qu’il redoutait toujours, voulut néanmoins s’étourdir complètement sur ses appréhensions en vidant plusieurs coupes. Il rentra donc dans la salle du festin avec ses leudes, avant d’aller retrouver sa femme dans son gynécée, pour y passer la nuit.




Godégisèle, pendant que son seigneur et maître Neroweg buvait encore avec ses leudes, Godégisèle, la cinquième femme du comte, retirée, selon la coutume, dans sa chambre, filait sa quenouille, au milieu de ses esclaves, à la clarté d’une lampe de cuivre. Godégisèle, toute jeune encore, était délicate et frêle ; elle avait le teint d’une blancheur de cire, ses longs cheveux, d’un blond pâle, tressés en nattes et à demi couverts de son obbon (ainsi que les Franks appellent cette sorte de calotte d’étoffe d’or et d’argent), tombaient sur ses épaules nues, ainsi que ses bras. Son état de grossesse avancée donnait à ses traits doux et tristes une expression de souffrance. Godégisèle portait le costume des femmes franques de haute condition : une longue robe décolletée, à manches ouvertes et flottantes, serrée par une écharpe à sa taille, alors déformée ; ses bras étaient ornés de bracelets d’or, enrichis de pierreries, et autour de son cou s’arrondissait un large collier d’or, piqué de rubis, nommé murêne, du nom d’un poisson qui, lorsqu’il est pris, se cintre, de sorte que sa tête touche à sa queue. Une chose rendait ce costume étrange ; bien que Godégisèle fût de frêle et petite taille, la riche robe dont elle était vêtue semblait faite pour une femme très-grande et très-forte. Une vingtaine de jeunes esclaves, misérablement habillées, assises à terre sur la feuillée dont le sol était jonché, entouraient la femme du comte, siégeant sur un escabel à bras, recouvert d’un tapis brodé d’argent ; plusieurs, parmi les esclaves, étaient jolies : les unes, ainsi que leur maîtresse, filaient leur quenouille ; d’autres s’occupaient de travaux d’aiguille ; parfois elles causaient entre elles à voix basse, en langue gauloise, que leur maîtresse, d’origine franque, comprenait difficilement. L’une d’elles, nommée Morise, belle jeune fille à cheveux noirs, vendue à dix ans à un noble frank, parlait couramment l’idiome des conquérants, et Godégisèle s’entretenait de préférence avec elle. En ce moment elle lui disait d’une voix craintive, cessant de filer sa quenouille, qu’elle tenait posée en travers sur ses genoux :

— Ainsi, Morise, tu l’as vu tuer ?…

— Oui, madame… Elle portait ce jour-là cette même robe verte, à fleurs d’argent, que vous portez maintenant, et aussi le beau collier et les riches bracelets que vous portez.

Godégisèle frissonna et ne put s’empêcher de jeter un regard effaré sur ses bracelets et sur sa robe, deux fois trop large pour elle.

— Et… à propos de quoi l’a-t-il tuée, Morise ?…

— Ce soir-là il avait bu encore plus que de coutume… il est entré ici, où nous sommes, tout trébuchant… C’était l’hiver… il y avait du feu dans ce foyer… Sa femme Wisigarde était assise au coin de la cheminée… Le seigneur comte avait alors parmi nous pour favorite une lavandière nommée Martine… Il se tenait ce soir-là, je vous l’ai dit, madame, à peine sur ses jambes… Il se mit à dire à Martine : « Viens nous coucher… et toi, Wisigarde, » — ajouta-t-il en s’adressant à sa femme, — « prends la lampe et éclaire-nous. »

— C’était pour Wisigarde beaucoup de honte.

— D’autant plus, madame, qu’elle avait le cœur fier, le caractère 
 impétueux… Elle nous battait à la journée, souvent nous mordait et non moins souvent querellait violemment le seigneur comte.

— Quoi, Morise ! elle osait le quereller ?…

— Oh ! rien ne l’intimidait celle-là !… rien !… Quand elle était en furie, elle rugissait et grinçait des dents comme une lionne.

— Quelle terrible femme !…

— Enfin, madame, ce soir-là, au lieu d’obéir à la fantaisie du seigneur comte et de prendre la lampe pour le conduire jusqu’à son lit, lui et Martine, Wisigarde se mit à les injurier tous deux et à leur reprocher leur débauche.

— Lui, si colère ! elle bravait la mort !… Je n’ai pas une goutte de sang dans les veines !…

— Alors, madame, j’ai vu, comme je vous vois, les yeux du comte devenir sanglants et l’écume blanchir ses lèvres… Il s’est élancé sur sa femme, lui a donné un coup de poing sur le visage, puis d’un coup de pied dans le ventre il l’a renversée à terre… Elle, aussi furieuse que lui, ne cessait de l’injurier et même tâchait de le mordre, lorsque, après l’avoir jetée à terre, il s’est mis à deux genoux sur sa poitrine… Finalement, il lui a tant serré le cou entre ses deux grosses mains, qu’elle est devenue violette, et il l’a étranglée… et puis après, il s’est en allé coucher avec Martine.

— Morise, il m’en arrivera quelque jour autant.

Et Godégisèle, frémissant de tout son corps, laissa tomber sa tête sur sa poitrine, et sa quenouille à ses pieds.

— Oh ! madame, il ne faut pas ainsi vous alarmer… Tant que vous serez grosse vous n’aurez rien à craindre… le seigneur comte ne voudrait pas tuer du même coup sa femme et son enfant.

— Mais quand je l’aurai eu mis au monde, cet enfant ! je serai tuée comme Wisigarde !

— Cela dépendra, madame, de l’humeur du seigneur comte… Peut-être aussi vous répudiera-t-il et vous renverra chez vos parents, comme il a renvoyé ses autres femmes qu’il n’a pas étranglées.

— Ah ! Morise !… plût au ciel que monseigneur le comte me renvoyât dans ma famille !… Pourquoi faut-il que Neroweg m’ait vue lors du voyage qu’il a fait à Mayence !… Pourquoi le brin de paille qu’il a jeté sur ma poitrine, en me prenant pour femme, n’a-t-il pas été un poignard acéré !… Je serais morte du moins au milieu des miens…

— Quel brin de paille, madame ?

— N’est-ce donc pas aussi l’usage en ce pays-ci, que l’homme, en témoignage de ce qu’il épouse une fille libre, lui prenne la main droite, et, de la gauche, lui jette un brin de paille dans le sein (L) ?

— Non, madame.

— Tel est l’usage en Germanie… Hélas ! Morise, je te le répète, pourquoi ce brin de paille n’a-t-il pas été un poignard !… Je serais morte sans agonie… Et maintenant que je sais le meurtre de Wisigarde, ma vie ne sera plus qu’une agonie…

— Madame, il fallait refuser d’épouser le comte.

— Je n’ai pas osé, Morise… Oh ! il me tuera ! il me tuera !…

— Pourquoi voulez-vous, madame, qu’il vous tue ?… Vous ne soufflez mot, quoi qu’il dise et fasse… Il abuse de nous autres esclaves, puisqu’il est le maître… vous ne vous plaignez de rien, vous ne mettez jamais le pied hors du gynécée, sinon pour faire une promenade d’une heure le long des fossés du burg… Encore une fois, madame, pourquoi voulez-vous qu’il vous tue ?…

— Quand il est ivre il ne raisonne pas.

— C’est vrai… il n’y a que ce danger.

— Mais ce danger est de tous les jours, puisque tous les jours il s’enivre.

— Que faire à cela ?…

— Ah ! pourquoi suis-je venu en ce lointain pays des Gaules… Où je suis comme une étrangère ?…

Et après être restée longtemps rêveuse et de plus en plus attristée :

— Morise ?

— Madame.

— Vous ne me haïssez pas, vous autres ? 


— Non, madame ; vous n’êtes pas méchante comme Wisigarde… vous ne nous battez pas et ne nous mordez jamais.

— Morise…

— Madame… Mais quoi ! vous gardez le silence et vous voici rouge comme braise, vous toujours si pâle !…

— C’est que je n’ose te dire… Enfin, écoute-moi, tu es… tu es… l’une des favorites de monseigneur le comte…

— Il le faut bien… sinon de gré, du moins de force… Malgré ma répugnance, j’aime encore mieux partager son lit quand il l’ordonne, que d’être hachée de coups de fouet ou d’aller tourner la meule du moulin… et puis ainsi, je suis employée aux travaux de la maison ; c’est un métier moins rude que d’être esclave des champs… on a moins de mal et la nourriture est moins mauvaise.

— Je sais… je sais… Aussi, je ne te blâme pas, Morise ; mais réponds-moi sans mentir : lorsque tu es avec monseigneur le comte, tu ne cherches pas à l’irriter contre moi ?… Hélas ! on a vu des esclaves faire ainsi tuer leur maîtresse, et ensuite devenir les femmes de leur seigneur.

— J’ai tant d’aversion pour lui, madame, que, je vous le jure, je ne desserre les dents qu’afin de répondre oui ou non s’il m’interroge… D’ailleurs, comme le soir presque toujours il est ivre quand il m’emmène d’ici, c’est à peine s’il me parle… Je n’ai donc ni le loisir ni l’envie de lui dire du mal de vous.

— C’est bien vrai, Morise, c’est bien vrai ?…

— Oh ! oui, madame…


— Je voudrais te faire quelques petits présents, mais monseigneur ne me donne jamais d’argent ; il le tient sous clef dans ses coffres, et pour morghen-gab, présent du matin que dans notre pays le mari fait à son épousée, le comte m’a donné les vêtements et les bijoux de sa quatrième femme Wisigarde… Chaque jour il me demande à les voir, et il les compte… Je n’ai donc rien à te donner, Morise, que ma bonne amitié, si tu me promets de ne pas irriter monseigneur contre moi.

— Il faudrait que j’aie le cœur méchant pour agir ainsi.

— Ah ! Morise !… je voudrais être à ta place.

— Vous, la femme d’un comte, désirer être esclave !…

— Il ne te tuera pas, toi !…

— Bah ! il me tuera comme une autre, si l’envie de me tuer lui prend… et au moins vous, madame, en attendant, vous avez de belles robes, de riches parures, des esclaves pour vous servir… et puis enfin, vous êtes libre.

— Je ne sors pas du burg.

— Parce que vous ne le voulez pas… Wisigarde montait à cheval et chassait… Il fallait la voir sur sa haquenée noire, avec sa robe de pourpre, son faucon sur le poing !… Au moins, si elle est morte jeune, elle n’a pas perdu son temps à se chagriner, celle-là… Au lieu que vous, madame, vous filez votre quenouille, vous regardez le ciel par votre fenêtre ou vous pleurez… quelle vie !

— Hélas ! c’est que je pense toujours à mon pays, à mes parents qui sont si loin… si loin de ce pays des Gaules, où je suis étrangère.

— Wisigarde ne se donnait pas tant de chagrin… elle buvait et mangeait presque autant que le comte.

— Il m’avait toujours dit, à moi et à mon père, qu’elle était morte par accident… Ainsi, tu dis, Morise, que c’est là, là qu’il l’a tuée ?…

— Oui, madame… d’un coup de pied il l’a renversée ici, près de ce poteau… et puis alors…

— Qu’as-tu ?

— Madame, madame… entendez-vous ?

— Quoi donc ?

— On marche dans la chambre du seigneur comte.

— Ah ! c’est lui !…

— Oui, madame, c’est son pas. 


— Oh ! j’ai peur !… j’ai peur !…

C’était Neroweg… Ses dernières libations faites pour s’étourdir sur sa crainte du diable, l’avaient plongé dans une ivresse à peu près complète ; aussi, entra-t-il chez sa femme trébuchant sur ses jambes avinées. À l’aspect de leur maître, les esclaves se levèrent craintives ; Godégisèle tremblait si fort, qu’elle put à peine se soulever de dessus son escabeau, tant elle se sentait faible. Le comte s’arrêta un instant au seuil de la porte, une main appuyée à l’un des chambranles et balançant légèrement son corps d’avant en arrière, tout en promenant sur les esclaves intimidées un regard demi-hébêté, demi-luxurieux ; enfin, après un hoquet, il dit à la confidente de sa femme :

— Morise, viens…

Et regardant Godégisèle, il ajouta :

— Tu es bien pâle… tu as l’air troublé… Pourquoi es-tu si pâle, toi ?…

La pauvre créature se souvenait sans doute que la nuit où il avait étranglé sa dernière femme, le comte avait dit aussi à une esclave : Viens ! de sorte que les paroles de Neroweg, la troublant et l’effrayant davantage encore, Godégisèle ne put que murmurer presque sans savoir ce qu’elle disait :

— Monseigneur !… monseigneur !…

— Quoi ? qu’as-tu ?… Réponds, — reprit brutalement le comte. — Voudrais-tu te révolter parce que j’ai dit à cet esclave : viens ?…

— Non… oh ! non !… monseigneur n’est-il pas ici le maître, et moi, Godégisèle, son humble servante ?…

Et perdant tout à fait la tête, cette malheureuse déjà se voyant étranglée comme Wisigarde, parce que celle-ci avait refusé d’éclairer son mari et sa maîtresse jusqu’à la couche conjugale, se hâta de balbutier :

— Et même… si monseigneur le désire… je vais l’éclairer, avec cette lampe, jusqu’à son lit.

— Ah ! madame ! — lui dit tout bas Morise, — quelle mauvaise parole que celle-là !… C’est rappeler au comte la cause du meurtre de son autre femme.

Neroweg, aux paroles de Godégisèle, tressaillit, s’avança brusquement vers elle d’un air défiant ; puis, la saisissant par le bras :

— Pourquoi parles-tu de m’éclairer avec cette lampe ?

— Grâce ! monseigneur !… ne me tuez pas !…

Et elle tomba à genoux.

— Ne tuez pas votre servante comme vous avez tué Wisigarde !…

Soudain le comte devint aussi pâle que sa femme, et s’écria, frappé d’une terreur que redoublait son ivresse :

— Elle sait que j’ai tué Wisigarde !… elle me dit les mêmes mots qui me l’ont fait tuer !… C’est l’œuvre du malin esprit !… Je m’en souviens, l’évêque Cautin m’a dit que Wisigarde étant morte sans l’assistance d’un prêtre, pouvait revenir la nuit me tourmenter sous forme de fantôme !… Elle va peut-être m’apparaître cette nuit, puisque ma femme a prononcé ces mêmes mots qui m’ont fait étrangler l’autre ! C’est un avertissement du ciel ou de l’enfer !

Et s’adressant à Morise :

— Mon clerc ! mon clerc !… cours le chercher !… Il priera près de moi toute la nuit… il ne me quittera pas… Le fantôme de Wisigarde n’osera pas approcher, un prêtre étant là… Et puis cet esclave qui a blasphémé, il peut attirer le diable dans le burg !… Oh ! j’ai eu tort de ne pas faire couper en quartiers ce maudit cuisinier !… Non, ce n’est pas assez d’avoir arraché la langue à ce sacrilège !

Son épouvante augmentant pendant que Morise courait chercher le clerc et que Godégisèle, demi-morte de frayeur et toujours agenouillée, s’adossait au poteau, se sentant défaillir ; le comte se jeta aussi à genoux et s’écria, se frappant la poitrine :

— Seigneur Dieu ! ayez pitié d’un pauvre pécheur !… J’ai beaucoup payé à mon patron, l’évêque Cautin, pour la mort de mon frère et de ma femme Wisigarde !… Je payerai beaucoup encore, afin que l’on prie pour Wisigarde et que la nuit elle ne vienne pas me 
tourmenter sous forme de fantôme !… Dès demain je ferai bâtir la chapelle dans les gorges d’Allange, en mémoire du miracle du bienheureux évêque Cautin, mon patron, et je ferai aussi rebâtir sa villa… Seigneur ! bon seigneur Dieu ! ayez pitié d’un pauvre pécheur !… Délivrez-moi cette nuit de la présence du diable et du fantôme de ma femme Wisigarde !…

Et voilà ce fervent catholique à genoux, hébêté par la terreur et par l’ivresse, se frappant avec furie la poitrine, attendant, plein d’une anxiété terrible, l’arrivée de son clerc.

D’après cette journée d’un noble comte dans son burg, voyez qu’elle est humaine, généreuse, éclairée, cette race des conquérants de la vieille Gaule ! Quel tendre attachement ils ont pour leurs femmes ! quel respect pour les doux liens de la famille et pour la sainteté du foyer domestique !… Ô nos mères ! viriles matrones si vénérées de nos aïeux ! fières Gauloises d’autrefois qui siégiez à côté de vos époux dans ces conseils solennels de l’État, où l’on décidait de la paix ou de la guerre ! mâles et austères éducatrices ! épouses chéries, vaillantes guerrières ! vierges saintes ! femmes empereurs !… Ô Margarid, Hêna, Meroë, Loyse, Geneviève, Ellen, Sampso, Victoria la Grande, réjouissez-vous ! réjouissez-vous d’avoir quitté ce monde-ci pour les mondes mystérieux où l’on va perpétuellement revivre !… Réjouissez-vous dans la fierté de votre cœur !… Quelle indignation ! quelle honte ! quelle douleur pour vos âmes de voir vos sœurs, quoique de races différentes et ennemies ; de voir des femmes, épouses de rois, de seigneurs, de guerriers, traitées, bonnes ou méchantes, avec autant de mépris ou de férocité, par leurs maîtres barbares, que si elles étaient leurs esclaves (M) !

Oui, les voilà ces Franks appelés à la curée de la Gaule par leurs complices, nos saints évêques !… les voilà, ces conquérants patronés, choyés, caressés, flattés, bénis par les prêtres du jeune homme de Nazareth, par tes prêtres, ô divin Christ ! toi qui n’avais que des

paroles de tendre et adorable miséricorde, même pour la femme adultère… même pour la courtisane repentie !…

Mais, bah ! renions la vieille Gaule ! renions les mâles et douces vertus de nos mères !… Vivent nos conquérants ! vivent leurs adultères, vive leur concubinage ! vive leur ivrognerie ! vive leur rapine ! vivent leurs meurtres et surtout vivent nos évêques !… Et comme le dit le début de la loi des Franks saliens, nos conquérants : 


« Vive celui qui aime les Franks ! que le Christ maintienne leur puissance, qu’il remplisse leurs chefs des clartés de sa grâce ! qu’il protège l’armée, qu’il fortifie la foi, qu’il accorde paix et bonheur à ceux qui les gouvernent, sous les auspices de notre seigneur Jésus-Christ ! »

Et moi, foi de Vagre converti, j’ajouterai à cette pieuse antienne franque cette antienne non moins catholique, apostolique et romaine :

« — Ô seigneur Dieu ! grâces vous soient rendues d’avoir, dans votre toute-puissante volonté, dans votre paternelle mansuétude, envoyé de tels conquérants en Gaule ! Quelle rare et sainte fortune pour notre salut, qui ne se peut faire qu’à force de honte, de lâcheté, de bassesse, d’esclavage, de misère, de larmes et de sang ! Ô Dieu bon, trois fois, cent fois, mille fois bon, et toujours bon. Amen. »




Seigneur comte ! seigneur comte Neroweg ! réveillez-vous !… Cette nuit qui finit, au lieu de la passer entre les bras d’une de vos esclaves, vous l’avez passée, de peur du diable, à genoux près de votre clerc et répétant, d’une lèvre hébêtée, les prières que disait le saint homme, tombant de sommeil ; car après boire il eût préféré son lit. Rassuré par les premières clartés de l’aube, heure close pour les démons, vous vous êtes endormi sur votre couche, garnie de peaux d’ours, trophées de votre chasse… Seigneur comte Neroweg, ré
veillez-vous donc !… Voici votre roi, ou plutôt l’un des cinq fils de votre bon roi Clotaire, vous savez ? ce doux prince qui tue les petits enfants à coups de couteau sous l’aisselle ?… Ce grand Clotaire est aujourd’hui seul roi de toute la Gaule ; les autres fils et petits-fils du pieux Clovis, qui saintement repose dans la basilique des saints apôtres, à Paris, sont tous morts ! Voici donc Chram le Bâtard, mais qu’importe ! Chram, l’un des cinq fils de Clotaire, et gouverneur de l’Auvergne pour son père… Il vient, faveur insigne, il vient avec ses trois favoris et bon nombre de leudes et d’antrustions, ainsi que fièrement s’appellent ces protégés du roi (N)… Réveillez-vous donc, seigneur comte ! voici le roi Chram qui vous vient visiter… La chevauchée est brillante et nombreuse ! Les trois plus chers amis de Chram, encore plus chers amis du pillage, du viol et du meurtre, accompagnent le royal personnage ; ils s’appellent Imnachair, Spatachair et le Lion de Poitiers (O), ce Gaulois renégat qui, comme tant d’autres de sa trempe, se sont, ainsi que les évêques, ralliés aux Franks conquérants. Le Lion de Poitiers est nommé de la sorte parce que, de même que le lion carnassier, il aime la rapine et le carnage.

Seigneur comte ! seigneur comte Neroweg ! réveillez-vous donc !… Éveillez aussi votre femme Godégisèle qui, toute la nuit, éplorée, frémissante, a, lorsque ses yeux rougis de larmes se sont appesantis, rêvé de femmes étranglées !… Vite, vite, que Godégisèle se pare des plus beaux bijoux et des plus belles robes de votre quatrième épouse Wisigarde, dont vous avez payé si grassement le meurtre à l’évêque Cautin, votre bon patron !… Vite, vite, seigneur comte, que Godégisèle se pare de ses plus riches atours ! Chram peut la trouver à son gré ou au gré de ses favoris… Gracieux roi ! serviable roi ! il n’est point d’entremetteur plus accommodant : une fille ou une femme plaît-elle, libre ou esclave, à quelqu’un de ses amis, aussitôt il leur donne un diplôme royal de par lequel ils traînent la belle dans leur lit (P).

Vite, vite, seigneur comte, faites monter vos leudes à cheval et armer vos gens de pied, et vous, à la tête de la bande, seigneur comte, revêtu de votre armure de parade larronnée par vous lors du ravage du pays de Touraine, portant à votre côté votre magnifique épée d’Espagne à poignée d’or ciselé, larronnée par vous lors du pieux ravage du pays des Visigoths, damnés Ariens, maudits hérétiques contre lesquels les évêques catholiques vous ont lancés, torche en main, fer au poing, de même que vous lancez votre meute contre les bêtes fauves des bois… Vite, vite, enfourchez votre grand cheval rouan, harnaché de sa selle et de sa bride de cuir rouge, à frein, à chanfrein et à étriers d’argent, larronnée par vous lors de la conquête de l’Auvergne !… Vite, courez au-devant de votre glorieux roi Chram, à la tête de vos cavaliers et de vos gens de pied ! Déjà votre royal hôte et sa suite, annoncés par l’un de ses serviteurs, n’est plus qu’à une petite distance de votre burg… Seigneur comte, hâtez-vous de le conduire à votre maison seigneuriale ! hâtez-vous donc, seigneur comte ! car point ne vous attendez à cette dernière et heureuse nouvelle : Votre bon patron, le bienheureux évêque Cautin, accompagne le roi Chram.

— Maudite soit la venue de ce Chram !… — disait Neroweg. — Pour peu que lui et ses hommes demeurent quelques jours en mon burg, ils vont boire mon vin, manger toutes mes provisions et peut-être me dérober quelque pièce de ma vaisselle, qu’il me faudra, pour ce gala royal, sortir de mes coffres. Ni moi ni mes compagnons nous n’aimons point ces leudes de cour, qui ont toujours l’air de nous narguer, nous autres campagnards, parce qu’ils hantent les palais et les villes.

Ainsi disait le comte Neroweg allant, suivi de ses guerriers, à la rencontre du roi Chram, qui n’était plus, ainsi que sa chevauchée, qu’à deux portées de trait du fossé dont était ceint le burg.

