Les Mystères du peuple/IX/9

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Les Mystères du peuple — Tome IX
Le couteau de boucher

LE PROCÈS DE JEANNE DARC.

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LE PROCÈS DE JEANNE DARC.

Le tribunal ecclésiastique devant qui Jeanne Darc doit paraître est assemblé dans l’ancienne chapelle du vieux château de Rouen ; les voûtes, les murs, les piliers, sont noircis par le temps. Il est huit heures ; la pâle clarté de cette matinée de février, glaciale et brumeuse, pénètre dans la vaste nef par une seule fenêtre ogivale, pratiquée dans l’épaisse muraille derrière l’estrade où siègent les prêtres-juges, présidés par l’évêque Pierre Cauchon. À gauche du tribunal se trouve la table des greffiers, chargés de reproduire la minute de l’interrogatoire et des réponses de l’accusée ; en face de cette table, le siège de Pierre d’Estivet, promoteur du procès. Rien de plus sinistre que l’aspect de ces hommes ; ils ont, afin de se préserver du froid, endossé de longues robes fourrées dont le capuchon rabattu cache presque entièrement leur visage. Ils tournent le dos à l’unique fenêtre, qui jette dans la chapelle un jour blafard, et sont complètement dans l’ombre ; un reflet de lumière blanchâtre effleure la crête de leurs cagoules noires et glisse sur leurs épaules. L’évêque de Beauvais est revêtu de ses habits sacerdotaux.

Voici les noms des juges assistant à cette première séance ; ils ont de nombreux assesseurs chargés de les suppléer au besoin. Les prêtres de l’Université de Paris sont en partie réservés pour les autres audiences. Voici les noms de ces infâmes ; ne les oubliez jamais, fils de Joel, ces noms doivent être écrits dans la mémoire des hommes en lettres de sang :

Pierre de Longueville, abbé de la Sainte-Trinité de Fécamp ; — Jean Hulot de Chatillon, archidiacre d’Évreux ; — Jacques Gesdon, de l’ordre des Frères mineurs ; — Jean Lefèvre, moine augustin ; Maurice du Quesnay, prêtre professeur en théologie ; — Guillaume Lebouchier, prêtre docteur en droit canon ; — Guillaume de Conti, abbé de la Trinité du mont Sainte-Catherine ; — Bonnel, abbé de Cormeilles ; — Jean Garin, archidiacre du Vexin français ; — Richard de Gronchet, chanoine de la collégiale de la Saussaye ; — Pierre Minier, prêtre bachelier en théologie ; — Raoul Sauvage, de l’ordre de Saint-Dominique ; — Robert Barbier, chanoine de Rouen ; — Denis Gastinel, chanoine de Notre-Dame-la-Ronde ; — Jean Ledoux, chanoine de Rouen ; — Jean Basset, chanoine de Rouen ; — Jean Bruillot, chanoine de la cathédrale de Rouen ; — Aubert Morel, chanoine de Rouen ; — Jean Colombelle, chanoine de Rouen ; — Laurent Dubust, prêtre licencié en droit canon ; — Raoul Auguy, chanoine de Rouen ; — André Marguery, archidiacre du Petit-Caux ; — Jean Alespée, chanoine de Rouen ; — Geoffroy de Crotay, chanoine de Rouen ; — Gilles des Champs, chanoine de Rouen ; — Jean Lemaître, vicaire et inquisiteur de la foi ; enfin, Nicolas Loyseleur, chanoine de Rouen, qui cache complètement, et pour cause, son visage sous sa cagoule. — Les greffiers, Thomas de Courcelles, Manchon, Taquel et Boisguillaume, sont à leur table, prêts à minuter le procès ; le chanoine Pierre d’Estivet, promoteur, est à son siège ; les membres du tribunal ecclésiastique viennent de prendre place.

l’évêque pierre cauchon, se levant. — Mes très-chers frères, Pierre d’Estivet, promoteur de la cause, va exposer brièvement notre requête. (Il se rasseoit.)

le chanoine pierre d’estivet se lève, prend sur sa table un parchemin et lit. — « Nous, Pierre Cauchon, évêque de Beauvais par la miséricorde divine, métropolitain de la ville et du diocèse de Rouen, nous vous avons convoqués, mes très-chers frères, au nom du vénérable et révérendissime chapitre de la cathédrale, pour examiner et juger les faits ci-après expliqués.


» À l’auteur, au consommateur de la foi, Notre-Seigneur Jésus-Christ, salut ! 


» Une certaine femme, vulgairement appelée Jeanne-la-Pucelle, a été prise et faite prisonnière à Compiègne, dans le ressort de notre diocèse de Beauvais, par des soldats de notre très-chrétien et sérénissime maître Henri VI, roi d’Angleterre et des Français.

» Ladite femme étant, à nos yeux, véhémentement soupçonnée d’hérésie, et notre devoir étant de lui intenter un procès en matière de foi, nous avons requis et exigé qu’icelle femme nous fût livrée et envoyée ; nous, évêque, instruit par la clameur publique des faits et gestes de ladite Jeanne, faits et gestes attentatoires, non seulement à notre foi, mais à celle de la France et de la chrétienté tout entière, voulant, en cette matière, procéder avec diligence, mais avec maturité, nous avons décrété que ladite Jeanne serait appelée par-devant nous et interrogée sur ses faits et gestes, ainsi que sur des propositions concernant la foi, et l’avons citée à comparoir devant nous, dans la chapelle du château de Rouen, cejourd’hui, 20 février 1431, à huit heures du matin, afin qu’elle eut à répondre aux accusations portées contre elle. » (Le promoteur se rasseoit.)

l’évêque pierre cauchon. — Introduisez l’accusée.

Deux appariteurs vêtus de robes noires sortent de la chapelle et rentrent un moment après, amenant Jeanne Darc entre eux deux. La guerrière, jadis si résolue, si sereine en ces jours de combat où, revêtue de sa blanche armure, chevauchant sur son ardent cheval de bataille, elle marchait aux ennemis, son étendard déployé ; la guerrière frissonne de peur à la vue de ce tribunal de prêtres à demi cachés dans l’ombre de la chapelle, laissant à peine apercevoir leurs traits sous leurs cagoules, muets, immobiles, ressemblant à des fantômes noirs ; elle se rappelle les paroles, les conseils du chanoine Loyseleur, dont elle est loin de soupçonner la présence parmi ses juges. Le souvenir de ces paroles, de ces conseils, la rassure et l’effraye à la fois ; le chanoine, en lui donnant le moyen d’échapper aux pièges qu’elle doit redouter, l’a prévenue que le tribunal était d’avance résolu de la livrer au bûcher. Cette pensée jette d’abord le trouble, la frayeur, dans l’esprit de la prisonnière, affaiblie déjà par tant de misères, par tant d’afflictions ; elle sent ses genoux chanceler à ses premiers pas dans la chapelle, et, obligée de s’appuyer sur le bras de l’un des appariteurs, elle s’arrête durant un moment. Les prêtres-juges, à l’aspect de cette jeune fille, à peine âgée de dix-neuf ans, encore si belle, malgré sa pâleur, sa maigreur et ses habits presque en lambeaux, la contemplent avec une sombre curiosité, mais n’éprouvent ni intérêt, ni pitié pour l’héroïne de tant de victoires. Au point de vue politique et religieux, elle est pour eux une ennemie ; leur animadversion contre elle étouffe tout sentiment humain. Ses hauts faits, son génie, sa gloire, les irritent d’autant plus qu’ils ont conscience de l’abominable crime dont ils vont se rendre complices par ambition, par fanatisme d’orthodoxie, par cupidité ou par haine de parti. Jeanne Darc, dominant enfin son émotion, reprend courage et s’avance entre les deux appariteurs ; ils la conduisent jusqu’au pied du tribunal et se retirent. Elle n’ose lever les yeux sur ses juges, ôte respectueusement son chaperon, qu’elle conserve à sa main, s’incline et reste debout devant l’estrade.

l’évêque cauchon, se levant. — Jeanne, approchez… (Elle s’approche.) Notre devoir de conservateur et de soutien de la foi catholique, avec l’aide de Notre-Seigneur Jésus-Christ, nous engage à vous avertir charitablement que, pour accélérer le jugement de votre procès et pour le soulagement de votre âme, vous devez dire la vérité, toute la vérité ; enfin, répondre sans subterfuge à nos interrogations. Vous allez jurer sur les saintes Écritures de dire la vérité. (À l’un des appariteurs.) Apportez un missel.

L’homme noir apporte un lourd missel et le présente à Jeanne Darc.

l’évêque cauchon. — Jeanne, à genoux… jurez sur ce missel de dire la vérité.

jeanne darc, avec défiance et appréhension. — J’ignore sur quoi vous voulez m’interroger, messires ? peut-être me ferez-vous de telles questions que je ne saurais y répondre ?

l’évêque cauchon. — Vous jurerez de répondre sincèrement sur ce que nous demanderons concernant votre foi… et autres choses…


jeanne s’agenouille, pose ses deux mains sur le missel. — Je jure de dire la vérité.

l’évêque cauchon. — Quels sont vos prénoms ?

jeanne darc. — En Lorraine, l’on m’appelait Jeannette… depuis mon arrivée en France, on m’appelle Jeanne.

l’évêque cauchon. — Où êtes-vous née ?

jeanne darc. — Au village de Domrémy, dans la vallée de Vaucouleurs.

l’évêque cauchon. — Quels sont les noms de votre père et de votre mère ?

jeanne darc, avec émotion. — Mon père s’appelle Jacques Darc… ma mère, Ysabelle Romée.

l’évêque cauchon. — En quel lieu avez-vous été baptisée ? 


jeanne darc. — En l’église de Domrémy.


l’évêque cauchon. — Quels ont été vos parrain et marraine ?

jeanne darc. — Mon parrain se nommait Jean Lingué, ma marraine, Sybille. (À ce souvenir, une larme roule dans ses yeux.)

l’évêque cauchon. — Cette femme prétendait avoir vu les fées… Ne passait-elle pas pour être devineresse et sorcière ?

jeanne darc, d’une voix plus assurée. — Ma marraine était bonne et sage femme.

l’évêque cauchon. — Quel prêtre vous a baptisée ?

jeanne darc. — Maître Jean Minet, notre curé.

l’évêque cauchon. — Quel âge avez-vous ?

jeanne darc. — Dix neuf ans bientôt.

l’évêque cauchon. — Savez-vous votre Pater Noster ?

jeanne darc. — Ma mère me l’a appris. (Elle soupire.)


l’évêque cauchon. — Vous engagez-vous à ne pas tâcher de vous échapper du château de Rouen, sous peine de passer pour hérétique, puisque votre tentative d’évasion prouverait que vous voulez fuir notre tribunal ?

jeanne darc garde pendant un moment le silence, réfléchit, et son assurance revenant peu à peu, elle répond d’une voix ferme. — Je ne prends pas cet engagement ; je ne veux promettre de ne pas essayer de m’échapper.

le dominicain raoul sauvage, d’un ton menaçant. — Alors, on doublera vos chaînes pour vous empêcher d’essayer de fuir !

jeanne darc. — Il est permis à tout prisonnier de tâcher de s’échapper de sa prison.

l’évêque cauchon, sévèrement, après s’être consulté à voix basse avec quelques-uns des juges placés près de lui. — Ouïes et entendues les paroles de rébellion de ladite Jeanne, nous commettons particulièrement à sa garde le noble homme Jean le Gris, garde de notre sire le roi d’Angleterre et de France, et adjoignons à Jean le Gris les écuyers Berwick et Talbot, gens d’armes anglais, tous trois chargés de la garde de la prisonnière, et de ne permettre à personne de s’approcher d’elle ni de lui parler sans notre permission. (S’adressant au tribunal.) Ceux de nos très-chers frères qui ont quelques questions à adresser à l’accusée peuvent les lui poser.

un juge. — Jeanne, vous jurez de dire toute la vérité ?

jeanne darc, avec dignité. — J’ai déjà juré… cela suffit ; je ne mens jamais ! 


le juge. — Avez-vous, dans votre enfance, appris à travailler ?

jeanne darc. — Ma mère m’a appris à coudre et à filer.

un autre juge. — Aviez-vous un confesseur ?

jeanne darc. — Oui, le curé de notre paroisse.

le juge. — Avez-vous confessé à votre curé ou à un autre homme d’Église vos révélations ?

jeanne darc. — Non. 


(Les prêtres échangent entre eux des regards significatifs et quelques paroles à voix basse.)

le juge reprend. — Pourquoi ce silence envers votre curé ?

jeanne darc. — Si j’avais ébruité mes apparitions, mon père et ma mère se seraient opposés à mon entreprise.

un autre juge. — Croyez-vous avoir commis un péché en quittant votre père et votre mère, contrairement à ce précepte de l’Écriture : « Tes père et mère honoreras ?… »

jeanne darc. — Je ne leur avais jamais désobéi avant de les quitter… mais je leur ai écrit ; ils m’ont pardonné…

le juge. — Ainsi, vous croyez pouvoir violer sans péché les commandements de l’Église ?

jeanne darc. — Dieu me commandait d’aller au secours d’Orléans ; j’aurais été fille de roi… que je serais partie ! 


l’évêque cauchon, jetant sur le tribunal un regard significatif. — Vous prétendez, Jeanne, avoir eu des révélations, des visions… à quel âge cela vous serait-il advenu ?

jeanne darc. — J’avais treize ans et demi. Il était midi, en été, j’avais jeûné la veille ; j’ai entendu la voix comme si elle venait de l’église, et, en même temps, j’ai vu une grande clarté dont j’ai été éblouie.

l’évêque cauchon, lentement et pesant chacun de ses mots. — Vous dites avoir entendu des voix… en êtes-vous bien certaine ? 


jeanne darc, à part. — Voilà le piège dont ce bon prêtre m’a avertie… j’y échapperai en disant la vérité… j’ai juré de la dire… (Haut.) J’ai entendu ces voix comme j’entends la vôtre, messire évêque.

l’évêque cauchon. — Vous affirmez cela ?

jeanne darc. — Oui, messire, parce que cela est la vérité.


l’évêque cauchon promène un regard triomphant sur le tribunal, ce regard est compris ; il se tait un moment de silence. (Aux greffiers.) — Vous avez textuellement minuté la réponse de l’accusée ?


un greffier. — Oui, monseigneur.

un juge. — Et en France, Jeanne, avez-vous de nouveau entendu ces voix ?

jeanne darc. — Oui.

un autre juge. — Selon vous, d’où venaient ces voix ?

jeanne darc, avec un accent de conviction profonde. — De Dieu !

un juge. — Qu’en savez-vous ?

un autre juge. — En quelles circonstances avez-vous été prise à Compiègne ?

autre juge. — Qui vous a dicté la lettre adressée par vous aux Anglais ?

Ces questions incohérentes se croisant coup sur coup, dans le but de troubler les réponses de Jeanne Darc, elle garde un moment le silence et reprend :

— Si vous m’interrogez tous à la fois, messires, je ne pourrai vous répondre à chacun.

l’évêque cauchon. — Enfin, qui vous porte à croire que les voix dont vous parlez étaient divines ?

jeanne darc. — Elles me disaient de me conduire en honnête fille, et qu’avec l’aide de Dieu je sauverais la France !

un juge. — Vous a-t-il été révélé que si vous perdiez votre virginité, vous perdriez votre bonheur à la guerre ?

jeanne darc, rougissant. — Cela ne m’a pas été révélé.

le juge. — Est ce à l’ange saint Michel que vous avez promis de rester pucelle ?

jeanne, avec une chaste impatience. — C’est à mes saintes que j’ai fait mon vœu !

un autre juge. — Ainsi, les voix de vos saintes vous ont ordonné de venir en France ?

jeanne darc. — Oui, pour son salut et pour celui du roi.

l’évêque cauchon. — À cette époque, n’avez-vous pas eu l’apparition de sainte Catherine et de sainte Marguerite, à qui vous attribuez ces voix ?

jeanne darc. — Oui.

l’évêque cauchon, lentement. — Vous êtes certaine d’avoir vu cette apparition ?

jeanne darc. — Je l’ai vue aussi bien que je vous vois, messire.

l’évêque cauchon. — Vous l’affirmez ?

jeanne darc. — Je l’affirme.


Nouveau et profond silence parmi les prêtres ; plusieurs prennent des notes, d’autres échangent à voix basse quelques paroles.


un juge. — À quoi avez-vous reconnu que celles que vous nominez sainte Catherine et sainte Marguerite étaient des saintes ? 


jeanne darc. — À leur sainteté.


l’évêque cauchon. — L’archange saint Michel vous est-il aussi apparu ?

jeanne darc. — Oui.

un juge. — Comment était-il vêtu ?

jeanne darc, se rappelant les conseils du chanoine Loyseleur. — Je n’en sais rien…

le juge. — Vous ne répondez pas ? L’ange était donc tout nu ? 


jeanne darc, rougissant. — Croyez-vous que Dieu n’avait pas de quoi le vêtir ?

l’évêque cauchon. — Vous parlez bien hardiment ; vous croyez-vous donc présentement en la grâce de Dieu ?

jeanne darc. — Si je n’y suis pas, que Dieu m’y mette… si j’y suis, qu’il m’y conserve… (D’une voix haute et ferme.) Mais retenez bien ceci : vous êtes mes juges, vous prenez une grande charge en m’accusant… et à moi, le fardeau m’est léger !…

Ces nobles paroles, prononcées par la guerrière avec la conviction de son innocence et témoignant sa méfiance à l’égard de ses juges, annoncent un changement survenu dans son esprit depuis le commencement de son interrogatoire. Elle venait d’invoquer secrètement ses voix… les voix de sa conscience et de sa foi ; elles lui avaient répondu : « — Va, ne crains rien, réponds hardiment à ces faux et méchants prêtres… tu n’as rien à te reprocher… Dieu est avec toi… il ne t’abandonnera pas !… »

Raffermie par cette pensée, par cette espérance, l’héroïne redresse le front, son pâle et beau visage se colore légèrement, ses grands yeux noirs s’attachent résolument sur l’évêque… elle pressent qu’il est son ennemi mortel. Les prêtres-juges remarquent l’assurance croissante de l’accusée, un instant auparavant si timide, si abattue ; cette transformation est d’un favorable augure pour leurs projets. Jeanne Darc, dans sa fière animation, peut et doit laisser échapper des aveux qu’elle eût renfermés en demeurant réservée, craintive et défiante. Le prélat, malgré sa scélératesse, sent peser sur lui le brillant et pur regard de l’accusée ; il baisse les yeux et continue l’interrogatoire en consultant un parchemin :

— Ainsi, Jeanne, c’est par ordre de vos voix que vous êtes allée trouver à Vaucouleurs un certain capitaine, nommé Robert de Baudricourt ? lequel capitaine vous a donné une escorte chargée de vous conduire devers votre roi, à qui vous avez promis la levée du siège d’Orléans ?

jeanne darc. — Oui.

l’évêque cauchon. — Reconnaissez-vous avoir dicté une lettre adressée au duc de Bedford, régent d’Angleterre, et à d’autres illustres capitaines ?

jeanne darc. — J’ai dicté cette lettre à Poitiers.

l’évêque cauchon. — Dans cette missive, vous menaciez les Anglais de les faire occire ?

jeanne darc. — Oui… s’ils ne retournaient pas dans leur pays, et s’ils continuaient de faire endurer misère sur misère au pauvre peuple de France !

l’évêque cauchon. — Cette lettre n’était-elle pas écrite par vous sous l’invocation de Notre-Seigneur Jésus-Christ et de sa Mère immaculée la sainte Vierge ?

jeanne darc. — Je faisais écrire, en tête des lettres que je dictais : Jesus Maria, en guise de prière… Était-ce donc un mal ?

l’évêque cauchon ne répond rien, jette un regard oblique sur le tribunal ; plusieurs de ses membres relatent sur leurs tablettes la dernière réponse de l’accusée, réponse de la dernière gravité, à en juger par leur empressement à la noter. Le prélat poursuit ainsi. — De quelle façon signiez-vous les lettres dictées par vous ?

jeanne darc. — Je ne sais pas écrire ; je mettais pour signature au bas du parchemin ma croix en Dieu…

Cette seconde réponse, non moins dangereuse que la première, est notée avec un égal empressement par les prêtres ; il se fait un profond silence. L’évêque semble interroger les greffiers du regard et leur demander s’ils ont achevé de minuter les paroles de l’accusée, paroles auxquelles il attache une importance capitale ; puis, s’adressant à l’héroïne :

— Après plusieurs combats, vous avez forcé les Anglais de lever le siège d’Orléans ? 


jeanne darc. — Mes voix m’ont conseillée… j’ai combattu… Dieu nous a donné la victoire !

un juge. — Si ces voix sont celles de sainte Marguerite et de sainte Catherine, ces saintes haïssent donc les Anglais ?

jeanne darc. — Ce que Dieu hait, elles le haïssent… ce qu’il aime, elles l’aiment !

un autre juge. — Alors, Dieu aime les Anglais, puisqu’il les a rendus si longtemps victorieux ?

jeanne darc. — Il les a sans doute abandonnés en punition de leurs cruautés.

un autre juge. — Pourquoi Dieu aurait-il choisi pour les vaincre une fille de votre espèce plutôt que toute autre personne ? 


jeanne darc. — Parce qu’il aura plu au Seigneur de faire dérouter les Anglais par une pauvre fille comme moi…

le juge. — Combien votre roi vous donnait-il d’argent pour le servir ?

jeanne darc, fièrement. — Je n’ai jamais rien demandé au roi, sinon bonnes armes, bons chevaux, et le paiement de mes soldats !…

l’évêque cauchon. — Lorsque votre roi vous mit à l’œuvre de guerre, vous vous êtes fait faire un étendard… de quelle étoffe était-il ?

jeanne darc. — Il était de blanc satin… (Elle baisse tristement la tête en songeant aux gloires passées de sa bannière, si terrible aux Anglais, dont elle est à cette heure captive, et étouffe un soupir.)

l’évêque cauchon. — Quelles figures étaient peintes sur son étoffe ?

jeanne darc. — Deux anges tenant des fleurs de lis… en l’honneur du roi.

Ces mots sont notés avec un nouvel empressement par plusieurs membres du tribunal ; et l’un d’eux s’adressant à la guerrière :

— Renouvelait-on souvent votre étendard ?

jeanne darc. — On le renouvelait autant de fois que sa lance était rompue dans les batailles… elle l’était souvent.

un autre juge. — Quelques-uns de ceux qui vous suivaient ne se faisaient-ils pas fabriquer des étendards pareils aux vôtres ?

jeanne darc. — Les uns, oui ; les autres, non.

le juge. — Ceux qui portaient une bannière semblable à la vôtre étaient-ils heureux à la guerre ?

jeanne darc. — Oui… quand ils étaient vaillants…

un autre juge. — Est-ce parce qu’ils vous croyaient inspirée de Dieu que vos gens vous suivaient au combat ?

jeanne darc. — Je leur disais : « Entrons hardiment parmi les Anglais ! » j’y entrais la première… l’on me suivait.

le juge. — Enfin, vos gens vous croyaient-ils, oui ou non, inspirée de Dieu ? 


jeanne darc. — Qu’ils le crussent ou non, ils s’en fiaient à mon courage.

l’évêque cauchon. — Lors du sacre de votre roi à Reims, n’avez-vous pas fait orgueilleusement tournoyer votre bannière au-dessus de la tête de ce prince ? 


jeanne darc. — Non ; mais, seule parmi les chefs de guerre, j’ai accompagné le roi dans la cathédrale mon étendard à la main.

un juge, aigrement. — Ainsi, tandis que les capitaines ne portaient pas leur étendard à cette solennité, vous seule portiez le vôtre ?

jeanne darc. — Il avait été à la peine… il pouvait bien être à l’honneur !

