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Les Mystères du peuple/V/4

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Les Mystères du peuple — Tome V
LA CROSSE ABBATIALE — Chapitre II.


CHAPITRE II.


L’abbaye de Meriadek. — Les esclaves orfèvres. — Vie d’une abbesse au huitième siècle. — État et redevance des colons et des esclaves. — Punitions. — La chair vive et l’épervier. — Broute-Saule. — L’atelier. — Le meurtre et le souper. — L’inondation. — Les fugitifs. — Les frontières de l’Armorique.




Un atelier d’orfèvrerie est agréable à voir pour l’artisan, libre ou esclave, qui a vieilli dans la pratique de ce bel art, illustré par Éloi, le plus célèbre des orfèvres gaulois. L’œil se repose avec plaisir sur le fourneau incandescent, sur le creuset où bouillonne le métal en fusion, sur l’enclume qui semble être d’argent veinée d’or, tant on a battu sur elle de l’argent et de l’or ; l’établi, garni de ses limes, de ses marteaux, de ses doloires, de ses burins, de ses polissoirs de sanguine et d’agate, n’est pas moins agréable à l’œil ; ce sont encore les moules d’argile où se verse le métal fondu, et çà et là, sur des tablettes, quelques modèles en cire, empruntés aux débris de l’art antique, retrouvés parmi les ruines de la Gaule romaine ; il n’est pas jusqu’au choc des marteaux, jusqu’au grincement des limes, jusqu’au bruit haletant du soufflet de la forge, qui ne soit une musique douce à l’oreille de l’artisan qui a vieilli dans le métier. Telle est la passion de l’art, que parfois l’esclave oublie sa servitude pour ne songer qu’aux merveilles qu’il fabrique pour ses maîtres.

L’abbaye de Meriadek avait, ainsi que les riches couvents de la Gaule, son petit atelier d’orfévrerie ; un vieillard de quatre-vingts ans et plus surveillait les travaux de quatre jeunes apprentis, esclaves comme lui, et réunis dans une salle basse voûtée, éclairée par une fenêtre cintrée, garnie de barreaux de fer, qui s’ouvrait sur un fossé rempli d’eau, le couvent ayant été bâti au milieu d’une espèce de presqu’île, entourée d’étangs immenses. La forge s’adossait à l’un des murs dans l’épaisseur duquel était creusé une sorte de petit caveau ; l’on y descendait par plusieurs marches, il contenait la provision de charbon nécessaire aux travaux. Le vieil orfévre, à la figure et aux mains noircies par la fumée de la forge, portait une souquenille à demi cachée par un large tablier de cuir, et ciselait avec amour une crosse abbatiale en argent :

— Père Bonaïk, — dit un des jeunes esclaves au vieillard, — voici le huitième jour que notre camarade Éleuthère ne vient pas à l’atelier… où peut-il être ?

— Dieu le sait, mes enfants… mais, croyez-moi, parlons d’autre chose.

— Je suis à moitié de votre avis, vieux père, car, à propos d’Éleuthère, j’ai autant envie de parler que de me taire. Je sais un secret ; il me brûle la langue, et je crains qu’on me la coupe, si je bavarde.

— Alors, mon garçon, — reprit le vieillard en ciselant toujours son orfévrerie, — garde ton secret, c’est prudent.

Mais les jeunes gens, plus curieux que le vieillard, firent tant d’instances auprès de leur compagnon que, vaincu par leurs prières, il leur dit : — Avant-hier… c’était le septième jour de la disparition d’Éleuthère, j’étais allé reporter, par ordre du père Bonaïk, un bassin d’argent dans l’intérieur de l’abbaye. La tourière me dit d’attendre pendant qu’elle va s’enquérir s’il n’y a pas de pièces d’argent à nettoyer. Resté seul, pendant l’absence de la tourière, j’ai la curiosité de monter sur un escabeau afin de regarder par une petite fenêtre très-élevée donnant sur le jardin du monastère. Là, qu’est-ce que je vois ? ou plutôt qu’est-ce que je crois voir ! car il y a de ces ressemblances si frappantes…

— Eh bien ! — dirent les jeunes gens, — qu’as-tu vu dans ce jardin ?

— J’ai vu l’abbesse, reconnaissable à sa taille élevée, marchant entre deux nonnes, l’un de ses bras appuyé sur l’épaule de chacune d’elles.