Combien c’est beau, noble, glorieux, lumineux, un roi chevelu ! surtout quand il a des cheveux, une longue chevelure que le ciseau n’a jamais touchée, étant l’un des attributs des races royales franques. Malheureusement, quoique jeune encore, le roi Chram, épuisé par l’ivrognerie et la débauche, était presque chauve (Q), ce roi chevelu !… Sa nuque et ses tempes étaient seules garnies de mèches aussi claires que longues, car elles tombaient jusqu’au milieu de sa poitrine et de son dos voûté ; sa longue dalmatique d’étoffe pourpre, fendue sur le côté, à la hauteur du genou, cachait à demi l’encolure et la croupe de son cheval noir ; des bandelettes de cuir doré, partant de la chaussure, se croisaient sur ses chausses étroites et montaient jusqu’à ses genoux ; il appuyait ses souliers éperonnés sur des étriers dorés ; sa longue épée à poignée d’or et à fourreau de toile blanche (R), était suspendue à son baudrier, superbement brodé ; en guise de houssine il tenait à la main une canne de bois précieux, à pomme d’or ciselé, sur laquelle, lorsqu’il marchait, ce luxurieux épuisé s’appuyait ; il avait l’air sinistre ; il devait ressembler à son royal père, le tueur d’enfants. À sa droite, cavalcadant aussi hardiment qu’un homme de guerre, se tenait l’évêque Cautin ; il regardait de temps à autre Chram en sournois, d’un air craintif et haineux, car s’il détestait Chram, celui-ci n’abhorrait pas moins le saint homme. À la gauche du prince venait le Lion de Poitiers, ce scélérat endurci, qui, avec Imnachair et Spatachair, marchant tous deux au second rang, formaient cette trinité de perdition qui eût perdu Chram s’il n’eût été, ainsi que disent les prêtres, damné dans le ventre de sa mère. Insolence et luxure, dédain railleur et froide cruauté, étaient si profondément empreints sur les traits du Lion de Poitiers, le Gaulois renégat, que sur les os de sa face, cent ans après sa mort, on devra lire encore : luxure, insolence et cruauté.

Ces trois seigneurs portaient, selon la mode franque, de riches tuniques à manches courtes par-dessus leur justaucorps ; des chausses étroites et des bottines de cuir préparé, avec le poil en dessus. Derrière Chram et ses amis venaient son sénéchal, le comte de ses écuries, son majordome, son bouteillier et autres premiers officiers, car il avait une maison royale. Après ces personnages s’avançait sa truste, formée de ses leudes et antrustions armés en guerre ; leurs casques ornés de panaches, leurs cuirasses, leurs jambards brillants et polis étincelaient aux rayons du soleil ; leurs chevaux fringants piaffaient sous leurs riches caparaçons ; les banderolles de leurs lances flottaient au vent, et leurs boucliers peints et dorés se balançaient, suspendus à l’arçon de leur selle. Autant cette suite royale était fringante, autant la troupe des leudes du comte était misérable, grotesque et piètrement armée ; un assez grand nombre de ses hommes portait des armures, mais incomplètes et rouillées ; d’autres, seulement vêtus de casaques de peaux de bêtes, coiffaient militairement un casque bossué ; d’autres, possesseurs d’une cuirasse, avaient la tête couverte d’un bonnet de laine ; les épées, non moins rouillées que les cuirasses, étaient, pour la plupart, veuves de leur fourreau ; souvent cet étui guerrier était raccommodé avec des ficelles, et plus d’un bois de lance tortu sortait brut du taillis avec son écorce ; la plupart des chevaux valaient, pour l’apparence, leurs cavaliers. Le temps des labours n’étant pas encore venu, bon nombre des compagnons de Neroweg, faute de chevaux de guerre, enfourchaient des traîneurs de charrue, bridés avec des cordes. Aussi, foi de Vagre, rien de plus réjouissant que de voir déjà quels regards envieux et farouches les leudes du comte jetaient sur la brillante suite de Chram et quels regards insolents et moqueurs cette fière truste royale jetait sur la troupe du comte, troupe sauvage et dépenaillée. Derrière les gens de guerre du prince venaient les pages, les serviteurs et les esclaves à pied, conduisant des chariots attelés de bœufs ou des chevaux lourdement chargés, chevaux et chariots que les habitants du pays traversé par le roi et sa truste, étaient forcés de fournir gratuitement (S).

Le comte Neroweg s’avança seul, à cheval, vers son royal hôte, qui, arrêtant aussi sa monture, dit à Neroweg :

— Comte, en allant de Clermont à Poitiers j’ai voulu m’arrêter un ou deux jours dans ton burg.

— Que ta gloire (T) soit la bienvenue dans mon domaine… Il est en partie composé de terres saliques : je les tiens de mon père, qui les tenait autant de son épée que de la générosité de ton aïeul Clovis… C’est ton droit de loger, en voyage, chez les comtes et bénéficiers du roi ; c’est pour eux un plaisir de t’accueillir.

— Comte, — dit insolemment le Lion de Poitiers, — ta femme vaut-elle la peine qu’on la courtise ?

— Mon favori qui te demande, à sa manière, si ta femme est belle, — dit Chram en faisant signe au Gaulois renégat de se modérer, — mon favori, le Lion de Poitiers est de sa nature fort plaisant.

— Alors, je répondrai au Lion de Poitiers qu’il ne pourra, non plus que toi, juger si ma femme est belle ou laide, car elle est enceinte et malade et ne sortira point de chez elle…

— Si ta femme est enceinte, — reprit le lion, — de qui est l’enfant ?…

— Comte, ne te fâche pas de ces railleries… Je te l’ai dit, mon ami est d’un naturel plaisant.

— Chram, je ne m’offenserai donc pas des railleries de ton favori… Allons au burg.

— Marchons, comte.

L’on s’avance vers le burg et l’on cause.

— Comte, avoue à notre royal maître Chram qu’en tenant ta femme renfermée tu caches ton trésor de crainte qu’on te le prenne !…

— Mon favori Spatachair, qui te parle de la sorte, Neroweg, est aussi d’un joyeux esprit.

— Roi, tu choisis des amis très-gais, ce me semble.

— Neroweg, tu nous caches ta femme… c’est ton droit… Nous la dénicherons… c’est le nôtre… Pour un bon larron, il n’y a pas de cachette.

— Chram, celui-ci est encore un de tes joyeux amis, sans doute ?

— Oui, comte, et des plus joyeux… il se nomme Imnachair.

— Et moi, qui me nomme Neroweg, je demanderai au seigneur Imnachair ce que fait le larron lorsqu’il a déniché la cachette qu’il cherche ?

— Neroweg, ta femme te contera la chose quand nous aurons déniché cette belle, car nous la dénicherons, aussi vrai que je suis le Lion de Poitiers !

— Et moi, aussi vrai que je suis comte du roi en ce pays d’Auvergne, — s’écria Neroweg, — je tuerais un lion comme un renardeau, comme un chien, si le Lion se voulait donner dans ma demeure des airs de lion !…

— Oh ! oh ! comte, tu parles résolument ! est-ce cette brillante armée qui est sur tes talons qui te donne cette audace ? — répondit le favori du roi en montrant du geste les leudes dépenaillés de Neroweg. — Si cette bande vaut ce qu’elle paraît, nous sommes perdus !

Deux ou trois des leudes du comte qui s’étaient peu à peu rapprochés, ayant entendu les insolentes railleries des favoris de Chram, murmurèrent tout haut d’un air farouche :

— Nous n’aimons pas que l’on raille Neroweg !

— Les leudes d’un comte valent bien les leudes royaux !

— Le poli de l’acier ne fait pas sa trempe !

L’un des hommes de Chram se retourna vers ses compagnons, et leur dit en riant, montrant du bout de sa lance les gens du comte en faisant allusion à leur grossier équipement :

— Sont-ce là des esclaves de charrue déguisés en guerriers ? ou des guerriers déguisés en esclaves de charrue ?

La truste royale répondit à cette plaisanterie par de grands éclats de rire ; déjà de côté et d’autre on se regardait d’un air de défi, lorsque l’évêque Cautin s’écria :

— Mes chers fils en Christ, moi, votre évêque et père spirituel, je vous engage au calme et à la paix…

— Comte, — dit gaiement Chram à Neroweg, — défie-toi de ce luxurieux et hypocrite évêque… Ne le laisse pas, ce bon apôtre, donner seul à seul les eulogies à ta femme ; il lui donnerait les eulogies de la Vénus des païens, tout saint homme qu’il est !

— Chram, je suis le serviteur du fils de notre glorieux roi Clotaire ; mais comme évêque, j’ai droit à ton respect.

— Tu as raison, puisque aujourd’hui vous autres évêques vous êtes presque aussi rois et surtout aussi riches que nous autres rois.

— Chram, tu parles de la puissance et de la richesse des évêques en Gaule… Oublies-tu donc que notre puissance est celle du seigneur Dieu, et nos richesses le bien des pauvres ?…

— Par la peau flasque de toutes les bourses que tu as dégonflées, grosse belette qui suces le jaune des œufs et ne laisses aux sots que la coquille ! tu dis cette fois la vérité… Oui, vos richesses sont le bien des pauvres, ce bien vous l’avez mis dans votre sac !

— Glorieux roi, je t’ai accompagné jusqu’au burg de mon fils en Christ, le comte Neroweg, pour accomplir l’acte de haute justice que tu sais, mais non pour laisser railler imprudemment, en ma personne, notre sainte religion catholique et apostolique.

— Et moi je maintiens que de jour en jour votre puissance et vos richesses augmentent ! J’ai deux filles de ma race, peut-être verront-elles le pouvoir royal s’amoindrir encore par vos usurpations, vous évêques, avec qui nous avons partagé notre conquête ; vous que nous avons enrichis, vous de qui nous avons été les hommes d’armes !

— Nos hommes d’armes, à nous, hommes de paix ! Tu te trompes, ô roi ! nos seules armes sont nos prédications !…

— Et quand les peuples se moquent de vos prédications, comme ont fait les Visigoths, ces ariens de Provence et du Languedoc, vous nous envoyez extirper leur hérésie par le fer et par le feu !

— Et de cela gloire à Dieu !… Les pieux rois franks, dans ces guerres contre les hérétiques, ont gagné un immense butin, fait triompher l’orthodoxie et arraché des âmes aux flammes éternelles, en les ramenant au giron de la sainte Église.

Celui qui eût assisté à ce souper de la villa épiscopale, où l’évêque 
 avait convié Neroweg, n’aurait pas reconnu Cautin. Ce saint homme, tête à tête avec le comte, stupide, brutal et aveugle croyant, ne recherchait point la dignité dans son langage ; mais en présence de Chram, effronté railleur qu’il détestait, il sentait le besoin d’imposer, par ses paroles et par son attitude, le respect et la crainte, sinon au prince et à ses favoris, aussi impudents que lui, du moins à leur suite, beaucoup plus dévotieuse ; puis, autre grave appréhension pour Cautin et pour sa bourse, il craignait fort que l’audacieux exemple de Chram et de ses amis ne vînt altérer la naïve et fructueuse crédulité de Neroweg, dont Cautin tirait un parti si profitable en cultivant et exploitant la peur du diable dont était possédé son fils en Dieu. Du coin de l’œil l’évêque voyait le comte sournoisement écouter, d’un air à la fois satisfait et effrayé, les insolentes railleries de Chram, se demandant sans doute si lui, Neroweg, n’était pas bien sot de croire à la puissance miraculeuse de l’évêque et de payer si cher les absolutions de ce patron. Cautin, en homme habile, voulut frapper un grand coup. Habitué à observer les signes précurseurs des orages, si fréquents et si subits dans les pays de montagnes, il se servait, ainsi que tant d’autres prêtres, de ses connaissances atmosphériques pour épouvanter les simples (U) ; le prélat remarquait donc depuis quelque temps une nuée noire, qui d’abord à peine visible et formée sur la cime d’un pic à l’extrême horizon, s’approchant rapidement, devait bientôt s’étendre et obscurcir le ciel et le soleil, encore radieux ; aussi Cautin, à une nouvelle insolence de Chram sur les fourberies épiscopales, répondit en tâchant de calculer et de mesurer la longueur de sa réplique sur la marche de l’orageuse nuée qui s’avançait :

— Ce n’est point à un serviteur indigne, à un humble ver de terre comme moi de défendre en ce moment l’Église du seigneur Dieu ; il a sa grâce et ses miracles pour convaincre les incrédules, ses châtiments célestes pour punir les impies ; aussi, malheur à qui oserait ici, à la face de ce soleil qui brille en ce moment sur nos têtes d’un si vif éclat, — ajouta l’évêque d’une voix de plus en plus retentissante, — malheur à qui oserait, à la face du Tout-Puissant qui nous voit, nous entend, nous juge et nous châtie ; malheur à qui oserait insulter à sa Divinité dans la personne sacrée de ses évêques ! oui, y a-t-il ici quelqu’un qui l’ose ? — continua Cautin d’une voix menaçante ; — y a-t-il ici quelqu’un, roi, seigneur, guerrier ou esclave, qui ose outrager la majesté divine ?

— Il y a ici moi, le Lion de Poitiers, qui te dis ceci à toi, Cautin, évêque de Clermont : Tu vois bien cette houssine ? je te la casserai sur le dos, saint homme, si tu ne cesses de parler avec tant d’insolence.

Foi de Vagre, ce Lion de Poitiers, ce Gaulois renégat, avait parfois du bon ; mais ses hardies paroles firent frémir l’assistance, la truste royale comme les leudes du comte… Il paraissait monstrueux à ces bons catholiques de casser une houssine sur le dos d’un évêque, eût-il, à l’instar de Cautin, enfermé son prochain tout vivant dans le sépulcre d’un mort. Une stupeur profonde succéda à la menace du Lion de Poitiers ; Chram lui-même parut effrayé de l’audace de son favori… Cautin, d’un coup d’œil, vit tout cela ; aussi s’écria-t-il, feignant une sainte horreur en s’adressant au Lion, qui, d’un air de défi, brandissait toujours sa houssine :

— Malheureux impie, aie pitié de toi-même… le Seigneur Dieu a entendu ton blasphème… Vois, le ciel s’obscurcit, le soleil se couvre de ténèbres ! vois ces signes précurseurs du courroux céleste !… À genoux, chers fils ! à genoux ! votre père en Dieu vous l’ordonne… Priez pour apaiser le courroux de l’Éternel soulevé par un épouvantable blasphème !…

Et Cautin descendit précipitamment de cheval ; mais il ne s’agenouilla pas : debout et les mains levées vers le ciel, comme un prêtre officiant à l’autel, il semblait conjurer la colère céleste.

À la voix de l’évêque, les esclaves et les serviteurs de Chram, effrayés des approches de cet orage inattendu, se jetèrent à genoux ; la plupart des hommes de sa truste sautèrent à bas de leurs montures, et s’agenouillèrent aussi, non moins épouvantés que les autres, à la vue du soleil presque subitement obscurci au moment où le Lion de Poitiers avait menacé l’évêque de sa houssine… Neroweg, l’un des premiers à genoux, se frappait la poitrine ; mais Chram, ses favoris et quelques-uns de ses antrustions restèrent à cheval, semblant hésiter, par orgueil, à obéir aux ordres de l’évêque… Alors celui-ci, d’un geste impérieux et d’un accent menaçant, s’écria :

— À genoux ! ô roi ! Le roi n’est pas plus que l’esclave devant l’œil du Tout-Puissant… le roi, comme l’esclave, doit courber le front devant l’Éternel pour apaiser son courroux… À genoux donc, ô roi ! à genoux, toi et tes favoris !…

— Oses-tu me commander, à moi ? — s’écria Chram le visage pâle de rage, voyant la pieuse soumission de ses hommes aux ordres de l’évêque. — Qui, de toi ou de moi fils de roi, est ici le maître, prêtre insolent ?…

Un superbe éclat de tonnerre ferma la bouche de Chram et servit à souhait la fourberie de Cautin, qui reprit :

— À genoux, roi !… n’entends-tu pas la foudre du ciel, cette voix grondante du Tout-Puissant irrité ?… Veux-tu attirer sur nous tous une pluie de feu ? Ô Seigneur Dieu, ayez pitié de nous ! éloignez de nous ces cataractes de lave ardente que, dans votre colère contre les impies, vous allez faire pleuvoir sur eux, et peut-être aussi sur nous, pauvres pécheurs… car les plus purs ne peuvent se dire irréprochables devant votre majesté, ô Seigneur ! mais du moins nous sommes humbles et repentants… Ayez pitié de nous, ô Tout-Puissant !…

Plusieurs nouveaux coups de tonnerre, accompagnés d’éclairs éblouissants, portèrent à son comble l’épouvante de la suite de Chram ; lui-même, malgré son audace et sa superbe, ressentit quelque crainte ; cependant son orgueil répugnait encore à se soumettre aux ordres de l’évêque, lorsque des murmures, d’abord sourds, puis menaçants, s’élevèrent parmi sa truste et ses esclaves.

— À genoux, notre roi… à genoux !…

— Nous ne voulons pas, si petits que nous sommes, être brûlés par le feu du ciel à cause de ton impiété et de celle de tes favoris.

— À genoux, notre roi… à genoux !… Obéis à la parole du saint évêque… c’est le Seigneur qui nous parle par sa bouche…

— À genoux, roi… à genoux !…

Chram céda… il craignit l’irritation de son entourage, et surtout de donner un exemple public de rébellion contre les évêques, dont la toute-puissance abrutissante venait si bien en aide à la conquête. Chram, maugréant et blasphémant entre ses dents, descendit donc de cheval, faisant signe à ses deux favoris, Imnachair et Spatachair, qui lui obéirent, de l’imiter et de se mettre, comme lui, à genoux.

Seul, à cheval, et dominant cette foule craintive agenouillée, le Lion de Poitiers, le front intrépide, la lèvre sardonique, bravait les roulements du tonnerre qui redoublait de fracas.

— À genoux ! — crièrent les voix de plus en plus irritées, — à genoux, le Lion de Poitiers !…

— Notre roi Chram s’agenouille, et cet impie, cause de tout le mal par ses menaces sacrilèges à l’égard du saint évêque, refuse seul d’obéir…

— Ce blasphémateur va attirer sur nous un déluge de bitume et de feu…

— Mes fils, mes chers fils ! — s’écria Cautin, seul debout, comme le Lion de Poitiers était seul à cheval, — préparons-nous à la mort ! un seul grain d’ivraie suffit à corrompre un muid de froment… un seul pécheur endurci va peut-être causer notre mort, à nous autres justes… Résignons-nous, mes chers fils… que la volonté de Dieu soit faite… peut-être nous ouvrira-t-il son saint paradis !

La foule épouvantée fit entendre des cris de plus en plus courroucés contre le Lion de Poitiers ; et Neroweg, qui gardait rancune à cet insolent de ses impudiques plaisanteries sur Godégisèle, se leva à demi, tira son épée, et s’écria :


— À mort l’impie ! son sang apaisera la colère de l’Éternel !…

— Oui, oui… à mort ! — crièrent une foule de voix furieuses, à peine dominées par les retentissements de la foudre, rendus plus formidables encore par l’écho des montagnes.

Le ciel semblait véritablement en feu, tant les éclairs se succédaient, rapides, enflammés, éblouissants… Les plus braves tremblaient, le roi Chram lui-même regrettait d’avoir raillé l’évêque… Aussi, voyant le Lion de Poitiers, toujours imperturbable, répondre par un geste de dédain aux menaces de Neroweg et aux cris furieux de la foule, il dit à son favori :

— Descends de cheval et agenouille-toi… sinon, je te laisse massacrer… Jamais je n’ai vu pareil orage !… Tu as eu tort de menacer l’évêque de ta houssine, et moi de le railler… le feu du ciel va peut-être tomber sur nous…

Le Lion de Poitiers rugit de rage ; mais, prévoyant le sort qu’une plus longue résistance lui devait attirer, il céda, en grinçant des dents, aux ordres de Chram, descendit de cheval après une dernière hésitation, et tomba à genoux en montrant le poing à Cautin… Alors l’évêque, jusque-là toujours debout au-dessus de cette foule frappée de terreur et de respect, jeta un regard de triomphant orgueil sur Chram, ses favoris, ses leudes, ses serviteurs, ses esclaves, tous agenouillés, et se dit, savourant sa victoire :

— Oui, roi, les évêques sont plus rois que toi ! car te voici à mes pieds, le front dans la poussière…

Puis il s’agenouilla lentement en s’écriant d’une voix éclatante :

— Gloire à toi, Seigneur ! gloire à toi !… L’impie rebelle, saisi d’une sainte terreur, abaisse son front superbe… Le lion dévorant est devenu, devant ta majesté divine, plus craintif que l’agneau… Apaise ta juste colère, ô Seigneur ! aie pitié de nous tous, agenouillés ici devant toi… dissipe les ténèbres qui obscurcissent le ciel… éloigne la nuée de feu que l’endurcissement d’un pécheur avait attirée sur nos têtes… daigne ainsi manifester, ô Tout-Puissant ! que la voix de ton serviteur indigne, l’évêque Cautin, est montée jusqu’à toi… jusqu’à toi, qui, grâce à un ineffable miracle, as dernièrement permis à ton oint de contempler ta face éblouissante au milieu de tes séraphins et de tes anges et archanges !…

Le prélat dit encore beaucoup d’admirables choses, mesurant et graduant ses actions de grâces et de merci sur l’apaisement progressif de l’orage, de même qu’à son approche il avait gradué ses paroles menaçantes ; aussi l’habile homme termina-t-il son discours aux sourds roulements d’un tonnerre lointain : derniers grondements, disait-il, de la voix courroucée de l’Éternel enfin calmé dans sa colère… Après quoi, le ciel s’éclaircit, les nuages se dissipèrent, le soleil de juin rayonna de tout son éclat, et la truste royale, aussi rassérénée que le ciel, se mit en marche vers le burg, chantant à pleine poitrine :

« — Gloire ! gloire éternelle au Seigneur !…

» — Gloire ! gloire à notre bienheureux évêque !…

» — Il a détourné de nous, par un miracle, le feu du ciel…

» — L’impie a courbé son front rebelle…

» — Gloire ! gloire au Seigneur !… »




Pendant que les esclaves de Chram conduisaient les chevaux à l’écurie, que d’autres plaçaient, sous une vaste grange à demi remplie de fourrage, les chariots et les bâts, encore chargés de leurs fardeaux, ses leudes buvaient et mangeaient en hommes qui voyagent depuis l’aube. Chram ayant, ainsi que ses favoris, fait honneur au repas du comte, lui dit :

— Mène-moi dans un endroit où nous puissions parler en secret. Tu dois avoir une chambre où tu gardes tes trésors ? allons-y…

Neroweg se gratta l’oreille sans répondre ; se souciant peu sans 
 doute d’introduire dans ce sanctuaire le fils de son roi. Chram, voyant l’hésitation du comte, reprit :

— S’il y a dans ton burg un endroit plus retiré que ta chambre aux trésors, peu m’importe… Allons chez ta femme si tu veux.

— Non… non… viens dans ma chambre aux trésors… Permets seulement que je donne quelques ordres afin que tes gens ne manquent de rien.

Neroweg, tirant alors à l’écart l’un de ses leudes, lui dit :

— Bertefred et toi, Ansowald, bien armés tous deux, vous resterez à la porte du réduit où je vais entrer avec ce Chram… Tenez-vous prêts à accourir à mon premier appel.

— Que crains-tu ?

— La race du glorieux Clovis a beaucoup de goût pour le bien d’autrui, et quoique mes coffres soient fermés à triple serrure et bardés de fer, j’aime autant à vous savoir, toi et Bertefred, derrière la porte.

— Nous y serons.