Cette sublime réponse, d’un si légitime et si touchant orgueil, empreinte d’une simplicité antique, frappe les bourreaux de la victime, malgré leur acharnement contre elle. Mots héroïques et navrants !… Ils disaient au prix de quels périls, et surtout de quelles amères douleurs, de quelles poignantes déceptions, Jeanne avait obtenu son innocent triomphe ! Oh ! oui, ton glorieux étendard et toi, vous aviez été cruellement à la peine, pauvre martyre !… Ton corps virginal a été brisé par les rudes fatigues de la guerre ! tu as versé ton généreux sang sur les champs de bataille ! tu as lutté avec l’admirable opiniâtreté, avec les mortelles angoisses du plus saint patriotisme, contre les ténébreuses machinations, contre les infâmes trahisons des chefs de guerre, qui ont enfin causé ta perte ! tu as lutté contre la lâche inertie de Charles VII, cet ingrat et royal couard qu’avec tant de peine tu as traîné de victoire en victoire jusqu’à Reims, où tu l’as fait sacrer roi ! Ta seule récompense fut de voir ton étendard à l’honneur de cette consécration solennelle, dont tu espérais le salut de la Gaule ! Oui, oui, vierge de la patrie ! ton étendard avait été à la peine… il pouvait bien être à l’honneur !…

La surprise des prêtres-juges à ces paroles sublimes cause un silence de quelques instants ; l’évêque Cauchon le rompt le premier, et s’adressant à l’accusée d’une voix lente, en pesant chacun de ses mots, symptômes ordinaires de la dangereuse perfidie des questions qu’il posait :

— Jeanne, lorsque vous entriez dans une ville, les habitants ne baisaient-ils pas vos mains, vos pieds, vos vêtements ?

jeanne darc. — Beaucoup le voulaient ; et quand de pauvres gens venaient ainsi à moi, je craignais, en les repoussant, de les chagriner…


Cette réponse de l’accusée doit être dangereusement invoquée contre elle ; plusieurs des juges prennent des notes, un sourire sinistre effleure les lèvres de l’évêque Cauchon. Il poursuit ainsi, consultant du regard son parchemin :

— Jeanne, avez-vous tenu des enfants sur les saints fonts du baptême ?

jeanne darc. — Oui, j’en ai tenu un à Soissons, deux autres à Saint-Denis.

l’évêque cauchon. — Quels noms leur donniez-vous ?

jeanne darc. — Aux fils, le nom de Charles, en l’honneur du roi de France… aux filles, le nom de Jeanne, parce que les mères le demandaient…

Ces mots, où se peignaient d’une manière charmante le tendre enthousiasme que la guerrière inspirait au peuple et la générosité qu’elle montrait pour Charles VII, persistant à l’honorer, non comme homme, mais comme roi, malgré sa féroce ingratitude, ces mots devaient être une charge de plus contre l’accusée ; quelques juges notèrent la réponse.


l’évêque cauchon. — Une mère, à Lagny, ne vous a-t-elle pas priée d’aller visiter son enfant mourant ?

jeanne darc. — Oui ; mais on l’avait déjà porté à l’église Notre-Dame. Des jeunes filles de la ville étaient agenouillées sous le portail et priaient pour cet enfant ; je me suis mise à genoux parmi elles, et j’ai aussi, à son intention, prié Dieu.

le chanoine loyseleur, dont la cagoule est complètement rabattue, et déguisant sa voix, qu’il rend ainsi sourde et caverneuse. — Lequel des deux papes est le vrai pape ?

jeanne darc, abasourdie. — Il y a donc deux papes ?

l’évêque cauchon. — Vous vous dites inspirée de Dieu ; il doit vous avoir enseigné auquel des deux papes vous devez obéissance ?

jeanne darc. — Je n’en sais rien… C’est au pape à savoir s’il obéit à Dieu, et à moi d’obéir à qui obéit à Dieu…

l’évêque cauchon, à Loyseleur, avec un accent significatif. — Mon très-cher frère, nous réserverons pour un autre interrogatoire la grave question que vous venez de poser à propos de l’unité de l’Église triomphante et de l’Église militante ; poursuivons l’interrogatoire sur d’autres matières. (S’adressant à Jeanne Darc avec une inflexion de voix annonçant la gravité de la question.) Lors de votre départ de Vaucouleurs, vous avez pris l’habit d’homme… est-ce à la requête de Robert de Baudricourt ou par votre propre volonté ?

jeanne darc. — C’est de ma propre volonté.

un juge. — Vos voix vous ont-elles ordonné de quitter les habits de votre sexe ?

jeanne darc. — Tout ce que j’ai fait de bon, je l’ai fait par le conseil de mes voix… Quand je les ai bien comprises, elles m’ont bien guidée.

un autre juge. — Ainsi, vous ne croyez pas commettre de péché en portant ces vêtements masculins dont vous êtes encore couverte à cette heure ?

jeanne darc, avec un soupir de regret. — Ah ! pour le bonheur de la France et le malheur de l’Angleterre ! pourquoi ne suis-je pas libre à cette heure avec habits d’homme, mon cheval et mon armure !…

un autre juge. — Voudriez-vous entendre la messe ?

jeanne darc, tressaillant d’espérance. — Oh ! de tout mon cœur !

le juge. — Vous ne pouvez l’entendre sous ces habits, qui ne sont pas ceux de votre sexe.


jeanne darc réfléchit un instant, elle se souvient des obscènes et grossiers propos de ses geôliers, et redoute leurs outrages, dont elle est plus facilement défendue par ses vêtements d’homme, cependant elle répond. — Me promettez-vous que, si je reprends mes habits de femme, j’entendrai la messe ?

le juge. — Oui.

(Mouvement d’impatience de l’évêque, qui, d’un regard, blâme le juge de sa maladresse.)

jeanne darc. — Alors, que l’on me donne une robe très-longue, je la mettrai pour aller à la chapelle ; mais en revenant dans ma prison, je reprendrai mes habits d’homme.

Le juge un instant auparavant blâmé par un coup d’œil expressif de l’évêque le consulte du regard afin de savoir si l’on peut accéder à la demande de l’accusée ; le prélat répond par un signe de tête négatif, et, s’adressant à Jeanne :

— Ainsi, vous persistez à conserver vos vêtements masculins ?

jeanne darc. — Je suis gardée par des hommes… ces habits me conviennent mieux.

l’inquisiteur de la foi. — En un mot, vous avez porté, vous portez ce costume volontairement ?… de votre plein gré ?

jeanne darc. — Oui ; et je le porterai toujours.

Un nouveau silence se fait ; les prêtres-juges triomphent de la réponse si catégorique de l’accusée, réponse terriblement grave, car l’évêque Cauchon dit aux greffiers :

— Vous avez exactement minuté les paroles de ladite Jeanne ?

un greffier. — Oui, monseigneur.

l’évêque cauchon, à l’accusée. — Vous avez souvent parlé de saint Michel… À quoi avez-vous reconnu que la forme qui vous est apparue était celle de ce bienheureux saint ?… Le démon ne pouvait-il prendre la figure d’un bon ange ?

jeanne darc. — J’ai reconnu saint Michel à ses conseils ; ils étaient ceux d’un ange et non d’un démon. 


un juge. — Quels étaient ces conseils ?

jeanne darc. — Je l’ai déjà dit… ces conseils étaient de me conduire en pieuse et honnête fille ; alors Dieu m’inspirerait, m’aiderait, pour le salut de la France.

l’inquisiteur de la foi. — De sorte que vous affirmez non-seulement avoir vu des yeux de votre corps vous apparaître une vision surnaturelle sous la figure de saint Michel ; mais vous affirmez, en outre, que cette figure était réellement celle de ce personnage sacré ?

jeanne darc. — Je l’affirme… puisque je l’ai entendu de mes oreilles… puisque je l’ai vu de mes yeux…

l’évêque cauchon, aux greffiers. — Minutez textuellement cette réponse.

un greffier. — Oui, monseigneur.

Le chanoine Loyseleur, dont les traits sont toujours soigneusement cachés sous sa cagoule, et qui tient, par surcroît de précaution, un mouchoir sur le bas de son visage, se lève et va parler à l’oreille du prélat ; celui-ci se frappe le front, comme si les paroles de son complice lui rappelaient un oubli. Loyseleur regagne son siège.

l’évêque cauchon. — Jeanne, lorsqu’après avoir été prise devant Compiègne, l’on vous a conduite au château de Beaurevoir, vous vous êtes précipitée de l’une des tours en bas ?

jeanne darc. — C’est la vérité.

l’évêque cauchon. — Quelle était la cause de cette résolution désespérée ?

jeanne darc. — J’avais entendu dire dans ma prison que j’étais vendue aux Anglais… j’ai mieux aimé risquer de me tuer que de tomber entre leurs mains ; j’ai tenté de m’échapper en sautant du haut en bas de la tour.

l’inquisiteur. — Est-ce par le conseil de vos voix que vous avez agi de la sorte ?

jeanne darc. — Non… Elles me le déconseillaient, me disant « de prendre courage, que Dieu viendrait à mon secours, et qu’il était lâche de fuir le danger… » Mais ma crainte des Anglais a été plus forte que le conseil de mes voix.

un juge. — Quand vous avez sauté de la tour, vouliez-vous vous tuer ?

jeanne darc. — Je voulais me sauver… et en sautant, je me suis recommandée à Dieu, espérant, avec son aide, échapper aux Anglais.

l’inquisiteur. — Après votre chute, n’avez-vous pas renié le Seigneur et ses saints ?

jeanne darc. — Jamais je n’ai renié ni Dieu ni ses saints !

un juge. — Au moment de sauter de la tour, avez-vous invoqué vos saintes ?

jeanne darc. — Oui, je les ai invoquées, malgré leur déconseil… je leur ai demandé la protection de Dieu pour la Gaule… ma délivrance… et le salut de mon âme.

l’inquisiteur. — Depuis que vous êtes prisonnière à Rouen, vos voix vous ont-elles promis votre délivrance ?

jeanne darc. — Tout à l’heure encore, elles m’ont dit : « Prends tout en gré, souffre courageusement ton martyre… tu gagneras le paradis ! »

l’inquisiteur. — Croyez-vous le gagner ?

jeanne darc, avec une conviction radieuse. — Je le crois aussi fermement qui si j’y étais déjà.

l’évêque cauchon, vivement en jetant un regard expressif aux juges. — Voilà une réponse d’un grand poids !

jeanne darc, avec un sourire céleste. — Aussi, je tiens ma croyance au paradis pour un grand trésor !…

Le rayonnement de la foi naïve de la vierge guerrière illumine ses beaux traits, leur donne une expression divine. Ses yeux noirs, brillants du doux éclat de l’inspiration, sont levés vers le ciel, un moment éclairci ; elle en contemple l’azur à travers la fenêtre du sombre édifice. Jeanne, dans le ravissement de son espoir céleste, se sent détachée de la terre… mais, hélas ! un incident puéril vient rappeler aux réalités la pauvre prisonnière. Un joyeux oiselet s’en vient, voletant, effleurer d’une aile légère le vitrail de la croisée ; à la vue de cet oiseau, libre dans l’espace, l’héroïne, cédant à un douloureux retour sur elle-même, retombe de toute la hauteur de sa radieuse espérance, soupire, baisse la tête, et des larmes roulent dans ses yeux. Ces diverses émotions ne lui ont pas permis de remarquer la joie féroce des prêtres-juges inscrivant sur leurs tablettes ces deux énormités ajoutées à tant d’autres aveux monstrueux qui doivent la conduire au bûcher :

« Ladite Jeanne a volontairement risqué le suicide en se précipitant du haut en bas de la tour de Beaurevoir.

» Ladite Jeanne a la sacrilège audace de se dire, de se croire aussi sûre du paradis que si elle y était déjà ! »

Mais la tâche des bourreaux n’est pas encore accomplie ; l’héroïne est distraite de ses pénibles pensées par la voix de l’évêque Cauchon lui disant :

— Jeanne, croyez-vous être en péché mortel ?

jeanne darc. — Je m’en rapporte à Dieu pour tous mes actes.

l’inquisiteur. — Vous croyez donc inutile de vous confesser, quoique en péché mortel ?

jeanne darc. — Je n’ai jamais commis de péché mortel.

un juge. — Qu’en savez-vous ?

jeanne darc. — Ce péché, mes voix me l’auraient reproché… mes saintes m’auraient délaissée… Mais je me confesserais si je le pouvais… l’on ne peut avoir la conscience trop nette.

l’évêque cauchon. — N’est-ce donc point un péché mortel de prendre un homme à rançon et de le faire mourir prisonnier ?

jeanne darc, avec stupeur. — Qui a fait cela ?

l’évêque cauchon. — Vous !

jeanne darc, indignée. — Jamais !

l’inquisiteur. — Et Franquet d’Arras ?

jeanne darc, consultant ses souvenirs, garde un moment le silence et reprend. — Franquet d’Arras était un capitaine de routiers bourguignons ; je l’ai fait prisonnier à la guerre. Il a avoué être traître, larron et meurtrier ; son procès a duré quinze jours devant les juges de Senlis. J’avais demandé la grâce de cet homme, dans l’espoir de l’échanger contre un digne bourgeois de Paris captif des Anglais ; mais apprenant qu’il était mort en prison, j’ai dit au bailli de Senlis : « — Le prisonnier dont je comptais obtenir l’échange est mort ; vous pouvez, si bon vous semble, faire justice de Franquet d’Arras, traître, larron et meurtrier. »

un juge. — Avez-vous fait donner de l’argent à celui qui vous a aidé à prendre Franquet d’Arras ?

jeanne darc, haussant légèrement les épaules. — Je ne suis ni monnoyeur, ni trésorier de France, pour faire donner de l’argent à quelqu’un.

l’évêque cauchon. — Vous avez exposé en ex-voto des armes dans la basilique de Saint-Denis ? Quelle intention vous dictait cet acte ?

Jeanne Darc reste silencieuse, absorbée par de cruels souvenirs. Gravement blessée sous les murs de Paris, elle avait ensuite offert en pieux hommage son armure à la vierge Marie, cédant à un nouveau mouvement d’indignation navrante provoqué par la lâcheté de Charles VII, qui, après les prodiges de la victorieuse campagne de l’héroïne, s’en était retourné en Touraine retrouver ses maîtresses ! En vain Jeanne lui avait dit : « — Affrontez les Anglais, qui presque seuls garnissent les remparts de Paris ; présentez-vous hardiment aux portes de cette cité, promettant aux Parisiens l’oubli du passé, la concorde pour l’avenir ; tentez ainsi, presque à coup sûr, la conquête de votre capitale ! » Mais le royal couard avait, comme toujours, reculé devant le péril, au poignant désespoir de Jeanne ; alors, voulant renoncer à la guerre, abandonnant son armure, elle l’avait offerte en ex voto. Jeanne ne pouvait faire un tel aveu à ces prêtres ; non, guidée par la générosité de son âme, éclairée par son rare bon sens, elle eût mieux aimé mourir que d’accuser Charles VII et de le couvrir d’ignominie aux yeux de ses ennemis. Dans la royauté, elle voyait la France ; et la honte du roi devait rejaillir, ineffaçable, sur le royaume. Elle répondit donc à l’évêque Cauchon, ainsi qu’elle l’avait toujours fait jusqu’alors, de manière à sauvegarder l’honneur de Charles VII :

— J’avais été blessée sous les murs de Paris ; j’ai offert mon armure devant l’autel de la sainte Vierge en reconnaissance de ce que ma blessure n’avait pas été mortelle.

l’inquisiteur, paraissant se rappeler un oubli. — Pendant le temps que vous faisiez la guerre, portant harnais de bataille et habits d’homme, avez-vous reçu l’Eucharistie ?

Un mouvement de tous les prêtres-juges, leur attentif et profond silence, témoignent de l’extrême gravité de la question posée à l’accusée.

jeanne darc. — J’ai communié toutes les fois que je l’ai pu… et pas aussi souvent que je l’aurais voulu…

l’évêque cauchon, vivement. — Greffiers, vous avez écrit ?

un greffier. — Oui, monseigneur.

l’évêque cauchon. — De quel lieu étiez-vous partie lorsque vous êtes venue à Compiègne pour la dernière fois ?

jeanne darc tressaille douloureusement à ce souvenir. — Je venais de Crespy, en Valois.

l’évêque cauchon. — Vos voix vous ont-elles commandé cette sortie où vous avez été prise ?

jeanne darc. — Pendant la dernière semaine de Pâques, mes voix m’avaient encore avertie que bientôt je serais trahie et livrée… mais qu’il devait en être ainsi… de ne pas m’étonner, de prendre tout à gré… que Dieu me viendrait en aide…

un juge. — Ainsi, vos voix vous disaient souvent que vous seriez prise ?

jeanne darc, soupirant. — Oui, elles me le disaient depuis longtemps… je demandais à mes saintes de mourir aussitôt que je serais prisonnière, afin de ne pas souffrir longtemps…


l’inquisiteur. — Vos voix vous ont-elles indiqué précisément le jour ou vous seriez prise ?

jeanne darc. — Non, pas précisément ; elles m’annonçaient seulement que bientôt je serais trahie et livrée… Je l’ai dit aux bonnes gens de Compiègne le jour de la sortie.

un juge. — Si vos voix vous avaient ordonné de livrer bataille devant Compiègne en vous avertissant que vous seriez prisonnière ce jour-là, leur diriez-vous obéi nonobstant ?

jeanne darc. — J’aurais obéi à regret ; mais j’aurais obéi, quoi qu’il pût m’arriver…

un juge. — Avez-vous passé le pont pour faire votre sortie de Compiègne ?

jeanne darc, de plus en plus cruellement affectée par cette remémorance. — Cela est-il donc du procès ? 


l’évêque cauchon. — Répondez.


jeanne darc, d’une voix brève et hâtée. — J’ai passé le pont ; je suis sortie par le passage de la redoute ; j’ai attaqué avec ma compagnie les Bourguignons du sire de Luxembourg ; je les ai repoussés par deux fois jusqu’à leurs retranchements, la troisième jusqu’à mi-chemin. Alors les Anglais sont venus, ils m’ont coupé la retraite ; plusieurs de mes soldats voulaient me faire rentrer dans Compiègne, mais le pont était levé derrière nous… J’ai été prise… (Elle tressaille.)

l’évêque cauchon. — Jeanne, votre interrogatoire est, pour aujourd’hui, terminé. Priez le Seigneur d’éclairer votre âme et de vous guider dans la voie du salut éternel ; que Dieu vous garde et vous vienne en aide !… (Il fait le signe de la croix.) Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit… Amen !

Tous les prêtres-juges se lèvent et répètent d’une seule voix : — Amen !

l’évêque cauchon. — Que l’accusée soit remmenée dans sa prison…

Les deux appariteurs s’approchent de Jeanne Darc, chacun d’eux la prend par un bras ; ils l’emmènent hors de la chapelle, où se trouvent les soldats anglais chargés de reconduire la prisonnière.


Jeanne Darc, livide, hâve, brisée par la maladie et méconnaissable, tant elle a souffert depuis son dernier interrogatoire, est à demi couchée sur la paille de son cachot, ses vêtements d’homme tombent en lambeaux ; elle est, ainsi que par le passé, enchaînée par le milieu du corps. Elle a entouré de son mieux, au moyen de quelques chiffons, les lourds anneaux de fer qu’elle porte au-dessus de la cheville ; leur rude pression a non-seulement meurtri, mais entamé sa chair jusqu’au vif ; ces plaies lui sont cruellement douloureuses ; cruellement douloureuse aussi est l’une de ses glorieuses blessures, qui s’est rouverte. Mais l’affaiblissement extraordinaire de la vierge guerrière, la profonde altération de ses traits, a une autre cause encore, cause étrange, ténébreuse ; elle remonte à quelques jours de là. L’un des geôliers, remarquant que la captive touchait à peine aux aliments grossiers qu’on lui donnait, lui avait dit « qu’afin de la remettre en appétit », l’évêque Pierre Cauchon lui enverrait un mets préparé dans son hôtel. Le lendemain, elle mangea quelques bouchées d’un poisson à elle apporté de la part du prélat ; presque aussitôt, saisie de vomissements convulsifs, ses traits devinrent cadavéreux, elle s’évanouit. Ses geôliers la crurent au moment de trépasser, l’un d’eux courut chercher un médecin ; il arriva, reconnut les symptômes d’un empoisonnement, et parvint à la rappeler à la vie, mais non à la santé. La prisonnière, depuis lors, est restée languissante, abattue et sans force.

Jeanne Darc ne se trouve pas seule dans son cachot ; le chanoine Loyseleur est assis sur un escabeau à côté de l’espèce de cercueil rempli de paille où elle est couchée. Se croyant en danger de mort, elle vient de se confesser à Loyseleur, de lui ouvrir son âme loyale et pure, de lui raconter sa vie entière ; loin de soupçonner l’infernale trahison de ce prêtre, elle a puisé de religieuses consolations, de vagues espérances, dans les preuves de touchant intérêt dont il l’a hypocritement entourée et dans les nouveaux conseils qu’il vient de lui donner au sujet de son procès. Le chanoine a souvent visité la captive depuis leur première entrevue, ayant, disait-il, obtenu à grand’peine la permission de sortir de son cachot afin de venir offrir à sa chère fille en Dieu ses secours spirituels ; elle lui a ingénument raconté son interrogatoire. Le prêtre l’a félicitée d’avoir hardiment soutenu la réalité de ses apparitions et de ses révélations ; elle serait sans doute sauvée par sa sincérité à ce sujet. Mais il lui fallait éviter un autre piège, peut-être encore plus dangereux que le premier : L’un des juges (c’était lui-même) avait demandé à l’accusée « auquel des deux papes alors existants il fallait obéir ? » L’évêque ayant réservé cette importante question, elle se reproduirait lors d’un autre interrogatoire, l’accusée devait donc se mettre en mesure de répondre à ses juges sans donner prise sur elle. Rien de plus facile, selon le chanoine : on la presserait, à propos de l’obédience due au pape et à son Église, de « déclarer si elle, Jeanne, s’en rapportait absolument, aveuglément, à ses juges ecclésiastiques pour l’appréciation de ses actes et de ses paroles ? » Là était le nouveau piège (disait Loyseleur). Ses ennemis, décidés à tout tenter pour la condamner, se sentiraient bien plus forts contre elle si elle les reconnaissait pour ses juges légitimes ; si, au contraire, les récusant, elle en appelait d’eux à Dieu seul… à Dieu, le souverain juge, ils se trouveraient fort empêchés dans leurs méchants desseins.

Jeanne Darc, étrangère aux subtilités théologiques, ajouta… devait ajouter foi aux paroles du chanoine ; la machination tramée par ce monstre en soutane et par l’évêque son complice était d’une exécrable habileté. Montrant d’abord à l’accusée une voie de salut dans la pratique persévérante de l’une des plus saillantes vertus dont elle fût douée, la sincérité, il lui dit : « — Soutenez hardiment que vous avez vu de vos yeux, entendu de vos oreilles, vos visions, et vos révélations. » Jeanne, ayant en effet vu, entendu ces choses, en apparence surnaturelles, durant ces hallucinations, fut inébranlable dans ses affirmations ; conseillée autrement, peut-être, cédant à l’effroi du bûcher, effroi souvent chez elle insurmontable, eût-elle consenti à employer dans ses réponses ce correctif accepté par l’Église : j’ai cru voir, j’ai cru entendre… Elle échappait ainsi à une condamnation sur ce point capital ; mais raffermie par les conseils du chanoine dans la voie de la vérité, s’y renfermant rigoureusement, elle donnait ainsi contre elle des armes terribles. Ce n’était pas assez ; ses bourreaux voulaient, en multipliant les causes de condamnation, légitimer leur sanglant arrêt, et ils le pouvaient, selon les lois de l’Église, en convainquant Jeanne d’hérésie. Or, elle s’avouait hérétique au premier chef en récusant, selon le conseil de Loyseleur, le tribunal ecclésiastique et ne voulant reconnaître d’autre juge que Dieu… Ce conseil, comment ne l’aurait-elle pas suivi ? Il répondait aux habituelles aspirations de son âme ; depuis son enfance, elle rapportait tout à Dieu ou à ses saintes, croyant plus à elles qu’aux prêtres, se sentant plus de foi dans le Créateur que dans ses créatures, fussent-elles revêtues d’un caractère sacré ; jamais, au temps de son adolescence, malgré sa fervente piété, elle n’avait confié le secret de ses visions ou de ses projets, même à son confesseur, le curé Minet. Elle devait donc, en raison de la nature de son esprit, de ses sentiments, de ses croyances, et surtout de sa méfiance envers ses juges, les récuser ; elle devait, convaincue de son innocence et de leur méchanceté, en appeler d’eux à Dieu, son divin maître, persuadée, d’ailleurs, qu’elle échapperait ainsi à un nouveau piége.

Donc, ce jour-là, le chanoine s’est rendu près de Jeanne Darc, afin de la maintenir dans la résolution qu’il lui a inspirée ; il y est aisément parvenu ; et après avoir entendu la confession générale de Jeanne, lui avoir prodigué de paternelles et consolantes paroles, il se dispose à la quitter, appelle le geôlier à travers le guichet, toujours ouvert. John paraît ; il éconduit le prêtre avec une feinte brutalité, referme la porte sur lui ; la prisonnière reste seule dans son cachot.