— Dis, de plus, à Rigomer et à Berthecram de se tenir, armés aussi, à la porte du gynécée ; qu’ils frappent sans merci ceux qui tenteraient de s’introduire auprès de Godégisèle, et appellent à l’aide… Je me défie du Lion de Poitiers, audacieux sacrilège qui ce matin a osé braver le feu du ciel, attiré sur nous par ses impiétés… Les deux autres favoris de Chram ne me semblent ni moins païens ni moins luxurieux que ce lion farouche ; je les crois, à eux trois, capables de tout… comme leur royal maître… As-tu compté le nombre des gens armés qui accompagnent ce Chram ?

— Il n’a amené ici que la moitié de ses leudes… de ses antrustions, comme s’appellent ces hautains qui semblent nous dédaigner, nous autres, parce qu’ils sont les fidèles du fils d’un roi… Ne les valons-nous pas ?… quoique leur peau soit tarifée à six cents sous d’or de Wirgelt et la nôtre à deux cents sous seulement (V).

— Tout à l’heure, — ajouta Bertechram, — ils avaient l’air de 
 manger du bout des dents et de regarder au fond des pots, pour s’assurer s’ils étaient propres… Ils se moquaient de notre vaisselle de terre et d’étain…

— Oui, oui… pour que je sorte ma vaisselle d’or et d’argent, afin de m’en dérober quelque pièce.

— Tiens, Neroweg, il pourra couler du sang d’ici à ce soir, si ces insolents nous continuent leurs dédains.

— Heureusement nous tes leudes, les hommes de pied et les esclaves que l’on pourrait armer, nous sommes aussi nombreux que les hommes de Chram.

— Allons, allons, mes bons compagnons, ne vous échauffez pas, chers amis… Si l’on se querelle à table on cassera la vaisselle, et il me faudra la remplacer.

— Neroweg, l’honneur passe avant la vaisselle.

— Certainement, mais il est inutile de provoquer les disputes… Tenez-vous seulement sur vos gardes, et que l’on veille à la porte du gynécée.

— Ce que tu demandes sera fait.

Quelques instants après, le roi Chram et le comte se trouvaient seuls dans la chambre des trésors.

— Comte, quelle est la valeur des richesses renfermées dans ces coffres ?

— Oh ! ils contiennent peu de chose, très-peu de chose… Ils sont fort grands, parce que, ainsi que nous disons en Germanie : « Il est toujours bon de se précautionner d’un grand pot et d’un grand coffre… » mais ils sont presque vides…

— Tant pis, comte… Je voulais doubler, tripler, quadrupler peut-être la valeur qu’ils renferment.

— Tu veux railler ?

— Comte, je désire augmenter au delà de tes espérances ta puissance et tes richesses… Je te le jure par l’indivisible Trinité !

— Alors je te crois ! car après le miracle de ce matin tu n’oserais, en te jouant d’un serment si redoutable, risquer d’attirer sur ma maison le feu du ciel… Mais pourquoi désires-tu me rendre si puissant et si riche ?…

— Parce qu’à cela, moi, j’ai intérêt.

— Tu me persuades.

— Veux-tu avoir des domaines égaux à ceux du fils du roi ?

— Je le voudrais.

— Veux-tu avoir, au lieu de ces coffres à moitié vides, dis-tu, cent coffres regorgeant d’or, de pierreries, de vases, de coupes, de patères, de bassins, d’armures, d’étoffes précieuses ?

— Je le voudrais, certes, oh ! je le voudrais !

— Au lieu d’être comte d’une ville de l’Auvergne, veux-tu gouverner toute une province, être enfin aussi riche et aussi puissant que tu peux le désirer ?

— Tu me jures, par l’indivisible Trinité, que tu parles sérieusement ?

— Je te le jure !

— Tu me le jures aussi par le grand Saint-Martin, à qui j’ai une dévotion particulière ?

— Je te jure aussi, comte, par le grand Saint-Martin, que mes offres sont très-sérieuses.

— Alors, explique-toi.

— Mon père Clotaire, à cette heure, guerroie hors de la Gaule contre les Saxons… Je veux profiter de cela pour me faire roi à la place de mon père… Plusieurs ducs et comtes des contrées voisines sont entrés dans mon projet… Seras-tu pour ou contre moi ?

— Et tes frères Charibert, Gontran, Chilperik et Sigibert ? ils ne te laisseront pas le royaume de ton père à toi tout seul ?

— Je ferai tuer mes frères.

— Par qui ?

— Tu le sauras plus tard.

— Chram, ce sont là, vois-tu, de ces choses qu’il faut accomplir soi-même… pour être assuré qu’elles réussissent…

— Tu dis cela, comte, à cause de ton frère Ursio tué de ta main…

— Notre grand roi Clovis, ton aïeul, et ses fils ne se sont-ils pas toujours ainsi eux-mêmes, et selon leur besoin, défaits de leurs plus proches parents ? D’ailleurs je peux parler sans crainte du meurtre d’Ursio… moi, j’en suis absous… j’ai payé…

— Tu as gardé l’héritage ?

— J’en ai abandonné au moins un quart à l’Église et à mon patron, l’évêque Cautin, pour racheter le meurtre…

— Tu y gagnes toujours les trois quarts de l’héritage.

— Tiens ! si je n’avais pas dû gagner à la mort d’Ursio, je ne l’aurais pas tué… je ne lui en voulais pas…

— Et moi, je n’en veux pas non plus à mes frères… seulement je désire être seul roi de toute la Gaule… Ainsi, comte, réponds, veux-tu t’engager, par serment sacré, à combattre pour moi à la tête de tes hommes ? je m’engagerais, par un serment pareil, à te faire duc d’une province à ton choix et à t’abandonner les biens, les trésors, les esclaves, les domaines du plus riche des seigneurs qui auront tenu pour mon père contre moi…

— Enfin, roi, tu veux que je te promette, en mon nom et en celui de mes leudes et de mes hommes, que nous obéirons à ta bouche, ainsi que nous disons en Germanie ?

— Oui, telle est ma demande.

— Mais ton père ? mais ton père ?…

— Déjà sa truste, avant la guerre contre les Saxons, a failli le massacrer… sais-tu cela ?

— Le bruit en est venu jusqu’ici.

— Mon projet est donc de faire tuer mes frères, de dire que mon père est mort pendant sa guerre contre les Saxons, et de me faire roi de la Gaule à sa place (X)…

— Mais lorsqu’il reviendra de Saxe avec son armée ?

— Je le combattrai, et je le tuerai si je peux… N’a-t-il pas tué ses neveux et pillé les trésors de son frère Chlodomir ?…

— Je ne te blâme point en ceci… je pense à ce qui peut m’advenir, à moi…

— À toi, comte ?

— Si dans ta guerre contre ton père tu as le dessous, et que je m’en sois mêlé, de cette guerre… il m’arrivera malheur… Je serai dépouillé comme traître des terres que je tiens à bénéfices ; il ne me restera que mes terres saliques

— Voudrais-tu gagner sans risquer d’enjeu ?

— Je préférerais cela de beaucoup… Mais écoute, Chram ; que les comtes et ducs du Poitou, du Limousin, de l’Anjou, prennent parti avec toi contre ton père, alors moi et mes hommes nous obéirons à ta bouche… mais je ne me déclarerai pour ta cause que lorsque les autres se seront ouvertement déclarés en armes les premiers…

— Tu veux jouer à coup sûr ?

— Oui, je veux risquer peu pour gagner beaucoup…

— Soit… alors échangeons nos serments.

— Attends, roi…

— Que vas-tu faire ? pourquoi ouvrir ce coffre ?… Laisse donc du moins le couvercle relevé, que je voie tes trésors…

— Je t’assure qu’il n’y a presque rien là dedans, et le peu qu’il y a craint fort la poussière.

— Par ma chevelure royale ! je n’ai de ma vie vu plus magnifique boîte à Évangile que celle que tu viens de tirer de ce coffre… ce n’est qu’or, rubis, perles et escarboucles… Où as-tu pillé cela ?

— Dans une villa de Touraine : le cahier d’Évangile qui est dedans est tout écrit en lettres d’or…

— C’est la boîte qui est superbe… j’en suis ébloui…

— Roi, nous allons nous engager par serment sur cet Évangile à tenir nos promesses…

— J’y consens… Or donc, sur les saints Évangiles que voici, moi, Chram, fils de Clotaire, je jure, au nom de l’indivisible Trinité et du grand Saint-Martin, je jure, selon la formule consacrée en Germanie, « que si toi, Neroweg, comte de la ville de Clermont en Auvergne, toi et tes leudes, qui regardiez autrefois du côté du roi mon père, vous voulez maintenant vous tourner vers moi, Chram, me proposant de m’établir roi sur vous, et que je m’y établisse, je te ferai duc d’une grande province à ton choix, et te donnerai les domaines, maisons, esclaves et trésors du plus riche des seigneurs qui auront tenu pour mon père contre moi… »

« — Et moi, Neroweg, comte de la ville de Clermont en Auvergne, je jure sur les Évangiles que voici, je jure, au nom de l’indivisible Trinité et du grand Saint-Martin, que si les comtes et ducs du Poitou, du Limousin et de l’Anjou, au lieu de regarder comme autrefois du côté de ton père, se tournent ouvertement vers toi, et en armes, te proposant de t’établir roi sur eux, je me tournerai aussi vers toi, Chram, moi et mes hommes, pour que tu t’établisses roi sur nous. Que je sois voué aux peines éternelles, moi, Neroweg, si je manque à mon serment !… »

— Que je sois voué aux peines éternelles, moi, Chram, si je manque à mon serment !…

— C’est juré…

— C’est juré…

— Maintenant, comte, laisse-moi examiner de plus près cette magnifique boîte à Évangile…

— Excuse-moi… cette boîte craint terriblement la poussière…

— Comte, je n’ai vu personne de comparable à toi pour ouvrir et fermer prestement un coffre…

— C’est toujours afin que la poussière n’y entre point.

— À cette heure, autre chose… Notre serment nous lie, je peux te parler sans détour… Il faut d’abord que je fasse mourir mes quatre frères, Gontran, Sigibert, Chilperik et Charibert.

— Le glorieux Clovis, ton aïeul, procédait toujours de cette façon lorsqu’il jugeait bon de joindre à ses possessions un royaume ou un héritage ; il préférait tuer d’abord… et prendre ensuite.

— Mon père Clotaire aussi professait cette opinion ; il commençait par tuer les enfants de son frère Clodomir, afin de s’emparer ensuite de leur héritage.

— D’autres, comme ton oncle Théodorik, prenaient d’abord et tuaient ensuite… C’était mal avisé… on dépouille plus facilement un mort qu’un vivant…

— Comte, tu as la sagesse de Salomon ; mais moi, je ne peux pas tuer mes frères moi-même…

— Tu ne peux pas… et pourquoi ne peux-tu pas ?

— Deux d’entre eux sont très-vigoureux ; moi, je suis faible et usé ; et puis ils ne me feraient pas l’occasion de bonne grâce ; ils se défient de moi.

— Il est vrai que mon frère Ursio n’avait pas de moi la moindre défiance… Il était si jeune encore !

— J’ai déjà trois hommes déterminés à ces meurtres : ce sont des hommes sur qui je peux compter… il m’en faut un quatrième.

— Où le trouver ?

— Ici…

— Dans mon burg ?

— Oui, peut-être…

— Explique-toi…

— Sais-tu pourquoi l’évêque Cautin, qui ne m’aime guère, m’accompagne ?

— Je l’ignore…

— C’est que l’évêque a grand’hâte de juger, de condamner et de voir supplicier les Vagres et leurs complices, qui sont prisonniers dans l’ergastule de ce burg… et de voir surtout rôtir l’évêchesse comme sorcière…

— Je ne te comprends pas, Chram. Ces scélérats et les deux femmes, leurs complices, doivent être, lorsqu’ils seront guéris, et ils le sont, conduits à Clermont pour y être jugés par la curie.

— D’après des bruits très-croyables, qui nous sont parvenus, l’évêque craint, non sans raison, que la populace de Clermont ne se soulève pour délivrer ces bandits lorsqu’ils arriveront dans la cité ; les noms de l’ermite laboureur et de Ronan le Vagre sont chers à la race esclave et vagabonde ; elle se pourrait révolter pour arracher ces maudits au supplice… tandis qu’ici, dans le burg, il n’y a rien à craindre de pareil.

— Cette rebellion peut être à redouter, en effet, de la populace de Clermont.

— J’ai donc promis à l’évêque Cautin que si tu y consentais, moi, Chram, roi pour mon père en Auvergne (en attendant que je sois roi par moi-même de toute la Gaule), j’ordonnerais que ces criminels soient jugés, condamnés et suppliciés ici dans ton burg, devant ton mâhl justicier…

— Si mon bon patron l’évêque Cautin est de cet avis, je le partage… Autant que lui je me promets de jouir de ce supplice… et je donnerais, je crois, vingt sous d’or, plutôt que de voir ces scélérats échapper à la mort, ce qui pourrait arriver, si la vile populace de Clermont se soulevait en leur faveur… Mais quel rapport ceci a-t-il avec le meurtre de tes frères ?

— Tu m’as dit que ce Ronan le Vagre était guéri de ses blessures ?

— Oui.

— C’est un homme résolu ?

— Un démon… Le diable prend souvent la figure de ce Vagre, m’a dit mon patron.

— Crois-tu que si l’on disait à ce démon, après qu’il aura été condamné à un supplice terrible : « Tu auras ta grâce, à la condition d’aller tuer ensuite quelqu’un… et le meurtre accompli, vingt sous d’or de profit… » il refuserait cette offre ? Dis, quel Vagre la refuserait ?…

— Chram, cet endiablé Ronan et sa bande ont tué neuf de mes plus vaillants leudes ; ils ont pillé, incendié la villa de l’évêque, et il faut que je la reconstruise à mes frais, selon que l’a dit l’Éternel de sa propre bouche… Or, aussi vrai que le grand Saint-Martin est au paradis, ce Vagre n’échappera pas au supplice dû à ses crimes !…

— Qui te dit le contraire ?

— Tu parles de lui faire grâce pour…

— Mais, peu clairvoyant Neroweg, le meurtre accompli, au lieu de compter au Vagre vingt sous d’or… on lui compte cent coups de barre de fer sur les membres, après quoi on l’écartelle ou on le coupe en quartiers… Ah ! cela te fait rire…

— Hi… hi !… oui, cela me rappelle les baudriers et les colliers de faux or, dont ton aïeul, le grand Clovis, paya un jour ses complices, hi… hi… lors du meurtre des deux Ragnacaire, hi, hi… Ce Vagre croira recevoir vingt sous d’or, et il recevra cent coups de barre de fer… hi ! hi !…

— Les hommes déterminés sont rares ; si ce Vagre mène l’affaire à bonne fin pour sa part, avant huit jours mes quatre frères sont tués… et leur mort assure la réussite de mes projets… Ton intérêt comme le mien est de nous servir de ce Vagre…

— Mais l’évêque, qui exprès vient ici pour jouir du supplice de ce bandit ; l’évêque, qui ne sait pas nos projets, ne consentira pas à accorder la grâce de ce Ronan.

— Cautin se consolera de la fuite du Vagre en voyant rôtir l’évêchesse, et supplicier l’ermite laboureur, qu’il exècre non moins que le Vagre…

— Et si le Vagre promet de tuer et qu’il ne tue pas ?

— Et les vingt sous d’or qu’il croira recevoir après le meurtre ?…

— C’est juste… mais sa fuite, comment la favoriser !

— Tu peux assembler ton mâhl dans deux heures ?

— Oui.

— Le jugement et la condamnation aujourd’hui, le supplice de
main… d’ici à demain il nous reste la nuit… Pendant le sommeil de l’évêque tu feras sortir le Vagre de l’ergastule ; on le conduira près de Spatachair, mon favori… le reste me regarde… et demain nous dirons à l’évêque : Le Vagre s’est enfui…

— Hi… hi !…

— De quoi ris-tu ?

— Ce Vagre, qui croira recevoir vingt sous d’or, et il recevra… hi ! hi !… cent coups de barre de fer sur les membres, après quoi il sera écartelé… hi ! hi ! hi !…

— Tu le vois, comte, ta vengeance n’y perdra rien, et nos projets seront assurés ; car si je ne trouvais pas au plus tôt un quatrième homme déterminé comme ce Vagre, il me resterait toujours un frère, et un frère, aussi bien que quatre, peut prétendre au royaume de mon père… Réponds, sommes-nous d’accord pour la fuite du Vagre ?

— Oui, oui… et puis cette idée des cent coups de barre de fer… hi ! hi ! hi !…

— Ainsi ton mâhl sera dans deux heures assemblé ?

— Dans deux heures il le sera.

— Adieu, Neroweg, comte de la ville de Clermont… mais au revoir, duc de Touraine ou d’Anjou et l’un des plus riches, des plus puissants parmi les seigneurs franks, fait tel par l’amitié de Chram, roi de toute la Gaule !…




Le soleil baisse, la nuit s’approche : un homme à barbe et à cheveux gris, âgé de cinquante-huit à soixante ans, mais aussi alerte et vigoureux que dans la maturité de l’âge, portant la saie gauloise, un bissac sur ses épaules, bonnet de fourrure et chaussures poudreuses, vient de la forêt ; il s’avance sur la route qui conduit au burg du comte Neroweg. Cet homme à barbe grise semble être un de ces bateleurs qui, dans les villes et les villages, montrent des animaux. Sur son dos, il a une cage où est enfermé un singe, et, au moyen d’une longue et forte chaîne de fer, il conduit un ours de belle taille, qui paraît d’ailleurs un paisible compagnon de route ; il suit son maître aussi docilement qu’un chien. Le bateleur s’arrête un instant au sommet de ce chemin montueux, d’où l’on découvre la plaine et la colline où est bâti le burg ; à ce moment, deux esclaves à tête rasée, courbés sous le poids d’un lourd fardeau, suspendu à une rame de bateau, dont chaque extrémité repose sur l’une de leurs épaules, s’avancent par un sentier, qui, à quelques pas de là, coupe et rejoint la route suivie par le bateleur ; il hâte alors le pas afin de rejoindre les esclaves ; mais ceux-ci, peu rassurés sans doute à la vue de l’ours qui suit son maître, s’arrêtent court.

— Mes amis, n’ayez pas peur, mon ours n’est point méchant ; il est fort apprivoisé.

L’appelant alors tout en raccourcissant sa chaîne :

— Viens ici près de moi, Mont-Dore !

À cet ordre, l’ours répondit en s’approchant et s’asseyant modestement sur son train de derrière ; puis il leva d’un air soumis la tête vers son maître, qui, debout devant lui, le cachait à demi aux esclaves… Ceux-ci, rassurés, reprirent leur marche et firent quelques pas au devant du bateleur, demeurant cependant, par prudence, à une certaine distance de lui et de son ours.

— Mes amis, quelle est cette grande demeure que l’on voit là-bas, enceinte d’un fossé ?

— C’est le burg du comte Neroweg, notre maître.

— Est-il au burg, aujourd’hui ?

— Il y est en grande et royale compagnie.

— En royale compagnie ?

— Chram, le fils du roi des Franks, y est arrivé ce matin avec sa truste ; nous venons de l’étang pêcher cette charge de poissons pour le souper de ce soir.

— Aussi vrai que j’ai la barbe grise, voilà une bonne aubaine pour un pauvre homme comme moi… je pourrai divertir ces nobles sei
gneurs en leur montrant mon ours et mon singe… Croyez-vous, mes enfants, qu’on me laissera entrer au burg ?

— Oh ! nous ne savons… aucun étranger ne passe ordinairement le fossé du burg sans l’ordre du seigneur comte ; il est très-défiant, et le pont gardé durant le jour est retiré chaque soir.

— Cependant, cet hiver, il est aussi venu un montreur de bêtes, et le seigneur comte s’est amusé à les voir.

— Alors, il ne refusera pas ce soir d’offrir un pareil divertissement à son royal hôte…

— Il se peut… En ce cas l’amusement de ce soir aidera ces seigneurs à attendre l’amusement de demain.

— Lequel ?

— Le supplice des quatre condamnés d’aujourd’hui : Ronan le Vagre, l’ermite laboureur, moine renégat en Vagrerie ; une petite esclave, leur complice, et l’évêchesse, une damnée sorcière, autrefois la femme de notre bienheureux évêque Cautin.

— Ah ! l’on a pris des Vagres par ici, mes amis ?… Et ils ont été condamnés aujourd’hui ?

— Le mâlh s’est assemblé tantôt, le fils du roi et notre saint évêque y assistaient… Ronan le Vagre et l’ermite ont été d’abord mis à la torture…

— Ils refusaient donc d’avouer qu’ils avaient couru la Vagrerie ?

— Non… Ronan le maudit s’en vantait, au contraire.

— Alors, pourquoi la torture ?

— C’est ce que disait le fils du roi ; il ne voulait pas la torture pour Ronan le Vagre ; il s’y opposait de toutes ses forces.

— Mais notre saint évêque a prétendu qu’une vérité arrachée par la torture était plus certaine, puisque c’était comme le jugement de Dieu… Alors personne n’a osé aller contre la volonté du saint homme.

— Aussi l’on a plongé, par son ordre, les pieds du Vagre et de l’ermite dans l’huile bouillante… et ils ont avoué une seconde fois.

— Puis on a été obligé de les porter dans l’ergastule, car ils ne pouvaient plus marcher.

— Et demain on les transportera sur le lieu du supplice, qui sera, dit-on, terrible !… mais jamais assez terrible pour expier les crimes de Ronan le Vagre…

— Qu’a-t-il donc fait, mes amis ?

— N’a-t-il pas, le sacrilège ! à la tête de sa bande, incendié, pillé la villa épiscopale de notre bienheureux évêque Cautin…

— Comment, mes amis, Ronan le Vagre… cet impie aurait osé commettre un pareil crime ? Et les femmes, est-ce qu’on les a aussi mises à la torture ?

— La petite esclave Vagredine est encore quasi mourante d’une blessure qu’elle s’est faite en voulant se tuer, lorsqu’elle a vu les Vagres exterminés.

— Quant à l’évêchesse, on allait commencer sa torture, lorsque notre saint évêque a dit : « Il faut se donner garde d’affaiblir la sorcière, peut-être elle ne résisterait pas à la douleur, et il vaut mieux qu’elle reste en pleine santé, afin qu’elle ne perde rien des tourments de demain. »

— Votre évêque est très-judicieux, mes amis… et où ces scélérats attendent-ils la mort ?

— Dans le souterrain du burg.

— Toute fuite leur est, j’espère, impossible, à ces damnés ?

— D’abord Ronan le Vagre et l’ermite laboureur seraient libres, qu’ils ne pourraient faire un pas à cause des suites de leur torture.

— J’oubliais cela, mes amis.

— Et puis, l’ergastule est construit en briques et en ciment romain aussi dur que roche ; cette cave est fermée par une grille de fer à barreaux gros comme le bras, et toujours gardée par une troupe d’hommes armés.

— Grâce à Dieu, il n’est pas possible, mes amis, que ces maudits échappent à leur supplice… Je vois que vous n’êtes pas de ces mauvais esclaves, assez nombreux, dit-on, qui prennent parti pour les Vagres.

— Les Vagres sont des démons, nous voudrions les voir torturer jusqu’au dernier ; ce sont les ennemis des évêques, nos bons pères, et des Franks, nos seigneurs.

— Votre maître est donc humain pour vous ?

— Il est d’autant meilleur maître, nous a dit son clerc, qu’il nous fait plus souffrir, puisque la souffrance ici-bas nous assure le paradis…

— Vous ne pouvez, mes enfants, manquer de faire ainsi votre salut… J’espère que tous vos compagnons du burg sont, comme vous, résignés à leur sort ?

— Il est des impies partout… Plusieurs d’entre nous iraient, s’ils pouvaient, courir la Vagrerie ; ils ne respectent pas nos saints évêques, haïssent nos seigneurs les Franks, et se révoltent d’être en esclavage ; mais nous les dénonçons au clerc de notre comte, et quand nous pouvons, nous les faisons cruellement châtier, en attendant pour eux l’enfer éternel !…

— Vous êtes, je le vois, des compagnons vraiment chrétiens, et ces mauvais esclaves-là ne sont pas, je l’espère, en grand nombre parmi vous, au burg ?

— Oh ! non… ils sont quinze ou vingt peut-être, sur cent que nous sommes pour le service de la maison ; car le comte, notre seigneur, a plus de quatre mille colons et esclaves laboureurs sur ses domaines.

— Allons, mes enfants, il me semble que cela me porterait bonheur, à moi, pauvre homme, de passer quelques heures dans une maison ainsi peuplée d’esclaves selon Dieu… Et puisque vous me précédez au burg, annoncez ma venue au majordome du comte… Si ce noble seigneur veut se divertir de mon ours, il fera donner des ordres pour que je puisse pénétrer dans l’enceinte.

— Nous allons annoncer ta venue, bateleur… le majordome décidera…

Et les esclaves qui, ruisselants de sueur, avaient un instant déposé leur filet de pêche, rempli de gros poissons d’étang que l’on voyait frétiller encore à travers les mailles, reprirent leur pesant fardeau et se dirigèrent vers le burg. Lorsqu’ils eurent disparu, l’ours se dressa sur ses pattes de derrière, jeta sa tête à ses pieds, et s’écria :

— Sang et massacre ! ils brûleront demain ma belle évêchesse !… Et Ronan ! notre brave Ronan ! supplicié aussi !… Souffrirons-nous cela, vieux Karadeuk ?

— Je vengerai mes fils… ou je mourrai près d’eux !… Ô Loysik ! ô Ronan ! torturés… torturés !… et demain, la mort !…

— Aussi vrai que le souvenir de l’évêchesse me brûle le cœur ! la torture d’aujourd’hui, le supplice de demain, l’arrivée de ce Chram avec ses gens de guerre !… tout cela bouleverse nos projets… Au lieu d’être conduits et jugés à Clermont dans quelques jours, Ronan et l’évêchesse seront mis à mort demain matin dans ce burg… au lieu d’être ingambes et guéris de leurs blessures, Ronan et son frère sont impotents ; les leudes de Chram, réunis à ceux du comte et à ses gens de pied, forment une garnison de plus de trois cents hommes de guerre, ils occupent ce burg… et pour enlever Ronan et Loysik, incapables de marcher, la petite esclave, quasi mourante, et ma belle évêchesse, combien sommes-nous ? toi et moi… Tiens, vieux Karadeuk, si je sais comment nous sortirons de ce guêpier, je veux devenir véritablement ours, et non plus ours des kalendes de janvier (Y), ainsi que je le suis à cette heure… Ah ! celui-là qui m’eût dit, lorsque déguisé, comme tant d’autres, en bestial, je fêtais les saturnales de la nuit de janvier… celui-là qui m’eût dit : Mon joyeux garçon, tu fêteras les kalendes d’hiver en plein été, j’aurais répondu : Va, bonhomme, ce jour-là il fera chaud… et j’aurais dit vrai… car je serais plus au frais dans un four brûlant que sous cette peau !… La rage et la chaleur me mettent en eau… Tu restes muet, mon vieux Vagre… à quoi penses-tu ?

— À mes fils… Que faire… que faire ?…

— Meilleur je suis pour l’action que pour le conseil, en ce moment surtout, car la fureur me rend fou ! Pauvre et vaillante femme ! demain, brûlée !… Ah ! pourquoi faut-il que j’aie été séparé d’elle dans les gorges d’Allange durant ce combat, engagé par nos archers du haut des chênes, contre les gens du comte… Pauvre… pauvre femme ! je l’ai crue morte ou prisonnière… Notre déroute était complète, impossible à moi de m’assurer du sort de ma maîtresse, trop heureux de pouvoir, avec quelques-uns des nôtres, échappés au massacre, m’enfoncer au plus profond de la forêt, nous donnant rendez-vous dans les rochers du pic du Mont-Dore, un de nos anciens repaires… Enfin, nous nous sommes, au bout de quelques jours, retrouvés là une douzaine de notre bande, et bientôt nous t’avons vu arriver aussi, en compagnie de deux esclaves fuyards ; toi, mon vieux Vagre, perdu pour nous depuis plus de trois ans… Alors, tu nous as renseignés sur le sort de tes fils, de la petite esclave et de l’évêchesse… C’est étrange, ce que je ressens pour cette vaillante femme ! son souvenir ne me quitte pas… mon cœur se brise de chagrin en la sachant aux mains du comte et de l’évêque ; il n’est pas en Vagrerie de Vagre plus Vagre que moi pour la vie d’aventure, et pourtant je ne sais quel hasard nous jetterait, l’évêchesse et moi, dans un coin de terre ignoré, que là, je vivrais, je crois, près d’elle, dix ans, vingt ans, cent ans !… Tu me prends pour un fou, vieux Karadeuk ? ou mieux, pour un oison, car je deviens pleurard, et je m’hébête !… Au diable le chagrin ! il faut agir !…

— Oh ! mes fils ! mes fils !…

— S’il ne fallait pour les sauver, eux et l’évêchesse, que donner ma peau… pas celle-ci, la vraie, je la donnerais, foi de Vagre ! car, tu le sais, lorsque tu nous as conté ton projet, et que le personnage de l’ours a été proposé à un garçon de bon vouloir, je me suis offert, vous disant qu’autrefois, à Beziers, j’étais d’autant plus forcené pour les déguisements des kalendes, que les prêtres les défendaient (Z), et que dans ces saturnales je figurais surtout l’ours à s’y méprendre ; je fus tout d’une voix acclamé ours en Vagrerie, et… mais tu trouves peut-être que je parle beaucoup ?… Que veux-tu ? cela m’étourdit… car lorsque je reste muet et songeur… mon cœur se navre, et je deviens stupide !…

— Loysik ! Ronan ! suppliciés demain… non, non… ciel et terre ! non !…

— Quoi qu’il faille faire pour sauver tes fils, la petite Odille et l’évêchesse, je te suivrai jusqu’au bout. Donc, lorsqu’il fut convenu que tu serais le bateleur et moi l’ours, il fallut trouver un ours de belle taille, assez obligeant pour me prêter sa tête, son justaucorps et ses chausses. J’ai emporté ma hache, mon couteau, et j’ai gravi les cimes du Mont-Dore… À bon veneur, bonne chance ; presque aussitôt je rencontre un compère de ma taille ; me prenant sûrement pour un ami, il accourt à moi les bras ouverts… et la gueule aussi. Craignant de gâter son bel habit à coups de hache, je lui plante mon couteau sous l’aisselle, au bon endroit que savait trouver le roi Clotaire lorsqu’il tuait ses petits-neveux… Après quoi, j’ai soigneusement déshabillé mon obligeant ami ; son justaucorps et ses chausses semblaient, foi de Vagre, taillés pour moi ; je vous ai rejoints dans notre repaire, et nous voici redescendus dans le plat pays, déterminés à tout pour sauver tes deux fils, la petite esclave et mon évêchesse… Résumons-nous donc, car le calme me revient… Que faire ? Nous avions songé à nous introduire dans la ville de Clermont pendant la nuit qui devait précéder le jour du supplice, presque certain de soulever une partie des esclaves et du peuple ami des Vagres… À ce projet, il faut renoncer, ainsi qu’à l’idée de nous embusquer sur la route pour attaquer l’escorte qui aurait conduit les prisonniers à Clermont… C’était pour tâcher de nous renseigner sur le moment de leur départ et sur leur route, que nous devions tenter de nous introduire dans le burg, toi et moi, sous notre déguisement, tandis que dix de nos compagnons nous attendraient cachés à la lisière de la forêt ; ils y sont, prêts à se rendre avec nous à Clermont ou sur la route, ou même à s’approcher cette nuit des fossés du burg, si nous donnons à ces bons Vagres le signal convenu… Ce qui s’est passé aujourd’hui, le supplice de demain, le grand nombre d’hommes de guerre rassemblés au burg ruinent tous nos projets… que faire ? Voici longtemps que tu réfléchis, mon vieux Vagre… as-tu décidé quelque chose ?

— Oui, viens…

— Au burg ? mais il fait jour encore…

— La nuit sera noire avant notre arrivée.

— Quel est ton projet ?

— Je te le dirai en route ; le temps presse ; viens, viens…

— Marchons… Ah ! j’oubliais… et la casaque ?

— Quelle casaque ?

— Celle que par semblant de bouffonnerie je dois endosser… La mesure est prudente ; le capuchon rabattu dissimulera ce qu’il y a de défectueux dans la jointure de la fourrure de mon cou à celle de ma tête, ce capuchon cachera aussi à demi ma figure d’ours, car ces Franks seront peut-être plus clairvoyants que ces deux esclaves hébêtés…

Pendant que l’amant de l’évêchesse parlait ainsi, Karadeuk avait tiré de son bissac une casaque roulée : le faux ours l’endossa ; elle traînait jusqu’aux pattes de derrière, et le capuchon, à demi rabattu sur les yeux, ne laissait voir que le museau ; les larges manches tombaient presque jusqu’au bout des pattes griffues ; la noire fourrure du corps et des cuisses, découverte par l’écartement des deux pans du vêtement, paraissait tout entière. Rien de plus grotesque que cet ours ainsi costumé ; il devait, foi de Vagre, donner fort à rire, après boire, aux hôtes du comte Neroweg.

— Laisse-moi maintenant, Karadeuk, cacher mon poignard dans un des plis de la casaque… et tiens, c’est justement ce couteau saxon qu’en fuyant des gorges d’Allange j’ai ramassé sur le champ de bataille… Vois, sur la garde de cette arme, ces deux mots gaulois gravés sur le fer : Amitié, communauté… Amitié, c’est un bon présage… L’amitié, comme l’amour, me conduit au burg… Sang et massacre ! délivrer du même coup son ami, sa maîtresse !…

— Viens, viens… Ô Ronan ! Loysik ! je vous sauverai tous deux… Ou nous mourrons tous trois !…




Lorsqu’il y a cinq siècles et plus, les Romains possédaient la Gaule conquise, mais non soumise, ils construisaient solidement les ergastules, où la nuit ils renfermaient les esclaves gaulois enchaînés ; voyez plutôt ce souterrain, antique dépendance du camp romain ; la brique et le ciment sont encore tellement liés entre eux, qu’ils forment un seul corps plus dur que le marbre : des hommes munis de leviers, de masses, de ciseaux de fer, et travaillant de l’aube au soir, parviendraient à peine à pratiquer une ouverture dans les parois de cette prison ; la voûte, basse et cintrée, est fermée par d’énormes barreaux de fer… Au dehors veillent un assez grand nombre de Franks armés de haches : les uns debout, les autres assis ou couchés sur la terre ; de temps à autre ils jettent un regard d’envie du côté du burg, situé à cinq cents pas de là ; mais le bâtiment principal est caché à la vue des Franks par la saillie des granges et des écuries, bâties en retour du logis seigneurial, où ces constructions s’appuient.

Pourquoi ces gardiens des prisonniers jettent-ils, du côté du burg, des regards d’envie ? parce que arrivent jusqu’à eux, à travers les fenêtres ouvertes, les cris des buveurs avinés, et, par intervalle, le bruit des tambours et des cornets de chasse ; car l’on festoie chez le comte Neroweg, qui ce soir-là, de son mieux, fête Chram, son royal hôte.

Une lampe de fer, abritée par la saillie du cintre de l’antique ergastule, éclaire les abords du souterrain et en dedans son entrée.

Des pas se font entendre… un leude paraît suivi de plusieurs esclaves, portant des paniers et des cruches.

— Enfants ! voilà de la cervoise, du vin, de la venaison, du pain de pur froment. Mangez, buvez, tous doivent être ici, aujourd’hui, en liesse… le fils du roi visite notre burg !

— Vive Sigefrid ! vive le vin, la cervoise et la venaison qu’il apporte !…

— Mais veillez sur les prisonniers… que pas un de vous ne bouge d’ici !…

— Oh ! ces chiens ne remuent pas plus là dedans que s’ils étaient endormis pour jamais sous la terre froide, où ils seront demain… Ne crains donc rien, Sigefrid.

— Hormis le seigneur roi, le seigneur évêque ou Neroweg, quiconque approcherait de cette grille pour parler aux condamnés…

— Tomberait sous nos haches, Sigefrid ; elles sont pesantes et tranchantes…

— Au moindre événement, qu’un son de trompe donne l’alarme au burg… et en un instant nous sommes ici.

— Bonnes précautions, Sigefrid, mais inutiles. Le pont est retiré, de plus, la bourbe des fossés est si profonde, qu’un homme qui tenterait le passage disparaîtrait dans la vase… Enfin, il n’y a pas d’étrangers dans le burg ; nous sommes ici, en comptant la truste du roi, plus de trois cents hommes armés… qui donc tenterait de délivrer ces chiens de prisonniers ? ne sont-ils pas, d’ailleurs, aussi incapables de marcher qu’un lièvre à qui on a cassé les quatre pattes ?… Encore une fois, Sigefrid, les précautions sont bonnes à prendre, nous les prendrons, mais elles seront vaines…

— Veillez toujours soigneusement jusqu’à demain, jour du supplice de ces maudits ; ce n’est pour vous qu’une nuit à passer.

— Et nous la passerons joyeusement à boire et à chanter !

— Ainsi, l’on est gai dans la salle du festin, Sigefrid ?

— Le soleil de mai pompe moins avidement la rosée que nos buveurs les tonneaux pleins ; des montagnes de victuailles disparaissent dans les abîmes des ventres… déjà l’on ne parle plus, l’on crie ; tout à l’heure on ne criera plus, on hurlera ! Les leudes de Chram faisaient d’abord la petite bouche, mais à cette heure ils l’ouvrent jusqu’aux oreilles pour rire, boire et manger… Ce sont, après tout, de bons et gais compagnons ; un peu de jalousie de notre part nous avait irrités contre eux ; cette rivalité s’est noyée dans le vin, et tout à l’heure, dans son ivresse, le vieux Bertefred, poussant de monstrueux hoquets, embrassait, en pleurant comme un veau, un des brillants et jeunes guerriers de la suite royale, et l’appelait son fils mignon.

— Ah ! ah ! ah !… la bonne scène…

— Enfin, pour compléter la fête, on dit qu’on vient d’introduire dans le burg un bateleur qui montre un ours et un singe. Neroweg a proposé ce divertissement au roi Chram, et le majordome vient de donner l’ordre de faire entrer l’homme et les bêtes dans la salle du festin ; on est allé les quérir, aux trépignements de joie des convives. Je me hâte de retourner à la maison pour avoir ma part de l’amusement…

— Heureux Sigefrid ! il va voir l’ours et le singe !

— Enfants, je vous le promets, lorsque le roi se sera diverti de ce bateleur, je demanderai au comte qu’on vous envoie de ce côté l’homme et ses bêtes…

— Sigefrid, tu es un bon compagnon !

— Et surtout… veillez bien sur les prisonniers !…

— Sois tranquille, et bois tranquille… Maintenant, à nous le vin, la cervoise, la venaison ! En attendant l’homme, l’ours et le singe, vidons les pots à la santé du bon roi Chram et de Neroweg !




La lampe de fer, accrochée sous la saillie du cintre de l’antique ergastule, éclairait ses abords et les groupes de Franks, qui mangeaient, riaient, buvaient au dehors ; cette lampe éclairant aussi l’en
trée du souterrain, fermé par des barreaux de fer, jetait sa rougeâtre et vacillante lumière sur les prisonniers gaulois, réunis non loin de l’ouverture de cette prison, dont la profondeur restait pleine de ténèbres.

Près de la grille de l’ergastule, la petite Odille, couchée sur la terre, les mains croisées sur son sein de quinze ans, comme une morte que l’on va ensevelir, avait aussi la pâleur d’une morte ; assise près d’elle, l’évêchesse, toujours belle, quoique pâlie et amaigrie, soutenait, sur ses genoux, la tête de l’enfant, et la contemplait avec des yeux de mère… Ronan, les jambes enveloppées de chiffons, les mains chargées de menottes de fer, incapable de se tenir debout ou agenouillé, est assis non loin des deux femmes, le dos appuyé aux parois du souterrain ; il jette sur Odille un regard non moins appitoyé que celui de l’évêchesse ; l’ermite laboureur, garrotté comme son frère, dont il a partagé la torture, se tient assis près de lui, et semble ému des soins que prodigue l’évêchesse à la petite esclave, qui semble expirante.

— Meurs, petite Odille ! — disait Ronan, — meurs, mon enfant… tu serais brûlée vive, mieux vaut mourir de la blessure que tu t’es faite d’une vaillante mais trop faible main, lorsqu’il y a un mois tu m’as cru tué !

— Pauvre petite ! l’émotion de cette journée a épuisé ses forces… Voyez, Loysik, voyez, Ronan, son visage devient, hélas ! de plus en plus livide !

— Bénissons cette pâleur livide, belle évêchesse ; elle annonce une mort prochaine… cette mort sauvera la pauvre enfant des douleurs du supplice ; sa blessure ne l’a-t-elle pas déjà sauvée des nouvelles brutalités du comte et de la torture d’aujourd’hui ?… Meurs, meurs donc, petite Odille, nous revivrons ailleurs ! Libre, j’aurais fait de toi, pour toujours, ma femme en Vagrerie, si tu l’avais voulu ; car déjà je t’aimais tendrement pour ta douceur, pour ta beauté, pour le malheur et la honte qui t’avaient frappée si jeune, enfant innocente encore après ton déshonneur !… Meurs donc, petite Odille… Aussi vrai que moi et mon frère Loysik nous serons suppliciés demain, je redoute moins ce supplice que de te voir brûlée vive, puisque je serai mis à mort le dernier !… Oh ! si je n’avais les jambes en lambeaux, je me traînerais jusqu’à toi ; oh ! si je n’avais les mains enchaînées, je t’étoufferais d’une main prévoyante, de même que nos mères, les viriles Gauloises d’autrefois, tuaient leurs enfants pour les soustraire à l’esclavage ! Belle évêchesse ! toi dont les bras sont libres, ne pourrais-tu étrangler doucement cette chère enfant ? Le léger souffle de vie qui la soutient à peine serait si vite éteint !

— J’y ai déjà songé… Ronan, et je n’ose…

— Mais si par hasard elle survit, son sort sera le tien… Écoutez bien : vous serez d’abord mises nues devant cette bande de Franks ! et par eux fouettées de houssines !

— Tais-toi… Ronan… tais-toi, le rouge me monte au front !… Pour moi, femme, là est le pire du supplice…

— Ton mari l’évêque le savait… comme il savait que la torture d’aujourd’hui te ferait perdre une partie de tes forces nécessaires pour endurer le supplice de demain ; aussi t’a-t-il benoîtement épargnée tantôt… vous serez ensuite mises chacune sur un pal aigu. C’est encore ton mari l’évêque qui doit avoir imaginé ceci… lui, qui jadis inventa d’enfermer un vivant dans un sépulcre avec un mort en putréfaction… Ah ! j’oubliais… avant le supplice du pal, on vous arrachera le bout des seins avec des tenailles ardentes ; ce raffinement sent son roi Chram d’une lieue. Enfin, vous serez jetées dans le bûcher encore un peu vivantes… La torture est, tu le vois, finement graduée ! et tu ne veux pas, toi qui le peux, y soustraire cette douce enfant ?… Ah ! tu te décides enfin !… tes mains s’approchent du cou de la petite Odille… Allons, pas de faiblesse ! souviens-toi de nos mères… mettant à mort les enfants qu’elles chérissaient… Mais quoi ! tu hésites !… tes mains retombent !… tu pleures !…

— Je n’ose pas… je n’ose pas…

— Lâche cœur !  !  !

— Moi ! lâche ?… non… si elle était ma fille… je la tuerais…

— C’est juste, Odille est pour toi une étrangère… tu ne peux l’aimer assez pour te résoudre à la tuer ; il faut, n’est-ce pas, Loysik, pardonner à l’évêchesse ce manque de tendresse ?… Après tout, elle n’est pas la mère de cette enfant !

À ce moment la petite esclave fait un mouvement, pousse un léger soupir, sa tête se soulève à demi, ses yeux s’ouvrent, cherchent tout, d’abord Ronan… s’arrêtent sur lui, et au bout de quelques instants elle dit d’une voix faible :

— Ronan… la nuit est-elle déjà passée, que voici le jour ?

— Ce n’est pas le jour, mon enfant, c’est la clarté de la lampe qui brûle au dehors ; tes forces semblent épuisées ? tu t’étais assoupie ?

— Je faisais un rêve doux et triste… ma mère me berçait sur ses genoux en me chantant le bardit d’Hêna ; et puis elle me disait en pleurant : « Odille, c’est toi, c’est toi que l’on va brûler… » Alors je me suis éveillée, j’ai cru que c’était déjà le jour.. Ah ! Ronan ! que c’est long, d’ici à demain ! et ce supplice ! ce supplice ! comme il durera… à moins que la douleur soit trop forte, alors je mourrai tout de suite…

— Et tu ne regretteras pas la vie ?

— Ronan, j’ai voulu me tuer quand je vous ai cru mort… vous êtes condamné comme nous, je n’ai plus ni père ni mère ! qui regretterais-je ici ? Puisque l’on va revivre ailleurs auprès de ceux que l’on a aimés, nous nous retrouverons bientôt tous ensemble, vous et ma famille.

— Et quelle haine ! dis, petite Odille ? quelle haine contre ceux qui t’ont condamnée à mourir ainsi ?

— Oui, Ronan… je les hais parce qu’ils sont injustes et méchants ; ils me font mourir… et je n’ai, moi, jamais fait de mal à personne…

— Et si cela était en votre pouvoir, mon enfant, leur rendriez-vous le mal qu’ils vous font ?

— Seulement pour me venger ?… si j’étais par hasard délivrée ? frère Loysik ?

— Oui, seulement pour vous venger !

— Non… je ne me sens pas de méchanceté au cœur…

— Et si l’on vous disait : la torture et la mort seront subies par eux ou par vous… choisissez…

— Que voulez-vous, frère Loysik… ils sont méchants et injustes, je préférerais ma vie à la leur ; mais si l’on me disait : « — Odille, voici Ronan, voici dame Fulvie… voici frère Loysik, qui n’ont eu pour toi que de douces paroles, que de tendres soins, il faut que toi ou eux soient suppliciés, choisis. » — Oh ! comme je répondrais vite : Prenez-moi… prenez-moi, et qu’ils soient sauvés ! ils ont été si doux pour moi ! ils sont si bons au pauvre monde !

— Petite Odille, si l’on te disait : Chéris ces méchantes gens qui vont te faire mourir… oui, que tes dernières paroles pour eux soient tendres comme l’adieu que tu aurais fait à ta mère adorée ?

— Vous vous moquez, Ronan ! Aimer comme ma mère, ces Franks qui ont fait tant de mal à moi et aux autres ! je ne saurais… je ne pourrais ainsi aimer injustement…

— Et si l’on te disait : Chaque torture que tu vas ressentir te sera payée là-haut en éternelle félicité.

— Où ? là-haut ?… Par qui payée, Ronan ?

— Par un Dieu… par un Dieu tout-puissant, qui peut ce qu’il veut… et qui met la félicité éternelle au prix des souffrances de ses créatures !