Jeanne Darc, en faisant sa confession générale au chanoine, en lui racontant sa vie entière, avait non moins cédé à une habitude religieuse qu’au désir d’évoquer une dernière fois à son propre souvenir tout son passé, de s’interroger scrupuleusement sur tous ses actes, en présence du sort affreux dont on la menaçait ; de rechercher enfin avec une inexorable sévérité envers elle-même quels reproches on pouvait lui adresser ? sur quoi ces prêtres se fondaient pour l’envoyer au bûcher ? La seule pensée de ce supplice, être brûlée vive… causait souvent à l’héroïne, malgré sa bravoure guerrière, une défaillance, une terreur invincibles !… Les causes de cette terreur étaient diverses… d’abord la honte de se voir traînée au supplice comme une infâme criminelle à la face du peuple, les tortures atroces que l’on devait endurer en sentant les flammes dévorer votre chair vive… mais ce qui inspirait surtout une horreur insurmontable à la chaste jeune fille, c’était la crainte d’être conduite au bûcher demi-nue… Elle avait plusieurs fois, à ce sujet, interrogé en frissonnant le chanoine Loyseleur, et appris de lui « que l’on menait les hérétiques, hommes ou femmes, à la mort sans nul autre vêtement qu’une chemise, et coiffés d’une sorte de grande mitre en carton où l’on inscrivait les crimes damnables du patient. » À cette idée de paraître aux regards grossiers de la foule les jambes, les bras, les épaules, le sein nus, le corps à peine voilé d’une toile de lin, tout ce qu’il y avait d’honnêteté, de fierté, de pudeur, dans l’âme virginale de Jeanne Darc frémissait, se révoltait, s’épouvantait ; en ces moments de désespoir éperdu, elle se sentait résignée à consentir à tout ce que ses juges voudraient exiger d’elle, à la seule condition d’échapper à l’ignominie mortelle dont on la menaçait. En vain ses voix, les voix de sa conscience, de son courage, lui disaient :

« — Souffre vaillamment ton martyre jusqu’à la fin… l’ombre même d’une action mauvaise ne peut ternir le pur éclat de ta victorieuse et sainte vie !… Ne cède pas à une vaine honte ; la honte retombera exécrable, ineffaçable, sur tes bourreaux ! Affronte sans rougir les grossiers regards des hommes… ta gloire te couvre d’une céleste auréole !… »

Mais, hélas ! en ces moments de désespérance, l’héroïne inspirée redevenait la timide jeune fille qui, dans sa pudeur ombrageuse, renonçant même aux joies sacrées de l’épouse, avait à jamais voué sa virginité à ses saintes ; aussi, malgré les encouragements de ses voix, elle se sentait défaillir, surtout devant cette pensée, être conduite en chemise au bûcher… Ces défaillances devenaient surtout fréquentes depuis sa maladie, qui, brisant le ressort de cette nature énergique et tendre, l’accablait, la minait lentement ; parfois, cependant, l’héroïne retrouvait son courage, sa résolution, lorsque ses voix lui disaient :

« — Ne transige pas avec ces faux prêtres ; ils se prétendent tes juges, ils sont tes meurtriers ! Dieu seul est ton juge ! Soutiens hardiment la vérité, glorifie-toi d’avoir sauvé la France avec l’aide du ciel !… défie le supplice !… On brûlera ton corps ; mais ta renommée vivra impérissable comme ton âme immortelle, qui, radieuse, rejoindra son Créateur !… Va, noble victime de l’hypocrisie, de la méchanceté des hommes, abandonne leur enfer, remonte au paradis !… »

Telles étaient, depuis son dernier interrogatoire et les longues souffrances de sa maladie, les alternatives de résolution et de découragement qui tour à tour exaltaient ou brisaient la prisonnière ; mais ce jour-là, rassurée envers elle-même par son examen de conscience, Jeanne Darc se sent, avec une joie amère, tellement affaiblie par ses maux, par ses chagrins, qu’elle espère bientôt mourir dans son cachot, voir ainsi le terme de ses misères et échapper à ses bourreaux. Soudain elle entend un bruit de pas au dehors ; elle reconnaît la voix de l’évêque Cauchon disant aux guichetiers :

— Ouvrez-nous la porte de la prison de Jeanne.

La porte s’ouvre, le prélat paraît, accompagné de sept prêtres-juges. Voici leurs noms : Guillaume Boucher, — Jacob de Tours, — Maurice de Quesne, — Nicolas Midi, — Guillaume Adelin, — Gérard Feuillet, — Haiton, et l’inquisiteur Jean Lemaître.

Ces membres du saint tribunal sont accompagnés de deux greffiers ; l’un porte un gros flambeau de cire allumé, tant le cachot est sombre, même en plein jour, l’autre greffier tient un cahier de parchemin et une écritoire. L’évêque est revêtu de ses habits sacerdotaux, ses complices sont revêtus de leurs robes de prêtres ou de moines ; ils se rangent silencieusement en demi-cercle autour de la caisse de bois remplie de paille où la captive est étendue enchaînée. L’évêque s’avance vers elle ; l’un des greffiers s’assoit devant une table placée près de lui, il y dépose son écritoire et ses parchemins. L’autre greffier, debout près de son compagnon, l’éclaire au moyen de son flambeau ; sa lumière rougeâtre, se reflétant çà et là sur les figures des prêtres, immobiles comme des spectres, donne à cette scène un aspect étrangement lugubre. Jeanne Darc, surprise de cette visite inattendue dont elle ignore le but, se lève péniblement sur son séant ; elle jette sur l’assistance un regard interdit et craintif.

l’évêque cauchon, avec un accent de compassion hypocrite — Jeanne, moi et ces révérends prêtres, docteurs en théologie, nous venons charitablement vous visiter dans votre prison, hors de laquelle vous ne pouvez en ce moment être transportée ; nous venons vous apporter de chrétiennes et consolantes paroles. Vous avez été interrogée par les plus doctes clercs en droit canon ; vos réponses, je dois vous en avertir paternellement, ont été empreintes des plus condamnables erreurs, et si, ce qu’à Dieu ne plaise, vous persistiez dans ces erreurs, si préjudiciables au salut de votre âme et de votre corps, nous serions obligés de vous abandonner au bras séculier.

jeanne darc, d’une voix affaiblie. — Je me sens si malade, qu’il me semble que je vais mourir… s’il en doit être ainsi par la volonté de Dieu, je vous demande la communion et la terre sainte…

un juge. — Vous voulez recevoir les sacrements de l’Église, soumettez-vous donc à l’Église ; tant plus vous craignez la mort, tant plus vous devez vous amender.

jeanne darc. — Si mon corps meurt en prison, je vous demande pour lui la terre sainte… si vous me refusez, je m’en réfère à Dieu, qui m’a toujours inspirée…

l’évêque cauchon. — Voilà une parole bien grave… Vous vous en référez, dites-vous, à Dieu ?… Mais entre vous et Dieu, il y a son Église…

jeanne darc. — N’est-ce pas tout un… Dieu et son Église ?…

l’évêque cauchon. — Apprenez, ma chère fille, qu’il y a l’Église triomphante, où se trouvent Dieu, les saints, les anges, les âmes sauvées ; il y a, en outre, l’Église militante, composée de notre saint-père le pape, vicaire de Dieu sur la terre, des cardinaux, des prélats, des prêtres et de tous les catholiques, laquelle Église est infaillible, en d’autres termes, ne peut jamais errer, jamais se tromper, guidée qu’elle est par la divine lumière du Saint-Esprit ! Voilà, Jeanne, ce que c’est que l’Église militante. Voulez-vous vous en rapporter à son jugement ?… voulez-vous, oui ou non, nous reconnaître pour vos juges, nous, membres de l’Église militante ?

jeanne darc se souvient des conseils du chanoine : plus de doute, on lui tend un nouveau piège ; sa méfiance s’accordant avec sa foi naïve, elle répond aussi fermement que le lui permet sa faiblesse. — Je le répète, je suis venue vers le roi pour le salut de la France, de par Dieu et ses saintes !… À cette Église-là… (avec un geste sublime) celle de là-haut !… je me soumets en tout ce que j’ai fait et dit !…

l’évêque cauchon, cachant à peine sa joie. — Ainsi, vous ne voulez pas absolument accepter le jugement de l’Église militante sur vos paroles et vos actes ?

jeanne darc. — Je m’en rapporterai à cette Église si elle n’exige pas de moi l’impossible.

l’inquisiteur. — Qu’entendez-vous par là ?

jeanne darc. — Renier ou révoquer les visions que j’ai eues de par Dieu… Pour rien au monde je ne les renierai ou les révoquerai ; ce serait mentir.

l’évêque cauchon, d’un ton doucereux. — Mais, ma chère fille, si l’Église militante déclarait ces visions et apparitions choses illusoires, diaboliques, comment pourriez-vous refuser de vous soumettre à ce jugement ?

jeanne darc. — Je m’en rapporte à Dieu seul, qui m’a toujours inspirée ; je n’accepterai, je n’accepte le jugement d’aucun homme.

l’évêque cauchon, s’adressant au greffier. — Vous avez écrit cette réponse ?

le greffier. — Oui, monseigneur.

l’inquisiteur. — Ainsi, vous ne vous croyez pas sujette de l’Église militante ? à savoir : de notre saint-père le pape ? de vos seigneurs les cardinaux, les archevêques, les évêques, les…

jeanne darc, l’interrompant. — Je me reconnais leur sujette… Dieu le premier servi !…

Cette admirable réponse frappe d’abord de stupeur ces prêtres, et pendant un moment les déconcerte ; l’âme naïve et pure qu’ils croyaient enlacer dans le perfide et noir réseau de leurs subtilités théologiques leur échappait d’un coup d’aile en remontant vers Dieu, son Créateur !

l’évêque cauchon, reprenant le premier la parole, et d’un ton sévère. — Jeanne, vous nous répondez en Sarrasine, en idolâtre… vous vous exposez à un grand péril pour votre âme et pour votre corps.

jeanne darc. — Quoi qu’il doive m’arriver, je ne saurais répondre autrement.

un prêtre, durement. — En ce cas, vous mourrez apostate !

jeanne darc, avec un touchant orgueil. — J’ai reçu le baptême, je suis bonne chrétienne, je mourrai chrétienne !

l’évêque cauchon. — Désirez-vous, oui ou non, recevoir le corps du sauveur ?


jeanne darc. — Hélas ! je le désire de toute mon âme ; car je me sens mourir.

l’évêque cauchon. — Alors, soumettez-vous à l’Église militante.

jeanne darc. — Je sers Dieu de mon mieux… j’attends tout de lui, rien de personne ! 


l’inquisiteur. — Encore une fois, si vous refusez de vous soumettre à la sainte Église catholique, apostolique et romaine, vous serez abandonnée comme hérétique, et condamnée par sentence judiciaire à être brûlée.

jeanne darc, exaltée par sa conviction et l’horreur que lui inspirent ses juges. — Le bûcher serait là, je ne répondrais autrement !…

l’évêque cauchon. — Jeanne, ma chère fille, votre endurcissement est exécrable… Quoi ! si vous étiez devant un concile composé de notre saint-père, des cardinaux et des évêques, et qu’ils vous enjoignissent de vous soumettre à leur décision…

jeanne darc, l’interrompant avec une douloureuse impatience. — Ni pape, ni cardinaux, ni évêques, ne tireraient de moi autre chose que ce que je vous ai déjà dit !… Ayez donc merci d’une pauvre créature !… Je me meurs !… (Elle retombe défaillante sur la paille.)

l’évêque cauchon. — Vous soumettriez-vous directement à notre saint-père ?…

jeanne darc. — Faites-moi conduire vers lui, je lui répondrai.

l’évêque cauchon. — Ce que vous dites est insensé… Persistez-vous à garder vos habits d’homme ?

jeanne darc. — Je prendrais robe et chaperon de femme pour me rendre, si je le pouvais, à l’église, afin d’y recevoir le corps de mon Sauveur ; mais de retour ici, je reprendrais mes habits d’homme, de peur d’être outragée par vos gens.

l’inquisiteur. — Une dernière fois, prenez garde ; si vous persistez dans vos coupables erreurs, notre sainte mère l’Église, malgré sa miséricorde infinie, sera forcée de vous livrer au bras séculier, et ce sera fait du salut de votre âme et de votre corps.

jeanne darc. — Ce sera fait aussi du salut de vos âmes, à vous, qui m’aurez injustement condamnée.

l’évêque cauchon. — Jeanne, Jeanne, je dois charitablement vous le déclarer, si vous vous opiniâtrez dans votre endurcissement, il y a ici près des tourmenteurs, et ils vous mettront à la torture. (Il montre la porte, Jeanne frissonne.) Oui… il y a ici près des tourmenteurs… ils vous attendent et ils vous mettront à la torture… à la plus cruelle torture… à seule fin d’obtenir de vous des réponses moins condamnables et moins funestes à votre salut.

jeanne darc a cédé à un premier mouvement de terreur à la pensée de la torture ; mais surmontant bientôt cette faiblesse, elle puise une énergie surhumaine dans la conviction de son innocence, se redresse, écrase les prêtres sous son regard, et s’écrie avec un accent d’indomptable résolution. — Faites-moi arracher les membres !… faites-moi saillir l’âme hors du corps[1] ! vous n’obtiendrez rien autre chose de moi !… Et si la torture m’arrache le contraire de ce que j’ai dit jusqu’ici, j’en prends Dieu à témoin, la douleur seule m’aura fait parler contre la vérité !

l’évêque cauchon. — Jeanne, cet emportement…

jeanne darc. — Écoutez, seigneurs de l’Église, vous voulez ma mort ; si pour me faire mourir, on doit m’ôter mes vêtements, je ne vous demande qu’une chose… une chemise de femme pour aller au bûcher…

l’évêque cauchon, surpris. — Vous prétendez porter chemises et habits d’homme par commandement de Dieu ; pourquoi donc demanderiez-vous, pour aller au supplice, une chemise de femme ?

jeanne darc. — Parce qu’elle est plus longue…

Ces monstres en soutane étaient endurcis ; ils avaient, avant de l’entendre, condamné la vierge guerrière à une mort horrible ; ils se savaient à l’avance absous, justifiés, par les lois de l’Église, puisqu’elles ordonnent ces meurtres abominables, sous prétexte d’hérésie et au nom du maintien de la foi catholique ; ils étaient décidés d’infliger à cette malheureuse enfant de dix-neuf ans à peine tous les martyres, depuis ceux de la torture jusqu’à ceux du bûcher ; cependant ils tressaillirent au cri sublime de la pudeur de cette vierge, qui, menacée d’un supplice affreux, demandait à ses bourreaux, comme grâce suprême, une chemise de femme pour aller à la mort, parce que cette chemise était plus longue !… parce qu’elle pourrait ainsi mieux dérober le chaste corps de la victime aux licencieux regards de la foule !…

Ô fils de Joel ! à l’heure où j’écris cette légende, de pieuses larmes coulent de mes yeux, vos larmes couleront aussi alors que vous lirez cette dernière prière adressée par notre sœur plébéienne à ses bourreaux… votre cœur, comme le mien, bondira de haine et d’horreur lorsque vous lirez ces mots de l’évêque Cauchon à ses complices, dont quelques-uns, à son grand courroux, semblaient quelque peu attendris :

— Mes très-chers frères, nous allons nous réunir dans une salle de la tour afin de délibérer sur l’urgence de la torture à infliger à ladite Jeanne…

L’évêque et les juges sortent du cachot, suivis des greffiers ; Jeanne Darc reste seule.


Le tribunal ecclésiastique est assemblé dans une salle basse, sombre et voûtée ; le greffier vient de lire aux prêtres-juges le dernier interrogatoire, auquel plusieurs d’entre eux n’ont pas assisté ; ils s’apprêtent à délibérer sur la question de savoir si l’accusée sera mise ou non à la torture. Vous allez lire les noms des délibérants ; ne l’oubliez jamais, fils de Joel, ces noms aussi doivent être écrits en traits de sang dans la mémoire des hommes.



Le greffier vient de communiquer au tribunal ecclésiastique la minute des dernières réponses de Jeanne Darc.

l’évêque cauchon. — Mes très-chers frères, au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit…

tous les juges, d’une seule voix. — Amen !

l’évêque cauchon. — Mes très-chers frères, nous, Pierre, évêque de Beauvais, par la miséricorde divine, vu l’opiniâtre endurcissement de ladite Jeanne, vu la pestilence hérétique dont ses réponses sont empoisonnées, nous vous consultons, mes très-chers frères, sur le point de savoir s’il est urgent et expédient, ainsi que nous le pensons nous-même, de mettre ladite Jeanne à la torture, afin d’obtenir d’elle des réponses ou des aveux qui puissent sauver sa pauvre âme des flammes éternelles et son corps des flammes temporelles ? Veuillez opiner par ordre de préséance.

nicolas de vanderesse. — Il ne me paraît point, quant à présent, opportun de soumettre ladite Jeanne à la torture.

andré marguerie. — Je trouve la torture superflue ; les réponses de l’accusée suffisent à la condamner.

guillaume érard. — Il n’est pas besoin, en effet, d’obtenir de la dite Jeanne de nouveaux aveux ; ceux qu’elle a faits appellent le châtiment temporel.

robert barbier. — Je partage l’avis de mon très-cher frère.

denis gastinel. — Je pense qu’il faut surseoir à la torture.

aubert morel. — Selon moi, il faut immédiatement appliquer ladite Jeanne à la torture, afin de savoir si les erreurs où elle persiste sont sincères ou mensongères.

thomas de courcelles. — J’opine qu’il est bon de mettre à la torture ladite Jeanne.

nicolas coupequesne. — Je ne crois pas expédient de soumettre Jeanne aux tortures de son corps ; mais on doit l’admonester une dernière fois, afin de l’obliger à se soumettre à l’Église militante.

jean ledoux. — C’est mon avis.


isambard de la pierre. — C’est aussi le mien.

nicolas loyseleur. — Il me paraît indispensable pour la médecine[2] de l’âme de ladite Jeanne, qu’elle soit torturée… Du reste, je m’en rapporte à l’opinion de mes très-chers frères.


guillaume haiton. — Je trouve la torture inutile.

Il résulte de cette délibération que la majorité des prêtres-juges n’est pas d’avis d’appliquer Jeanne Darc à la torture, beaucoup moins par un sentiment d’humanité que parce que les aveux de l’accusée assurent sa condamnation, ainsi que l’a dit avec une naïveté féroce le chanoine André Marguerie ; néanmoins l’évêque Cauchon que cette torture alléchait, comme l’odeur du sang allèche le loup, semble fort malcontent de l’évangélique mansuétude de ses très-chers frères en Jésus-Christ, assez charitables pour trouver qu’il suffit à la gloire de l’Église de Rome de brûler Jeanne Darc, sans avoir préalablement tenaillé ses membres ou disloqué ses os. Ces cléments ont d’ailleurs songé que, affaiblie, souffrante comme elle l’était, elle pouvait expirer de douleur sur le chevalet des tourmenteurs ; et il faut que le supplice de l’héroïne soit éclatant, solennel, qu’il ait lieu à la face de Dieu et des hommes !

l’évêque cauchon, dissimulant à peine sa méchante humeur. — La majorité de nos très-chers frères se prononçant contre l’application de ladite Jeanne à la torture, et ce moyen d’obtenir de sincères aveux de l’accusée étant écarté, je requiers que, sans désemparer, elle soit amenée ou transportée céans, afin qu’il lui soit donné acte et lecture du réquisitoire lancé contre elle, par notre très-cher frère Maurice, chanoine du très-révéré chapitre de la cathédrale de Rouen.

Les juges-prêtres s’inclinent en manière d’assentiment. Nicolas Loyseleur sort afin d’aller donner l’ordre de transférer Jeanne Darc devant le tribunal, mais il ne reparaît pas durant cette séance, de crainte d’être reconnu par la prisonnière.


Jeanne Darc, trop faible pour pouvoir marcher, mais toujours enchaînée par les pieds, est apportée sur un brancard dans la salle basse de la tour par deux geôliers ; ils déposent à quelques pas des prêtres-juges ce brancard où est étendue la prisonnière. Résolue de soutenir la vérité jusqu’à la mort, elle se demande pourtant quels crimes elle a commis ? Elle a affirmé la réalité des visions qu’elle a eues ; elle a soumis en son âme et conscience tous les actes de sa vie au jugement de son souverain maître et juge… Dieu ! Si persuadée qu’elle soit de la partialité, de la perfidie de ce tribunal ecclésiastique, elle a peine à croire à la possibilité de sa condamnation, ou plutôt s’épuise à en deviner les motifs. Son pâle visage s’est légèrement coloré d’une animation fébrile ; elle se soulève à demi sur son brancard, appuyée sur l’une de ses mains ; ses grands yeux noirs, caves et brillants, s’attachent avec anxiété sur les prêtre-juges, et au milieu du profond silence dont a été suivie son entrée, elle attend…

Le chanoine Maurice, vêtu de la robe canonicale, tient en main un parchemin où est minuté l’acte d’accusation qu’il s’apprête à prononcer.

Cet acte d’accusation dressé par ces prêtres, vous allez l’entendre, et vous frémirez, fils de Joel… Oh ! certes, ce fut une effroyable iniquité que le supplice de notre ancêtre Karvel-le-Parfait et de sa douce femme Morise, condamnés à Lavaur, au douzième siècle, par le légat du pape et Simon de Montfort, fanatique féroce, à être jetés dans une fournaise avec cinq cents autres hérétiques albigeois, coupables de ne pas avoir foi en l’Église de Rome, coupables d’avoir vaillamment défendu leur croyance, leur famille, leur maison, leurs biens, leur province, contre les croisés catholiques, qui, au nom du Christ, pillaient, incendiaient, ensanglantaient le Languedoc, ainsi que le faisaient en terre sainte les premiers croisés, du temps de notre aïeul Fergan-le-Carrier… Oui, tout cela fut affreux, et cependant moins affreux encore que la haine acharnée de l’Église contre Jeanne Darc ! Vous connaissez sa vie, fils de Joel, vous la connaissez depuis sa première enfance ; est-il au monde une vie plus pure, plus glorieuse, plus sainte ?

La guerrière, en défendant le sol sacré de la patrie, a égalé les plus illustres capitaine !

La chrétienne, au fort des batailles, reculant devant l’effusion du sang, a vaillamment versé le sien, mais a laissé son épée au fourreau, guidant ses soldats son étendard à la main. Chaque jour elle s’agenouillait pieusement dans le temple, afin d’y recevoir avec foi et ferveur le pain des anges !… Vous avez lu ses lettres écrites aux capitaines étrangers ou aux chefs des factions civiles. Elle commençait toujours, au nom d’un Dieu de charité, de concorde et de justice, par adjurer les Anglais d’abandonner un pays qu’ils possédaient contre tout droit, qu’ils dominaient par la violence, leur promettant merci et paix s’ils renonçaient à une conquête rendue plus odieuse encore par la rapine et le massacre. S’adressait-elle aux Français armés contre les Français, elle leur rappelait qu’ils étaient de France, les adjurant de se rallier contre l’ennemi commun.

Enfin, Jeanne Darc, comme femme, n’a-t-elle pas donné l’exemple des plus généreuses, des plus angéliques vertus ? sa pudeur ne lui a-t-elle pas inspiré des paroles sublimes, qui seront l’admiration des siècles ?

Comment donc ces prêtres-juges ont-ils pu formuler contre la guerrière, contre la chrétienne, contre la vierge irréprochable, une seule accusation, non pas légitime… autant reconnaître, en se voilant la face avec horreur, que la vertu est le crime… mais une accusation qui ne révolte pas le plus vulgaire bon sens, la plus simple honnêteté ? une accusation qui ne soit pas un sanglant outrage, une insulte dérisoire, un défi sacrilège, jetés à tout ce qui a été, est et sera l’objet de la vénération des hommes ?

Oui, comment ont-ils donc fait, ces prêtres ?

Comment ont-ils fait ? Ah ! fils de Joel, cela est épouvantable à dire… ils ont simplement feuilleté le recueil des canons de l’Église, les décrétales de l’Inquisition, et ils ont trouvé douze chefs capitaux d’accusation contre la guerrière, contre la chrétienne, contre la vierge irréprochable !

Oui, douze chefs capitaux d’accusation ! Vous allez les entendre ; et, chose plus abominable encore : en vain ces accusations vous sembleront iniques, stupides, insensées, horribles, monstrueuses !… en vain vous vous écrierez qu’elles révoltent le cœur, l’esprit, la raison de tout homme de bien !… erreur, criminelle erreur, fils de Joel ! ces accusations sont fondées, elles sont légitimes, elles sont justes aux yeux de ces juges convaincus, de ces juges orthodoxes. Elles sont, selon eux, l’expression complète, absolue, irrévocable de l’Église de Rome ; elles ressortent en fait, en droit, de l’application légale de la juridiction de l’Église, une et infaillible, éternelle et divine ! Entendez-vous, fils de Joel… une comme Dieu ! infaillible comme Dieu ! divine comme Dieu ! éternelle comme Dieu !

Donc, écoutez, écoutez la vie de Jeanne Darc, brièvement résumée par ces prêtres en douze chefs d’accusation… L’héroïne est là, son corps est brisé, fébricitant ; mais son âme, pleine de foi et d’énergie !

Les prêtres-juges restent impassibles, silencieux.

l’évêque cauchon, s’adressant à l’accusée, d’une voix grave. — Jeanne, notre très-cher frère le chanoine Maurice va vous donner lecture du réquisitoire dressé contre vous… Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit ! Amen !

les prêtres-juges, d’une seule voix. — Amen !

le chanoine maurice, d’une voix sépulcrale et d’un ton menaçant. — « Premièrement, Jeanne, tu as dit qu’à l’âge de treize ou quatorze ans, tu as eu des révélations et des apparitions d’anges et de saintes, auxquelles tu donnes le nom de saint Michel, de sainte Catherine, de sainte Marguerite ; tu as dit que tu les avais vues fréquemment des yeux de ton corps ; tu as dit qu’elles avaient fréquemment conversé avec toi.

» Jeanne, sur ce point, considérant le but et la fin de ces révélations et apparitions, la nature des choses révélées, la qualité de ta personne, l’Église déclare ces choses mensongères, séductrices, pernicieuses, et procédant du malin esprit et du diable… »

Le chanoine Maurice s’interrompt pendant un moment après la lecture de ce premier chef d’accusation, afin que sa gravité puisse être pesée, appréciée, par Jeanne Darc ; mais les paroles qu’elle vient d’entendre la reportant aux premiers temps de son jeune âge, jours paisibles écoulés au milieu des douces joies de la famille, elle oublie le présent et s’absorbe dans les souvenirs de son enfance avec une mélancolie amère et douce à la fois.

le chanoine maurice. — « Secondement, Jeanne, tu as dit que ton roi, te reconnaissant à des signes comme véritablement envoyée de Dieu, t’avait donné des gens d’armes pour batailler ; tu as dit que sainte Marguerite et sainte Catherine t’avaient accompagnée à Chinon et en d’autres lieux, où elles te guidaient de leurs conseils.

» Jeanne, l’Église déclare cette affirmation menteuse, fallacieuse, dérogatrice à la dignité des saintes et des anges.