— Si ce Dieu peut ce qu’il veut, Ronan, pourquoi n’empêche-t-il pas mon supplice puisque je ne l’ai pas mérité ? S’il peut ce qu’il veut, pourquoi met-il au prix de cruelles souffrances cette éternelle félicité que je ne recherchais pas, ne demandant qu’à vivre dans la paix et l’innocence ?…

— Oh ! naïve et douce enfant ! à qui ne saurait mourir, tu l’apprendrais, — s’écria l’ermite laboureur. — Tu hais justement les méchants qui te condamnent, tu ne leur accordes pas un pardon inique et imbécile ; mais libre… tu ne leur rendrais pas le mal pour le mal ! tu préférerais ton innocente vie à leur vie souillée de crimes ; mais tu saurais mourir pour ceux qui t’ont aimée !… tu ne vois pas dans la mort par le supplice je ne sais quel marché avec un Dieu tout-puissant, qui, pour quelques heures de torture que des barbares t’imposent, te donnerait une éternité de bonheur ! tu prévois la douleur parce que tu t’attends à souffrir dans ta chair ! mais l’approche du supplice ne t’inspire pas une lâche épouvante ! Non, non ; dans ta grandeur naïve tu te résignes doucement, attendant l’heure d’aller revivre auprès de ceux qui t’aimaient.

— Cette enfant a plus de raison et plus de courage que moi qui serais sa mère ! Loysik dit vrai, j’apprendrai d’elle à mourir.

— Foi de Vagre ! qu’est-ce que la mort, belle évêchesse ? changer de vêtements et de logis. Le supplice ? deux ou trois heures de souffrance, dont le terme plus ou moins rapproché est du moins certain… Sais-tu, Loysik, ce qui seulement me chagrine à cette heure ? c’est de quitter ce monde-ci, laissant notre Gaule bien-aimée… à jamais soumise aux Franks et aux évêques !

— Notre Gaule bien-aimée, à jamais soumise aux Franks et aux évêques ! non, non, frère… les siècles sont des siècles pour l’homme… ils sont à peine des heures pour l’humanité dans sa marche éternelle !… Ce monde où nous vivons nous semble grand… Qu’est-il ? roulant confondu parmi ces milliers de mondes étoilés, qui, à cette heure de la nuit, brillent à nos yeux dans l’immensité des cieux ! mondes mystérieux où nous allons successivement revivre, âme et corps, jusqu’à l’infini !… Tiens, mon frère, lors de la conquête de César, nos aïeux esclaves, enchaînés il y a des siècles dans cet ergastule où nous sommes, ont peut-être aussi dit comme toi avec désespoir : — « Notre Gaule bien-aimée est à jamais soumise à la conquête étrangère… » Et pourtant…

— Et pourtant deux siècles et demi ne s’étaient pas écoulés qu’à force d’héroïques insurrections contre les Romains, la Gaule avait pas à pas, au prix du sang de nos pères, reconquis ses droits, ses libertés, son indépendance ! lors de l’ère glorieuse de Victoria la Grande ! Tu dis vrai, Loysik, tu dis vrai.

— Et la vision prophétique de cette femme auguste ? cette vision que nous a transmise dans ses récits notre aïeul Scanvoch, et que notre père nous a si souvent racontée ? te la rappelles-tu ?

— Oui, dans cette vision, Victoria voyait la Gaule esclave, épuisée, saignante, à genoux, écrasée de fardeau, se traînant sous le fouet des rois franks et des évêques !

— Mais la fin ? la fin de cette vision de Victoria la Grande ?

— Oh… splendide ! rayonnante ! la Gaule libre, fière, glorieuse, foulant d’un pied superbe son collier d’esclavage, la couronne des rois et celle des papes de Rome, la Gaule tenait d’une main une gerbe de fruits et de fleurs, de l’autre un étendard surmonté du coq gaulois !

— Eh ! que crains-tu donc alors ? songe au passé ! vois-y la Gaule, courbée d’abord sous la conquête romaine, se relever, par le courage de ses enfants, libre et redoutable !… Que le passé te donne foi dans l’avenir !… Cet avenir est lointain peut-être ! que nous importe le temps à nous, qui, en ce moment suprême, n’avons plus à mesurer d’ici à demain que les dernières heures de notre vie… Oh ! mon frère, j’ai une foi profonde… invincible dans le réveil et l’affranchissement de la Gaule !… Je te l’ai dit, les siècles sont des siècles pour l’homme ; ils sont à peine des heures, des instants, pour l’humanité dans sa marche éternelle !

— Loysik… tu me rassures… tu raffermis ma croyance… oui, je quitterai ce monde les yeux fixés sur cette vision radieuse de la Gaule renaissante !… Un dernier chagrin me reste… l’incertitude où nous sommes du sort de notre père ! 


— S’il survit, puisse-t-il ignorer notre fin, Ronan ! il nous aimait tendrement… c’était un grand cœur ! En temps de guerre nationale, à la tête d’une province soulevée en armes, il eut peut-être été un héros comme le chef des cent vallées, son idole !… À la tête d’une bande de révoltés… notre père n’a pu être qu’un intrépide chef de Bagaudes ou de Vagres… Tu sais, mon frère, mon éloignement pour ces terribles représailles… si légitimes qu’elles soient… elles ne laissent après elles que ruines et désastres… Mais du moins notre père a toujours vengé les opprimés… les souffrants, et jamais sa vengeance n’a atteint que les méchants…

— Va, Loysik, en ces temps d’épouvantable iniquité la Vagrerie accomplit une mission divine !… Les puissants du monde écrasent les faibles !… la Vagrerie frappe les puissants… Qui donc les punirait sans nous, ces puissants ? Leurs remords ! ils payent, et le clergé les absout de leurs crimes ! Leurs victimes ! elles n’osent dans leur hébêtement catholique se rebeller contre leurs bourreaux ! Non, non, il faut par des exemples terrifier nos maîtres !… Insensibles à la prière, ils céderont à l’épouvante ! Oh ! mes Vagres ! mes bons Vagres, où êtes-vous ! où êtes-vous ! pour cent Vagres tués… la Vagrerie, je le sais, n’est pas morte… mais où sont-ils, mes braves compagnons ! où sont-ils !

— S’ils vous savaient ici, Ronan, ils tenteraient tout pour vous délivrer… ils vous aiment tant…

— Quelques-uns d’entre eux peut-être, petite Odille, ont survécu au combat des gorges d’Allange ; si, comme on le disait, on nous avait conduits à Clermont, nous aurions eu, soit en route, soit dans la ville, quelque chance d’être délivrés par mes compagnons ; mais ici dans ce burg, il ne faut pas rêver délivrance, chère enfant… je dis rêver, car voici tes paupières qui de nouveau s’appesantissent…

— C’est vrai, Ronan… est-ce faiblesse… ou sommeil… je ne sais, mes yeux se ferment malgré moi… Oh ! je voudrais dormir jusqu’à demain…

— Berce-la sur tes genoux, belle évêchesse, berce-la… comme sa mère la berçait autrefois… et qu’elle s’endorme pour ne plus se réveiller !…

— Dors, pauvre petite… dors sur mes genoux… En te voyant souffrir si douce et si jeune… toi, d’un âge à être ma fille… j’ai compris les douleurs maternelles… Ah ! moi aussi, j’aurais été, si le sort l’avait voulu, mère vaillante, épouse dévouée…

Et après un long silence pendant lequel la petite esclave s’endormit tout à fait, Fulvie ajouta :

— Et vous ne savez pas, Ronan… si le veneur a été tué ?

— Le dernier moment où je l’ai vu, belle évêchesse, il ajustait du haut d’un chêne… quelque leude à la portée de sa flèche… Est-il à cette heure mort ou vivant ? je l’ignore…

— Ah ! si j’avais longtemps à vivre, je regretterais toujours que le combat nous ait empêchés, le veneur et moi, de mourir ensemble, selon notre promesse échangée durant cette nuit de folle ivresse… Quand je pense à cette nuit… c’est pour moi comme le souvenir d’un songe à la fois brûlant et honteux… vous devez me mépriser beaucoup… Loysik ! et je vous l’avoue, si résolue que je sois à la mort… il me sera cruel d’emporter vos mépris.

— Fulvie ! libre aujourd’hui, retrouvant le veneur libre aussi… et vous disant : sois ma femme devant Dieu ! que répondriez-vous en toute sincérité ?

— Je répondrais : Je serai épouse dévouée, mère vaillante !… oh ! oui… croyez-moi, Loysik… j’agirais comme je dis… je le sais… je le sens… Cet homme à qui je me suis donnée dans cette nuit d’incendie et d’épouvante, après qu’il m’eut arrachée aux flammes, cet homme, je l’aimais déjà pour sa grâce et sa beauté, ainsi que je l’ai aimé ensuite pour son courage et son généreux cœur.

— Je vous crois, Fulvie… Comment alors, en ce moment suprême, pourrais-je vous mépriser ?… ne répareriez-vous pas, si vous le pouviez, votre égarement d’un jour par toute une vie honnête et dévouée ?

— Mais, Loysik, cet homme a été mon amant…

— Si votre mari l’évêque s’était autrefois montré pour vous plein de tendresse, et plus tard rempli de fraternelle affection, eussiez-vous cédé à l’entraînement que vous regrettez ?

— Jamais !

— Et pourtant de cet homme si méchant, si dédaigneux à votre égard, vous avez eu pitié ! oui, lorsqu’il était au pouvoir des Vagres, vous avez été pour lui compatissante ; allez, Fulvie, Jésus de Nazareth, dans sa tendre et sage miséricorde, a remis leurs péchés à la femme adultère et à Madeleine, parce qu’elles se repentaient et avaient beaucoup aimé… Comment, moi, vous mépriserais-je ?

— Merci, Loysik, de me parler ainsi… Maintenant je ne craindrai plus de rencontrer vos yeux, et si demain mon courage défaille… c’est à votre regard affectueux et serein que je demanderai force et vaillance !

— Frère, — dit Ronan, — ils sont bien gais là-bas ! dans le burg !… Entends-tu leurs clameurs lointaines ? Ah ! par les os de notre aïeul Sylvest, ils étaient aussi bien gais ces jeunes et brillants seigneurs romains qui, couronnés de fleurs, riaient, insoucieux et cruels, au balcon doré du cirque, pendant que leurs esclaves, voués aux bêtes féroces, attendaient la mort sous les sombres voûtes de l’amphithéâtre, comme cette nuit nous attendons la mort dans ce souterrain… Oui… ils étaient aussi fort gais, ces seigneurs romains ! mais du fond de leurs ténèbres les esclaves gaulois, secouant leurs chaînes en cadence, chantaient ces paroles prophétiques :

Coule, coule, sang du captif ! — tombe, tombe, rosée sanglante ! — germe, grandis, moisson vengeresse !… — À toi, faucheur, à toi, la voilà mûre ! — aiguise ta faux ! aiguise, aiguise ta faux !…




Neroweg fêtait de son mieux Chram, son royal hôte ; il avait d’abord hésité à sortir de ses coffres sa vaisselle d’or et d’argent, fruit de ses rapines ; il craignait d’exciter la convoitise de Chram et de ses favoris, redoutant quelque vol sournois de la part de ceux-ci, ou de la part de leur maître, quelque demande cupide ; mais cédant à sa vanité de barbare, le comte ne put résister au désir d’étaler ses richesses aux yeux de ses hôtes ; il exhuma donc de ses coffres ses grandes amphores, ses vases à boire, ses bassins profonds et ses larges plats, le tout en or ou en argent massif, et de formes grecque, romaine ou gauloise, formes variées comme les pilleries dont provenait cette vaisselle. Il y avait encore des coupes de jaspe, de porphyre et d’onyx, enrichies de pierreries ; des patères, sortes de cuvettes en bois rare, ornées de cercles d’or, incrustées d’escarboucles. Mais de ces objets précieux les hôtes du comte ne devaient point se servir ; ces trésors, entassés sans ordre et comme un tas de butin au milieu de la table immense, devaient seulement réjouir ou faire étinceler d’envie les regards des invités qui ne pouvaient d’ailleurs, vu la distance où ils se trouvaient de ces belles choses, rien dérober. Seuls, le roi Chram et l’évêque Cautin, devant lesquels le comte avait fait étaler en guise de nappe un morceau d’étoffe pourpre, brochée d’or et d’argent, pareil à celui dont étaient momentanément recouverts leurs sièges ; seuls, le roi Chram et l’évêque se servaient chacun pour boire d’une grande coupe de jaspe, enrichie de pierreries, ils mangeaient dans un large plat d’or massif, où on leur servait les mets ; les autres convives avaient devant eux des plats et des pots à boire, en bois, en étain, en terre ou en cuivre étamé. Le comte, pour faire par son costume honneur au fils de ce roi qu’il songeait à trahir, avait endossé par-dessus son buffle gras et ses chausses crasseuses, une ancienne dalmatique de drap d’argent, brodée d’abeilles d’or, présent fait à son père par le glorieux roi Clovis. Il faut le dire, le vif désir de s’approprier cette superbe dalmatique, tombée lors du partage de la succession paternelle dans le lot d’Ursio, frère de Neroweg, avait quelque peu poussé le comte à ce fratricide expié moyennant de riches donations à l’Église et à l’évêque Cautin. Neroweg portait en outre deux lourds et longs colliers d’or, auxquels il avait ingénieusement ajusté, de maille en maille, des boucles d’oreilles de femme, ruisselantes de pierreries ; un paon n’eût pas été plus fier de son plumage que l’était, sous sa dalmatique et ses bijoux volés, ce seigneur frank, au menton rosé, aux longues moustaches rousses et à la chevelure fauve retroussée et rattachée au sommet de la tête par un bracelet d’or couvert de rubis (autre invention de parure du seigneur comte), d’où cette rude et inculte crinière retombait derrière son cou comme la queue d’un cheval rouge.

L’aspect de la salle était à l’avenant, mélange de luxe, de barbarie et de malpropreté sordide ; autour de cette table de bois grossier, seulement recouverte d’un morceau de riche étoffe à la place occupée par Chram et par l’évêque, et ornée en son milieu d’un monceau de vaisselle précieuse ; autour de cette table, circulaient des esclaves en guenilles, sous la surveillance du sénéchal, du majordome, du sommelier et autres principaux serviteurs du comte, vêtus de casaques de peau de bête, en toute saison, et sales autant que barbus, hérissés et dépenaillés. Le nombre d’esclaves, portant des flambeaux de cire destinés à éclairer le festin, avait été doublé, et aussi doublé, triplé, quadruplé, le nombre des tonneaux dressés dans les encoignures de la salle ; à chaque angle, on voyait trois ou quatre grosses tonnes superposées, l’on eût dit autant de colonnes trapues ; les sommeliers pour mettre en perce le tonneau le plus élevé, et y remplir les pots à boire se servaient d’une échelle, mais depuis longtemps les tonnes supérieures étaient vides ; le vieux vin de Clermont, qu’elles avaient contenu, égayait et échauffait de plus en plus les convives.

L’évêque Cautin, cédant à son penchant naturel pour la buvaille et la ripaille, voyant par avance Ronan le Vagre, l’ermite laboureur et la belle évêchesse suppliciés le lendemain, le bon Cautin ne se sentait point d’aise, il buvait et rebuvait, chafriolait et discourait, agressif, moqueur, insolent comme un compère qui, 
 avant le repas du matin, avait déjà opéré son petit miracle ; le saint homme n’osait, malgré son aversion pour Chram, s’attaquer à lui, moins encore au Lion de Poitiers ; le Gaulois renégat rancuneux en diable à l’endroit du miracle matinal, avait plus tard dit à l’homme de Dieu, en lui lançant de véritables regards de lion courroucé : « Tu m’as forcé de descendre de cheval et de m’agenouiller devant toi, je me vengerai, j’attends mon heure. » La victime des railleries sardoniques de l’évêque était Neroweg, assez habituellement stupide et sans réplique.

— Comte, — lui disait Cautin, — ton hospitalité part du cœur, j’en suis certain ; mais ton repas est exécrable en son abondance… ce ne sont que viandes et poissons bouillis ou grillés, servis à profusion et sans recherche… vrai festin de barbare vivant de son troupeau, de sa chasse et de sa pêche ; on ne trouve ici aucun accommodement délicat et sollicitant la faim ; on est repu, voilà tout, c’est pitoyable ! j’en prends à témoin sa gloire le roi Chram.

— Notre hôte et ami Neroweg fait de son mieux, — dit Chram, qui, pour ses projets déjà dérangés par la torture de Ronan le Vagre, voulait se ménager le comte. — Devant la cordiale hospitalité de Neroweg je songe peu au festin.

— Moi, j’y songe, glorieux roi, parce que j’ai déjà festiné ici et que je compte y festiner encore, — reprit l’évêque. — Cent fois je l’ai dit au comte ; il a de détestables cuisiniers… il est avaricieux… et ne sait point mettre le prix aux choses… Voyons, Neroweg, combien t’a coûté l’esclave chef de tes cuisiniers ?

— Il ne m’a rien coûté du tout… mes leudes, en revenant de Clermont, l’ont trouvé sur la route ; ils l’ont pris et amené ici garrotté ! mais hier il a eu les pieds brûlés par l’épreuve du jugement de Dieu, et ensuite la langue coupée pour ses blasphèmes ; il a dû s’en ressentir aujourd’hui et se faire aider par d’autres esclaves moins habiles que lui pour préparer ce festin.

— Je comprends, à la rigueur, qu’ayant eu la langue coupée, il n’ait pu goûter ses sauces, mais ce n’en est pas moins un pitoyable cuisinier… cela ne m’étonne pas, un cuisinier ramassé par hasard sur le grand chemin… qu’attendre d’un pareil rebut ! quand je pense que le mien, qui n’est point parfait, m’a coûté cent sous d’or… c’est vraiment une peste que de mauvais cuisiniers ; ils gâtent les meilleures choses… ainsi par exemple : voici des grues… des grues ! gibier succulent, succulent par excellence lorsqu’il est congrûment accommodé… or, comment cet âne de cuisinier nous les sert-il, ces grues ? bouillies à l’eau ! des grues bouillies à l’eau !

— Allons, patron, calme-toi, une autre fois on les fera rôtir…

— Rôtir !… mais malheureux comte, c’est encore plus criminel ! des grues rôties !…

— Ni bouillies, ni rôties, comment donc faire alors ?…

— Veux-tu le savoir ?

— Oui…

— Écoutez ici, majordome, et vous donnerez cette recette au cuisinier, si tant est qu’il soit capable et digne de l’exécuter…

— Oh ! saint évêque ! le fouet aidant… il faudra bien que le cuisinier exécute la recette.

— Or donc, majordome, cette recette, la voici ; je déclare humblement et véridiquement que je ne suis point l’auteur de cette manière d’accommoder les grues ; je l’ai lue et apprise dans les écrits d’Apicius, célèbre gourmet romain, mort, hélas ! il y a de longues années, mais son génie vivra tant que vivront les grues !…

— Voyons, patron… voyons ta recette…

— Or donc : vous lavez et parez votre grue, et la mettez dans une marmite de terre avec de l’eau, du sel et de l’anet

— Eh bien ! c’est ce qu’a fait le cuisinier ; il a fait bouillir la grue avec de l’eau et du sel…

— Mais laisse-moi donc achever ! barbare, et tu verras que cet âne paresseux s’est arrêté au commencement du chemin, au lieu de le poursuivre jusqu’au bout… Donc, vous laissez réduire de moitié l’eau

où a commencé de cuire votre grue, puis vous la mettez ensuite ( la grue) dans un chaudron avec de l’huile d’olive ; du bouillon, un bouquet d'origan et de coriandre ; quand votre grue sera sur le point d’être cuite, ajoutez-y du vin, mélangé de miel et de livèche, quelque peu de cumin, un scrupule de benjoin, un atome de rüe et un peu de carvi broyé dans le vinaigre ; usez ensuite d’amidon pour épaissir honnêtement votre sauce ; elle doit être alors d’un joli brun doré ; vous la versez sur votre grue après avoir gracieusement placé le volatile au milieu d’un grand plat, le col gentiment arrondi et tenant dans son bec un bouquet de fenouil vert (AA). Maintenant je le demande à sa gloire le roi Chram ; je le demande à nos clarissimes convives… y a-t-il le moindre rapport entre une grue ainsi accommodée et cette chose sans forme, sans couleur, sans saveur, qui semble noyée dans ce bassin d’eau grasse ?

— Si Dieu le Père avait besoin d’un cuisinier il te choisirait, sensuel évêque, — dit le Lion de Poitiers, — tu ne dérogerais pas à cuisiner au paradis.

À cette impiété le saint homme fit la grimace, se souvenant sans doute d’avoir cuisiné, non point en paradis, mais en Vagrerie ; il remplit la coupe et la vida d’un trait, en regardant de travers le favori du roi Chram.

— Allons, comte Neroweg, — dit Spatachair, — à tout péché miséricorde, une autre fois tu nous donneras un festin plus délicat… et ta femme, dont tu ne seras pas toujours jaloux, et pour cause, présidera le banquet.

— Et foi de Lion de Poitiers, je ne lui serrerai pas trop fort les genoux sous la table.

— Lors de ce festin-là, Neroweg, — ajouta Imnachair, malgré les vains coups d’œil de Chram pour mettre un terme à l’insolence de ses favoris, — lors de ce festin-là tu ne nous feras pas comme aujourd’hui manger et boire dans le cuivre et dans l’étain, tandis que tu étales à nos yeux éblouis ta vaisselle d’or et d’argent au milieu de la table… hors de notre portée… ne dirait-on pas que tu nous prends pour des larrons ?

— Neroweg offre l’hospitalité comme il lui convient, — reprit d’un air sourdement courroucé Sigefrid, un des leudes du comte ; — ceux qui mangent la viande et boivent le vin d’ici… sont mal venus à se plaindre des pots et des plats…

— Nous reproche-t-on, à nous hommes du roi, ce que nous buvons et mangeons dans ce burg ?

— Ce serait un audacieux reproche, car j’étais rassasié, moi, avant d’avoir touché à ces grossières montagnes de victuailles !

— Et de plus ce serait une insulte, — s’écria un autre des convives. — Or d’insulte, nous n’en souffrirons pas… nous sommes ce que nous sommes… nous autres de la truste royale !

— Vous croyez-vous donc au-dessus de nous, parce que nous sommes leudes d’un comte ? Nous pourrions alors mesurer la distance qui nous sépare… en mesurant la longueur de nos épées.

— Ce ne sont pas les épées qu’il faut mesurer… c’est le cœur…

— Ainsi, nous, fidèles de Neroweg, nous avons le cœur moins grand que le vôtre… Est-ce un défi ?

— Défi, si vous voulez, épais rustiques…

— L’épais rustique vaut mieux que le guerrier de cour efféminé ! Vous allez le voir tout à l’heure si vous voulez…

— Donc, nous verrons cela… Six contre six… ou plus, s’il vous convient…

— Cela nous convient !…

Cette altercation, commencée à l’un des bouts de la table, entre ces Franks avinés, n’avait pas débuté sur un ton très-élevé ; mais elle finit avec un tel éclat d’emportement, que Chram, l’évêque et le comte s’empressèrent de s’interposer, afin de ramener la paix entre les convives ; ceux-ci, fort animés par le vin, l’orgueil et l’envie, s’apaisèrent d’assez mauvaise grâce, en échangeant des coups d’œil encore provocants et farouches.

Karadeuk et son ours, précédés du majordome, se trouvaient au seuil de la salle du festin lors de cette dispute promptement calmée. Le majordome, s’étant approché de son maître, lui dit :

— Seigneur comte ?

— Que veux-tu ?

— Le bateleur, son ours et son singe sont là.

— Quoi, comte, tu as ici des ours ?

— Chram, c’est un bateleur voyageant avec ses bêtes… J’ai pensé que peut-être ce divertissement te plairait après le festin, j’ai ordonné d’amener cet homme.