» Troisièmement, Jeanne, tu as dit que tu avais reconnu les anges et les saintes aux conseils qu’ils te donnaient ; tu as dit que tu crois ces apparitions bonnes, que tu y crois aussi fermement qu’à la foi de Notre-Seigneur Jésus-Christ.

» Jeanne, l’Église déclare que ce ne sont point là des signes suffisants pour reconnaître des saints et des saintes ; que tu as cru témérairement, affirmé avec jactance, et que tu erres dans la foi… »

Jeanne Darc, sortie de sa rêverie, écoutait cette nouvelle accusation sans la comprendre. Où était la jactance ? la témérité ? le mensonge ? Elle avait reconnu ses saintes à la sainteté de ces conseils : « — Jeanne, sois pieuse, conduis-toi en fille sage, — lui disaient ces voix mystérieuses ; — le ciel te prêtera son aide pour chasser l’étranger de la Gaule. » — Et la promesse de ses saintes s’était accomplie, elle avait, pauvre fille des champs, remporté d’éclatantes victoires sur les ennemis de la France… Où était le mensonge ? la témérité ? la jactance ?

le chanoine maurice. — « Quatrièmement, Jeanne, tu as dit que tu étais certaine de savoir certaines choses de l’avenir ; que tu avais reconnu ton roi sans l’avoir jamais vu.

» Jeanne, l’Église te déclare en ceci convaincue de présomption et de sorcellerie. »

Jeanne Darc, sans s’arrêter à l’imputation de sorcellerie, qui lui semblait insensée, soupira tristement, se rappelant sa première entrevue à Chinon avec le gentil dauphin de France, alors que, venant vers lui, apitoyée par ses malheurs, dévouée à la royauté, Charles VII, l’accueillant d’abord par de misérables bouffonneries, lui imposait ensuite, à elle si chaste, un infâme examen, puis la renvoyait devant un concile de prêtres du Christ réunis à Poitiers, qui, frappés de la sincérité de ses réponses, l’avaient déclarée divinement inspirée… Et voici que d’autres prêtres, parlant au nom du même Christ, la traitaient de sorcière !…

le chanoine maurice. — « Cinquièmement, Jeanne, tu as dit que, par le conseil de Dieu, tu as porté et continues de porter des habits d’homme, courte tunique, chausses nouées avec des aiguillettes, capeline et cheveux coupés en rond à la hauteur de l’oreille, ne gardant enfin sur toi rien qui dénote ton sexe, sauf ce que la nature trahit ; tu as, avant d’être prisonnière, plusieurs fois reçu la sainte Eucharistie sous le costume masculin ; et malgré tous nos efforts pour te faire renoncer à ce costume, tu t’obstines à le conserver, prétendant agir par le conseil de Dieu.

» Jeanne, l’Église te déclare en ceci blasphématresse de Dieu, contemptrice de ses sacrements, transgressesse de la loi divine, de l’Écriture sainte et des sanctions canoniques ; l’Église te déclare enfin mal agissante, errante dans ta foi et idolâtresse à l’exemple des gentils… »


Jeanne Darc, songeant aux chastes motifs qui l’avaient décidée à revêtir les habits d’homme, tant que sa mission divine l’obligerait de vivre dans les camps au milieu des soldats, se rappelant aussi avec quel empressement les prêtres… prêtres comme ses juges, l’admettaient à la confession et à la communion, lorsque, couverte de son armure de guerre, elle venait solennellement remercier Dieu de lui avoir octroyé la victoire ; Jeanne Darc se demandait, dans son bon sens, par quelle aberration d’autres prêtres du Christ voyaient en elle une blasphématresse, une idolâtresse à l’exemple des gentils !

le chanoine maurice. — « Sixièmement, Jeanne, tu as dit que souvent, en tête des lettres que tu adressais aux chefs de guerre ou autres, tu faisais écrire ces noms divins : Jesus Maria, et qu’ensuite tu traçais au bas desdites lettres le signe révélé de la croix ; dans ces lettres homicides, tu te vantais de faire occire ceux qui résisteraient à tes commandements altiers ; tu as affirmé que tu parlais et agissais ainsi par inspiration et suggestion divine.

» Jeanne, l’Église te déclare traîtresse, menteuse, cruelle, désireuse de l’effusion du sang humain, séditieuse, provocatrice de la tyrannie, blasphématrice de Dieu dans ses commandements et révélations ! »

Jeanne Darc, à cette accusation encore plus stupide qu’elle n’était inique, ne put retenir un frémissement d’indignation. On l’accusait de cruauté ! on l’accusait d’avoir fait à plaisir couler le sang humain ! elle qui, le jour même de son entrée triomphante à Orléans, voyant un captif anglais tomber sous les coups d’un soudard brutal, émue de pitié, s’était élancée de son cheval, puis agenouillée près du blessé, dont elle soutenait la tête, avait imploré pour lui la commisération des assistants ! Elle désireuse de l’effusion du sang humain ! elle qui vingt fois sauva du massacre des prisonniers anglais et les renvoya libres ! elle qui fit écrire, sous la pieuse invocation du Christ, tant de lettres empreintes de ses vœux ardents pour la paix ! elle qui dicta cette touchante missive au duc de Bourgogne où elle le suppliait de mettre fin aux désastres de la guerre civile ! elle qui marchait toujours au combat, affrontant mille morts, sans autre arme que sa bannière de blanc satin !… elle, enfin, dont le sang coula souvent sur le champ de bataille, et qui ne répandit celui de personne !… Jeanne Darc, dans son indignation généreuse, allait répondre à ce prêtre ; mais la voix de sa dignité, de sa conscience, lui défendit de répondre autrement que par un silencieux dédain à cette accusation abominablement mensongère.


le chanoine maurice. — « Septièmement, Jeanne, tu as dit qu’ensuite de tes révélations tu as quitté, vers l’âge de dix-sept ans, la maison paternelle, contre la volonté de tes parents, plongés par ton départ dans une douleur voisine de la folie ; qu’ensuite, tu es allée vers un certain Robert de Baudricourt, lequel t’a fait conduire à Chinon, près de ton roi, à qui tu as dit que tu venais, au nom de Dieu, pour chasser les Anglais et lui rendre sa couronne.

» Jeanne, l’Église te déclare impie envers tes parents, transgressesse de ce commandement de Dieu : Tes père et mère honoreras, blasphématresse envers le Seigneur, errante dans ta foi et faiseuse de promesses présomptueuses et téméraires… »

Cette autre accusation révoltait et navrait Jeanne Darc. Elle impie envers ses parents ! Hélas ! de quelles angoisses déchirantes n’avait-elle pas souffert, alors qu’obsédée par l’impérieuse voix de son patriotisme, qui lui disait chaque jour : — Marche, marche à la délivrance de la Gaule ! — elle dut se résigner à abandonner sa famille, qu’elle chérissait et vénérait ! Combien de fois, résistant aux enivrements de ses victoires, n’avait-elle pas répété ces paroles touchantes : « J’aimerais mieux être à coudre et à filer auprès de ma pauvre mère !… » Et lorsqu’un moment arbitre des destinées de la France, elle recevait une lettre de son père, qui la comblait de bénédictions et lui pardonnait sa fuite, Jeanne ne s’était-elle pas écriée, moins glorieuse de ses triomphes que de la clémence paternelle : — Mon père m’a pardonné ! — Et après cette sainte absolution, ces prêtres l’accusaient de fouler aux pieds les commandements de Dieu !… 


le chanoine maurice. — « Huitièmement, Jeanne, tu as dit que tu étais sautée de la tour du château de Beaurevoir, aimant mieux risquer de mourir que de tomber aux mains des Anglais ; et que, malgré le conseil de tes saintes, qui t’ordonnaient de ne pas tenter de t’échapper ou de te tuer, tu as persévéré dans ton projet.

» Jeanne, l’Église te déclare coupable d’avoir lâchement cédé au désespoir, d’avoir voulu être homicide envers toi-même, et criminellement interprété la loi du libre arbitre humain… »

Jeanne Darc sourit avec dédain en entendant ces prêtres lui reprocher à elle, victime d’une horrible trahison, d’avoir tenté d’échapper à ses ennemis, qui venaient de la vendre dix mille écus d’or aux Anglais.

le chanoine maurice. — « Neuvièmement, Jeanne, tu as dit que tes saintes t’avaient promis le paradis, si tu conservais ta virginité, vouée à Dieu ; et que tu étais aussi certaine du paradis que si tu jouissais déjà de la félicité des bienheureux ; tu as dit que tu ne te croyais pas en péché mortel, parce que tu entendais toujours les voix de tes saintes.

» Jeanne, l’Église te déclare présomptueuse, téméraire dans tes assertions, menteuse, pernicieuse et exhalant une odeur pestilentielle pour la foi catholique… »

Jeanne Darc leva vers la sombre voûte de la salle basse son regard rayonnant de foi et d’espérance, et elle entendit ses voix lui dire : — Courage, sainte fille… que t’importent les vaines paroles des hommes, Dieu t’a jugée digne de son saint paradis ! »


le chanoine maurice. — « Dixièmement, Jeanne, tu as dit que tes saintes, te parlant en langue gauloise (gallicè), t’avaient affirmé qu’elles étaient ennemies des Anglais et amies de ton roi.

» Jeanne, l’Église te déclare superstitieuse, sorcière, blasphématresse envers sainte Catherine et sainte Marguerite, et contemptrice du sentiment de l’amour du prochain.

» Onzièmement, Jeanne, tu as dit que si le mauvais esprit t’était apparu sous la figure de saint Michel, tu aurais bien su le discerner et le reconnaître.

» Jeanne, l’Église te déclare idolâtre, invocateresse de démons et coupable de jugement illicite… »

Jeanne Darc, qui, dans sa candeur, n’avait jamais soupçonné la cause matérielle de ses hallucinations, produites par la suppression de l’infirmité naturelle à son sexe, croyait rêver en écoutant cette accusation de sorcellerie et d’invocations démoniaques ! Sorcière ! parce qu’elle affirmait avoir vu ce qu’elle avait vu ! sorcière ! parce qu’elle affirmait avoir entendu ce qu’elle avait entendu ! sorcière ! invocateresse de démons ! parce que des visions lui étaient apparues, visions si peu désirées ou invoquées par elle, que d’abord, éperdue d’effroi, elle avait prié Dieu d’éloigner d’elle ces apparitions !

le chanoine maurice. — « Douzièmement, Jeanne, tu as dit que si l’Église voulait te faire avouer quelque chose de contraire aux inspirations que tu prétends avoir reçues de Dieu, tu t’y refuserais absolument, ne reconnaissant en cela ni le jugement de l’Église, ni d’aucun homme sur la terre ; tu as dit que cette réponse venait, non de toi, mais de Dieu, quoique l’on t’ait cité à plusieurs reprises l’article de foi : unam Ecclesiam catholicam, et que l’on t’ait démontré que tout catholique doit soumettre ses actes et ses paroles à l’Église militante.

» Jeanne, l’Église te déclare schismatique, ennemie de son unité et de son autorité ; elle te déclare de plus témérairement endurcie dans les faux errements de ta foi et criminellement apostate… Amen !… »

les prêtres-juges, d’une seule voix. — Amen !

Si Jeanne Darc, dans la loyauté, dans l’humilité habituelle de son âme, eût reconnu la réalité de quelqu’une des accusations dirigées contre ses actes et ses paroles, elle se fût inclinée devant le jugement de ces prêtres ; mais, après les avoir silencieusement écoutés, demeurant plus que jamais convaincue de leur iniquité, plus que jamais elle se résolut de récuser de pareils juges et d’en appeler d’eux en Dieu… ce Dieu d’amour, de justice, de pardon !

La lecture du réquisitoire terminée, l’évêque Pierre Cauchon, effrayant de feinte charité, s’avance près du brancard de Jeanne Darc en lui disant d’une voix onctueuse : 


« — Et maintenant, Jeanne, tu sais quelles terribles accusations pèsent sur toi ; nous voici, ma très-chère fille, au terme de ton procès, il est temps de bien réfléchir à ce que tu viens d’entendre ; car si, après avoir été si souvent, si paternellement admonestée par moi, ainsi que par nos très-chers frères, le vicaire de l’Inquisition et autres doctes prêtres, tu persistais, hélas ! dans tes erreurs, au mépris de la révérence due à Dieu, au mépris de la foi et de la loi de Notre-Seigneur Jésus-Christ, au mépris de la sécurité de la conscience catholique ; si tu persistais, dis-je, à te montrer un objet de scandale horrible, de pestilence infecte et nauséabonde, pour les catholiques, ce serait, ma très-chère fille, au grand dommage de ton âme et de ton corps… Au nom de ton âme impérissable, mais éternellement damnable, au nom de ton corps, essentiellement périssable, je t’exhorte une dernière fois, ma très-chère fille, à t’amender, à revenir dans le giron de notre douce et sainte mère l’Église catholique, apostolique et romaine, à te soumettre à l’obéissance de son jugement ; sinon, ma très-chère fille, je t’en avertis charitablement, paternellement, une dernière fois, ton âme serait damnée, ton corps détruit par le feu… ce dont je prie à mains jointes (il les joint) le Seigneur de te préserver !… »

Jeanne Darc fait un effort surhumain pour se lever et se tenir debout, elle y parvient, se raffermit sur ses jambes chancelantes et enchaînées ; élevant alors la main droite vers la voûte, elle s’écrie d’une voix ferme, avec un accent de conviction héroïque :

— J’en prends le ciel à témoin ! je serais condamnée… je verrais les fagots… le bourreau prêt à y mettre le feu… je serais dans le feu… que je répéterais jusqu’à la mort : Oui, j’ai dit la vérité… oui, Dieu m’a inspirée… oui, j’attends tout de lui et rien de personne… Oui, Dieu est mon seul juge, mon seul maître !

Jeanne Darc, épuisée par le dernier effort, retombe sur la paille de son brancard au milieu du profond silence des juges-prêtres ; ils se réunissent en un groupe dont l’évêque Cauchon forme le centre ; ils se consultent à voix basse avec lui pendant quelques instants, puis le prélat, s’approchant de Jeanne Darc, lui dit d’une voix éclatante, avec un geste de malédiction :

— Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit ! nous, Pierre, évêque de Beauvais, par miséricorde divine, nous te déclarons blasphématresse, sacrilège, invocateresse de démons, apostate et hérétique ! nous te frappons d’excommunication majeure et mineure ; nous te déclarons à jamais retranchée du corps de notre sainte mère l’Église et t’abandonnons au bras séculier, qui demain brûlera ton corps et jettera tes cendres au vent !… Amen !

les prêtres-juges, d’une seule voix. — Amen !

jeanne darc, sublime : — C’est votre jugement !… j’attends avec confiance celui de Dieu !…

Les geôliers remportent l’accusée dans son cachot.


Le 24 mai 1431, vers les huit heures du matin, par un radieux soleil de printemps, une foule considérable se presse aux abords du cimetière de l’abbaye de Saint-Audoin, à Rouen ; un mur à hauteur d’appui entoure ce lieu de sépulture. Un échafaud assez élevé, composé d’une vaste plate-forme où sont disposés plusieurs sièges recouverts de housses violettes, est dressé dans l’intérieur et près de l’entrée de ce cimetière. Des soldats anglais, casqués et cuirassés, la lance au poing, forment une haie et contiennent le populaire ; il semble dans l’impatiente attente d’un grand événement.

Qu’attend-il donc, ce populaire ?

Il attend Jeanne Darc ; elle doit, sur cet échafaud, à la face de tous, en présence de Dieu et des hommes, s’agenouiller aux pieds de l’évêque Cauchon, et là, les mains en croix sur la poitrine, elle abjurera ses erreurs passées, reniera ses visions, reniera ses révélations, reniera sa foi, sa gloire, son patriotisme ; enfin se soumettra, humble, contrite, repentante, au jugement souverain de la sainte Église catholique, apostolique et romaine…

Quoi ! Jeanne, hier encore, malgré l’épuisement de son corps, si fière, si résolue dans ses réponses à ses accusateurs ? Quoi ! Jeanne, qui s’écriait :

« — Le bûcher serait là… le bourreau serait là… je répéterai jusqu’à la mort : oui, j’ai dit la vérité… oui, Dieu m’a inspirée… oui, Dieu est mon seul juge, mon seul maître !… »

Quel inconcevable changement s’est donc opéré dans cette âme, naguère si ferme, si convaincue ?

Quel changement ? Le voici, fils de Joel ; écoutez, écoutez…

L’héroïne, après sa sentence prononcée la veille par l’évêque Cauchon, a été rapportée dans son cachot ; l’exaltation fiévreuse qui la soutenait en présence de ses juges a fait place à un profond abattement, mais elle est résignée au supplice. Le chanoine Loyseleur, autorisé, dit-il, par le capitaine de la tour à apporter les dernières consolations à la condamnée, vint la visiter ; elle accueillit le prêtre avec reconnaissance. Instruit du sort de Jeanne, il fondait en larmes, il gémissait, il se lamentait, s’appesantissant sur les horribles détails du supplice que sa pauvre chère fille en Dieu allait, le lendemain, subir ; ces détails, il les devait au capitaine anglais, il les lui avait donnés, ce méchant Anglais, avec un raffinement de cruauté, connaissant le touchant intérêt que lui, Loyseleur, portait à la prisonnière. Affreux détails ! Jeanne Darc serait conduite au bûcher seulement vêtue d’une chemise, non pas d’une chemise de femme, selon le vœu suprême de la victime, parce que cette chemise serait plus longue, mais vêtue d’une chemise d’homme ; et ce n’était rien encore… aussi, le chanoine, connaissant la sainte pudeur de sa chère fille, se lamentait avec un redoublement de larmes, de sanglots, suspendant à dessein sa révélation. Enfin il articulait ceci en frémissant : Les chefs anglais, afin de prouver au peuple et à leur armée que c’était bien véritablement Jeanne-la-Pucelle que l’on allait brûler en chair et en os, et que l’on n’aurait plus dès lors à redouter ses maléfices, les chefs anglais avaient décidé qu’avant d’être livrée aux flammes on lui ôterait sa grande mitre de carton de dessus la tête, et que… horreur !… l’homme de Dieu, n’osait… ne pouvait achever… il levait les mains au ciel, il se frappait la poitrine, puis il reprenait… Et, horreur ! abomination !… les bourreaux enlèveraient à Jeanne Darc sa chemise… l’enchaîneraient toute nue au poteau… et cela au grand jour… à la face du peuple et des soldats anglais… oui, on l’enchaînerait là toute nue… Et lorsque ce peuple, ces soldats, assouvissant sur elle leurs regards lubriques, l’auraient ainsi longuement contemplée à loisir, afin de s’assurer que c’était bien la Pucelle que l’on allait brûler, on mettrait le feu aux fagots, arrosés de soufre, de bitume !… Et le prêtre d’entamer alors une description minutieuse des tortures de ce supplice, description à faire dresser les cheveux d’épouvante !

Mais Jeanne ne l’écoutait plus… Dès qu’elle eut appris qu’elle serait conduite au bûcher en chemise d’homme, puis attachée toute nue au poteau par la main des bourreaux, et ainsi exposée aux yeux de tous… elle d’une pudeur si délicate, si ombrageuse… son esprit pendant un moment s’égara ; elle rassembla ce qui lui restait de force, et, quoique enchaînée par les pieds, par les mains, par la ceinture, elle se redressa sur sa couche de paille et, s’élançant, se heurta violemment la tête à deux reprises contre le mur de son cachot, espérant se briser le crâne et mourir ; mais l’élan de la pauvre créature, faible, épuisée, défaillante, ne fut pas assez vigoureux pour produire un choc mortel ou même dangereux. Elle retomba sur sa paille, où le chanoine la contint paternellement, charitablement ; il sanglotait, suppliant sa chère fille en Dieu de ne point céder à un aveugle désespoir !… C’était, il est vrai, quelque chose d’abominable pour la condamnée, si pure en son âme, si chaste en son corps, d’être ainsi, d’abord demi-nue, puis enfin toute nue… (le chanoine insistait sur ce tableau avec ténacité) absolument nue… abandonnée aux regards lascifs, aux railleries obscènes de la soldatesque et du peuple !… Cela sans doute durerait longtemps, très-longtemps, une heure au moins, peut-être davantage ; les Anglais se plairaient à prolonger avec une exécrable et impudique férocité l’exposition des nudités de la Pucelle… Mais, hélas ! que faire ? que faire ? comment éviter cette abomination ? Impossible, hélas ! impossible… Non ! — Et le prêtre semblait illuminé par une pensée soudaine. — Il y aurait un moyen, non point douteux, mais certain, non-seulement d’éviter ces hontes mortelles, plus redoutables à la condamnée que les tortures du supplice, mais encore de se soustraire au bûcher, mieux que cela, d’échapper aux mains des Anglais ! en un mot, grâce à ce moyen, Jeanne pourrait recouvrer sa liberté, sa chère liberté ! retourner à Domrémy près d’une famille aimée, là goûter un calme réparateur après tant de cruelles épreuves. Puis, sa santé revenue, la vierge guerrière achèverait sa mission divine, revêtirait son armure de bataille, appellerait aux armes les vaillants, et, à leur tête, chasserait enfin complètement les Anglais hors de France !

Jeanne Darc croyait rêver en écoutant le chanoine ; son âge, ses larmes, ses gémissements, le constant intérêt qu’il témoignait à la captive depuis son emprisonnement, éloignaient de son esprit tous mauvais soupçons. Stupéfaite, elle interrogea le prêtre sur ce moyen, disait-il, si certain d’échapper à des ignominies pires que le supplice et de recouvrer sa liberté.

Le tentateur poursuivit avec une infernale habileté son œuvre de ténèbres. Il commença par demander à l’héroïne si, en son âme et conscience, elle ne regardait point ses juges comme des monstres d’iniquité, de noirceurs ? De ceci elle convint aisément. Dès lors, pourrait-elle se croire engagée, obligée par des promesses faites à ses bourreaux, elle, prisonnière ? subissant le droit de la force ? elle, vendue à prix d’or ? elle, convaincue de son innocence, elle, enfin, l’élue du Seigneur ? Non, non, concluait le chanoine, une promesse faite à ses bourreaux afin de se soustraire à d’abominables ignominies et aux horreurs du supplice ne pouvait lier l’innocente victime.

Jeanne demandait quelle était cette promesse, — et le prêtre de répondre qu’il s’agissait simplement d’abjurer, de renier, en apparence, les erreurs que le tribunal reprochait à la condamnée ; enfin, de se soumettre… toujours en apparence… au jugement de l’Église.

Ce mensonge révoltait la conscience de Jeanne : renier la vérité… c’était renier Dieu…

— Oui, mais des lèvres, seulement des lèvres, et non du cœur — poursuivait le tentateur. — C’était céder à la violence, c’était parler momentanément le langage des bourreaux, langage fallacieux, perfide, et, grâce à cette légitime fourberie, leur échapper, conserver ainsi à Dieu son élue, à la France son espoir et sa libératrice ! C’était renier de la bouche, tout en continuant de glorifier du fond de l’âme, de nobles actes inspirés par le ciel.

— Mais promettre d’abjurer à condition de recouvrer sa liberté, c’était s’engager à abjurer, — répondait Jeanne, ébranlée par les sophismes du tentateur.

— Eh ! qu’importait cela ? — reprenait-il ; — oui, qu’importait d’abjurer, d’abjurer même publiquement ? de s’agenouiller devant l’évêque et de lui dire des lèvres : « — Je le confesse, mes apparitions, mes révélations étaient des illusions ; j’ai péché en prenant l’habit d’homme ; j’ai péché en guerroyant ; j’ai péché en refusant de me soumettre au jugement de l’Église ; je m’y soumets, à cette heure, et, je l’avoue, je regrette mes péchés… » — Qu’importaient ces vaines paroles ? Est-ce qu’elles partaient du for intérieur, refuge sacré de la vérité chez les opprimés ? Est-ce que le Seigneur, qui seul lit le secret de nos pensées, ne lirait pas dans l’âme de Jeanne au moment même où elle feindrait d’abjurer : « — Mon Dieu ! toi pour qui rien n’est caché, tu le sais, tu le vois, je bénis, je glorifie intérieurement ces visions, ces aspirations, signes révérés de ta toute-puissance ! je te proclame mon unique juge, ô mon divin maître ! et dans ta miséricorde infinie, tu me pardonneras quelques vaines paroles que m’arrachent le désir d’être encore l’instrument de ta volonté suprême et l’espoir de chasser enfin, avec ton aide, l’étranger du sol sacré de la patrie !… »

Hélas ! fils de Joel, Jeanne succomba devant ce tentateur infernal ; en vain elle entendit ses voix lui dire encore :

« — Renier la vérité, c’est renier Dieu ! Tu vas mentir à la face du ciel et des hommes par pudique honte plus encore que par peur du bûcher ; tu vas mentir dans l’espoir d’être libre et d’achever ta mission divine… Ce mensonge, quelle qu’en soit la fin, est lâche et coupable ! »

Mais Jeanne, affaiblie par les souffrances, épuisée par la lutte, et surtout épouvantée à la pensée de voir son corps virginal mis à nu par le bourreau et exposé sans voile aux regards des hommes, Jeanne, espérant enfin jouir de sa liberté, revoir sa famille, et peut-être achever sa mission libératrice, n’écoutant pas cette fois l’inflexible voix de son honneur, de sa foi, de sa conscience, promit au chanoine Loyseleur d’abjurer publiquement dès le lendemain, et de se soumettre à l’Église, à la condition d’obtenir de l’évêque l’assurance d’être mise en liberté aussitôt après son abjuration. Le chanoine offrit charitablement ses services à la prisonnière, espérant mener à bien cette négociation et obtenir, disait-il, à force d’instances auprès du farouche capitaine de la tour, la permission de se rendre à l’instant même chez le prélat. Cette permission, il l’obtint, on peut le croire ; vers minuit, il revint avec le promoteur et un médecin. Le promoteur jura solennellement à Jeanne Darc, au nom de l’évêque, qu’elle serait libre après son abjuration publique ; le médecin engagea la captive à prendre un breuvage à la fois cordial et soporifique ; ce breuvage lui donnerait le sommeil jusqu’au lendemain, et des forces pour la cérémonie expiatoire. Jeanne Darc consentit à tout, se disant : — Demain, je serai libre, et j’aurai échappé à une ignominie pire que le supplice !

Voilà pourquoi, fils de Joel, l’on a dressé dans le cimetière de l’abbaye de Saint-Audoin ce vaste échafaud, où bientôt Jeanne Darc sera conduite, afin de prononcer son abjuration…

À quoi bon, demanderez-vous, cette abjuration ? Quoi ! l’évêque Cauchon et ses complices ont condamné Jeanne au supplice, et ils abandonneraient volontairement leur proie ?

Abandonner leur proie ?… Non, non… Écoutez, voyez, jugez et frémissez, fils de Joel ; jamais ne fut tramée machination plus diabolique…

La foule impatiente attend l’arrivée du cortège. Le peuple de Rouen, depuis près d’un demi-siècle sous le joug de la domination anglaise, appartient en majorité au parti bourguignon, et voit dans Jeanne Darc une ennemie ; cependant, le grand renom de la guerrière, sa jeunesse, sa beauté, ses malheurs, sa gloire, éveillent un profond sentiment de pitié pour elle chez ceux qui sont restés Français ou du parti armagnac. Mais l’on ne sait encore dans quel but Jeanne Darc doit être processionnellement amenée sur cet échafaud ; les uns disent qu’une exposition publique précédera le supplice auquel sans doute elle est condamnée ; d’autres, ignorant la marche et la sentence de ce ténébreux procès, prétendent qu’elle doit être interrogée publiquement. William Poole, le comte de Warwick et d’autres Anglais, chefs de guerre ou personnages éminents, sont groupés dans un espace réservé en dedans du cimetière, à proximité de l’échafaud.

Soudain une rumeur, d’abord lointaine, puis croissante, annonce l’arrivée du cortège ; la foule se presse et devient plus compacte aux abords du cimetière. La procession s’approche, escortée par des archers anglais. À sa tête marchent le cardinal de Winchester, revêtu de la pourpre romaine ; l’évêque de Beauvais, mitre d’or en tête, crosse d’or en main, et sur les épaules chasuble de soie violette étincelante de broderies ; puis c’est l’inquisiteur Jean Lemaître, sous son froc de moine, accompagné de Pierre d’Estivet, promoteur du procès, et de Guillaume Érard ; enfin, deux greffiers, portant écritoires et parchemins. À quelques pas derrière eux, soutenue par deux pénitents dont le vêtement gris est percé de deux trous à hauteur des yeux, Jeanne s’avance lentement ; sa faiblesse est extrême, et quoique ses yeux soient grands ouverts, elle ne paraît pas complètement réveillée, on la croirait encore sous l’influence engourdissante du breuvage soporifique et cordial. Elle semble regarder sans voir et entendre avec indifférence les huées de la foule, qui, parfois excitée par l’exemple des soldats anglais formant la haie, vocifère contre la victime. Elle est coiffée d’une grande mitre en carton noir sur laquelle on lit, écrit en grosses lettres blanches : Hérétique.— Idolâtre, — Apostate. — Une longue robe flottante de grosse laine noire l’enveloppe depuis le cou jusqu’à ses pieds nus. Elle s’arrête un moment devant l’échafaud ; tandis que le cardinal, l’évêque, les autres prêtres, y prennent place ; puis, sur le signe de l’un des greffiers, les deux pénitents, soutenant Jeanne Darc sous les bras, l’aident à monter les degrés conduisant à la plate-forme. Le ciel est d’une admirable sérénité, le soleil splendide ; la douce tiédeur de ses rayons pénètre, réchauffe peu à peu Jeanne Darc, frissonnante et encore glacée jusqu’aux os par l’humidité sépulcrale de la prison souterraine où elle a, durant tant de nuits, tant de jours, été ensevelie. Elle aspire avec délices, à pleins poumons, le grand air vif et pur ; l’atmosphère de son cachot était si lourde, si fétide ! Elle renaît ; son sang, engourdi, refroidi, se ranime, circule plus activement dans ses veines ; elle éprouve un bonheur indicible à contempler ce ciel d’azur inondé de lumière, à contempler l’herbe verte du cimetière, émaillée de fleurs printanières, et au loin, un massif de grands arbres au frais feuillage plantés aux abords de l’abbaye. Les oiseaux gazouillent, les insectes bourdonnent, tout chante, tout rayonne en ce doux mois de mai ! L’aspect de la nature, dont Jeanne est privée depuis si longtemps, elle accoutumée dès son enfance à vivre au milieu des prairies et des bois, la plongeant dans une sorte d’extase, elle oublie ses souffrances, son martyre, sa condamnation, l’abjuration qu’elle va dans, un instant prononcer, ou si sa pensée s’y arrête, c’est pour songer avec ravissement que bientôt elle sera libre… Oh ! libre ! être libre ! revoir son village ; le vieux bois chesnu, la claire fontaine des Fées, les bords riants et ombreux de la Meuse !… revoir sa famille, ses amis, et, renonçant aux amères déceptions de la gloire, fuyant l’ingratitude royale, l’hypocrisie, la haine, l’envie des hommes, couler paisiblement ses jours à Domrémy, occupée des travaux rustiques comme aux beaux jours d’autrefois !… Et cela… tout cela… au prix de quelques vaines paroles prononcées devant ses bourreaux, ces monstres d’iniquité… Oh ! Jeanne, en ce moment d’exaltation, eût signé son abjuration de son sang ; les battements de son cœur, palpitant d’espoir, étouffaient en elle les voix austères de son honneur, de sa foi. En vain elles lui disaient : « — Ne défailles pas ! soutiens hardiment la vérité à la face de ces faux prêtres, et tu seras délivrée de tes misères, non pour un jour, mais pour l’éternité !… » Ce cri suprême de la conscience de l’héroïne n’est pas entendu… Hélas ! elle est bientôt rappelée à la réalité par la voix de l’évêque Pierre Cauchon lui disant d’un ton sévère et menaçant :

— Jeanne, à genoux !…

Jeanne Darc s’agenouille sans quitter du regard ce beau ciel d’azur, ce soleil radieux, où elle cherche la force de persévérer dans sa résolution d’abjurer. Il se fait un profond silence dans la foule, dont les premiers rangs peuvent entendre les paroles prononcées sur l’échafaud.

l’évêque cauchon, se signant et d’une voix retentissante. — « Mes très-chers frères, le Seigneur l’a dit à son apôtre saint Jean : le palmier ne peut de lui-même produire des fruits s’il ne reste pas dans la vie… Ainsi, mes très-chers frères, vous devez persévérer dans la véritable vie de notre sainte mère l’Église catholique, apostolique et romaine, que Notre-Seigneur Jésus-Christ a bâtie de sa main droite ! Mais il est, hélas ! des âmes perverses, abominables, idolâtres (il désigne du geste Jeanne Darc), chargées de crimes hérésiarques, qui se dressent avec une infernale audace contre l’unité de notre sainte Église, au grand scandale, à la douloureuse épouvante des bons catholiques… (À Jeanne Darc d’une voix menaçante.) Te voici sur un échafaud, à la face du ciel et des hommes, la lumière entrera-t-elle enfin dans ton âme orgueilleuse et diabolique ? soumettras-tu enfin humblement à l’Église militante tes actes et tes paroles ? actes énormes ! paroles monstrueuses ! selon le jugement infaillible des prêtres du Seigneur ! Réfléchis et réponds… sinon, l’Église t’abandonne au bras séculier. »

Ces paroles du prélat produisent une grande agitation dans la foule ; la majorité des assistants est hostile à Jeanne Darc, un petit nombre la prend en pitié. Ces divers sentiments s’expriment par des cris, des imprécations, et quelques paroles charitables.

— Quoi ! elle n’est pas condamnée, la sorcière !

— On lui laisse une porte de salut pour s’échapper !

— Par saint Georges ! foi d’archer anglais ! je mets le feu à la maison de l’évêque si cette ribaude n’est pas sur l’heure menée au bûcher !

— On lui ferait grâce ! et elle a exterminé par ses maléfices notre invincible armée !

— Ils veulent la sauver !

— Puissent-ils réussir !… pauvre fille ! elle a tant souffert !

— Est-elle pâle et amaigrie ! elle a l’air d’un fantôme ! On la disait si belle !

— C’est pour la France qu’elle s’est battue… et nous sommes Français, après tout !

— Ne parlez pas si haut, mon compère, les soldats anglais pourraient vous entendre.

— Jésus ! mon Dieu ! la brûler ! elle si vaillante ! si pieuse !

— Est-ce donc sa faute si Dieu l’a inspirée !


— Si des saintes lui ont apparu ! lui ont parlé !

— Comment un évêque du bon Dieu ose-t-il l’accuser !

— À mort ! à mort ! la sorcière !

— À mort ! à mort ! la diablesse ! et vive la vieille Angleterre !

— Au bûcher la p… des Armagnacs !… Nous la verrons en chemise !

Jeanne Darc, à ces cris féroces, à ces infâmes insultes, sent redoubler sa terreur ; elle songe à l’ignominie qui l’attend avant son supplice si elle n’abjure pas. Abjurer, c’est échapper à cette honte mortelle ; abjurer, c’est recouvrer la liberté ! Jeanne Darc se résigne donc ; mais sa loyauté, sa conscience, se révoltent encore en ce moment suprême, et au lieu de renier complètement ses erreurs, elle murmure, toujours agenouillée, ces mots d’une voix faible :

— J’ai dit sincèrement aux juges toutes mes actions ; j’ai cru agir de par Dieu ! Je ne veux accuser ni mon roi, ni personne… Si j’ai péché, je suis seule coupable, et je m’en rapporte à Dieu !

l’évêque cauchon, d’une voix éclatante. — Subterfuges ! subterfuges ! Oui ou non, tiens-tu pour vrai ce que les prêtres, tes seuls jurés en matière de foi, déclarent de tes actes et de tes paroles ? paroles et actes déclarés fallacieux, homicides, sacrilèges, idolâtres, hérésiarques et diaboliques, réponds ! (Silence de Jeanne.) Une seconde fois, je te requiers de répondre !… (Silence de Jeanne.) Une troisième fois, je te requiers de répondre… Tu te tais ?

Oui, l’héroïne se taisait, torturée par les déchirements d’une lutte intérieure et suprême. — Abjure ! — lui disait son instinct de conservation et de liberté. — N’abjure pas, ne mens pas… courage, courage ! — lui criait sa conscience ; — soutiens la vérité jusqu’à la honte, jusqu’à la mort ! — Et l’infortunée, se tordant les mains, demeurait muette et en proie à d’horribles angoisses !

l’évêque cauchon, effrayant d’hypocrite mansuétude et s’adressant au peuple. — Hélas ! mes très-chers frères ! vous voyez l’endurcissement opiniâtre de cette infortunée ! elle repousse sa tendre mère l’Église, qui lui tend les bras avec amour et pardon ! Hélas ! hélas ! le malin esprit possède à jamais celle-là, qui tout à l’heure aura été Jeanne ! celle-là, dont le corps va être livré aux flammes ardentes du bûcher ! celle-là, dont les cendres vont être jetées au vent ! celle-là, qui, privée de la sainte Eucharistie au moment de sa mort, et chargée de l’excommunication de l’Église, va être plongée au fond des enfers pour l’éternité !… Hélas ! hélas ! Jeanne, tu l’as voulu… Nous avions cru à ton repentir, nous avions consenti à ne pas te livrer au bras séculier ; mais tu persistes dans ton hérésie, écoute ta sentence ! (Il se recueille un moment avant de la prononcer.)

plusieurs soldats anglais, agitant leurs lances. — Allons donc ! tu as bien tardé, père en Dieu !

— Vite au feu la sorcière !

— À mort la magicienne ! à mort !

d’autres voix, dans la foule. — Pauvre vaillante fille ! elle est perdue !

— Seigneur Dieu ! mais elle ne peut nier ses visions, puisqu’elle les a eues !

— Ce serait, de sa part, mensonge et lâcheté !

l’évêque cauchon, se levant, terrible, et les mains levées vers le ciel, s’apprêtant à maudire l’accusée. — Jeanne, écoute ta sentence… Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit ! nous, Pierre, évêque de Beauvais, par la miséricorde divine, nous te déclarons…

jeanne darc jette un cri de terreur, joint les mains, tombe affaissée sur l’échafaud, en criant d’une voix désespérée. — Grâce ! grâce !…

l’évêque cauchon. — Te soumets-tu au jugement de l’Église ? 


jeanne darc, livide, et dont les dents claquent d’épouvante. — Oui, oui !

l’évêque cauchon. — Renies-tu tes apparitions, tes révélations, comme mensongères et diaboliques ?

jeanne darc, brisée, éperdue, et d’une voix pantelante. — Oui, oui, je les renie, puisque les prêtres les trouvent mauvaises à croire et à soutenir. Je m’en rapporte à eux… je me soumettrai à tout ce que l’Église ordonnera de moi… grâce !

(Elle reste agenouillée, ployée sur elle-même, et cache, en sanglotant, son visage entre ses mains.)

l’évêque cauchon, avec un feint élan de charité. — Oh ! mes très-chers frères, le beau jour ! le saint jour ! le glorieux jour ! que celui où l’Église, dans sa maternelle allégresse, ouvre les bras à l’une de ses enfants, repentie après de longs égarements ! Jeanne, ta soumission sauve ton âme et ton corps ; répète avec moi la formule d’abjuration…

(Il fait signe à l’un des greffiers, qui lui apporte un parchemin où est écrite d’avance la formule d’abjuration.)

De violentes rumeurs éclatent dans la foule ; les soldats anglais et les gens du parti bourguignon, irrités de voir la Pucelle échapper au supplice, s’emportent en imprécations contre ses juges, ils accusent l’évêque et le cardinal de trahison, menacent de brûler leurs maisons ; les chefs anglais partagent l’indignation de leurs soldats. L’un de ces capitaines, le comte de Warwick, sortant de l’enceinte où ils sont réunis, monte précipitamment les degrés de l’estrade, et, s’approchant du prélat, lui dit tout bas d’un ton courroucé : — Évêque ! évêque ! est-ce là ce que tu nous as promis ? — Patience, donc ! — répond le prélat à voix basse ; — je tiendrai ma promesse. Mais calmez vos hommes ; ils sont capables de renverser l’échafaud et de nous assommer !

Le comte de Warwick, connaissant assez Pierre Cauchon pour se fier à sa parole de sang, quitte l’estrade, rejoint ses compagnons d’armes, leur communique la réponse de l’évêque ; et ils vont de rang en rang, s’efforçant d’apaiser la colère des soldats en leur assurant que la sorcière sera brûlée, malgré son abjuration. Cette abjuration consterne d’abord ceux qui s’apitoyaient sur le sort de Jeanne Darc ; puis ils s’indignent contre elle. Si elle renie ses visions, elles étaient donc feintes ? elle mentait donc en se disant envoyée de Dieu ? Si elles étaient vraies, elle se déshonorait par une honteuse lâcheté en les reniant par peur de la mort ! Lâche ou menteuse, voilà le jugement qu’ils portaient, qu’ils devaient porter de Jeanne Darc. Vous le voyez, fils de Joel, la trame infernale des prêtres était habilement ourdie ; ils éteignaient la pitié même dans le cœur des partisans de l’héroïne ! Celle-ci, toujours agenouillée sur l’échafaud et pliée sur elle-même, son visage caché entre ses mains, semble étrangère à ce qui se passe autour d’elle ; accablée par tant de terribles émotions, son esprit se trouble, sa seule pensée lucide est d’échapper, par une abjuration aveugle, aux tortures prolongées qu’elle endure. Le silence se rétablit.

l’évêque cauchon se lève, tenant un parchemin, et dit. — Jeanne, tu vas répéter du cœur et des lèvres, à mesure que je la prononcerai, la formule d’abjuration suivante ; écoute… (Il lit d’une voix éclatante.) « Toute personne qui a erré dans la foi catholique et qui, depuis, par la grâce de Dieu, est retournée en la lumière de la vérité et à l’union de notre sainte mère l’Église, se doit garder d’une rechute provoquée par le malin esprit, et de retomber ainsi en damnation ; pour cette cause, moi, Jeanne, vulgairement appelée la Pucelle, misérable pécheresse, reconnaissant avoir été liée par les chaînes de l’erreur, et voulant revenir à notre sainte mère l’Église catholique, apostolique et romaine ; moi, Jeanne, afin de prouver que je reviens à ma tendre mère, non par feinte, mais de cœur, je confesse, premièrement, avoir très-grièvement péché en donnant mensongèrement à croire que j’ai eu des apparitions et révélations de par Dieu, sous les figures de sainte Marguerite, sainte Catherine et saint Michel archange. » (S’adressant à Jeanne Darc.) Confesses-tu avoir, en cela, menti fallacieusement ? avoir été impie et sacrilège ?

jeanne darc, brisée. — Je le confesse !

Une explosion de cris, poussés par la foule indignée, succède à la confession de la repentie ; les plus furieux sont ceux qui ressentaient pour elle la plus tendre pitié.

— Ainsi, tu mentais ! 


— Tu abusais les pauvres gens, misérable hypocrite !

— Et moi qui la plaignais !

— Ah ! l’Église est trop indulgente !

— Recevoir à la pénitence une si infâme trompeuse !

— Ma foi, mes compères, elle est bien capable d’être endiablée, ainsi que le disent les Anglais !

— Enfin, elle n’en a pas moins remporté de grandes victoires pour la France !

— Par pure sorcellerie ! Ah çà ! vous allez peut-être la plaindre, maintenant, cette horrible menteuse ?

— Hum !… la peur du fagot fait avouer bien des choses !

— Alors, elle est donc lâche ? elle n’a donc pas le courage de soutenir la vérité en face de la mort ? cette poltronne dont on vantait si haut la vaillance ?

Le silence se rétablit peu à peu. Jeanne Darc a entendu les terribles accusations lancées contre elle ; mais le courage l’abandonne. Revenir sur ce premier aveu, c’est convenir qu’elle a cédé à la peur ; son esprit affaibli se trouble de plus en plus, elle cède à la fatalité qui l’entraîne.


l’évêque cauchon, continuant de lire à la pénitente la formule d’abjuration. — « Secondement, moi, Jeanne, je confesse avoir grièvement péché en séduisant les créatures par de superstitieuses divinations, en blasphémant Dieu, ses anges, ses saintes, en méprisant la loi divine, l’Écriture sacrée, ainsi que les droits canons. » (S’adressant à Jeanne.) Le confesses-tu ?

jeanne darc. — Je le confesse !

une voix, dans la foule. — Si Jeanne a méprisé vos divins canons, elle s’est bravement servie des canons français !… Prêtres, vous êtes des monstres !…

Des huées, des imprécations, surtout sorties des rangs des soldats anglais, couvrent la voix du partisan de l’héroïne, et le silence se rétablit. 


l’évêque cauchon, lisant. — « Troisièmement, moi, Jeanne, je confesse avoir grièvement péché en portant un habit dissolu, difforme et déshonnête, contre la décence de la nature ; en portant mes cheveux taillés en rond, à l’exemple des hommes, contre toute pudeur de femme. » (S’adressant à Jeanne.) Confesses-tu cet abominable péché ?

jeanne darc. — Je le confesse !

l’évêque cauchon, lisant. — « Quatrièmement, moi, Jeanne, je confesse avoir grièvement péché en portant armures de guerre avec jactance, en désirant avec cruauté l’effusion du sang humain. » (S’adressant à Jeanne.) Le confesses-tu ?

jeanne darc, se tordant les mains. — Mon Dieu ! confesser cela ! confesser cela ! ! !

l’évêque cauchon. — Quoi ! tu hésites ? (À voix basse.) Prends garde ! le bûcher t’attend !

jeanne darc frissonne et répond d’une voix défaillante. — Je le confesse !

l’évêque cauchon, d’une voix retentissante. — Jeanne, tu confesses avoir désiré avec cruauté l’effusion du sang humain ?

jeanne darc. — Je le confesse !

D’innombrables cris d’horreur s’élèvent dans la foule ; les soldats anglais menacent Jeanne de leurs armes. Quelques hommes ramassent des pierres afin de lapider l’héroïne, mais ils hésitent, de crainte de lapider pareillement les juges. Les imprécations redoublent contre la pénitente.

— C’est par pure cruauté que cette harpie guerroyait !

— Elle voulait se soûler de sang !

— Elle l’avoue !

— Et l’Église lui pardonne !

— Ah ! je ressentais grande pitié pour cette misérable mais maintenant, je dis comme les Anglais : À mort cette tigresse altérée de sang ! 


— Stupides que vous êtes ! vous croyez ces prêtres ! Jeanne allait donc après la bataille boire le sang des cadavres !

— Vous la défendez !

— Oui ! Ah ! pourquoi suis-je seul !

— Vous êtes un traître !

— C’est un Armagnac !

— À mort l’Armagnac !

La foule assomme de coups le défenseur de l’héroïne. Celle-ci n’a plus, pour ainsi dire, conscience de ce qu’elle entend, de ce qu’elle dit, son esprit s’égare ; elle n’a plus que la force et l’intelligence de répondre machinalement : — Je le confesse, — à chaque fois que l’évêque Cauchon lui dit : — Le confesses-tu ? — Elle conserve cependant assez de raisonnement pour penser que cette agonie ne peut longtemps se prolonger ; dans quelques instants, elle aura fini d’abjurer, elle sera morte ou libre !

l’évêque cauchon, lisant. — « Cinquièmement, moi, Jeanne, je confesse avoir grièvement péché en soutenant que tous mes actes, que toutes mes paroles, m’étaient inspirés de par Dieu, ses saintes et ses anges, tandis que je méprisais Dieu et ses sacrements, et que j’invoquais constamment les mauvais esprits ! » (S’adressant à Jeanne.) Le confesses-tu ?

jeanne darc. — Je le confesse !

voix, dans la foule.— Elle confesse sa sorcellerie, et on ne la brûle pas !

— Par saint Georges ! elle a exterminé, par maléfices, des milliers de nos compagnons de guerre, et elle échapperait au bûcher !

— Calmez-vous, elle sera brûlée plus tard ; nos capitaines nous l’ont promis !

— On peut les croire !

— S’ils nous trompent, nous la brûlons nous-mêmes !

l’évêque cauchon, lisant. — « Sixièmement, moi, Jeanne, je confesse avoir grièvement péché en étant schismatique. » (S’adressant à Jeanne.) Le confesses-tu ?

jeanne darc. — Je le confesse ! 


l’évêque cauchon, lisant. — « Lesquels crimes et erreurs en la foi catholique moi Jeanne, retournée à la vérité par la grâce du Seigneur et aussi par la grâce de votre sainte et infaillible doctrine, mes bons et révérends pères je renie et abjure ! » (À Jeanne.) Renies-tu, abjures-tu tes crimes et tes erreurs en la foi catholique ?

jeanne darc, défaillante. — Je les renie !… je les abjure ! 


l’évêque cauchon, lisant. — « En foi et créance de quoi, moi, Jeanne, déclare me soumettre au châtiment que m’infligera l’Église, promettant et jurant à monseigneur saint Pierre, prince des apôtres et à notre saint-père le pape de Rome, son vicaire et à ses successeurs et à vous, mes seigneurs, et à vous mon révérend père en Dieu, monseigneur l’évêque de Beauvais, et à vous religieuse personne frère Jean Lemaître, vicaire de l’Inquisition de la foi, moi, Jeanne, je vous jure, à vous tous mes juges de ne retomber jamais dans les criminelles erreurs dont il a plu au Seigneur de me délivrer ! je jure de toujours demeurer en l’union de notre sainte mère l’Église et en l’obéissance de notre saint-père le pape ! » (À Jeanne.) Le jures-tu ?

jeanne darc, d’une voix expirante. — Je le jure… et je meurs !…

L’évêque Cauchon fait signe à l’un des greffiers d’ouvrir l’écritoire qu’il porte suspendue à son côté ; il y prend une plume, la trempe dans l’encre et la remet au prélat auquel il présente, en guise de pupitre, son bonnet carré, qu’il tient des deux mains. Le prélat place sur ce bonnet le parchemin, qu’il continue de lire à haute voix en tenant la plume :

« — Moi, Jeanne, j’affirme et confirme tout ce qui est dit plus haut, le jurant et l’affirmant au nom du Dieu vivant et tout-puissant et des saints Évangiles, en preuve de quoi, ne sachant écrire, j’ai signé cette cédule de mon signe. » (À Jeanne Darc, toujours agenouillée, lui présentant la plume et lui montrant le parchemin, qu’il étale sur le bonnet du greffier.) Maintenant, fais ta croix ici, en bas, puisque tu ne sais pas écrire.