— Qu’il vienne, comte, qu’il vienne… Tu nous donnes un régal vraiment royal !

La nouvelle de ce divertissement, accueillie avec joie par tous les Franks, leur fit oublier leur querelle et leurs défis échangés : les uns se levèrent, d’autres montèrent sur leurs bancs pour voir des premiers entrer l’homme, l’ours et le singe. Lorsque Karadeuk parut enfin, des éclats de rire germaniques retentirent d’une force à ébranler la salle, non que l’aspect du vieux Vagre fût réjouissant ; mais rien ne se pouvait imaginer de plus grotesque que l’amant de l’évêchesse sous la peau de l’ours ; il s’avançait pesamment, vêtu de sa casaque à capuchon rabattu, et semblait ébloui de la lumière des torches, quoique ces vingt flambeaux ne jetassent qu’une clarté vacillante et douteuse dans cette salle immense. Grâce à cette lumière peu éclatante, et à l’ample casaque dont le Vagre était à demi enveloppé, son apparence ursine était parfaite. De plus, afin d’éloigner les curieux, Karadeuk, raccourcissant dès son entrée la chaîne dont il conduisait l’animal, s’écria :

— Seigneurs, n’approchez pas à la portée de la dent de cet ours, il est sournois et féroce…

— Bateleur, veille sur ta bête ; si elle avait le malheur de blesser quelqu’un ici, je la ferais couper en quatre quartiers, et tu recevrais pour ta part cinquante coups de fouet sur l’échine !

— Seigneur comte, ayez pitié de moi, pauvre vieux homme, je n’ai que mes animaux pour gagner ma vie… j’ai supplié vos nobles et nobilissimes hôtes de ne point trop s’approcher de mon ours…

— Avance, avance, que je le voie de près, ce plaisant compagnon ; il n’osera point, je suppose, me griffer, moi, le fils du roi Clotaire…

— Oh ! très-glorieux prince ! — dit Karadeuk du ton le plus respectueux, — ces malheureux animaux privés d’intelligence ne peuvent point distinguer entre les seigneurs du monde et les humbles !

— Avance, avance, plus près encore…

— Très-glorieux roi, prenez garde… il y aurait moins de danger à considérer de près le singe… je peux le tirer de sa cage.

— Oh ! des singes… je suis peu curieux de cette maligne engeance, puisque j’ai des pages… Ah ! ah ! ah ! le réjouissant compère, avec sa casaque… vois donc, Imnachair, comme il a l’air pantois et grognon… il ressemble au Lion de Poitiers en robe du matin, lorsque ce digne ami a passé une nuit sans s’enivrer ou sans violenter de femme…

— Que veux-tu, Chram ? je regarde comme perdues toutes les nuits que je n’emploie pas… à ton exemple.

— Lion, tu es injuste… je suis devenu tempérant et chaste.

— Par épuisement… ô roi pudique ! ô roi sobre !

— Plains-moi donc alors, au lieu de m’accuser… Ah çà, bateleur, que fait ton ours ? est-il savant ?

— Si vous l’ordonnez, glorieux roi, cet animal va se mettre à cheval sur mon bâton, et moi le tenant toujours à la chaîne, il fera ainsi, galopant avec grâce, le tour de la salle.

— Voyons d’abord ceci…

— Attention, Mont-Dore !

— Comment l’appelles-tu ?

— Mont-Dore, glorieux roi… je l’ai ainsi nommé, parce que je l’ai pris tout jeune sur l’un des pics du Mont-Dore…

— Je ne m’étonne plus si ton ours est féroce ; il est né dans l’un des plus fameux repaires de ces Vagres maudits ! de ces hommes errants, loups, têtes de loups, qui ne hantent que les rochers, les bois et les cavernes ! Mais, aussi vrai que nous avons fait torturer ce matin un de ces Vagres, nous les exterminerons tous comme Neroweg a exterminé l’autre jour cette bande réfugiée dans les gorges d’Allange !

— Des Vagres, glorieux roi ! que le Tout-Puissant nous délivre de ces maudits ! qu’il me fasse la grâce de n’en jamais rencontrer que cloués à un gibet, comme le seul et le dernier que j’ai vu, je l’espère, car c’est là une terrible vision !…

— Et où l’as-tu vu, ce Vagre, au gibet ?

— Vers les frontières du Limousin ; on avait écrit sur la potence : « Celui-ci est Karadeuk le Vagre… Ainsi seront traités ses pareils ! »

— Karadeuk ! ce vieux bandit… qui, avec sa bande endiablée, a si longtemps ravagé l’Auvergne et le Limousin !…

— Pillant les burgs et les maisons épiscopales ! massacrant les Franks ! soulevant les esclaves !…

— Digne exemple, suivi par la bande de Ronan, cet autre chien enragé qui sera supplicié demain…

— On serait ainsi enfin délivré de ce Karadeuk ; on le croyait courant ailleurs la Vagrerie ; mais on redoutait son retour.

— O glorieux roi ! il ne reviendra pas… à moins que ce scélérat ne descende de son gibet… et c’est peu probable ; car lorsque je l’y ai vu accroché, son cadavre était à demi déchiqueté par les corbeaux, et il avait les mains et les pieds coupés…

— Es-tu certain d’avoir lu le nom de Karadeuk sur la potence ?… Ce serait véritablement une grande délivrance pour le pays…

— Glorieux roi, ce nom, qui n’est pas un nom de nos contrées, m’a frappé ; voilà pourquoi je l’ai retenu.

— C’est un nom breton, — dit l’évêque Cautin, — un nom de ce pays hérétique et damné qui, à cette heure, s’opiniâtre à braver l’autorité, les ordres de nos conciles Ah ! Chram, les rois franks n’auront-ils donc jamais le pouvoir ou la volonté de réduire à l’obéis
sance cette sauvage Armorique ? ce foyer d’idolâtrie druidique, la seule province de la Gaule qui ait, jusqu’aujourd’hui, pu résister aux armes du pieux roi Clovis, ton aïeul, et de ses dignes fils et petits-fils.

— Évêque, tu en parles fort à ton aise… Plusieurs fois Clovis et les rois franks, mes ancêtres, ont envoyé leurs meilleurs guerriers à la conquête de cette terre maudite, et toujours nos troupes ont été anéanties au milieu des marais, des rochers et des forêts de l’Armorique… Non, ce ne sont pas des hommes, ces Bretons indomptables !… ce sont des démons !… Ah ! si toutes les Gaules avaient été peuplées de cette race infernale, rebelle à l’Église catholique, à cette heure, la plus grande partie de la Gaule ne serait pas en notre pouvoir ! Mais, qu’as-tu donc, bateleur ?

— Moi, glorieux roi ?

— Une larme a coulé sur ta barbe grise…

— S’il n’en a coulé qu’une, c’est que les yeux des vieillards sont avares de larmes…

— Et pourquoi aurais-tu pleuré davantage ?

— Ô roi ! j’aurais pleuré toutes les larmes de mon corps sur ces Bretons, Gaulois comme moi, que leur détestable idolâtrie druidique voue aux flammes éternelles, comme le disait le saint évêque : malheureux aveugles, qui ferment les yeux à la divine lumière de la foi ! malheureux rebelles, qui osent tourner leurs armes contre nos bons seigneurs et maîtres, les rois franks, à qui nos bienheureux évêques nous ordonnent d’obéir au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit… Ô prince ! je vous le répète, si les yeux d’un vieillard étaient moins avares de larmes, elles couleraient à flots sur l’égarement de ces malheureux !…

— Bateleur ! tu es un pieux homme, — dit Cautin, — agenouille-toi et baise ma main…

— Saint évêque ! bénie soit la précieuse faveur que vous m’accordez… que je la rebaise encore, cette main sacrée.

— Relève-toi et aie confiance dans le Seigneur et dans la sainte Trinité ; ces damnés Bretons, idolâtres et rebelles, ne sauraient longtemps échapper aux châtiments célestes et terrestres qui les attendent.

— Oh non ! et aussi vrai que les ciseaux n’ont jamais touché ma chevelure, moi, Chram, fils de Clotaire, roi de France… je n’aurai ni cesse ni trêve tant que ces démons armoricains ne seront pas écrasés dans leur sang ! depuis trop longtemps ils bravent nos armes !…

— Que le Tout-Puissant entende tes vœux, grand prince ! et qu’il m’accorde, à moi pauvre vieux homme, assez de jours pour assister à la soumission de cette Bretagne si longtemps indomptée !

— Et maintenant, bateleur, à ton ours, car nous l’oublions trop, ce compère, né dans l’un des repaires de ces Vagres maudits !…

— Quoi d’étonnant ? Glorieux roi, ces maudits ne sont-ils pas loups ? ours et loups n’ont-ils pas la même tanière ?… Allons, Mont-Dore, debout, debout, mon garçon, montrez votre savoir-faire au saint évêque, ici présent, à l’illustre roi Chram, au clarissime comte et à la noble assistance… Prenez ce bâton… ce sera votre monture, donc à cheval et galopez autour de cette table de votre meilleure grâce… et de votre air le moins lourdaud… Allons, Mont-Dore… à cheval… ce coursier-là ne vous emportera point malgré vous… place… place, s’il vous plaît, nobles seigneurs !… et surtout ne vous approchez pas trop… allons, Mont-Dore, au galop, mon hardi cavalier !

L’amant de la belle évêchesse se mit à califourchon sur le bâton qu’il prit entre ses pattes de devant, et, toujours conduit à la chaîne par Karadeuk, il commença de chevaucher avec une grotesque lourdeur autour de la salle, au milieu des rires bruyants de l’assistance.

Le vieux Vagre le guidait, se disant :

— Tout à l’heure j’ai failli me trahir en entendant ce roi frank parler du courage de notre race bretonne, mon cœur battait d’orgueil à briser ma poitrine… et puis je pensais à mon bon vieux aïeul Araïm, qui jadis m’appelait son favori ! Je pensais à mon père Jocelyn, à ma mère Madâlen… morts sans doute au pays que j’ai quitté depuis quarante ans et plus… et où vivent peut-être encore mon frère Kervan et ma tant douce sœur Roselyk… Alors, malgré moi les larmes me sont venues aux yeux… Ô mes fils ! ô Ronan ! Loysik ! me voici près de vous… Mais comment faire pour vous sauver ! Hésus ! Hésus ! inspire-moi !…

Le veneur chevauchait toujours à califourchon sur son bâton ; encouragé par le joyeux accueil des Franks ; se souvenant de ses succès d’autrefois lors des nuits des kalendes de janvier, il se livrait à de monstrueuses gambades qui délectaient ces épais Teutons et portaient leur hilarité jusqu’à la pâmoison ; le comte surtout, les deux mains sur son ventre, riait, riait à faire crever sa belle dalmatique de drap d’argent. Soudain, sans s’interrompre de rire, il dit à Chram :

— Roi, veux-tu te divertir davantage encore ? Hi… hi…

— Achève, comte… Te voilà rouge à étouffer… tu souffles comme un bœuf…

— C’est que… mon projet… hi… hi…

— Quel projet !

— J’ai, pour chasser le loup et le sanglier, des limiers énormes et très-féroces… Nous allons enchaîner l’ours à l’un des poteaux de cette salle… hi… hi…

— Et lancer contre lui quelques-uns de tes chiens ?…

— Oui, Chram… hi… hi…

— Vive le comte Neroweg ! Si je suis fils de roi, il est, lui, le roi des idées plaisantes… vite, vite, des chiens ! plus ils seront mordants et féroces, plus le divertissement sera complet.

— Oui, oui, — crièrent les Franks avec des trépignements joyeux, — les chiens… les chiens…

— Eh ! mon veneur Gondulf ! vite, mon veneur Gondulf !…

— Seigneur comte, me voici…

— Amène ici Mirff et Morff… s’ils laissent à l’ours un lambeau de peau et de chair sur les os, je veux, hi… hi… que cette coupe de vin me serve de poison.

— Seigneur, je cours au chenil ; je reviens à l’instant avec Mirff et avec Morff.

En entendant la proposition du comte, universellement reçue avec acclamations, l’amant de l’évêchesse, qui, fidèle à son rôle, s’en allait toujours chevauchant sur son bâton autour de la table, avait soudain interrompu ses gambades, tout prêt à exprimer par des gestes compromettants son refus de s’offrir aux crocs de Mirff et de Morff ; heureusement Karadeuk, grâce à une légère secousse donnée à la chaîne, rappela le Vagre à la prudence, et celui-ci continua ses gambades de l’air le plus indifférent du monde ; mais bientôt son conducteur, le tenant toujours enchaîné, se jeta suppliant aux pieds de Neroweg, lui disant :

— Seigneur comte, clarissime seigneur !…

— Que veux-tu ?

— Mon ours est mon gagne-pain… vous allez le faire étrangler…

— Et moi, hi… hi… est-ce que je ne m’expose pas à voir… les deux meilleurs chiens de ma meute déchirés… à coups de griffes… puisque tu dis ton ours féroce ?

— Seigneur, vos chiens ne vous font pas vivre ! et mon ours est mon gagne-pain…

— Oserais-tu résister à ma volonté ?

— Ô grand prince ! — reprit Karadeuk toujours agenouillé en se tournant vers Chram, — un pauvre vieillard s’adresse à votre gloire ; un mot de vous à ce clarissime seigneur, qui vous respecte comme fils de son roi, et il renonce à son projet… Je vous le jure par mon salut ! les autres tours de mon ours vous divertiront cent fois davantage que ce combat sanglant qui va me priver de mon gagne-pain…

— Allons, relève-toi… je ne t’empêcherai pas de gagner ton pain…

— Grâces vous soient rendues, grand roi ! mon ours est sauvé.

Les paroles de Chram soulevèrent de violents murmures parmi les leudes du comte ; non seulement ils se voyaient privés d’un spectacle réjouissant pour eux, mais ils se croyaient de nouveau rabaissés dans la personne de leur patron.

— Chram n’est pas roi dans ce burg, dis-lui donc cela, Neroweg, — s’écria Sigefrid, l’un des provocateurs de la dispute à peine étouffée au moment de l’entrée de Karadeuk et de son ours. — Non, le roi Chram ne peut, par caprice, nous priver d’un divertissement qu’il te plaît de nous donner, Neroweg, et dont il nous plaît de jouir.

— Non, non, — ajoutèrent à haute voix les autres guerriers du comte, — nous voulons voir étrangler l’ours… Les chiens ! les chiens !… Neroweg seul ordonne ici…

— Oui, et au diable le roi ! — s’écria Sigefrid, — au diable Chram, s’il s’oppose à nos plaisirs !

— Il n’y a que des brutes campagnardes qui envoient au diable leur hôte… lorsqu’il est fils de leur roi, — reprit le Lion de Poitiers d’un air menaçant. — Sont-ce là les exemples de courtoisie que tu donnes à tes hommes ? Neroweg, je le crois en voyant ton majordome se hâter à cette heure, à peine le festin terminé, d’emporter ta vaisselle d’or et d’argent, de peur sans doute que nous la dérobions ?

— Mes fils ! mes chers fils en Christ ! allez-vous recommencer à quereller ? La paix, mes fils… au nom du ciel paix entre vous !

— Évêque, tu as raison de prêcher la paix ; mais ces braves leudes, qui me croient opposé à leur divertissement, ne m’ont pas compris ; je t’ai dit, bateleur, que je ne voulais pas te priver de ton gagne-pain.

— Grâces donc vous soient rendues, roi.

— Un instant, combien vaut ton ours ?

— Il est pour moi sans prix.

— Quel que soit son prix, je te le payerai s’il est étranglé.

Cet accommodement, accueilli par les acclamations des Franks, apaisa la nouvelle querelle près de s’engager entre eux ; mais Karadeuk, toujours à genoux, s’écria :

— Grand roi, aucun prix ne remplacerait pour moi mon ours ; de grâce renoncez à votre projet.

— Les chiens… ah ! voici les chiens…

— De ma vie je n’ai vu pareils molosses ! — dit Chram. — Comte, si toute ta meute est ainsi appareillée, elle peut rivaliser avec la mienne, que je croyais, foi de roi, sans égale !

— Quels reins ! quelles pattes énormes ! Hein, Chram ? ah ! si tu entendais leur voix ! les beuglements d’un taureau sont comme le chant du rossignol auprès de leurs aboiements quand ils sont aux trousses d’un loup ou d’un sanglier !

— Je gage que l’un d’eux suffit à étrangler l’ours, aussi vrai que je m’appelle Spatachair.

— Allons, l’ours à un poteau, bateleur ! et commençons… je te l’ai dit, si ta bête est étranglée, je la paye.

— Illustre roi, ayez pitié d’un pauvre homme.

— Assez, assez… enchaînez l’ours au poteau, et finissons…

— Seigneur évêque, au nom de votre main bénie, que vous m’avez donnée à baiser, soyez charitable envers ce pauvre animal…

— Est-il donc un chrétien pour que je lui sois charitable ? Ah ! bateleur ! bateleur ! si tu ne t’étais montré un pieux homme, je prendrais cette prière pour un outrage…

Insister plus longtemps, c’était tout perdre. Karadeuk le comprit, et s’adressant de nouveau à Chram :

— Glorieux roi, que votre volonté soit faite ; permettez-moi seulement un dernier mot.

— Hâte-toi…

— Ce spectacle ne sera qu’une boucherie, mon ours étant enchaîné ne pourra se défendre.

— Veux-tu pas, vieil idiot, qu’on le déchaîne pour qu’il nous dévore…

— Non, roi, mais si vous désirez un divertissement qui dure quelque temps, du moins égalisez les forces ; permettez-moi d’armer mon ours de ce bâton !

— N’a-t-il pas ses ongles ?

— Pour plus de prudence, je les lui ai limés… Voyez plutôt comme ils sont émoussés…

— Je te crois sur parole… Soit, il aura pour arme un bâton… et tu crois qu’il saura s’en servir ?

— Hélas ! la peur d’être dévoré le forcera bien de se défendre comme il pourra, et de votre vie vous n’aurez vu pareil spectacle…

— Et toi, Neroweg ? — dit Sigefrid, plus qu’aucun autre leude chatouilleux sur la dignité du comte, — accordes-tu que l’ours ait un bâton ? car enfin, seul, tu as le droit de dire ici : Je veux.

— Oui, oui, j’accorde le bâton… je trouve, hi, hi, hi… que cet ours bâtonnant contre des chiens sera un spectacle réjouissant… pourtant j’aurais fort aimé, hi, hi, hi, à voir étrangler l’animal par Mirff et par Morff ; mais cela aurait fini trop tôt. Allons, esclaves sonneurs de trompe ; et vous, esclaves batteurs de tambour, sonnez et tambourinez à tout rompre, ou je ferai tambouriner sur votre échine ! et vous, esclaves porte-flambeaux, approchez-vous tous du cercle que l’on va former ! Haut vos torches, afin d’éclairer le combat… Allons, battez, tambours ! sonnez, trompes de chasse ! pour exciter les chiens.

— Au poteau, l’ours, au poteau !

Karadeuk conduisit l’amant de l’évêchesse à l’une des extrémités de la salle, l’enchaîna à l’une des poutres de la colonnade, et lui remettant le gros bâton noueux sur lequel il avait chevauché, il lui dit :

— Allons, mon pauvre Mont-Dore, courage, défends-toi de ton mieux, puisque tel est le divertissement de ces nobles seigneurs.

Un grand cercle se forma, éclairé par les esclaves port~flambeaux. Au premier rang se trouvaient le roi Chram et ses favoris, le comte, l’évêque et plusieurs leudes ; les autres assistants montèrent sur la table… Au centre du cercle, le Vagre-ours, revêtu de sa casaque, qu’on lui avait heureusement laissée, conservait un sang-froid intrépide ; il s’était naïvement assis sur son train de derrière, comme un ours qui ne s’attend point à mal, tenant nonchalamment son bâton entre ses pattes de devant, et le quittant parfois pour se gratter prestement avec des mouvements d’un gracieux et naturel abandon. Soudain les trompes de chasse, les tambours redoublèrent leur vacarme assourdissant ; Gondulf, le veneur du comte, entra dans le cercle, tenant en laisse deux limiers monstrueux ; de leur cou énorme tombait, jusque sur leur large poitrail, un fanon pareil à celui des taureaux ; leurs yeux, caves, sanglants, étaient à demi cachés par leurs longues oreilles pendantes ; le noir, le fauve et le blanc nuançaient leur poil rude, qui se hérissa droit sur leur dos lorsqu’ils aperçurent l’ours ; faisant entendre alors des aboiements formidables, d’un élan furieux ils brisèrent la laisse que Gondulf tenait encore, et en deux bonds ils se précipitèrent sur l’amant de l’évêchesse.

— Hardi, Mirff ! hardi, Morff ! — cria le comte en battant des mains, — hardi ! à la curée, mes farouches ! ne lui laissez pas un morceau de chair sur les os !…

— À moins d’un prodige de force et d’adresse, mon compagnon va être mis en pièces, notre ruse découverte, et la dernière chance de salut pour mes fils perdue… Alors je poignarde le comte et le roi ! — se dit Karadeuk, et en pensant cela, il cherchait sous sa saie le manche de son poignard, et le tint serré dans sa main, prêt à agir.

Le Vagre-ours, à l’aspect des chiens, continua son rôle avec présence d’esprit, bravoure et dextérité ; il fit un mouvement de surprise ; puis s’acculant au poteau, il s’apprêta, le bâton haut, à repousser l’attaque des chiens : au moment où Mirff s’élançait le premier pour le saisir au ventre, le Veneur lui asséna sur la tête un si furieux coup de bâton, qu’il se brisa en trois morceaux, et Mirff tomba comme foudroyé en poussant un hurlement terrible.

— Malédiction ! — s’écria le comte, — un limier qui m’avait coûté trois sous d’or (BB) ! Oh là ! que l’on m’éventre cet ours enragé à coups d’épieu !

Les imprécations du comte furent couvertes par les acclamations frénétiques des assistants, qui, plus désintéressés que Neroweg dans le combat, applaudissaient la vaillance de l’ours, et attendaient avec une curieuse anxiété l’issue de la lutte. Le Vagre-ours, désarmé, était aux prises, corps à corps, avec l’autre molosse, qui, au moment où le bâton s’était brisé, avait, de ses crocs formidables, saisi son adversaire à la cuisse, le renversant sous ce choc impétueux. Le sang du compagnon de Karadeuk coulait avec abondance et rougissait le sol et la feuillée dont il était jonché. L’ours et le chien roulèrent deux fois sur eux-mêmes ; alors, pesant de tout le poids de son corps sur son ennemi, qui, comme Deber-Trud, ne démordait pas, le Vagre l’étouffa d’abord à demi, puis l’acheva en lui serrant si violemment la gorge entre ses mains vigoureuses, qu’il l’étrangla. Pendant cette lutte doublement terrible, car non-seulement la morsure du molosse avait traversé la cuisse du Vagre et lui causait une douleur atroce, mais il risquait d’être massacré, ainsi que Karadeuk, s’il se trahissait, l’amant de l’évêchesse, fidèle à son rôle ursin, ne poussa d’autre cri que quelques sourds grognements ; puis, le combat terminé, le digne animal s’accroupit au pied du poteau, entre les cadavres des deux chiens et ramassé sur lui-même, la tête entre ses pattes, il parut lécher sa plaie saignante, tandis que Chram, ses favoris et plusieurs leudes du comte acclamaient à grands cris le triomphe de l’ours.

— Hélas ! hélas ! — murmurait le vieux Karadeuk en se rapprochant de son compagnon, — mon ours est blessé mortellement peut-être… J’ai perdu mon gagne-pain.