Jeanne Darc, presque agonisante, essaye de tracer une croix au bas du parchemin ; elle n’y peut parvenir, ses forces l’abandonnent. Le greffier s’agenouille auprès de la patiente, guide sa main inerte et glacée, l’aide à apposer ainsi son signe au bas de l’acte ; puis, appelant les pénitents à robes grises, restés au pied de l’échafaud, il leur livre Jeanne Darc presque évanouie ; ils se placent à ses côtés, la soutenant dans leurs bras ; sa tête alanguie retombe sur son épaule, ses paupières demi-closes laissent apercevoir son regard fixe et vitreux ; de temps à autre un tressaillement convulsif agite son corps et prouve seul que la vie ne l’a pas abandonné.

l’évêque cauchon, d’une voix retentissante. — « Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit. Amen ! Tous les pasteurs, chargés de veiller avec amour et vigilance sur le troupeau du Christ, doivent s’efforcer d’éloigner de ce cher troupeau confié à leur garde toutes les causes de pestilence, d’infection et de corruption, et tâcher de charitablement ramener les brebis égarées dans les chemins épineux de l’erreur ; c’est pourquoi, nous, Pierre, évêque de Beauvais, par la miséricorde divine, assisté de frère Jean Lemaître, inquisiteur de la foi, et autres doctes et révérends prêtres, juges compétents, ouï et entendu tes assertions et tes aveux à toi, Jeanne, dite la Pucelle, nous te déclarons : Coupable d’avoir soutenu mensongèrement que tu avais eu des visions et révélations divines ! Coupable d’avoir séduit les faibles et d’avoir cru témérairement ! Coupable d’avoir méprisé les sacrements et les saints canons ! Coupable d’avoir favorisé les séditions contre notre souverain et sérénissime maître le roi d’Angleterre et de France ! Coupable d’avoir versé le sang humain avec cruauté ! Coupable d’avoir apostasié, schismatisé, blasphémé, idolâtré et invoqué le malin esprit !… Mais puisque, par la grâce du Tout-Puissant, tu reviens enfin au giron de notre sainte et douce mère l’Église, et que, remplie d’une contrition sincère, d’une foi non feinte, tu as fait publiquement et à haute voix l’abjuration de tes erreurs criminelles et hérésiarques, nous te relevons présentement du châtiment de l’excommunication et de ses suites, à la condition expresse que tu reviens sincèrement à notre sainte et miséricordieuse Église ; et désirant charitablement t’aider à faire ton salut par la pénitence, nous te condamnons, toi, Jeanne, dite la Pucelle, à une prison perpétuelle, où tu auras pour nourriture le pain de la douleur ! pour breuvage l’eau de l’angoisse ! à seule fin que, pleurant durant ta vie entière tes monstrueux péchés, tu ne les commettes plus ! Telle est ta condamnation finale et définitive… Et maintenant, tu vois combien pour toi l’Église de Notre Seigneur se montre tendre mère… Abjure, abandonne, déplore donc à jamais tes coupables erreurs ! renonce pour toujours à tes habits d’homme, honte de ton sexe ! sinon, si tu retombais dans ce péché mortel d’idolâtrie ou dans d’autres, l’Église, avec une douleur profonde et maternelle, te retrancherait cette fois pour jamais de son corps, et te livrerait au bras séculier, qui te jetterait dans les flammes du bûcher comme un membre infect, gangrené d’une incurable pourriture !… Amen ! »

La foule, et surtout les soldats anglais, accueillent ce miséricordieux jugement par des clameurs menaçantes ; le populaire fait un mouvement pour forcer la porte du cimetière, gardée par une escorte d’archers. Ceux-ci, non moins exaspérés, sont sur le point de se joindre aux mécontents, afin d’assaillir le tribunal ; mais ils sont à grand’peine contenus par leurs chefs. Le comte de Warwick monte précipitamment les degrés de l’échafaud, et, s’adressant à l’évêque d’un ton courroucé : — Évêque, cette comédie a-t-elle assez duré ? nous ne répondons plus du courroux de nos soldats et de l’indignation populaire si, malgré son abjuration, cette sorcière n’est pas brûlée sur l’heure !

L’évêque Cauchon ne peut réprimer un geste d’impatience ; il parle bas à l’oreille du capitaine anglais, qui, d’abord surpris, répond par un geste d’adhésion. Le prélat ajoute à demi-voix : — Soyez certain de ce que je vous promets ; et maintenant, faites garder la porte du cimetière, afin que la foule n’y fasse point irruption. Nous allons sortir par le jardin de l’abbaye ; et par cette issue l’on va aussi emporter la Pucelle, car elle serait massacrée par ces bonnes gens, et il ne faut point cela… non, il faut qu’elle vive encore. Elle n’est qu’évanouie ; on la réconfortera dans sa prison.

Le comte de Warwick quitte l’estrade, l’évêque donne ses instructions aux deux pénitents qui soutiennent Jeanne Darc, complètement privée de connaissance ; ils la soulèvent, l’un par dessous les bras, l’autre par les pieds, descendent les degrés de l’échafaud, et, chargés de leur fardeau, se dirigent en hâte, à travers le cimetière, vers le jardin de l’abbaye, tandis que les soldats anglais, obéissant, non sans hésitation, aux ordres de leurs chefs, qui leur promettent le prochain supplice de Jeanne Darc, serrent leurs rangs devant la porte du cimetière, et s’opposent ainsi à l’irruption de la foule, qui demande à grands cris la mort de la sorcière !


Vous frémissez d’épouvante, fils de Joel ! des larmes d’indignation, de douleur, coulent de vos yeux ! Vous le croyez à sa fin, le martyre de la vierge des Gaules ? vous croyez que, transportée agonisante dans son cachot, elle y va mourir ?… — Non, non, il faut qu’elle vive encore, — a dit l’évêque Cauchon, il faut qu’elle vive ! et elle vivra pour souffrir plus qu’elle n’a encore souffert durant son long martyre… puis elle sera jetée dans les flammes… Écoutez, écoutez…

Jeanne Darc, après son abjuration solennelle, a été apportée mourante, non dans son cachot (il fallait à tout prix la rappeler à la vie, lui donner assez de forces pour qu’elle pût subir de nouvelles tortures), mais dans une chambre du château de Rouen ; là, elle a reçu les soins les plus empressés. Par ordre de l’évêque, afin d’éloigner momentanément d’elle tout sujet d’alarmes pudiques, deux vieilles femmes ont été chargées de la veiller ; elles l’ont couchée dans un lit moelleux, elles ont desserré ses mâchoires, contractées par les convulsions, et lui ont fait boire quelques gorgées d’un breuvage calmant, puis quelques cordiaux puissants. Le médecin est venu de jour et de nuit visiter Jeanne Darc ; et le deuxième jour après son abjuration, elle se trouve hors de danger. Lorsqu’elle eut repris connaissance et conscience d’elle-même, elle se vit dans une vaste chambre proprement meublée ; les tièdes rayons du soleil se jouaient à travers les vitraux de la croisée ; deux vieilles femmes, assises au chevet de la malade, semblaient la regarder avec un touchant intérêt. Après s’être crue le jouet d’un songe, elle pensa que, sans doute, selon la promesse à elle jurée par le promoteur au nom de l’évêque, on l’avait mise secrètement en liberté, malgré sa condamnation à une éternelle captivité ; elle crut enfin que des personnes charitables, sans doute les deux femmes qui la gardaient, avaient obtenu de l’évêque de la faire transporter chez elles. Hélas ! vous le comprendrez facilement, fils de Joel, et vous n’aurez pas le courage de l’en blâmer, Jeanne, lorsqu’elle revint à la vie, ne ressentit que la joie d’être libre, n’éprouva d’abord aucun remords d’avoir publiquement renié la vérité, surtout par peur de l’effroyable ignominie dont elle était menacée avant son supplice… être exposée nue aux regards de la foule !… Le bonheur d’avoir échappé à tant de hontes, l’espoir de revenir bientôt à la santé, de retourner à Domrémy auprès de ses parents, étouffèrent en elle les voix sévères de la conscience et du devoir. Elle demanda aux deux vieilles dans quel lieu elle se trouvait ; elles sourirent et mirent leur doigt sur leurs lèvres d’un air mystérieux. Jeanne crut deviner à ce signe et à la bienveillante expression de la figure de ses gardiennes qu’elles ne pouvaient répondre à sa question, mais qu’elle était en un asile sûr et hospitalier ; gardant à ce sujet le silence qu’on lui recommandait, elle s’abandonna sans réserve au bonheur de revivre, de voir à travers ses fenêtres l’azur des cieux, de sentir ses membres, endoloris, meurtris pendant si longtemps par le poids de ses chaînes, enfin dégagés de leurs cruelles entraves ; elle se félicitait surtout d’être délivrée de la présence de ses geôliers, dont les propos méchants ou obscènes, les regards licencieux, lui causaient dans sa prison un supplice de tous les instants. Elle ne refusa pas de prendre quelque nourriture et un peu de vin généreux trempé d’eau ; ses forces augmentèrent ; aussi, le troisième jour qui suivit son abjuration, elle put se lever. Ses gardiennes lui présentèrent une longue robe de femme et un chaperon ; Jeanne, n’éprouvant plus les pudiques appréhensions que lui inspirait dans son cachot la vue de ses geôliers, reprit sans hésitation les habits de son sexe après avoir quitté son lit. La porte de la chambre qu’elle occupait s’ouvrait sur une sorte de plate-forme, où les vieilles l’engagèrent à se promener ; une clôture en planches assez élevées pour que le regard ne put s’étendre au-delà entourait cette terrasse ; de pareilles planches, placées en dehors de la fenêtre et à moitié de sa hauteur, interceptaient ainsi complètement la vue extérieure ; Jeanne interrogea sur la nécessité de ces clôtures ses silencieuses gardiennes, sans obtenir d’elles d’autre réponse que ce sourire mystérieux incrusté sur leurs lèvres ; elle ne renouvela pas sa question, mais leur dit que, ses forces et sa santé renaissant, elle espérait bientôt sortir du lieu où elle se trouvait et retourner dans son pays ; les vieilles se prirent à sourire de nouveau et lui répondirent qu’elles la voyaient avec grande joie assez réconfortée pour pouvoir entreprendre un grand voyage.

Jeanne resta longtemps sur la plate-forme voisine de sa chambre, aspirant l’air printanier avec délices ; puis, la nuit venue et se sentant légèrement fatiguée par sa promenade, elle se coucha non loin du lit destiné à ses gardiennes, et s’endormit profondément.

Vous l’avez compris, fils de Joel, la pauvre martyre, sujette, malgré son héroïsme, aux faiblesses humaines et toute à la joie de se voir libre (elle le croyait du moins) après de si longues souffrances, n’avait éprouvé d’abord aucun remords de son abjuration ; cependant vers la fin de la journée, de vagues ressentiments, avant-coureurs du prochain et redoutable réveil de sa conscience, ayant jeté quelque troublé dans son esprit, elle avait cherché dans le sommeil autant un repos réparateur que l’oubli d’elle-même… Cet espoir fut trompé…

Sainte Marguerite et sainte Catherine apparurent en songe à l’héroïne, non plus souriantes et tendres, mais tristes, menaçantes, et lui reprochant d’avoir lâchement renié la vérité par peur de la honte et du bûcher. Profondément impressionnée par ce rêve, Jeanne se réveilla en sursaut, le visage inondé de larmes ; et, l’hallucination prolongeant les visions de son rêve, elle crut voir… elle vit les deux saintes coiffées de leur couronne d’or, vêtues de blanc et d’azur, se dessiner lumineuses, presque transparentes, au milieu des ténèbres de la chambre.

Jeanne, palpitante, les mains jointes et agenouillée sur sa couche, sanglotait, implorant son pardon. Les deux saintes, sans répondre, lui montrèrent le ciel d’un geste significatif et redoutable ; puis, l’hallucination cessant peu à peu, l’apparition pâlit, s’effaça, et l’obscurité redevint profonde…

L’héroïne, brusquement arrachée au sommeil du corps par l’impression d’un songe, sentit aussi se réveiller sa conscience, endormie depuis son abjuration ; cette solennité funeste se retraça dans toute son horreur au souvenir de Jeanne ; elle crut encore entendre les malédictions dont l’avaient accablée ceux qui d’abord la plaignaient. Cette accusation terrible et légitime retentissait de nouveau à son oreille :

« — Si les visions de Jeanne sont inventions et fourberies, elle a trompé les simples… elle a menti !…

» — Si ces visions sont réelles, si Dieu l’a inspirée, elle se couvre de honte en abjurant avec une lâcheté sacrilège par la peur de la mort !… »

Lâche ou menteuse, — répétaient à Jeanne les voix inexorables de son honneur et de la vérité ; — lâche ou menteuse ! telle est la renommée qu’après toi tu laisseras ! — Ce que souffrit la pauvre créature, durant cette nuit de remords désespérés, est inexprimable ; elle retrouvait toute la lucidité de son esprit, toute l’énergie de son caractère, pour se maudire elle-même ! Sa haute raison lui montrait les conséquences fatales de son abjuration : ces soldats, ces populations levés à sa voix contre l’étranger, qu’ils avaient vaincu, qu’ils combattaient encore à cette heure avec succès, au nom de l’héroïne captive, comptant sur sa céleste protection, apprendraient bientôt le honteux parjure de celle-là qu’ils croyaient divinement inspirée ! elle ne serait plus à leurs yeux qu’une hypocrite effrontée ! Irréparable malheur ! le doute d’eux-mêmes, l’abattement, la défaite, pouvaient succéder au valeureux entraînement dont peuple et soldats étaient jusqu’alors transportés ! Malheur ! malheur !… La mémoire de la vierge guerrière survivant à son martyre pure comme sa vie aurait exalté les courages, soulevé des haines vengeresses contre les Anglais, et le grand œuvre de la complète délivrance de la Gaule se fût achevé au nom de la victime, en exécration de ses bourreaux !…

Enfin, Jeanne, mise en liberté, tenterait-elle de continuer la guerre ? quelle confiance inspirerait-elle désormais, elle publiquement convaincue de mensonge ou de lâcheté ?

Oh ! la trame des prêtres était, vous le voyez, fils de Joel, ourdie avec un art diabolique ! prévoyant, calculant une à une les suites de l’apostasie de l’héroïne, ils savaient que, conduite au bûcher en confessant hautement, résolument la divinité de sa mission, Jeanne devenait une sainte ; mais reniant à la face de tous ses inspirations célestes, elle était déshonorée, tuée moralement… il ne restait plus à ces gens d’Église qu’à brûler son corps !…

Hélas ! vains remords, vain désespoir ! pensait Jeanne ; comment rétracter une abjuration publique ? Et cela fût-il possible, qui croirait à la sincérité d’une créature qui, une fois déjà, avait, à la face de Dieu et des hommes, renié sa foi, son honneur, sa gloire !

Au point du jour, Jeanne Darc entend frapper à la porte de sa chambre, les vieilles se lèvent, vont s’enquérir de la personne qui frappe ; c’est leur révérend père en Dieu, le chanoine Loyseleur ; il désire à l’instant parler à l’héroïne. Elle revêt ses habits de femme, se prépare à recevoir le prêtre, éprouvant toutefois à son égard un ressentiment d’amertume, songeant que ses raisonnements subtils l’avaient amenée à abjurer, seul moyen d’échapper aux épouvantables ignominies dont on la menaçait avant son supplice ; cependant, elle réfléchit qu’après tout ce pauvre prêtre croyait sans doute la conseiller dans son intérêt, et que seule elle était coupable et responsable de sa lâche apostasie. Accueillant donc avec sa douceur habituelle le chanoine Loyseleur, Jeanne apprit de lui, ce dont elle fût surprise, qu’elle se trouvait encore prisonnière dans le château de Rouen ; mais, quoique condamnée à un emprisonnement éternel, elle serait, selon les promesses de l’évêque, bientôt mise en liberté, mesure retardée jusqu’alors par plusieurs causes : d’abord l’état de défaillance de la patiente à la suite de la scène expiatoire ; puis, telle était la féroce exaspération des soldats anglais et des gens du parti bourguignon contre la Pucelle, de qui ces méchants voulaient la mort, qu’un soulèvement terrible aurait éclaté si l’on n’eût promis à ces furieux qu’elle finirait ses jours dans un cachot. Mais le prélat, ajoutait le chanoine, fidèle à sa parole, n’ayant plus d’ailleurs aucun intérêt à retenir plus longtemps Jeanne prisonnière, puisqu’elle avait si heureusement pour elle échappé au bûcher en reniant ses erreurs, l’évêque la ferait nuitamment délivrer le lendemain ou le surlendemain. Enfin, c’était à lui, Loyseleur, à ses supplications auprès du capitaine du château, qu’elle devait sa translation dans cette chambre ; mais, hélas ! les sentiments d’humanité ne duraient guère chez les cruels Anglais, le capitaine exigeait que sa captive, à peu près revenue à la santé, fût reconduite le matin même dans son cachot ; mais elle en sortirait prochainement et pour toujours, grâce à une évasion certaine, habilement préparée par les soins de l’évêque.

Jeanne Darc, cette fois encore, dut ajouter foi aux paroles de ce prêtre ; elle pensait que son apostasie la perdant à jamais, peu importait à ses ennemis qu’elle fût ou non brûlée. Elle se résigna donc, et insoucieuse d’une liberté déshonorée, elle apprit avec une sombre indifférence qu’elle devait retourner dans son cachot ; seulement, avant de s’y rendre, elle demanda au chanoine, comme grâce dernière, d’obtenir qu’on lui apportât ses habits d’homme, laissés par elle dans son cachot : ainsi vêtue, elle redoutait moins la présence de ses gardiens. Loyseleur promit à Jeanne Darc de faire part de son désir au capitaine du château. Soudain, l’une des vieilles rentre, annonçant que le geôlier, escorté de soldats, vient réclamer la prisonnière ; le chanoine l’encourage, lui affirme qu’elle sera bientôt libre, et quitte la chambre au moment où John entre portant des menottes. L’héroïne tend ses mains, elles sont ferrées ; on la reconduit dans son cachot, elle y entre. Son premier regard cherche les habits d’homme qu’elle a laissés là plusieurs jours auparavant ; ils ont disparu. Jeanne s’attend à être enchaînée par le milieu du corps et par les pieds, ainsi qu’elle avait coutume de l’être ; mais John, la délivrant même de ses menottes, lui apprend qu’elle ne portera plus de fers. Il sort en jetant un regard étrange sur Jeanne Darc ; celle-ci, insoucieuse de cet adoucissement aux rigueurs de sa captivité, s’assoit sur sa couche de paille et reste plongée dans le noir abîme de ses pensées.


Depuis longtemps il fait nuit ; la petite lampe de fer éclaire de sa faible lueur le cachot de Jeanne Darc, brisée de remords sans cesse ravivés par les voix implacables qui lui reprochaient son abjuration, fatiguant, épuisant en vain son esprit à chercher la possibilité d’expier sa lâche faiblesse… La captive regrette amèrement la disparition de ses habits masculins : elle avait cru remarquer durant la journée certains regards sinistres ou sardoniques de son geôlier. Agitée de vagues pressentiments, redoutant un danger sur lequel elle osait à peine arrêter son esprit, elle s’est de son mieux étroitement enveloppée dans sa robe, et craignant de céder au sommeil qui la gagne, elle n’a pas voulu rester sur sa couche de paille, et s’est assise à terre en s’adossant à la muraille ; mais ses paupières appesanties se ferment malgré elle, son front s’incline peu à peu et tombe appuyé sur ses genoux, qu’elle enlace de ses deux bras… Elle s’endort…

Soudain apparaît au guichet du cachot la figure blême du chanoine Loyseleur ; il voit Jeanne endormie et se retire…

Quelques instants après, la lourde porte de la prison s’ouvre lentement, doucement, et se referme si lentement, si doucement, que le sommeil de Jeanne Darc n’a été interrompu, ni par ce léger bruit, ni par les pas de deux hommes qui, marchant avec précaution, suspendant leur respiration, viennent d’être introduits dans ce sinistre lieu… Ces deux nobles hommes, officiers anglais, nommés Talbot et Berwick, ont été, lors du premier interrogatoire de Jeanne Darc, commis à sa garde par l’évêque Cauchon ; ils sont dans la vigueur de l’âge, ne portent ni armes ni armures ; leurs riches pourpoints sont tailladés, selon la mode du temps. Ces deux misérables ont cherché dans l’excitation du vin le courage de tenter l’atrocité inouïe… le crime sans nom… qu’ils veulent commettre ! leur joue est enflammée, leurs yeux étincellent, un sourire d’une lubricité féroce contracte leurs lèvres avinées… À l’aspect de Jeanne endormie, ils s’arrêtent un moment… se consultent du regard… puis…

Non ! fils de Joel ! non ! je ne peux continuer cet abominable récit !… La plume vient d’échapper de ma main, tremblante d’indignation et d’horreur ! des larmes ont voilé ma vue !… Non, je ne saurais poursuivre le récit de cette monstruosité !…

Et pourtant il le faut ! il faut que cette légende, dans sa complète et terrible réalité, vous inspire une inexorable et sainte exécration contre les bourreaux de l’héroïne plébéienne ! bourreaux casqués ou mitrés ! gens de guerre ou gens d’Église ! il faut que vous les voyiez à l’œuvre… Voyez-les donc… et souvenez-vous !… souvenez-vous !…

Les deux Anglais sont restés pendant un instant immobiles, se consultant du regard à l’aspect de Jeanne Darc endormie ; puis d’un bond ils s’élancent à la fois vers elle… Réveillée en sursaut par le bruit des talons éperonnés résonnant sur les dalles, elle se redresse, se relève au moment où les deux officiers se précipitent sur elle… La malheureuse remarque avec terreur qu’ils sont sans armes ! ce n’est pas la mort qu’elle doit craindre !… Quelques mots obscènes, insultants ne lui laissent aucun doute sur le sort qui l’attend… elle… elle… la vierge guerrière !… Berwick la prend au milieu du corps, tandis que Talbot, passant derrière elle, la saisit par les bras, approche sa bouche impure des chastes lèvres de Jeanne Darc ; elle détourne violemment la tête, jette un cri affreux. Les deux Anglais l’entraînent vers la couche de paille… l’héroïne puise une force surhumaine dans l’énergie du désespoir… une lutte s’engage… horrible… horrible !… Berwick et Talbot, à moitié ivres, exaspérés par la résistance de l’héroïne, s’abandonnent à la fureur bestiale de la luxure inassouvie… ils frappent Jeanne Darc à coups de poings… son visage est meurtri… ensanglanté… elle résiste encore !…

La porte s’ouvre avec fracas, le chanoine Loyseleur, la physionomie bouleversée par une feinte indignation, entre tenant un coffret où sont renfermés les habits de Jeanne, et s’écrie en s’adressant au capitaine de la tour, dont il est accompagné : — Vous le voyez de vos yeux, on veut commettre sur cette infortunée un abominable attentat ! — Berwick et Talbot, stupéfaits des paroles du prêtre, qu’ils devaient croire leur complice, et ayant peut-être tardivement conscience de leur infamie, laissent Jeanne Darc s’échapper de leurs mains ; le capitaine de la tour leur fait signe de le suivre, ils obéissent avec un hébétement farouche. Jeanne Darc, éperdue, pantelante, le visage couvert de sang, tombe presque inanimée sur sa couche, près de laquelle le chanoine se hâte de déposer les vêtements masculins de l’héroïne ; il va, dans l’affliction de son âme, adresser la parole à la victime, lorsqu’il est brutalement interrompu par le geôlier, qui lui dit : 


— Hors d’ici, vieux tonsuré !… au diable sois-tu, enragé trouble-fête !

— Pauvre et sainte fille ! — s’écrie le prêtre en s’éloignant, — je vous ai rapporté vos vêtements !… Reprenez-les, malgré votre serment juré sur les saints Évangiles… On vous condamnera peut-être comme relapse ; mais mieux vaut souffrir la mort que le dernier outrage !

La porte du cachot se referme sur le chanoine ; Jeanne Darc reste seule.


Vous le voyez, fils de Joel, elle s’est déroulée lentement, ténébreusement, et de point en point, la trame infernale ourdie par l’évêque Cauchon et le chanoine Loyseleur dès avant le commencement du procès intenté à Jeanne Darc :

« — Faire d’abord condamner l’accusée sur ses propres aveux, provoqués par un adroit conseiller ;

» Obtenir ensuite d’elle l’abjuration de ses erreurs, lui accorder la vie au nom de la maternelle douceur de l’Église ;

» Et enfin amener la pénitente à commettre un acte de relapse, et sur ce… la brûler sans miséricorde… »

Les cheveux vous dressent d’épouvante en songeant à ces horreurs, jusqu’ici inconnues ! à ces horreurs accomplies au nom du Tout-Puissant et de son Église éternelle !…

Dieu juste ! penser pourtant que tout a été employé par ces prêtres contre cette pauvre et innocente jeune fille, la gloire de la France ! l’honneur de l’humanité entière ! Oui, tout a été employé par ces prêtres, tout… le mensonge, le faux serment, la scélérate hypocrisie, la confession sacrilège, le poison, et enfin… le viol !… Ah ! c’est que là était le dernier nœud de la trame ! La tentative de viol obligeait infailliblement l’héroïne à revêtir ses habits d’homme, dans l’espoir de se mieux défendre contre de nouveaux outrages. Or, le seul fait de ce travestissement, solennellement abjuré par elle sur les saints Évangiles, la constituait relapse et la condamnait au supplice !… Enfin le monstrueux attentat avait dû se borner à une tentative… sinon, Jeanne Darc, foudroyée par la honte, risquait d’expirer subitement dans son cachot… et l’on voulait qu’elle vécût… pour le bûcher !…

Courage ! fils de Joel ! cette lamentable histoire touche à son terme ! courage !… suivons la vierge des Gaules jusqu’à la cime de son calvaire, et là sa passion sera complète !… Elle trouvera le calice de fiel… la couronne d’épines… la mort… et criera : Gloire à vous, mon Dieu !… ainsi que le jeune et doux maître de Nazareth, au nom de qui on la supplicie, et que notre aïeule Geneviève a vu crucifier à Jérusalem, il y a quatorze siècles et plus !…


Il est huit heures du matin ; Jeanne Darc, pendant la nuit, a revêtu ses habits d’homme ; on l’a enchaînée de nouveau. Son beau visage est meurtri des coups qu’elle a reçus durant la lutte nocturne ; une seule pensée l’absorbe : ses juges seront-ils instruits de l’acte de relapse qu’elle vient de commettre ? l’enverront-ils au bûcher, ainsi que le lui a fait craindre le chanoine Loyseleur ? Pourra-t-elle au moins expier sa lâcheté ? proclamer, confesser hautement la vérité de ce qu’elle a renié ? Trouvera-t-elle enfin dans le supplice le terme de sa misérable vie ?… L’attente de l’héroïne n’est pas trompée : l’évêque, instruit par son complice des événements de la veille, a envoyé plusieurs juges visiter Jeanne dans son cachot ; ils entrent au nombre de sept.

Voici leurs noms : Nicolas de Venderesse, — Guillaume Haiton, — Thomas de Courcelles, — frère Isambard de la Pierre, — Jacques Camus, — Nicolas Bertin, — Julien Floquet.

Jeanne Darc, songeant que son crime est flagrant, ressent une joie amère à la vue de ces prêtres ; le front haut, calme, résolu, elle semble provoquer, défier leur interrogatoire ; mais, par pudeur et par dignité de soi, ne voulant pas s’exposer à réagir devant ces hommes, elle est décidée à garder le silence de la honte sur l’attentat de la nuit. Les juges se rangent, silencieux, autour de la captive, enchaînée sur sa couche.


thomas de courcelles, feignant la surprise. — Quoi ! Jeanne, vous voici en habits d’homme ? malgré votre serment, juré sur l’Évangile, de renoncer à jamais à ces vêtements idolâtres, à la manière des gentils ?

jeanne darc, d’une voix brève et se contenant à peine. — J’ai repris ces habits parce que… j’ai dû les reprendre.

nicolas de venderesse. — Mais votre serment ?

jeanne darc, indignée. — Mon serment !… et les vôtres ? A-t-on tenu les promesses que l’on m’a faites ? m’a-t-on permis d’entendre la messe ? m’a-t-on rendu à la liberté après mon abjuration ?

jacques camus. — La sentence ecclésiastique vous condamne à une prison perpétuelle.


jeanne darc. — J’aime mieux mourir que de rester dans cette prison ! (Elle tressaille d’horreur au souvenir de l’attentat nocturne.) Si l’on m’avait permis d’entendre la messe, si l’on m’eût laissée dans un lieu honnête, délivrée de mes fers et gardée par des femmes, je…


frère isambard de la pierre, l’interrompant. — Avez-vous entendu vos voix depuis votre condamnation ?

jeanne darc, amèrement. — Oh ! oui… je ne les ai que trop entendues !…

(Les prêtres se regardent et échangent un signe d’intelligence.)

guillaume haiton. — Que vous ont-elles dit, vos voix ?

jeanne darc, d’une voix ferme. — Elles m’ont dit que j’avais commis une lâcheté en consentant à renier la vérité dans l’espoir de sauver ma vie !

guillaume haiton, vivement. — Mais ces paroles…

jacques camus interrompt le prêtre d’un regard et dit froidement à Jeanne. — Avant votre abjuration, que vous ont dit vos voix ?

jeanne darc, bravant ses juges d’un regard intrépide. — Mes voix me disaient qu’il serait criminel de renier l’inspiration divine qui m’a toujours guidée !… (Mouvement des prêtres.) Mes voix me disaient jusque sur l’échafaud : « Réponds hardiment, sincèrement, à ce prêcheur… c’est un faux prêtre !… » Malheur à moi ! je n’ai pas écouté mes voix !

Les prêtres gardent pendant un moment le silence et échangent des regards expressifs ; Thomas de Courcelles reprend lentement :

— Voici des paroles aussi téméraires que coupables !… Quoi ! après avoir abjuré, vous retombez dans vos erreurs damnables ?

jeanne darc, d’une voix éclatante. — L’erreur, c’est de mentir… et en abjurant, je mentais !… Ce qui est damnable, c’est de damner son âme… et je la damnais en ne soutenant pas que j’avais obéi à la volonté du ciel !… Oh ! mes voix m’ont assez reproché d’avoir abjuré par crainte du bûcher !

jacques camus. — Ainsi, après avoir repris vos habits d’homme, premier crime, crime irrémissible… il vous constitue relapse… revolvatis ad vestrum vomitum… vous retournez à votre vomissement, vous osez soutenir derechef que ces prétendues voix…

jeanne darc.— Ce sont celles de mes saintes… elles viennent de Dieu ! 


thomas de courcelles. — Mais, sur l’échafaud, vous avez avoué que…

jeanne darc. — Sur l’échafaud, j’avais peur du feu… j’étais lâche ! je mentais !

jacques camus. — Et à cette heure que vous croyez n’avoir plus à redouter le supplice, vous…

jeanne darc, inflexible. — À cette heure, je soutiens que la peur seule m’a forcée d’abjurer, d’avouer le contraire de la sainte vérité ! J’aime mieux mourir que de rester dans cette prison ! J’ai dit… vous n’obtiendrez plus un mot de moi.


jacques camus, d’une voix lugubre. — Ainsi soit-il !… 


Les prêtres sortent lentement ; Jeanne Darc, demeurée seule, s’agenouille sur la paille de sa couche, où elle est enchaînée par le milieu du corps. Elle lève vers la sombre voûte de la prison son beau visage radieux, inspiré, joint les mains et prie avec ferveur, remerciant ses saintes de lui donner le courage d’expier, de racheter son apostasie, en marchant résolument au supplice.


Les prêtres, après avoir interrogé Jeanne Darc dans son cachot, se sont rendus chez l’évêque Cauchon, afin de l’instruire du résultat de leur visite et de leur interrogatoire, résultat tellement attendu et prévu par le prélat, qu’il avait déjà convoqué dans la chapelle de l’archevêché de Rouen un nombre suffisant de juges pour procéder à la condamnation définitive de la relapse. Réunis depuis peu de temps, ils ont pris place dans les stalles de l’antique chapelle ; l’évêque Cauchon, assis au centre du chœur, les préside, il réclame d’un geste le silence et dit :

— Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit ! Mes très-chers frères, Jeanne est retombée dans ses erreurs damnables, et, au mépris de son abjuration solennelle, prononcée à la face de Dieu et sur les saints Évangiles, non-seulement elle a repris ses habits d’homme, abominable endurcissement dans le péché qui suffirait à la condamner ; mais elle revient à soutenir avec une diabolique opiniâtreté que tout ce qu’elle a dit et fait, elle l’a dit et fait de par l’inspiration divine ! Je n’ai rien de plus à ajouter ; je vous requiers de vous prononcer, par ordre, sur le sort de ladite Jeanne, accusée de se montrer si épouvantablement relapse, me réservant de vous requérir de délibérer de nouveau si je le trouvais opportun.


l’archidiacre nicolas de venderesse. — Ladite Jeanne doit être abandonnée au bras séculier pour être par lui brûlée vive, comme relapse.

l’abbé aigidie. — Jeanne est hérétique et relapse, l’on n’en saurait douter ; cependant, je suis d’avis de lui proposer d’abjurer une seconde fois ses erreurs, sinon, qu’elle soit livrée au bras séculier.

le chanoine jean pinchon. — Jeanne est relapse ; je m’en rapporte pour sa punition à mes très-chers frères.

le chanoine guillaume érard. — Je déclare ladite Jeanne relapse et méritante du bûcher.

le chapelain robert gilibert. — Jeanne doit être brûlée comme relapse et hérétique.

l’abbé de saint-audoin. — Cette femme est relapse ; qu’elle abjure une seconde fois, sinon, qu’elle soit condamnée.


l’archidiacre jean de castellone. — Que la relapse soit livrée au bras séculier.

le chanoine ermangard. — Je demande le supplice exemplaire de ladite Jeanne.

le diacre guillaume boucher. — Jeanne doit être condamnée comme relapse après une seconde lecture d’abjuration.

le prieur de longueville. — C’est aussi mon avis.


le révérend père giffard. — Selon moi, la relapse doit être condamnée sans délai.

le révérend père haiton. — Je déclare ladite femme relapse ; je requiers contre elle le prompt châtiment de son crime si elle refuse d’abjurer une seconde fois.

le chanoine margerie. — Jeanne est relapse ; qu’elle soit livrée à la justice séculière.


le chanoine jean de l’épée. — Je pense comme mon très-cher frère.

le chanoine garin. — Moi aussi.

le chanoine gastinel. — Abandonnons la relapse aux flammes du bûcher.

le chanoine pascal. — Telle est aussi mon opinion.


le révérend père houdenc. — Les explications dérisoires de cette femme me prouvent surabondamment qu’elle a toujours été idolâtresse et hérésiarque ; elle est, par surcroît, relapse ; je demande qu’elle soit, sans retard, livrée à la justice séculière.


le révérend maître jean de nibat. — Ladite Jeanne est impénitente et relapse ; qu’elle subisse sa peine.


le révérend fabre — Coutumière d’hérésie, endurcie dans ses erreurs, rebelle à l’Église, le corps de ladite Jeanne doit être livré aux flammes, ses cendres jetées au vent.


l’abbé de mortemart. — Je pense comme mon très-cher frère ; seulement, je désire qu’elle soit mise en demeure d’abjurer une seconde fois.


le révérend guédon. — C’est mon avis.


le chanoine coupequesne. — C’est aussi le mien.


le chanoine guillaume. — Qu’il soit proposé à ladite Jeanne de se rétracter une seconde fois ; sinon, le supplice.


le chanoine maurice. — J’opine pour cette nouvelle et suprême admonestation, bien que je n’en attende aucun résultat.


le docte guillaume de bandibosc. — Je me range de l’avis de mon très cher frère.


le diacre nicolas caval. — Que ladite relapse soit traitée sans pitié, selon ce qu’elle mérite.


le chanoine loyseleur. — Ladite Jeanne doit être livrée aux flammes temporelles.


le révérend nicolas de courcelles. — Cette femme est hérétique et relapse ; on peut l’admonester encore une fois et lui déclarer que si elle persiste dans ses erreurs, elle n’a plus rien à attendre de la vie de ce monde.


le révérend père jean ledoux. — Quoique cette dernière tentative me semble illusoire, on peut en essayer, afin de démontrer l’inépuisable mansuétude de notre sainte mère l’Église.


maître jean typhaine. — J’opine pour cette tentative, bien qu’illusoire.


le diacre colombelle. — Je partage cette opinion.


frère isambard de la pierre. — La justice séculière aura son cours, si ladite Jeanne refuse d’abjurer une seconde fois.

Vous le voyez, fils de Joel, de la délibération de ces prêtres, il résulte que les uns veulent le supplice immédiat, et les autres, plus nombreux de quelques voix, sont d’avis d’exiger de Jeanne Darc une seconde abjuration, généralement convaincus, d’ailleurs, de l’inutilité de cette tentative, sachant par leurs complices que l’héroïne est invinciblement résolue de chercher dans le supplice l’expiation d’aveux d’abord arrachés par la crainte ; ainsi lorsqu’il s’agit, quelques jours auparavant, d’infliger la torture à l’accusée, les plus charitables de ces ministres du Seigneur se prononcèrent contre les tortures, sous ce naïf prétexte : « qu’il suffisait des aveux précédents de Jeanne pour la condamner au bûcher. » Ils pouvaient donc, cette fois encore, faire impunément montre, ainsi qu’ils le disaient, de la miséricorde inépuisable de leur tendre et sainte mère l’Église. L’évêque Cauchon, plus net et plus franc, certain d’avance du succès de son argumentation (il connaissait son monde), l’évêque Cauchon résumant la délibération, s’oppose énergiquement, absolument, à ce que l’on tente d’amener une seconde fois la relapse à contrition : la plupart de ceux-là mêmes qui se déclarent partisans de cette mesure ne la regardent-ils pas comme illusoire ? alors, à quoi bon la tenter ? Et lors même que l’on serait certain d’obtenir de la relapse une seconde abjuration, elle produirait un effet déplorable. N’avait-on pas vu, lors de la première admonestation, le populaire et les soldats, exaspérés de la clémence du tribunal, crier à la trahison et prêts à se soulever ? Voudrait-on affronter, provoquer de terribles agitations dans la cité ? L’Église n’avait-elle pas prouvé une fois de plus sa maternelle charité en admettant ladite Jeanne à la pénitence, malgré son hérésie endiablée ? Comment cette mansuétude avait-elle été accueillie ? Par un redoublement de jactance, d’audace et d’impiété ! L’évêque Cauchon termine en adjurant ses très-chers frères, au nom de la dignité de l’Église, au nom de la paix de la cité, au nom des plus graves intérêts politiques, au nom de leur conscience et de la justice éternelle, de déclarer sans verbiage et sans délai ladite Jeanne relapse et, comme telle, abandonnée au bras séculier, à seule fin d’être conduite le lendemain au supplice, après avoir été publiquement excommuniée par l’Église. — Les prêtres-juges se rendent aux observations du prélat ; le greffier minute l’arrêt de mort, l’audience est levée. Pierre Cauchon sort le premier de la chapelle en se frottant les mains ; il rencontre au dehors du saint lieu plusieurs capitaines anglais attendant l’issue de la délibération avec une impatience sanguinaire. L’un d’eux, le comte de Warwick, dit au prélat : — Eh bien ! qu’a-t-on décidé de cette sorcière ?

l’évêque pierre cauchon, joyeusement. — Farewell ! c’est fini !…

le comte de warwick. — Ainsi, la Pucelle ?…

l’évêque pierre cauchon. — Sera brûlée demain !… Allez dîner… faites bonne chère !


Moi, Mahiet-l’Avocat d’armes, aujourd’hui centenaire, comme le fut notre aïeul Amael, qui combattit sous Karl-Martel et connut Charlemagne, moi, Mahiet, qui écris cette légende, voici ce que j’ai vu le 30 mai de l’an 1431 dans la ville de Rouen ; j’y étais arrivé la veille venant de Vaucouleurs. En ces temps de guerre, les communications sont si rares, si difficiles entre le centre de la Gaule et les provinces éloignées, que la famille de Jeanne Darc n’avait été instruite de sa captivité à Rouen et de son procès que depuis peu de temps par la clameur publique ; ces malheureux, malgré leur désolation, n’osaient, ne pouvaient entreprendre un si long et si chanceux voyage, afin de connaître le sort de Jeanne. J’allai voir Denis Laxart, digne homme à qui l’amitié me liait depuis longues années ; je lui offris de partir pour Rouen avec mon petit-fils ; ma fervente admiration pour l’héroïne plébéienne m’inspirait cette résolution. Malgré mon grand âge, les périls de la route ne m’effrayaient point ; mais j’étais pauvre. Cependant, en boursillant avec Denis Laxart et quelques bonnes gens de Vaucouleurs, nous réunîmes la somme nécessaire à mon voyage et à l’achat d’un cheval ; je me mis en route avec mon petit-fils en croupe. Après beaucoup de traverses et de dangers, car les chemins continuent d’être infestés de bandes de soldats déserteurs et de malandrins, nous parvînmes jusqu’à Rouen. Je logeai dans une modeste hôtellerie située sur la place du Vieux-Marché. J’appris bientôt l’abjuration solennelle de Jeanne Darc, et qu’à ce sujet ses ennemis implacables la traitaient de fourbe infâme, tandis que ceux qui, croyant à la divinité de ses inspirations, s’étaient d’abord apitoyés sur elle, lui reprochaient son indigne lâcheté en présence du supplice ; j’ignorais complètement alors les causes ténébreuses, horribles de cette apostasie, cependant, ma conscience, ma raison, le souvenir de mes fréquents entretiens avec Denis Laxart, qui m’avait raconté si souvent dans leurs moindres détails l’enfance et la première jeunesse de l’héroïne, les confidences de frère Arsène, le médecin de la famille Darc, homme de grand savoir, à qui je devais la connaissance des causes naturelles des hallucinations de Jeanne ; enfin le récit de tant de faits si glorieux pour elle, apportés par sa renommée jusqu’au fond de la Lorraine, tout me donnait à penser qu’une abjuration, si contraire au ferme courage, à la loyauté de la vierge guerrière, devait cacher quelque sinistre mystère. Je ne partageais donc pas le sentiment de répulsion qu’elle inspirait même à ceux qui s’étaient émus de ses malheurs. Quant aux Anglais, je m’expliquais leur haine implacable contre la Pucelle. Ce peuple, grâce à la couardise de notre chevalerie et de la royauté, nous a causé, depuis plus d’un demi-siècle, des maux affreux ; ce peuple est, je l’avoue, valeureux et fier, quoique endiablé d’orgueil ; ses nobles capitaines, longtemps invincibles, se sont vus vaincus en vingt batailles par l’héroïne plébéienne. Elle a ainsi à jamais détruit le redoutable prestige de leurs victoires passées ; ils ne peuvent lui pardonner d’avoir porté un coup irréparable, un coup mortel à leur domination en Gaule ; et tout me le dit : mon petit-fils verra leur expulsion complète de ce royaume.

Arrivé à Rouen le 29 mai 1431, vers la tombée du jour, j’appris donc, dans l’hôtellerie où je logeai, l’apostasie de Jeanne et ses conséquences funestes. Vers le soir, l’on répandit le bruit que la relapse serait brûlée vive le lendemain matin. En effet, au milieu de la nuit, mon petit-fils et moi, ainsi que plusieurs voyageurs, nous fûmes réveillés par un grand bruit ; à la lueur de plusieurs torches portées par des soldats, nous vîmes, par les fenêtres de notre auberge, des charpentiers occupés de dresser des échafauds ; le jour venu, je sortis. Déjà des compagnies d’archers anglais formaient un cordon autour du lieu du supplice et une haie prolongée jusqu’à l’angle d’une rue débouchant sur la place du Marché ; ces deux rangs de soldats laissaient entre eux une large voie, elle communiquait de la rue à l’espace vide réservé autour des échafauds. Ils étaient au nombre de trois ; le plus élevé placé à quelque distance des deux autres. Sur l’un de ceux-là, celui de droite, tendu de draperies pourpres, je vis un siège plafonné d’un dais cramoisi, orné de touffes de plumes blanches à chacun de ses angles, et couturé de galons d’or ; une rangée d’autres sièges à housse également d’étoffe cramoisie accostait ce dais somptueux, où l’on montait par plusieurs degrés de charpente recouverts de riches tapis. L’estrade de gauche, de même hauteur et dimension que celle de droite, était simplement drapée de noir, ainsi que ses banquettes. Le dernier échafaud, pilier massif en maçonnerie, haut de dix pieds environ, large de quatre en tous sens, offrait à son sommet une étroite plate-forme, en son milieu l’on avait scellé un gros poteau garni de ferrements et de chaînes ; l’on parvenait à cette plate-forme par un étroit escalier de bois perdu dans un énorme amoncellement de fagots mêlés de paille, de sarments de vigne, arrosés de bitume et de soufre ; les bourreaux achevaient d’étager ces combustibles le long des quatre faces et jusqu’au faite du pilier. De grands pieux enfoncés en terre, non loin de ce bûcher, supportaient de larges panneaux de bois oblongs, en manière d’enseignes ; on y lisait en grosses lettres blanches peintes sur un fond noir : 


— Jeanne, qui s’est fait nommer la Pucelle.

— Menteresse. — Pernicieuse. — Abuseresse du peuple.

— Devineresse. — Superstitieuse. — Blasphématresse du peuple.

— Présomptueuse. — Malcréante en la foi de Jésus-Christ.

— Idolâtre. — Cruelle. — Dissolue.

— Invocateresse de diables.

— Apostate. — Schismatique. — Relapse[3].

Tel est, fils de Joel, le jugement de ces gens d’Église sur Jeanne Darc… Ce bûcher l’attend…

Hélas ! il y a quatorze siècles et plus, notre aïeule Geneviève a vu supplicier à Jérusalem le jeune et doux maître de Nazareth !

J’aurai vu supplicier la jeune et douce fille de Domrémy !

La croix de l’ami des pauvres et des affligés se dressait entre les gibets d’un voleur et d’un assassin !

La croix de la vierge libératrice des Gaules se dresse entre deux échafauds ; sur l’un vont siéger ses juges : l’évêque Pierre Cauchon et ses assesseurs ; sur l’autre échafaud vont siéger les complices, les instigateurs de ce meurtre : le cardinal de Winchester et les officiers anglais.

Vous le voyez, fils de Joel, rien n’aura manqué au calvaire de l’héroïne plébéienne… Comme son divin maître, elle doit mourir entourée de scélérats !… Et maintenant, assistez jusqu’à la fin à sa Passion !


Il est huit heures du matin, toutes les cloches des paroisses de Rouen sonnent un glas funèbre… Pauvre Jeanne, en son enfance, elle l’aimait tant le son lointain des cloches !… Le soleil de mai… il éclaira la première défaite des Anglais devant Orléans !… le soleil de mai, pur, radieux, inonde de lumière les trois échafauds. La foule s’entasse, se presse, aux abords de l’enceinte laissée vide près du lieu du supplice et défendue par un double rang d’archers anglais ; d’autres spectateurs se groupent aux fenêtres, aux balcons des vieilles maisons de bois à pignons aigus qui entourent la place du Marché. Bientôt l’on voit entre la haie de soldats ondoyer des panaches, reluire l’acier des casques, étinceler l’or, les pierreries des mitres, des crosses ; ces gens casqués ou mitrés sont les capitaines anglais et les prélats. Voici d’abord son éminence monseigneur le cardinal de Winchester, vêtu de la pourpre romaine, suivi de monseigneur l’évêque de Boulogne et de monseigneur l’évêque de Beauvais Pierre Cauchon ; après eux s’avancent le seigneur comte de Warwick et autres nobles gens de guerre. Ils gravissent lentement, majestueusement, triomphalement, les degrés de l’estrade ; le cardinal s’assied sous le dais, à sa droite et à sa gauche prennent place les deux évêques, puis Warwick et les autres chevaliers anglais se groupent autour du prélat. L’échafaud simplement drapé de noir est occupé par les juges du procès, son promoteur, ses assesseurs, les greffiers.

L’aspect et l’arrivée de ces illustres, doctes ou sacrés personnages ne satisfait qu’à demi la cruelle impatience de la foule ; la condamnée ne paraît pas encore, il s’écoule quelque temps avant qu’elle paraisse. De menaçantes rumeurs commencent de circuler, surtout dans les rangs des soldats ou parmi les gens du parti bourguignon, l’on entend dire çà et là :

— L’évêque tiendra-t-il sa promesse, cette fois ?

— Sera-t-elle enfin brûlée, la sorcière !

— Les fagots sont prêts… les bourreaux ont la torche en main… qu’attend-on encore ! 


— L’infâme ! on devrait pouvoir la brûler deux fois, puisqu’elle est relapse !


— Elle a osé soutenir effrontément qu’elle avait abjuré par force ! elle persiste à se dire véritablement inspirée de Dieu !

— Quelle insolente menteuse que cette ribaude ! Par saint Georges ! nous eût-elle jamais vaincus sans l’assistance du diable ! nous les premiers archers du monde ! J’étais à la bataille de Patay, où les plus vaillants hommes d’armes d’Angleterre ont été exterminés, j’ai vu de mes yeux des légions de démons s’élancer contre nous à la voix de cette endiablée !

— Ces démons, messire archer… étaient peut-être bien des soldats français ?

— Sang et mort ! croyez-vous les soldats capables de nous vaincre ! C’étaient des démons, par saint Georges ! de vrais démons cornus, griffus, armés d’épées flamboyantes ; ils voltigeaient au-dessus de nos têtes et nous criblaient d’une grêle de pierres et de balles d’artillerie !

— Peut-être bien aussi était-ce le jet furieux de quelques bombardes ou gros canons masqués par un pli de terrain, messire archer ?

— Bombardes et canons de Satan, oui ! mais de France, non !…

— Aussi vrai que notre cardinal a son chapeau rouge sur la tête, si la p… des Armagnacs n’est pas brûlée cette fois, moi et les archers de ma compagnie, nous rôtissons l’évêque Cauchon… comme un porc !

— Ha ! ha ! ha ! bien trouvé, mon Hercule !… l’évêque Cauchon rôti comme un porc !… ha ! ha ! ha !

— C’est trop de délai… À mort la sorcière !

— Veut-on nous faire coucher ici !

— Au bûcher l’hérétique ! 


— À mort la relapse !

— Au bûcher l’invocateresse de démons ! la dissolue !

— L’abuseresse du peuple ! la menteresse !

— La malcréante en la foi de Notre-Seigneur Jésus-Christ !

— Au bûcher l’idolâtre ! l’apostate ! au bûcher vite et tôt ! 