— Des épieux ! des haches ! — criait le comte écumant de fureur, — que l’on achève ce féroce animal, qui vient de tuer Mirff et Morff, les deux meilleurs chiens de ma meute… Par l’aigle terrible ! mon aïeul, que cet ours damné soit mis en morceaux à l’instant même… M’entends-tu, Gondulf ? — ajouta-t-il en s’adressant à son veneur en trépignant de rage ; — prends un de ces épieux de chasse accrochés à la muraille… et à mort l’ours, à mort !… 


Gondulf courut s’armer d’un épieu, tandis que Karadeuk, tendant les mains vers Chram, s’écriait :

— Grand roi ! mon seul espoir est en toi… Je te demande merci, je me mets sous ta protection et sous celle de ta suite royale, redoutable et invincible à la guerre ! Oh ! valeureux guerriers ! aussi terribles au combat que généreux après la victoire, vous ne voudrez pas la mort de ce pauvre animal, qui, vainqueur, mais blessé dans la lutte, s’est battu sans traîtrise… Non, non, à l’exemple de votre glorieux roi, votre honneur courtois et raffiné s’indignerait d’une brutale lâcheté, même commise à l’égard d’un pauvre animal… Oh ! guerriers, non moins brillants par l’armure et la grâce militaire que foudroyants par la valeur… je me mets à merci sous la protection de votre roi… il demandera la vie de l’ours au seigneur comte, qui ne peut rien refuser à de si nobles hôtes que vous !

Le Frank est vaniteux ; son orgueil se plaît aux louanges les plus exagérées. Karadeuk le savait, il espérait aussi en s’adressant seulement à la truste royale raviver entre elle et les leudes du comte les dernières querelles à peine calmées. Ses paroles furent favorablement accueillies par les guerriers de Chram ; et celui-ci, s’approchant de Neroweg, lui dit :

— Comte, nous tous ici, tes hôtes, nous te demandons la grâce de ce courageux animal, et cela au nom de notre vieille coutume germanique, selon laquelle, tu le sais, la demande d’un hôte est toujours accordée.

— Roi, quoi qu’en dise la coutume, je vengerai la mort de Mirff et de Morff, qui à eux deux me coûtaient six sous d’or… Gondulf, des épieux, des haches, que cet ours soit mis en quartiers sur l’heure !…

— Comte, ce pauvre bateleur s’est mis à ma merci… je ne peux l’abandonner.

— Chram, que tu protèges ou non ce vieux bandit, je vengerai la mort de Mirff et de Morff…

— Écoute, Neroweg, j’ai une meute qui vaut la tienne… tu l’as vue chasser dans la forêt de Margerol… tu enverras ton veneur à ma villa ; il choisira six de mes plus beaux chiens pour remplacer ceux que tu regrettes…

— Je n’ai que faire de tes chiens… j’ai dit que je vengerais la mort de Mirff et de Morff ! — s’écria le comte en grinçant des dents de fureur ; — je vengerai la mort de Mirff et de Morff ! Gondulf, aux épieux ! aux épieux !…

— Sauvage campagnard ! tu manques à tous les devoirs de l’hospitalité en refusant la demande du fils de ton roi, — dit le Lion de Poitiers à Neroweg, — de même que tu nous as outragés, nous, tes hôtes, en empêchant ta femme d’assister au festin et en faisant enlever ta vaisselle avant la fin du repas… Tu es donc plus ours que cet ours, que tu ne tueras pas… je te le défends… car le bateleur s’est mis sous la protection de Chram et de nous autres, ses hommes…

— Compagnons ! — s’écria Sigefrid, — laisserons-nous insulter plus longtemps celui dont nous sommes les compagnons et les fidèles ?

— Les entendez-vous, ces brutes rustiques ? — dit l’un des guerriers de Chram. — Les voici encore à aboyer sans oser mordre.

— Moi, Neroweg, roi dans mon burg, comme le roi dans son royaume, je tuerai cet ours ! et si tu dis un mot de plus, toi qu’on appelle Lion, je t’abats à mes pieds, effronté renard de palais !…

— Une injure ! à moi… sanglier boueux ! — s’écria le Gaulois renégat, pâle de colère, en tirant son épée d’une main et de l’autre saisissant le comte au collet de sa dalmatique. — Tu veux donc que ta gorge serve de fourreau à cette lame ?…

— Ah ! double larron ! tu veux m’arracher mes colliers d’or ! — s’écria Neroweg, ne pensant qu’à défendre ses bijoux, et croyant, au geste de son adversaire, que celui-ci le voulait voler. — J’ai donc eu raison de mettre ma vaisselle à l’abri de vos griffes à tous…

— Ainsi, nous sommes tous des larrons… Aux épées ! hommes de la truste royale ! aux armes ! vengeons notre honneur ! écharpons ces rustauds !…

— Ah ! chiens bâtards ! — cria Neroweg, séparé du Lion de Poitiers par Sigefrid, qui s’était jeté entre eux, — vous parlez d’épées… en voici une, et de bonne trempe ; tu vas l’éprouver, luxurieux blasphémateur, toi qui n’as du lion que le nom… À moi, mes leudes ! on a porté la main sur votre compagnon de guerre !…

— Neroweg ! — s’écria Chram en s’interposant encore ; car son favori, débarrassé de Sigefrid, revenait l’épée haute vers le comte. — Êtes-vous fous de vous quereller ainsi ?… Lion, je t’ordonne de rengaîner cette épée…

— Oh ! béni sois-tu, grand Saint-Martin ! de me donner l’occasion de châtier ce sacrilège, qui a eu l’audace de lever sa houssine sur mon saint patron l’évêque, et qui, depuis son entrée dans le burg, ne cesse de me railler ! — s’écria le comte, sourd aux paroles de Chram, et tâchant de rejoindre son adversaire dont il venait encore d’être séparé au milieu du tumulte croissant.

— Enfants ! défendons Neroweg ! — s’écria Sigefrid ; — l’occasion est bonne pour montrer enfin à ces fanfarons que nos vieilles épées rouillées valent mieux que leurs épées de parade. Aux armes ! aux armes !…

— Et nous aussi, aux armes ! Finissons en avec ces dogues de basse-cour !

— Ils se croient forts parce qu’ils sont dans leur niche.

— Défendons le favori du roi Chram, notre roi !

— Mes chers fils en Dieu ! — criait l’évêque, tâchant de dominer le tumulte et le vacarme croissant à chaque instant, — je vous ordonne de remettre vos glaives dans le fourreau ! c’est affliger le Seigneur que de combattre pour de futiles querelles…

— Mes amis ! — criait de son côté Chram, sans pouvoir être entendu, — c’est folie, stupidité, de s’entr’égorger ainsi… Imnachair ! Spatachair ! mettez donc le holà… apaisez nos hommes… et toi, Neroweg, calme les tiens au lieu de les exciter.

Vaines paroles… Et d’ailleurs Neroweg ne les pouvait entendre… Un flot de la foule tumultueuse l’avait éloigné de nouveau du Lion de Poitiers, qu’il appelait et cherchait avec des cris de rage. Les guerriers de Chram et ceux du comte, après s’être injuriés, provoqués, menacés, de la voix et du geste, se rapprochant de plus en plus les uns des autres, se joignirent… Au premier coup porté, la mêlée s’engagea insensée, furieuse, ivre, et d’autant plus terrible, que les esclaves, porteurs des flambeaux, qui seuls éclairaient la salle, craignant d’être tués dans la bagarre, se sauvèrent au moment du combat, les uns, jetant à leurs pieds leurs torches, qui s’éteignirent sur le sol ; les autres, fuyant au dehors, éperdus, tenant à la main leurs flambeaux allumés… Au bout de peu d’instants, la salle du festin étant privée de ces vivants luminaires, la lutte continua au milieu des ténèbres avec un aveugle acharnement.

Et Karadeuk ? et l’amant de la belle évêchesse ? étaient-ils donc restés au milieu de cette tuerie, eux ? Oh ! non point ! mieux avisé l’on est en Vagrerie… Le vieux Karadeuk, après avoir habilement jeté son brandon de discorde entre la truste royale et les leudes du comté, vit bientôt se rallumer la rivalité courroucée de ces barbares, déjà deux fois à peine apaisée ; de sorte qu’ils l’oublièrent bientôt, lui et son ours. Aussi, lorsque tous les cœurs furent enflammés de fureur, le tumulte arrivant à son comble, le vieux Vagre dit tout bas à son compagnon :

— Ta blessure t’empêche-t-elle de marcher et d’agir ?

— Non.

— As-tu ton poignard ?

— Oui, dans un pli de ma casaque.

— Ne me quitte pas de l’œil et imite moi.

À ce moment la mêlée s’engageait… Déjà plusieurs des porte-flambeaux laissaient, par leur fuite ou par l’abandon de leurs torches, la salle du festin dans une obscurité presque complète. Karadeuk, suivi du Veneur, se jeta sous la table massive ébranlée, mais non renversée durant le combat, car elle était, contre l’usage habituel des Franks, fixée dans le sol. Ainsi, un moment à l’abri, le vieux Vagre déboucla le collier de l’amant de l’évêchesse ; puis, tous deux, continuant de ramper sous la table, guidés par la dernière lueur de quelques torches à demi éteintes sur le sol, se dirigèrent vers une des portes de la salle du festin, porte que le flot des combattants laissait libre, et s’élancèrent au dehors. Presque aussitôt ils se trouvèrent en face de deux esclaves, qui, ayant fui par une autre issue, couraient éperdus, leurs torches à la main. Chacun des Vagres prend un esclave à la gorge et lui met un poignard sur la poitrine.

— Éteins ta torche, — dit Karadeuk, — et conduis-moi à l’ergastule, ou tu es mort…

— Donne-moi ta torche, — dit l’amant de l’évêchesse, — et conduis-moi aux granges, ou tu es mort…

Les esclaves obéissent, les deux Vagres se séparent : l’un court aux granges, l’autre à l’ergastule.




Les prisonniers de l’ergastule se sont, autant que possible, rapprochés des barreaux ; la petite Odille, endormie sur les genoux de l’évêchesse, s’est en sursaut réveillée, disant :

— Ronan, qu’y a-t-il donc ? vient-on déjà nous chercher pour le supplice ?

— Non, petite Odille ; nous sommes à peine à la moitié de la nuit. Mais je ne sais ce qui se passe au burg ; tous les Franks qui nous gardaient ont abandonné les dehors de notre prison pour accompagner un des leurs, qui est venu les chercher ; puis, tous sont partis en courant et en agitant leurs armes.

— Ronan, mon frère, prête l’oreille dans la direction de la maison seigneuriale… il me semble entendre un bruit étrange…

— Silence ! faisons silence…

— Ce sont des cris tumultueux… l’on dirait qu’on entend le choc des armes…

— Loysik ! les débris de ma troupe, joints à d’autres Vagres, attaqueraient-ils le burg ?… Ô mon frère ! délivrance !… liberté !… vengeance !…

— Voyez-vous, Ronan, je ne me trompais pas… vos Vagres, qui vous aiment tant, viennent vous délivrer.

— Folle espérance, comme en ont seuls les prisonniers, pauvre enfant ! Et puis, il faudrait donc que ces braves compagnons m’emportassent, moi et mon frère, sur leurs épaules… nous ne saurions faire un pas.

— Le feu ! le feu !…

— Le feu est au burg !

— Voyez-vous cette grande lueur ? elle monte vers le ciel !

— Incendie et bataille ! ce sont mes Vagres !

— Le feu ! encore le feu ! là-bas… plus loin !…

— L’incendie doit être aux deux bouts des bâtiments.

— Le tumulte augmente… Entendez-vous crier : au feu !… au feu !…

— L’embrasement grandit… voyez, voyez… devant notre souterrain ; il fait maintenant clair comme en plein jour…

— Quelles flammes !… elles s’élancent maintenant par-dessus les arbres…

— Un homme accourt…

— Mon père !…

— Loysik ! Ronan ! ô mes fils !

— Vous, mon père… ici…

— Cette grille, comment s’ouvre-t-elle ?

— De votre côté… une grosse serrure…

— La clef, la clef !…

— Les Franks l’auront emportée…

— Malheur ! cette grille est énorme !… Ronan, Loysik ! vous tous qui êtes là, joignez-vous à moi pour forcer ces barreaux…

— Nous ne pouvons bouger, mon père… la torture nous a brisés !

— Oh ! des forces ! des forces !… Voir là mes deux fils !… il faut les sauver pourtant…

— Mon père, tu n’ébranleras jamais cette grille !… donne-nous ta main à travers les barreaux, que nous la baisions, et ne songe plus qu’à fuir… du moins nous t’aurons revu…

— Quelqu’un accourt !

— Un ours !

— À moi, Veneur ! à moi, mon hardi garçon !… délivrons mes fils !…

— Ma belle évêchesse, es-tu là ? voici ma tête à bas… me reconnais-tu ?

— Mon Vagre, c’est toi ! oh ! tu m’aimes !…

— Un baiser à travers la grille ? il doublera mes forces, mon adorée.

— Tiens… tiens… et sauve cette enfant ! sauve-nous !…

— Tes lèvres ont pressé les miennes… Maintenant, mon évêchesse, je porterais le monde sur mes épaules… À nous deux, Karadeuk… renversons cette grille !

— Veneur, vous êtes tous deux seuls ici, toi et mon père ?

— Tous deux seuls, Ronan…

Et joignant ses efforts à ceux du vieux Vagre pour renverser la grille, le veneur ajouta :

— J’ai mis le feu aux quatre coins du burg : étables, écuries, granges, tout flambe à plaisir !… La maison du comte, pleine de Franks qui s’égorgent, et bâtie en charpente, commence à brûler au milieu de cet incendie, comme un fagot dans un four ardent… Malédiction ! impossible d’ébranler cette grille !… Il faudrait des leviers…

— Sauve-toi, mon Vagre ! je mourrai avec la douce pensée de ton amour… Oh ! dites, Loysik, d’un pareil amour ai-je encore à rougir ? 


— Fuyez, mon père !

— Sauve-toi, brave Veneur… tu t’es montré bon Vagre jusqu’à la fin… Moi, Ronan, je te le dis : Sauve-toi…

— Ô mes fils ! avant de tomber sous la hache des Franks, je mourrai de rage de ne pouvoir vous délivrer…

— Mon Vagre, tu veux donc que les Franks te massacrent là devant moi !…

— Belle évêchesse, je te serrerai dans mes bras à travers la grille, et je ne saurai pas seulement si ces Franks me tuent…

— Dis, mon Vagre, en ce moment suprême, tu me prends pour ta femme devant Dieu ?

— Oui, devant Dieu, devant les hommes, devant les débris du monde et du ciel… s’ils écroulaient ! je mourrai là, à tes pieds, radieux de mourir là !…

— Loysik, vous l’entendez !

— Fulvie, cet amour est maintenant sacré…

— Ô Loysik ! merci de vos paroles… je suis heureuse !

— Mais cette clef, cette clef… elle est cachée quelque part peut-être… Ô mes fils !…

— Foi de Veneur, cela brûle comme un feu de paille… Oh ! si de loin nos bons Vagres pouvaient voir à temps cet incendie, notre signal convenu…

— Vous n’êtes pas seuls ?

— Une douzaine des nôtres, bien armés, doivent être à la lisière de la forêt, ou rôder, en vrais loups, autour des fossés.

— Malheur ! ces fossés sont infranchissables !

— Allons, un dernier effort, vieux Karadeuk ; les Franks qui gardaient l’ergastule ne pensent maintenant qu’à éteindre le feu, creusons la terre sous la grille avec nos poignards, avec nos ongles.

— Les Franks !… les voilà… ils reviennent, ils accourent…

— On voit là-bas briller leurs armes aux lueurs du feu.

— Mon père, plus d’espoir ! vous êtes perdu !

— Sang et mort ! perdu… et nous là, brisés, incapables de vous défendre !

— Mon Vagre, une dernière fois, je t’en conjure ! sauve-toi… Tu refuses… viens donc là, tout près, entre mes bras… passe les tiens à travers cette grille… viens, mon époux… Ah ! maintenant que nos âmes s’exhalent dans un dernier baiser !…

Une vingtaine d’hommes de pied et quelques leudes accouraient en armes vers l’ergastule ; un des leudes disait :

— Une partie de ces chiens d’esclaves profite de l’incendie pour se révolter ; ils parlent de venir délivrer ce chef des Vagres et les prisonniers… Vite, vite, mettons-les tous à mort… ensuite nous exterminerons les esclaves… La clef de la grille, la clef ?…

— La voilà…

Au moment où Sigefrid prenait la clef, il aperçut Karadeuk et s’écria :

— Le bateleur ici ! Que fais-tu là, vieux vagabond ?

— Noble leude, mon ours, effrayé par le feu, m’avait échappé ; je cours après lui… Il est, je crois, tapis là, près la grille, dans un coin… Hélas ! quel malheur que cet incendie !

— Sigefrid, la grille est ouverte, — dit un des Franks. — Commençons-nous par tuer les hommes ou les femmes ?

— Moi, je commence par tuer les hommes ! — s’écria Karadeuk en plantant son poignard au milieu de la poitrine de Sigefrid, duquel il s’était rapproché tout en lui répondant, et qui, la grille ouverte, entrait la hache à la main dans l’ergastule : le vieux Vagre s’y élança pour mourir, s’il le fallait, auprès de ses deux fils.

— Que dis-tu de ma griffe ? — dit à son tour le Veneur en poignardant un autre Frank, et courant à l’évêchesse.

— Vagrerie ! Vagrerie !… — À nous, bons esclaves !… — À nous, révoltez-vous !… — crièrent des voix tumultueuses et lointaines qui venaient non du côté des bâtiments en feu, mais de l’espace qui séparait l’ergastule du fossé d’enceinte. Puis, se rapprochant de plus en plus, les voix répétèrent : — Vagrerie ! Vagrerie !… — Mort aux Franks  ! — Liberté aux esclaves ! — Vive la vieille Gaule !

— Les Vagres ! — s’écrièrent les Franks abasourdis, stupéfaits de la mort des deux leudes. — Les Vagres !… ils sortent donc de l’enfer !…

— À moi ! — cria Ronan d’une voix tonnante, — à moi, mes Vagres !…

C’étaient notre douzaine de bons Vagres, qui, attirés par les clartés de l’incendie, signal convenu, avaient traversé le fossé ; mais comment ? Ce fossé n’était-il point rempli d’une vase tellement profonde, qu’un homme devait s’y engloutir s’il tentait de le traverser ? Certes ; mais nos bons Vagres, depuis la tombée de la nuit, rôdant là comme des loups autour d’une bergerie, l’avaient sondé, ce fossé ; après quoi, ces judicieux garçons allèrent abattre à coups de hache, non loin de là, deux grands frênes droits comme des flèches, les dépouillèrent ensuite de leurs branches flexibles, dont ils lièrent solidement les deux troncs d’arbres bout à bout. Jetant alors sur la largeur du fossé, non loin de l’ergastule, ce long et frêle madrier, lestes, adroits comme des chats, ils avaient, l’un après l’autre, rampé sur ces troncs arbres, afin d’atteindre le revers de l’enceinte. Deux Vagres, dans cet aérien et périlleux passage, tombèrent et disparurent au fond de la vase : c’étaient le gros Dent-de-Loup et Florent le rhéteur… Que leurs noms vivent et soient bénis et redits en Vagrerie. Leurs compagnons, arrivant de l’autre côté du fossé, rencontrèrent, courant à l’ergastule pour délivrer les prisonniers, une trentaine d’esclaves révoltés, armés de bâtons, de fourches et de faux. Les Vagres se joignirent à eux, à l’exception des gens de pied et des leudes. Revenus à la prison pour mettre à mort les condamnés, les guerriers de Chram et ceux de Neroweg, après s’être battus au milieu des ténèbres dans la salle du festin, oubliant leur querelle, et laissant les morts et les blessés sur le lieu du combat, ne songèrent qu’à courir au feu : les hommes du comte, pour éteindre l’incendie ; 
 les hommes de Chram, pour sauver les chevaux ou les bagages de leur maître, et les retirer des écuries à demi embrasées… Les Franks, accourus à l’ergastule, étaient une vingtaine au plus ; ils furent entourés et massacrés par les Vagres de Ronan et par les esclaves, après une résistance enragée. Pas un des Franks n’échappa, non, pas un ! c’était urgent et prudent : un seul de ces conquérants de la vieille Gaule aurait pu aller, à cinq cents pas de là, avertir les leudes de ce qui se passait à la prison… Deux esclaves chargèrent Ronan sur leurs épaules, deux autres enlevèrent Loysik, et, à la demande de son évêchesse, le Veneur emporta dans ses bras vigoureux, comme on emporte un enfant au berceau, la petite Odille, trop faible pour pouvoir marcher. Le vieux Karadeuk suivait ses deux fils qu’il couvait des yeux.

Cette lutte triomphante, aux abords de l’ergastule, s’était passée en moins de temps qu’il n’en faut pour la décrire ; mais il restait fort à faire pour sortir de l’enceinte du burg. Il fallait gagner le pont, seule issue praticable à cause de Ronan, de Loysik et d’Odille, incapables de marcher. Pour atteindre le pont, on devait, après avoir pendant assez longtemps suivi le revers de l’enceinte sous les arbres de l’hippodrome, on devait traverser le terrain complètement découvert qui s’étendait en face des bâtiments en feu. Le vieux Karadeuk, sage, froid et prudent au conseil, fit faire halte à sa troupe sous les arbres où elle se trouvait alors à l’abri de tout regard ennemi, et il dit :

— Quitter le burg en bande, ce serait nous faire tuer jusqu’au dernier. Une partie des Franks, dans leur fureur, abandonnerait l’incendie pour nous exterminer ; donc, en arrivant sur le terrain découvert qu’il nous faut parcourir, séparons-nous, et jetons-nous hardiment au milieu des Franks effarés, occupés à transporter ce qu’ils peuvent arracher aux flammes… Mêlons-nous à cette foule épouvantée, paraissons aussi occupés de quelque sauvetage, allant, venant, courant, nous sortirons de ce dangereux passage, et nous gagnerons isolément le pont, notre rendez-vous général…

— Mais, mon père, moi et Loysik, portés par ces bons esclaves, comment éviter que l’on nous remarque ?

— Peu importe qu’on vous remarque ; ces esclaves sembleront transporter deux hommes blessés par les décombres de l’incendie ; vous cacherez seulement vos visages entre vos mains, et vous gémirez de votre mieux. Quant au Veneur, qui a prudemment dépouillé sa peau d’ours, il traversera la foule en courant, tenant la petite esclave entre ses bras, comme s’il venait d’arracher du milieu des flammes une jeune fille du gynécée ; l’évêchesse va s’envelopper dans la casaque du Veneur, et au milieu du tumulte elle pourra passer inaperçue… Tout ceci est-il entendu, accepté ?

— Oui, Karadeuk.

— Maintenant, mes bons Vagres, continuons notre marche jusqu’au bout de l’hippodrome ; là, nous nous séparons… Notre rendez-vous est au pont !…

Les sages avis du père de Loysik et de Ronan furent de point en point exécutés.

Foi de Vagre et de Gaulois conquis, c’était un fier spectacle que ce vaste burg frank, dévoré par les flammes ! À chaque instant les toits de chaume des étables et des granges s’effondraient avec fracas, en lançant vers le ciel étoilé d’immenses gerbes de flammes et d’étincelles ; le vent du nord, frais et vif, poussait vers le sud les crêtes de ses grandes vagues de feu, ondoyant comme une mer au-dessus des bâtiments à demi écroulés. Au moment où Ronan, porté par les deux esclaves, passait devant la maison seigneuriale, construite presque entièrement en charpente et recouverte de planchettes de chêne, il vit la toiture embrasée, soutenue jusqu’alors par quelques grosses poutres carbonisées, s’abîmer avec le retentissement du tonnerre au milieu des assises et des pilastres de pierre volcanique, restés seuls debout, ainsi que quelques énormes poutres noires et fumantes, se profilant sur un rideau de feu. Aux lueurs de cette fournaise, on voyait briller les casques et les cuirasses des leudes de Chram, courant çà et là, ainsi que les gens de Neroweg, et s’efforçant de faire sortir des écuries embrasées, les chevaux et les mulets, chargés à la hâte ; des hommes du comte, non moins effarés, apportaient sur leurs épaules, et jetaient loin du feu les objets qu’ils avaient pu arracher aux flammes, et retournaient aux bâtiments, afin de disputer d’autres débris à l’incendie. De bons esclaves, implorant le ciel, poussaient à grand’peine devant eux le bétail effarouché, ou tiraient en vain par le licou les chevaux cabrés d’épouvante : les plus dévots de ces captifs s’agenouillaient éperdus, se frappant la poitrine, et suppliaient le bienheureux évêque Cautin, que l’on ne voyait pas, de mettre un terme au désastre par un nouveau miracle.

Quel tumulte infernal !… qu’il est doux à l’oreille d’un Gaulois qui se venge du féroce conquérant de son pays, d’un Gaulois qui se venge de l’implacable ennemi de sa race ! Par les os de nos pères ! la belle musique ! hennissement des chevaux, beuglements des bestiaux, imprécations des Franks, cris des blessés que les décombres enflammés brûlaient ou écrasaient en croulant ! Et quelle belle lumière éclairait ce tableau ! lumière rouge, flamboyante, mais moins flamboyante encore que celle de cet immense incendie qui éclairait, il y a des siècles, la marche de l’aïeul de Ronan, Albinik le marin, allant, avec sa femme Méroë, de Vannes à Paimbeuf braver César dans son camp… Oui… qu’est-ce que le maigre incendie de ce burg frank, auprès de cet embrasement de vingt lieues, de cet océan de flammes, couvrant soudain ces contrées, la veille si florissantes, si fécondes, si populeuses, et ne laissant après lui que débris fumants et solitude désolée ! « Ô liberté ! que tu coûtes de larmes, de désastres et de sang ! » disaient nos pères, ces fiers Gaulois des temps passés, en portant la torche au milieu de leurs villes, de leurs bourgs et de leurs villages… « Ô liberté ! liberté sainte !… nous nous ensevelirons avec toi sous les ruines fumantes de la Gaule ; mais nous n’aurons pas vécu esclaves… et le pied d’un conquérant abhorré ne foulera que des cendres dans ces contrées dévastées ! »

Ô nos pères ! héroïques martyrs de l’indépendance ! vous n’auriez pas, comme nous, Gaulois dégénérés, lâchement subi le joug de ces Franks, dont à peine nous brûlons, comme aujourd’hui, quelques burg… Cela est peu ; mais leurs complices seront frappés de terreur !… Ils parlent d’enfer, ces pieux hommes ! la Vagrerie sera sur terre leur enfer ; les flammes, les grincements de dents n’y manqueront pas… Non, non ! foi de Vagre ! il est encore en Gaule quelques vaillants hommes, ennemis acharnés de l’étranger ! ceux-là, poursuivis, traqués, suppliciés, on les appelle Hommes errants, Loups, Têtes-de-loup… Mais ces loups, entre loups, se chérissent comme frères ; car voici les deux fils du vieux Karadeuk, toujours portés sur les épaules des esclaves, comme la petite Odille entre les bras du Veneur, qui passent, ainsi que plusieurs Vagres et esclaves révoltés, le pont jeté sur le fossé, après avoir heureusement traversé, en s’y mêlant, la foule des Franks fourmillant autour de l’incendie. Le gardien du pont ayant crié à l’aide, on l’a envoyé, la tête la première, sonder la profondeur du fossé, et il a disparu dans la bourbe.

— Vite, passez tous ! passez vite, — dit le vieux Karadeuk qui n’oublie rien. — Sommes-nous tous hors de l’enceinte du burg ?

— Oui, tous ! tous !

— Maintenant, tirons à nous ce pont ; j’ai fait briser les chaînes qui l’attachaient de l’autre côté de l’enceinte ; s’il prend envie aux Franks de nous poursuivre, nous aurons sur eux une grande avance ; trouver de quoi construire un pont au milieu du tumulte et de l’épouvante où ils sont à cette heure, n’est point facile. Une fois en pleine forêt, au diable les Franks ! Vive la Vagrerie et la vieille Gaule !…

— Bien dit, Karadeuk, voici le pont de notre côté.

— Ô mes fils ! enfin sauvés !… Ronan, Loysik !… encore un embrassement, mes enfants.

— Par la joie sainte de ce père et de ses deux fils, belle évêchesse ! tu es ma femme… je ne te quitterai qu’à la mort !


— Loysik, vous me disiez cette nuit dans la prison : « Fulvie, libre aujourd’hui, retrouvant le Veneur libre aussi, et vous offrant d’être sa femme que répondriez-vous ? » Libre à cette heure, je te dis à toi, mon époux, — ajouta l’évêchesse en se retournant vers le Vagre : — Je serai femme dévouée, mère vaillante, tu peux me croire…

— Et toi, petite Odille, toi, qui n’as plus ni père ni mère, veux-tu de moi pour mari, pauvre enfant, si tu survis à ta blessure ?

— Ronan, je serais morte, que l’espoir d’être votre femme à vous, si bon au pauvre monde, me ferait, il me semble, sortir du tombeau !…




Les Vagres et les esclaves révoltés se dirigent en hâte vers la forêt, Loysik et Ronan toujours portés sur les épaules de leurs compagnons. La petite Odille se prétend guérie de sa blessure depuis que Ronan, son ami, lui a promis de la prendre pour femme ; elle se sent, dit-elle, de force à marcher ; mais l’évêchesse n’y consent pas, et son Vagre, n’abandonnant pas son léger fardeau, continue de marcher près de Fulvie… Au bout de quelques pas, il entend deux Vagres et deux esclaves qui le suivaient à quelques pas, dire en soufflant et maugréant :

— Comme il est lourd, comme il est lourd…

— Si ce sanglier est trop pesant, relayez-vous pour le porter… Ah ! ce n’est pas un léger et joli fardeau comme toi, Odille… passe ton petit bras autour de mon cou, tu seras ainsi plus à ton aise.

— De quel sanglier parles-tu donc, Veneur ?

— Je parle, Ronan, de la part du butin de ton père, le vieux Karadeuk…

— Quel butin ?… Mais, par le diable ! c’est un homme que nos compagnons portent là…

— Oui… c’est un homme bâillonné, garrotté… Nos camarades en ont leur charge ; il se fait lourd…

— Et cet homme, dis, Veneur, quel est-il ?

— Réjouis-toi, Ronan, c’est le comte !…

— Neroweg !

— Lui-même… dextrement enlevé tout à l’heure au milieu de ses leudes, par ton père et deux de nos camarades !

— Neroweg ! en notre pouvoir… à nous, Karadeuk, Ronan et Loysik, descendants de Scanvoch ! Ciel et terre ! est-ce possible ?… Le comte Neroweg enlevé… je n’y puis croire !…

— Eh ! vieux Karadeuk ! viens donc de ce côté… Ronan ne peut croire encore à l’enlèvement du sanglier frank…

— Oui, mon fils ; cet homme dont la tête est enveloppée d’une casaque, c’est Neroweg… c’est ma part du butin…

— C’est la tienne, Karadeuk… mais seulement nous te demandons, nous, anciens esclaves du comte, nous te demandons ses os et sa peau…

— Quel dommage de n’avoir pas aussi l’évêque… la fête serait complète…

— L’évêque Cautin est mort !…

— Belle évêchesse, tu serais veuve, si je n’étais ton mari.

— Cautin m’a fait beaucoup souffrir ; mais, aussi vrai que je t’aime, mon Vagre, mon seul désir, à cette heure, est que sa mort n’ait pas été cruelle…

— Le Lion de Poitiers l’a tué.

— Mon père… cet évêque damné, vous l’avez vu mourir ?

— Oui… frappé d’un coup d’épée, par le Lion de Poitiers… L’évêque fuyait l’un des bâtiments incendiés ; le Lion de Poitiers le rencontrant face à face, lui a dit : « Tu m’as forcé de m’agenouiller devant toi, orgueilleux prélat… Je t’ai promis de me venger… je me venge… Meurs… »

— Sa fin est trop douce pour sa vie… Au diable l’évêque Cautin ! il n’enterrera plus de vivants avec les morts… Et le comte, comment vous en êtes-vous emparé, mon père ?

— Je vous suivais de l’œil, toi et Loysik, portés par nos Vagres criant : « Place ! place à des blessés que nous venons de retirer de dessous les décombres ! » Tout en me mêlant, ainsi que trois des nôtres, à la foule éperdue, je me rapprochais peu à peu du pont ; soudain, de loin, je vois accourir le comte, seul, et portant à grand’peine, entre ses bras, plusieurs gros sacs de peau remplis sans doute d’or ou d’argent, se dirigeant vers une citerne abandonnée. Neroweg était seul, et en ce moment assez éloigné du lieu de l’incendie ; la pensée me vient de m’emparer de lui ; moi et deux des nôtres nous nous glissons en rampant derrière des arbrisseaux qui ombrageaient la citerne, au fond de laquelle le comte venait de jeter plusieurs de ses sacs, craignant sans doute qu’à travers le tumulte ils lui fussent volés, il comptait les retrouver plus tard dans cette cachette ; nous tombons trois sur lui à l’improviste, il est terrassé, je lui mets les genoux sur la poitrine et la main sur la bouche pour l’empêcher de crier à l’aide… un des nôtres se dépouille de sa casaque, en enveloppe la tête de Neroweg, les autres lui lient les mains et les pieds avec leur ceinture, après quoi nos Vagres ayant ramassé les sacs restants, nous enlevons le seigneur comte… Le pont était voisin… et voici ma capture… ma part du butin à moi…

— Elle est lourde ; aurons-nous loin encore à la porter, Karadeuk !

— On ne peut plus d’ici entendre au burg les cris du comte… débarrassez-le de la casaque qui lui enveloppe la tête.

— C’est fait.

— Comte Neroweg, tes mains resteront garrottées, mais tes jambes seront libres… Veux-tu marcher jusqu’à la lisière de la forêt ? sinon l’on t’y portera comme on t’a porté jusqu’ici !…

— Vous allez m’égorger là !

— Veux-tu nous suivre, oui ou non ?

— Marchons, bateleur maudit ! vous verrez qu’un noble frank va d’un pas ferme à la mort ! chiens gaulois, race d’esclaves !

On arrive à la lisière de la forêt, alors que l’aube naissait ; elle est hâtive au mois de juin ; au loin, l’on aperçoit, luttant contre les premières clartés du jour, une lueur immense ; ce sont les ruines du burg encore embrasées.

Ronan et l’ermite laboureur sont déposés sur l’herbe ; la petite Odille est assise à leurs côtés. L’évêchesse s’agenouille près de l’enfant pour visiter sa blessure ; les Vagres et les esclaves révoltés se rangent en cercle ; le comte, toujours garrotté, l’air farouche, résolu, car ces barbares, féroces pillards et lâches dans leur vengeance, ont une bravoure sauvage, c’est à leurs ennemis de le dire ; il jette sur les Vagres un regard intrépide ; le vieux Karadeuk, vigoureux encore, semble rajeuni de vingt ans ; la joie d’avoir sauvé ses fils et de tenir en son pouvoir un Neroweg, semble lui donner une vie nouvelle ; son regard brille, sa joue est enflammée, il contemple le comte d’un œil avide.

— Nous allons être vengés, — dit Ronan, — tu vas être vengée, petite Odille.

— Ronan, je ne demande pas pour moi de vengeance ; dans la prison je disais au bon ermite laboureur : Si je redevenais libre, je ne rendrais pas le mal pour le mal ; n’est-ce pas, Loysik ?

— Oui, douce enfant… douce comme le pardon ; mais ne craignez rien, notre père ne tuera pas cet homme désarmé.

— Il ne le tuera pas, mon frère ? Si, de par le diable ! notre père tuera ce Frank, aussi vrai qu’il nous a fait mettre tous deux à la torture, qu’il a accablé de coups cette enfant de quinze ans avant de la violenter… Sang et massacre ! pas de pitié !

— Non, Ronan, notre père ne tuera pas un homme sans défense.

— Vous tardez beaucoup à m’égorger, chiens gaulois ! qu’attendez-vous donc ? Et toi, bateleur, chef de ces bandits ! qu’as-tu à me regarder ainsi en silence ?

— C’est qu’en te regardant ainsi, Neroweg, je songe au passé… je me souviens…

— De quoi te souviens-tu ?

— De ton aïeul…

— Quel aïeul ? mes aïeux sont nombreux.

— Neroweg, l’Aigle terrible

— Oh ! c’était un grand chef… — reprit le Frank avec un accent d’orgueil farouche, — c’était un grand roi, un des plus vaillants guerriers de ma race vaillante ! son nom est encore glorifié en Germanie !… Puisse ma honte à moi, prisonnier de votre bande d’esclaves révoltés, être enfouie au fond de ma fosse… si vous me creusez une fosse…

— Écoute : il y a de cela plus de trois siècles ; ton aïeul était chef d’une des hordes franques, rassemblées de l’autre côté du Rhin, et qui alors menaçaient la Gaule…

— Et nous l’avons conquise, cette Gaule ! elle est notre terre aujourd’hui, et vous… vous êtes nos esclaves… race bâtarde !…

— Écoute encore : mon aïeul, soldat obscur, se nommait Scanvoch.

— Par ma chevelure ! ces misérables savent les noms de leurs ancêtres ainsi que nous les savons, nous autres de race illustre ! Mirff et Morff, mes deux limiers, que cet autre bandit déguisé en ours a mis à mort, Mirff et Morff connaissent leurs ancêtres, si tu connais les tiens !

— Mon aïeul Scanvoch fut lâchement mis à la torture par l’Aigle terrible, la veille d’une grande bataille du Rhin ; le matin de ce combat, les soldats gaulois chantaient :

« Combien sont-ils ces Franks ?… combien sont-ils donc, ces barbares ? »

Le soir ils chantaient après leur victoire :

« Combien étaient-ils, ces Franks ? combien étaient-ils donc ces barbares ? … »

— Si cette fois les lâches Gaulois ont vaincu les Franks valeureux, ce fut par trahison…

— Donc, lors de cette grande bataille du Rhin, Scanvoch s’est battu contre ton aïeul. Ce fut, vois-tu, une lutte acharnée, non-seulement un combat de soldat à soldat, mais un combat de deux races fatalement ennemies ! Scanvoch pressentait que la descendance de Neroweg serait funeste à la nôtre, et il voulait pour cela le tuer… Le sort des armes en a autrement décidé. Les pressentiments de mon aïeul ne l’ont pas trompé… Voici la seconde fois que nos deux familles se rencontrent à travers les âges… Tu as fait torturer mes deux fils ; tu devais aujourd’hui les livrer au supplice…

— Assez, chien !… Et pour empêcher ma noble race de mettre, dans l’avenir, le pied sur la gorge à ta race asservie, tu veux me tuer ?

— Je veux te tuer… Ton frère a péri de ta main fratricide ; ta famille sera éteinte en toi !…

Un éclair de joie sinistre illumina les yeux du Frank ; il répondit :

— Tue-moi…

— Ôtez-lui ses liens…

— C’est fait, Karadeuk ; mais nous le tenons, et nos mains valent les liens qui le garrottaient.

— Je propose, moi, qu’il soit, avant sa mort, mis à la torture, ainsi qu’il nous y faisait mettre au burg, nous autres esclaves…


— Oui, oui… à la torture ! à la torture !…

— Et après, coupé en quatre quartiers.

— Haché à coups de hache !

— Mes Vagres ! cet homme est à moi… c’est ma part du butin !

— Il est à toi, vieux Karadeuk…

— Laissez-le libre.

— Tu le veux ?

— Laissez-le libre ; mais formez autour de lui un cercle qu’il ne puisse franchir…

— Voici un cercle de pointes d’épées, de fer, de piques et de tranchants de faux qu’il ne franchira pas…

— Un prêtre ! — s’écria soudain le comte avec un accent d’angoisse mortelle, — un prêtre ! je ne veux pas mourir sans un prêtre ! j’irais en enfer… Toi qui es assis là-bas, ermite laboureur, le saint évêque Cautin, mon patron, te traitait de renégat ; mais enfin comme moine tu es toujours un peu prêtre, toi… veux-tu m’assister ? et me promettre que je n’irai pas en enfer, mais en paradis ?… Ces chiens, tes compagnons, m’ont volé mes colliers d’or et les sacs que je n’avais pas jetés dans la citerne ; il ne me reste que cet anneau d’or… je te le donne… mais promets~moi, sur ton salut, le paradis…

— Mon père ! — s’écria Loysik, — mon père ! vous ne tuerez pas ainsi cet homme…

— Je ne vous demande pas grâce de la vie, chiens d’esclaves ! je saurai mourir ; mais je ne veux pas aller en enfer, moi ! Ô mon bon patron ! bienheureux évêque Cautin, où es-tu ? où es-tu ? Fais un nouveau miracle… envoie-moi un prêtre !…

— En attendant le miracle, comte Neroweg, prends cette hache.

— Quoi, Karadeuk, tu l’armes ?

— Prends cette hache, comte Neroweg ; j’ai la mienne, défends-toi.

— Mon père ! il est fort comme un taureau sauvage ; il est jeune encore et vous êtes vieux !

— Mon père ! au nom de vos deux fils que vous avez sauvés, renoncez à ce combat…

— Mes enfants, ne craignez rien ; cette hache ne pèse pas à mon bras… J’ai foi dans mon courage ; j’éteindrai en ce Frank la race des Neroweg.

— Oh ! être là, incapable de bouger… ne pouvoir me battre à ta place, ô mon père !

— Mes fils, c’est aux vieux à mourir… aux jeunes de vivre… Neroweg, défends-toi...

— Moi, de race illustre, me battre contre un gueux ! un Vagre ! un esclave révolté ! non…

— Tu refuses ?…

— Oui ! chien bâtard… égorge-moi si tu veux… 


— Mes Vagres, qu’on le saisisse, et tondez-le comme un esclave : le tranchant d’un poignard vaudra, pour ceci, les ciseaux.

— Moi, tondu comme un vil esclave ! moi, Neroweg, subir un tel outrage ! moi, tondu !…

— La femme de ton glorieux roi Clovis aimait mieux voir ses petits-fils morts que tondus… je sais cela… Oui, vous autres nobles Franks, vous tenez, comme vos rois chevelus, à votre chevelure, signe d’antique et illustre race ; donc, Neroweg, défends-toi, ou tu seras tondu…

— Moi, tondu !… Cette hache ! cette hache !…

— La voici, comte… Et vous, mes bons Vagres, élargissez le cercle !…

— Ermite laboureur, veux tu me promettre, si ce combat me met en danger de mort, de m’envoyer en paradis ? je te donnerai mon anneau…

— Si tu es en danger mortel, Neroweg, je te dirai des paroles qui te feront, je l’espère, envisager fermement la mort.

— Ce n’est pas la mort que je crains, chien ! c’est le paradis que je veux…

— Crois-nous, Karadeuk, ce lâche a moins peur de l’enfer que de ta hache… Coupons-lui cette crinière, qui ressemble à la queue d’un cheval de montagne… Allons, tondons le comte… le seigneur frank sera tondu…

Neroweg, furieux, se précipita sur le vieux Vagre, le combat s’engagea, terrible, acharné. Loysik, Ronan, l’évêchesse et la petite Odille, pâles, tremblants, suivaient la lutte d’un œil alarmé ; elle ne fut pas longue, la lutte… Le vieux Vagre l’avait dit, la hache ne pesait point à son bras vigoureux, mais elle pesa fort au front de Neroweg, qui, sanglant, roula sur l’herbe, frappé d’un coup mortel…

— Meurs donc ! — s’écria Karadeuk avec une joie triomphante ; — la race de l’Aigle terrible ne poursuivra plus la race de Joel… Meurs donc, comte Neroweg !


— Hi ! hi !… j’ai un fils de ma seconde femme à Soissons… et ma femme Godegisèle est enceinte, chien gaulois ! — murmura le Frank avec un éclat de rire sardonique. — Ma race n’est pas éteinte… j’espère qu’elle retrouvera plus d’une fois la tienne pour l’écraser…

Puis il ajouta d’une voix affaiblie, épouvantée :

— Ermite laboureur, donne-moi le paradis… bon patron, évêque Cautin, aie pitié de moi… Oh ! l’enfer ! l’enfer ! les diables !… j’ai peur… l’enfer !…

Et Neroweg expira, la face contractée par une terreur diabolique. Son dernier regard s’arrêta sur les ruines de son burg fumant au loin sur la colline.

Les leudes du comte s’apercevant de sa disparition, durent le croire enseveli sous les décombres du burg, ou enlevé… S’ils l’ont cherché au dehors, ces fidèles, ils auront trouvé le corps du comte vers la lisière de la forêt, mort, la tête fendue d’un coup de hache, étendu au pied d’un arbre dont on avait enlevé la première écorce et sur lequel étaient ces mots tracés avec la pointe d’un poignard : 


« Karadeuk le Vagre, descendant du Gaulois Joel, le brenn de la tribu de Karnak, a tué ce comte frank, descendant de Neroweg l’Aigle terrible… Vive la vieille Gaule ! … »




Ici finit le récit de Ronan le Vagre, fils de Karadeuk le Bagaude, Karadeuk, mon frère à moi, Kervan, fils aîné de Jocelyn, et petit-fils d’Araïm. À cette histoire, j’ai ajouté les lignes suivantes, ce soir, jour du départ de mon neveu Ronan, qui retourne près des siens, en Bourgogne, après deux jours passés dans notre maison, toujours située non loin des pierres sacrées de la forêt de Karnak. Mon neveu Ronan m’ayant confié ses pensées durant son séjour ici, j’ai pu, en ce qui le touche, écrire, ainsi qu’il aurait écrit lui-même.

À propos de la forme nouvelle adoptée par lui dans ses récits, Ronan m’a dit, non sans raison :

« — Le vœu de notre aïeul Joel, en demandant à ceux de sa descendance d’ajouter tour à tour à notre légende l’histoire de leur vie, a été de perpétuer d’âge en âge dans notre famille l’amour de la Gaule et la haine de la domination étrangère. Nos aïeux, jusqu’ici, ont raconté leurs aventures sous forme de mémoires ; moi, j’ai agi différemment ; mais la même pensée patriotique qui inspirait nos aïeux m’a inspiré ; tous les faits cités par moi sont vrais, et les scènes auxquelles je n’ai pas assisté m’ont été racontées par des gens qui ont été acteurs dans ces événements. Il en a été ainsi, entre autres faits, de l’entrevue secrète de Neroweg et de Chram au burg du comte, dans la chambre des trésors. Chram rapporta cet entretien à Spatachair, l’un de ses favoris ; un esclave entendit ce récit ; et plus tard, après l’incendie du burg, cet esclave s’étant joint à nous pour courir la Vagrerie jusqu’en Bourgogne, c’est de lui que j’ai tenu ces détails. Peu importe donc la forme de ces légendes, pourvu que le fond soit vrai ; il nous faut, avant tout, donner à notre descendance un tableau très-réel des temps où chacune de nos générations a vécu et vivra, le tout dit avec sincérité. Ces enseignements, transmis de siècle en siècle à notre race, rempliront ainsi le vœu suprême de notre aïeul Joel. »

Moi, Kervan, je dis comme mon neveu Ronan le Vagre : Peu importe la forme de ces récits, pourvu qu’ils reproduisent fidèlement les temps où nous vivons. Je compléterai donc, ainsi qu’il suit, et jusqu’à aujourd’hui, l’histoire de mon frère Karadeuk et de ses deux fils, Ronan et Loysik.