Telles sont les clameurs des Anglais ou des partisans bourguignons ; les gens du parti royaliste ou armagnac sont beaucoup moins nombreux. Quelques personnes parmi eux, les femmes surtout, éprouvent un retour de pitié pour Jeanne Darc, dont l’abjuration a si cruellement indigné ceux-là qui la regardaient comme inspirée ; chez plusieurs, cette indignation subsiste encore dans toute son énergie. Ces sentiments divers, lorsqu’ils témoignent de quelque charité, s’expriment souvent à demi-voix, de crainte de la violence des Anglais.

— Enfin, — disent les uns, — si la Pucelle a faibli une fois devant le supplice, elle ne faiblira pas aujourd’hui !

— Ainsi… elle ne mentait pas !… elle va soutenir jusqu’à la mort qu’elle était vraiment inspirée de Dieu !

— Et pourtant elle l’a nié… Comment la croire maintenant ?

— Oh ! qui a menti une fois peut mentir encore !

— Si elle a abjuré, c’était par crainte du fagot… et, de fait, il y a de quoi trembler !

— Alors, elle a été lâche ! on la disait si vaillante !

— Ma foi ! c’est qu’en face du bûcher… on hésite !… Voyez donc, mes compères, cet amoncellement de bois clair arrosé de poix et de bitume !

— Quand on pense que tout cela va flamber autour de Jeanne, comme un feu de paille, et faire lentement pétiller, grésiller sa peau !…

— Oh ! les cheveux m’en dressent !

— Pauvre malheureuse ! quelle torture !

— C’est affreux !… Mais, que voulez-vous ? nos seigneurs les évêques et les docteurs en droit canon la condamnent… elle est donc coupable !

— De si doctes hommes ne sauraient se tromper !

— Non certainement ; quand l’Église a prononcé, nous devons nous taire et nous incliner… car, enfin, on a de la religion ou l’on n’en a point ! 


— Je ne suis pas suspect, moi ! je suis Armagnac et royaliste, je déteste la domination anglaise ! Je regardais Jeanne quasi comme une sainte avant sa condamnation ; mais maintenant, je ne me permets pas même de la plaindre. Ce serait une manière de blâmer ses juges ; ma foi s’oppose à un pareil blâme !

— Et puis, est-ce que le tribunal ecclésiastique n’a pas montré combien l’Église est miséricordieuse, puisqu’il a admis une première fois Jeanne à la pénitence !

— Pourquoi a-t-elle été relapse, aussi !

— Tant pis pour elle si on la brûle !… elle l’aura voulu !…

— Alors, vous conviendrez qu’en allant volontairement au bûcher elle fait preuve de courage !

— De courage ?… Dites donc qu’elle fait montre d’une rébellion et d’une jactance idolâtres, puisque l’Église la condamne !

— Voyons, Jeanne Darc, oui ou non, a-t-elle vaincu les Anglais en vingt batailles ? a-t-elle fait sacrer le roi à Reims ?

— Je n’en disconviens point ; mais nos seigneurs les évêques jugent ces choses-là autrement et mieux que nous ne les pouvons juger. En un mot, mes compères, je ne sors pas de ce petit raisonnement, à mon avis, aussi simple que juste : l’Église est infaillible, l’Église condamne Jeanne ; donc, Jeanne est coupable !

Ce raisonnement, des plus orthodoxes, prévaut sur les timides et rares témoignages d’intérêt accordés à l’héroïne par quelques âmes pitoyables ; elle devait voir ceux-là mêmes qui étaient restés Français sous la domination anglaise, égarés par de nouveaux pharisiens, assister impassibles à son supplice, de même que son divin maître Jésus, condamné au gibet, vit ce peuple de pauvres et d’affligés, si aimés de lui, insensibles à son supplice, prononcé par les saints docteurs de la loi et les prêtres de son temps.

Ô peuple ! est-ce ton cœur qu’il faut blâmer ? est-ce ton ignorance, est-ce ton aveuglement qu’il faut plaindre ? lorsque tu laisses traîner aux gémonies tes divins défenseurs ! 


Soudain un frémissement court dans la foule ; il annonce l’approche de la condamnée. Mahiet-l’Avocat d’armes, dont le petit-fils est mêlé à la foule à quelques pas de là, s’appuie au mur de l’hôtellerie, il a pour voisin un prêtre vêtu d’un froc noir, au capuchon complètement rabattu ; indifférent jusqu’alors aux conversations engagées près de lui, ce prêtre s’écrie d’une voix caverneuse :

— La voilà !… la voilà !…

Jeanne Darc, debout sur une charrette de labour traînée par un cheval, est vêtue du san-benito, longue robe noire parsemée de flammes rouges, et coiffée d’une sorte de mitre de carton noir où sont écrits ces mots : — Idolâtre. — Hérétique. — Relapse. — Le moine Isambard de la Pierre, l’un de ses juges, debout dans le chariot à côté d’elle, lui donne les consolations suprêmes ; elle les écoute… mais ces témoignages tardifs d’une compassion banale arrivent à son oreille comme un murmure confus… Elle n’attend plus rien des hommes ; son regard, élevé vers le ciel, plonge dans l’infini. Elle se sent détachée de la terre, elle a secoué ses dernières terreurs humaines ; oui ! au moment de monter sur le chariot, elle s’est écriée en sanglotant : « — Hélas !… faut-il que mon corps, si pur de toute souillure, soit bientôt détruit par le feu !… J’aimerais cent fois mieux être décapitée que brûlée !… » Mais, après cette dernière plainte, arrachée par l’appréhension de la douleur du corps, l’âme a vaincu la matière, la vierge des Gaules marche résolument au supplice… Le chariot s’arrête au pied de l’estrade où trônent le cardinal de Winchester, les deux évêques et les chefs de guerre.

Frère Isambard de la Pierre descend de la charrette, fait signe à Jeanne Darc de l’imiter, et lui donne l’appui de son bras, empêchée qu’elle est dans ses mouvements par les plis de sa robe traînante.

frère isambard. — Jeanne, agenouillez-vous, afin d’entendre l’excommunication et l’arrêt que va prononcer contre vous monseigneur l’évêque de Beauvais.

Jeanne Darc s’agenouille dans la poussière au pied de l’estrade tendue d’étoffe pourpre ; l’évêque Pierre Cauchon se lève, s’incline devant le cardinal de Winchester, s’avance jusqu’au rebord de la plate-forme, au bas de laquelle la condamnée est à genoux, les mains croisées sur sa poitrine.

voix de soldats anglais. — Encore des oraisons ! Au diable les patenôtres !

— Est-ce encore un leurre pour soustraire la ribaude aux rôtissures ?

— Prends garde, évêque… tu ne nous tromperas pas cette fois !

— Au bûcher sans plus tarder ! au bûcher la sorcière ! 


l’évêque pierre cauchon apaise d’un geste expressif les clameurs des Anglais, fait le signe de la croix, et dit d’une voix solennelle et retentissante. — « Mes très-chers frères, si un membre souffre, dit l’apôtre aux Corinthiens, le corps entier souffre ! ainsi, lorsque l’hérésie infecte un membre de notre sainte Église, il est urgent de le séparer des autres, de peur que sa pourriture ne gangrène le corps mystique de Notre-Sauveur. Les instituts sacrés ont décidé, mes très-chers frères, qu’il fallait, afin de soustraire les fidèles au venin des hérétiques, ne pas laisser ces vipères dévorer le sein de notre mère l’Église ; c’est pourquoi, nous, évêque de Beauvais, par la miséricorde divine, assisté des doctes et révérendissimes Jean Lemaître et Jean Graverant, inquisiteurs de la foi, nous te disons à toi, Jeanne, vulgairement appelée la Pucelle : — Nous t’avions justement déclarée idolâtre, devineresse, invocateresse de diables, sanguinaire, dissolue, schismatique et hérétique !… Tu avais, toi, Jeanne, saine d’esprit et de raison, abjuré tes crimes, signant volontairement cette abjuration de ta main ; mais tu es bientôt revenue à tes erreurs damnables, comme le chien retourne à son vomissement. Pour ce fait, nous te déclarons, toi, Jeanne, excommuniée, hérésiarque et relapse ! nous te condamnons à être extirpée du milieu des fidèles comme un membre pourri de la lèpre de l’hérésie, et nous te livrons, t’abandonnons, te rejetons, toi, Jeanne à la justice séculière, lui demandant, à part la mort et la mutilation de tes membres que tu vas subir, de te traiter avec modération ! Amen ! … »

Une explosion de cris d’une joie féroce accueille cet arrêt ; la sanguinaire impatience des soldats anglais est satisfaite, le peuple contemple Jeanne Darc avec horreur… l’Église infaillible l’excommunie, comment oser la plaindre ? L’un des assesseurs est descendu de son estrade et parle à voix basse au frère Isambard ; celui-ci dit à Jeanne :

— Vous avez entendu votre arrêt ; relevez-vous, ma fille.

Pierre Cauchon est resté debout au bord de l’estrade ; Jeanne Darc se relève, et montrant à ce prélat le ciel, comme pour le prendre à témoin de ses paroles, elle dit à voix haute, avec un accent de reproche écrasant :

Évêque ! évêque !… je meurs par vous !…

Pierre Cauchon, malgré son audace infernale, tressaille, pâlit et courbe son front d’airain sous cet anathème, qu’en présence de Dieu et des hommes sa victime lui jette à la face ; il va, d’un pas moins ferme, se rasseoir auprès du cardinal de Winchester.

À ces mots du prélat : « Jeanne, je t’abandonne à la justice séculière, » deux bourreaux se sont approchés ; la justice séculière… c’est eux… Ils prennent chacun par un bras la patiente et la conduisent vers l’échafaud, dressé non loin de là ; frère Isambard la suit.

jeanne darc, au moine. — Mon père, je voudrais une croix, pour mourir en la regardant.

plusieurs soldats anglais formant la haie. — Tu n’as pas besoin de croix, relapse ! sorcière !

— Tu veux gagner du temps !

— Assez de retards ! assez !

— Au bûcher ! au bûcher !…

Frère Isambard dit quelques mots à l’oreille de l’assesseur qui est descendu de l’estrade ; celui-ci s’éloigne précipitamment dans la direction d’une église voisine de la place. Un boucher anglais, au tablier sanglant, à la figure endurcie, placé près du petit-fils de Mahiet-l’Avocat d’armes, a entendu la suprême demande de Jeanne Darc. Cet homme s’est ému, des larmes coulent de ses yeux ; il tire son couteau de sa ceinture, coupe en deux morceaux une baguette qu’il tenait à la main ; et dans sa hâte de façonner cette croix informe, il jette son couteau à terre, prend dans sa poche une cordelle, lie les deux morceaux de bois en forme de croix, et la remet au frère Isambard de la Pierre, après avoir écarté d’un coup de sa robuste épaule deux soldats formant la haie ; puis il reste près d’eux, les mains jointes, contemplant la victime avec une sorte d’adoration. Le petit-fils de Mahiet ramasse le couteau du boucher, tombé à ses pieds : ce sera pour lui une précieuse relique.

Frère Isambard a reçu du boucher anglais la croix grossière ; il la donne à la patiente.

jeanne darc, la saisissant avec transport. — Merci, mon père !… (Elle la porte à ses lèvres.)

frère isambard, tout bas. — J’ai envoyé quérir à l’église de Saint-Ouen une grande croix portant l’image de notre Sauveur ; on la tiendra de loin devant vos yeux le plus longtemps possible.

jeanne darc. — Surtout, qu’on la tienne bien haut, afin que je voie jusqu’à la fin l’image de notre Sauveur.

voix des soldats anglais. — Ça va-t-il finir !

— Que marmotte ce tonsuré à l’oreille de la sorcière !

— Au bûcher sans tant de retards l’invocateresse de démons !

— Au feu ! au feu !…

Jeanne Darc, conduite au pied du bûcher, en mesure du regard la hauteur, et ne peut vaincre un frisson d’épouvante ; les bourreaux, leurs torches ardentes à la main, les secouent afin d’en aviver la flamme. Deux d’entre eux ont précédé la victime sur la plate-forme au pilier de maçonnerie, ils la couvrent de paille et de sarments de vigne, dernière couche des matières combustibles amoncelées jusqu’à cette hauteur ; puis ils préparent les ferrements fixés au poteau, taillé dans du bois vert, afin qu’il puisse résister longtemps à l’action du feu.

un bourreau, indiquant à Jeanne Darc le petit escalier. — Tu vas monter par là, sorcière !… tu ne redescendras plus !

frère isambard. — Je vous accompagnerai jusqu’à la fin, ma chère fille.

Jeanne Darc gravit lentement, difficilement les échelons de l’escalier, embarrassée dans les plis de sa robe, et arrive au faîte du bûcher. Une immense clameur s’élève du sein de la foule à la vue de la vierge des Gaules, ainsi exposée aux regards de tous ; puis un grand silence se fait.

jeanne darc, d’une voix forte. — Dieu seul a inspiré mes actions ! gloire à Dieu !…

Des huées, des imprécations furieuses couvrent la voix de la condamnée ; le cardinal de Winchester, les évêques, les juges-prêtres, les capitaines, se lèvent spontanément, afin de mieux jouir de la vue du supplice… Après l’avoir placée debout adossée au poteau, l’un des bourreaux enserre Jeanne Darc de la ceinture, l’autre du carcan de fer ; une chaîne assujettit ses jambes, elle n’a de libre que ses mains, dont elle tient la croix de bois grossière façonnée par le boucher anglais, et de temps à autre elle la presse de ses lèvres. À ce moment, un prêtre en surplis portant l’un de ces grands crucifix d’argent que l’on promène aux processions, arrive en hâte et se place assez loin du bûcher, en tenant cette croix aussi élevée que possible ; c’est celle que frère Isambard a envoyé quérir. Il la montre à Jeanne Darc ; elle tourne la tête de ce côté autant que le lui permet son collier de fer, et ne quitte plus des yeux l’image du Christ.


un bourreau, à frère Isambard. — Allons, mon révérend, ne restez pas là, ça va flamber.

frère isambard. — Dans un instant… je vous suis…

le bourreau, à part. — Je vais te faire descendre plus vite que ne le voudras, mon révérend !


Les deux bourreaux abandonnent la plate-forme du bûcher ; le moine donne à Jeanne Darc les suprêmes consolations ; elle les cherche ailleurs et plus haut… dans sa conscience et dans le ciel !

Soudain un pétillement sec, vif, crépite à la base du bûcher, d’où s’échappent quelques bouffées de fumée.


jeanne darc, avec anxiété. — Mon père, descendez ! descendez vite ! le feu est au bûcher !

Tel est le sublime adieu de la victime à l’un de ses juges !

Le moine descend en hâte l’escalier, en jetant un regard courroucé aux bourreaux ; ceux-ci, à l’aide de leurs torches, allument en plusieurs endroits à la fois la paille et les fagots imprégnés de bitume et de soufre. Aussitôt des flots de noire fumée tourbillonnent dans les airs et dérobent Jeanne Darc aux regards de la foule ; le feu a d’abord brillé, couru, serpenté, à travers les couches inférieures du bûcher, bientôt toutes s’embrasent, la nappe de flammes monte, monte, avivée par le vent, qui chasse le nuage des premières vapeurs ; elles se dissipent… l’on voit Jeanne Darc sortir de leurs limbes… Déjà le feu gagne la paille et les sarments de vigne entassés sur l’étroite plateforme où reposent ses pieds, ses vêtements fument… Enserrée dans les trois cercles de fer qui, par le cou, par la ceinture, par les jambes, l’attachent au poteau, elle se tord de douleur et jette ce cri déchirant : 


De l’eau !… de l’eau !…

Puis, regrettant ce vain appel à la pitié arraché par la torture de son corps, elle exclame :

Dieu m’a inspirée !…


Mais la robe de Jeanne Darc prend feu, devient une des mille flammes de cette fournaise, d’où s’élance enfin vers le ciel ce cri poussé par une voix, dont l’accent n’a plus rien d’humain : 


Jésus ! !

La vierge des Gaules a expié sa gloire immortelle !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Les flammes ont diminué d’intensité, elles s’affaiblissent, elles s’éteignent, elles sont éteintes… Un épais brasier entoure la base du pilier de maçonnerie, servant de centre au bûcher ; l’on voit à son sommet, fixés par les liens de fer au poteau carbonisé, l’on voit, debout encore, des débris noirâtres… informes… sans nom…

Deux bourreaux appliquent une échelle au flanc du massif de pierre, montent sur son faîte à peine refroidi, abattent à coups de hache la poutre où sont enchaînés les restes de celle qui fut Jeanne Darc, et, à l’aide de crocs de fer, précipitent le tout du haut de la plate-forme au milieu du brasier ; d’autres bourreaux couvrent ces débris d’un nouvel amoncellement de fagots. De grandes flammes jaillissent encore ; et lorsque rien ne flambe plus, rien… l’on découvre un amas de cendres rouges, mêlées çà et là d’ossements calcinés… entre autres un crâne… Cendres et ossements sont mis par les bourreaux dans un coffre de bois, le coffre est placé sur un brancard, et ils s’en vont, suivis d’un grand concours de peuple, poussant des cris de joie sauvage, jeter au vent de la Seine les cendres de l’ange sauveur de la France !

Seulement alors le cardinal, les évêques, les capitaines, les prêtres-juges, quittent processionnellement, comme ils y étaient venus, la place du Vieux-Marché de Rouen… ils se sont repus du supplice de Jeanne Darc, la justice de ces hommes de cour, de guerre et d’Église est satisfaite.


Vers la fin du martyre de Jeanne Darc, moi, Mahiet-l’Avocat d’armes, j’ai été témoin d’un fait étrange. Mon petit-fils était venu me rejoindre, rapportant le couteau du boucher ; nous nous tenions sur un banc de pierre voisin de la porte de notre hôtellerie, nous avions près et au-dessous de nous un prêtre ; encapé dans son froc et sa cagoule noire, il avait paru assister avec indifférence au supplice de l’héroïne, mais lorsqu’elle apparut se tordant au milieu du feu et d’une voix déchirante criant : — De l’eau, de l’eau ! — ce prêtre tressaillit, leva les mains au ciel, et murmura : — Grâce ! oh ! grâce !… — Enfin, lorsque Jeanne Darc expirante, dévorée par les flammes, jeta cette invocation suprême : Jésus !… le prêtre s’écria :

— Je suis damné !…

Puis il tomba renversé à nos pieds en proie à d’affreuses convulsions ; elles duraient encore lorsque la foule quitta le lieu du supplice afin de suivre les bourreaux chargés de jeter à la Seine les cendres de Jeanne Darc. Mon petit-fils et moi, émus de pitié pour ce malheureux, de qui les plus charitables s’éloignaient, le regardant comme possédé des malins esprits, nous le transportons à l’hôtellerie dans notre chambre, nous lui donnons nos soins ; peu à peu il revient à lui, nous regarde d’un air égaré, répétant avec épouvante :

« — Je suis damné !… je suis le complice et l’instrument de l’évêque de Beauvais dans le meurtre ecclésiastique de Jeanne !… »

Savez-vous qui était ce prêtre, fils de Joel ?… C’était le chanoine Loyseleur[4] !

Oui, lui, ce monstre en soutane, il a connu le repentir !… oui, revirement étrange, incroyable, auquel je n’ajouterais foi si je n’en avais été témoin, ce misérable sentit soudain son endurcissement féroce se changer en remords désespérés au spectacle du martyre de sa victime.

Ce n’est pas tout : lorsque ce prêtre nous vit témoigner l’horreur que nous inspiraient ses aveux, lorsque je m’écriai : — Maudits soient les secours que je t’ai donnés, assassin  !… — il me demanda d’une voix palpitante d’angoisse si je plaignais Jeanne ; mes larmes répondirent. S’informant alors de moi qui j’étais, et apprenant que mon admiration passionnée pour la vierge des Gaules et le désir de m’instruire de son sort, au nom de sa famille désolée, m’amenaient à Rouen, le chanoine Loyseleur parut frappé d’une idée subite, me supplia de l’attendre le soir même dans mon hôtellerie. Jamais il ne pourrait réparer, expier son crime, — me dit-il ; mais il me donnerait le moyen de flétrir à jamais les bourreaux de la victime, à commencer par lui.

Le soir même il revint, m’apportant une liasse de parchemins contenant :

« — La confession générale de Jeanne Darc, transcrite par lui le jour même où il l’avait entendue, et où cette grande âme s’était montrée à lui dans son héroïque simplicité.

» — Des notes qu’il avait prises et conservées à la suite de son entretien avec l’émissaire de Georges de La Trémouille, et où se trouvait dévoilée la trame ourdie contre Jeanne par les gens de cour, les gens de guerre et les gens d’Église avant la première entrevue de l’héroïne et de Charles VII.

» — La copie d’une chronique contemporaine intitulée : Journal du siége d’Orléans, et une autre écrite par Perceval de Cagny, écuyer du duc d’Alençon, qui n’avait pas quitté Jeanne depuis le siège d’Orléans jusqu’après le siège de Paris. Ces copies manuscrites faisaient partie des documents réunis par l’évêque Pierre Cauchon pour l’instruction du procès.

» — L’une des minutes de ce procès, où se trouvaient relatés avec détails la tenue des audiences, l’interrogatoire et les réponses de l’accusée.

» — Enfin, un aveu complet et écrit des abominables machinations employées par lui, Loyseleur, de concert avec l’évêque Cauchon, pour capter la confiance de Jeanne dans sa prison, ainsi que le projet arrêté entre eux dans un long entretien avant le commencement du procès. »

Ces matériaux m’étaient donnés par le chanoine dans l’espoir de me mettre à même de réhabiliter un jour la mémoire de Jeanne Darc ; quant à lui, il le sentait, poursuivi par d’effroyables remords, il mourrait bientôt ou perdrait la raison. Déjà, le matin, il n’avait pas osé aller s’asseoir au milieu des juges de Jeanne Darc, de peur d’être reconnu par elle ; mais le spectacle de son agonie et de son martyre le frappant d’épouvante, il connut enfin le repentir et le désespoir.

Ce prêtre, ayant déposé ces manuscrits entre mes mains, me quitta d’un air sinistre, égaré ; j’ignore ce qu’il est devenu.

Le lendemain, je suis parti de Rouen avec mon petit-fils, et, de retour à Vaucouleurs, je m’occupai d’écrire pour notre descendance cette légende de Jeanne Darc ; ce que je savais de son enfance, grâce à Denis Laxart, et les parchemins du chanoine Loyseleur m’ont permis de rendre ce récit d’une véracité complète. J’ai joint à cette chronique le couteau de boucher, il augmentera le nombre des reliques de notre famille.

Jusqu’à présent, ici, en ce pays de Lorraine, berceau de la vierge des Gaules, j’ai vainement tenté de la réhabiliter aux yeux de ses amis, de ses parents ; tous m’ont répondu ce que tant de fois j’avais entendu dire à Rouen et dans d’autres cités :

Malgré sa gloire, malgré les immenses services rendus à la France, Jeanne est coupable, Jeanne est criminelle, Jeanne est à jamais vouée aux flammes des enfersl’Église infaillible l’a condamnée !…

Eh qu’importe ! courage, fils de Joel ! pas de défaillance dans notre foi au juste et au bien ! Le jugement des hommes passe, s’efface… la vraie gloire est impérissable !…

J’ai vu dans ma longue vie Étienne Marcel, le plus grand citoyen de son temps, traîné sur la claie, ses restes mutilés ont été jetés à la Seine par un peuple abusé ou ingrat…

J’ai vu jeter à la Seine les cendres de Jeanne Darc, poursuivie des malédictions d’une multitude fanatique et féroce…

Croyez-moi, fils de Joel, la glorieuse mémoire de Marcel et de Jeanne Darc vivra tôt ou tard et pour jamais dans le cœur, dans l’admiration des hommes !…


Marcel a porté un coup mortel aux royautés futures…


Jeanne Darc a porté un coup mortel à la domination des Anglais en Gaule…


Vous l’avez lue, fils de Joel, cette légende de la plébéienne catholique et royaliste : Charles VII devait sa couronne à Jeanne Darc… il l’a honteusement reniée, lâchement délaissée. — Chaque jour elle s’agenouillait pieusement devant les prêtres catholiques… leurs évêques l’ont brûlée vive ! — La couardise de la chevalerie avait donné la Gaule aux Anglais ; le patriotisme de Jeanne, son génie militaire, triomphent enfin de l’étranger… elle est poursuivie, trahie, livrée par la haineuse envie des chevaliers. — Pauvre plébéienne ! — L’implacable jalousie des capitaines et des courtisans, l’ingratitude royale, la férocité cléricale, ont fait ton martyre ! — Sois bénie à travers les âges, ô vierge guerrière ! sainte fille de la mère-patrie ! — Vous l’avez lue, cette légende, fils de Joel, vous l’avez lue… vous avez jugé à l’œuvre : gens de cour, gens de guerre, gens d’Église et royauté !



fin de la légende de jeanne darc


  1. Saillir (sauter l’âme du corps). Nous avons conservé le vieux mot saillir en raison de sa terrible énergie ; encore une fois, chers lecteurs, ne l’oubliez pas, depuis que vous assistez à ce procès, il n’est pas un seul mot, dans les réponses de Jeanne ou dans les interrogatoires, réquisitoires, arrêtés des juges, qui ne soit textuel.
  2. Medicina animæ dictæ Joannæ, textuel, T. I, P. 297.
  3. Clément de Franquenberg ; ap. Quicherat, vol. IV, p. 460.
  4. Voir pour le repentir du chanoine Loyseleur, Procès de révision, t. II, p, 178.