— Ne dirait-on pas qu’elle a près de cent ans, comme le père Bonaïk, notre abbesse ? elle qui monte à cheval comme un guerrier ! elle qui chasse au faucon, elle dont la lèvre est ombragée d’une petite moustache rousse, ni plus ni moins que celle d’un jouvenceau de dix-huit ans.

— Ce n’était point par faiblesse, mais sans doute par tendresse que l’abbesse s’appuyait ainsi sur ses deux nonnes : l’une d’elles ayant marché sur sa robe, au moment où je traversais la cour, fait un faux pas, trébuche, se retourne, et je reconnais, ou je crois reconnaître, devinez qui… Eleuthère…

— Habillé en nonne ?

— Habillé en nonne…

— Allons donc… tu rêvais.

— Pourtant, — reprit un autre esclave moins incrédule, — il faut dire que notre camarade n’a pas encore dix-huit-ans, et que son menton est aussi imberbe que celui d’une jeune fille.

— Et je soutiens, moi, que si cette nonne n’est pas Eleuthère, c’est sa sœur… s’il a une sœur.

— Et je vous dis, moi, — ajouta le vieil orfèvre avec une impatiente anxiété, — je vous dis, moi, que vous êtes des oisons, et que si vous voulez aller au chevalet faire de nouveau connaissance avec les lanières du fouet, vous n’avez qu’à tenir des propos pareils.

— Mais, père Bonaïk…

— Je comprends qu’en travaillant l’on jase ; mais quand les paroles se peuvent traduire en coups de fouet sur l’échine, l’entretien me
 semble mal choisi. Ne savez-vous pas, comme moi, que l’abbesse…

— Est endiablée, père Bonaïk.

— Encore ! Mais vous voulez donc qu’il ne vous reste pas un morceau de peau sur le dos !

— Et de quoi jaser, père Bonaïk, sinon de ses maîtres ?

— Tenez, — dit le vieillard, voulant détourner l’entretien qu’il trouvait, avec raison, dangereux pour ces jeunes gens, — je vous ai souvent promis de vous parler de mon illustre maître en orfévrerie, la gloire des artisans de la Gaule, une bonne gloire, celle-là… car elle n’a coûté de sang ni de larmes à personne…

— Il s’agit du bon Éloi, père Bonaïk, l’ami du bon roi Dagobert ?

— Dites le bon Éloi, mes enfants, car jamais homme n’a été meilleur ; mais ne dites pas le bon roi Dagobert, car ce roi faisait égorger ceux qui lui déplaisaient, et avait un sérail comme en ont maintenant les kalifes des Arabes. Donc, mes enfants, le bon Éloi était né, vers 588, à Catalacte, petite ville des environs de Limoges. Ses parents étaient libres, mais d’une condition obscure et pauvre.

— Père Bonaïk, si Éloi est né en 588, sa naissance date donc d’environ cent cinquante ans ?

— Oui, mes enfants, puisque nous sommes bientôt en 738.

— Et vous l’avez connu ? — dit un des jeunes gens avec un sourire d’incrédulité, — vous l’avez connu, le bon Éloi ?

— Certes, je l’ai connu, puisque j’ai bientôt quatre-vingt-seize ans et qu’il est mort le siècle dernier, en 659, il y a près de quatre-vingts ans de cela.

— Vous étiez tout jeune alors ?

— J’avais seize ans et demi la dernière fois que je l’ai vu, et mes souvenirs me sont encore présents… Mais, pour revenir au bon Éloi, son père s’appelait Eucher et sa mère Terragie. Eucher, remarquant que son fils, tout enfant, machinait toujours de petites figures ou de petits ustensiles en bois d’un joli dessin, l’envoya comme apprenti chez un habile orfévre de Limoges, nommé maître Abbon, qui, à cette époque, dirigeait aussi pour le fisc l’atelier des monnaies dans la ville de Limoges. Après s’être tellement perfectionné dans son art, qu’il dépassa son maître en quelques années, Éloi quitta son pays et sa famille, laissant après lui de grands regrets, car tout le monde l’aimait pour sa gaieté, sa douceur, et son excellent cœur, il alla chercher fortune à Paris, l’un des séjours des rois franks. Éloi était recommandé par son ancien maître à un certain Bobbon, orfévre et trésorier de Clotaire II. Ce Bobbon ayant pris notre Éloi comme ouvrier, remarqua bientôt son talent. Un jour, le roi Clotaire II voulut avoir un siége d’or massif, travaillé avec art, et enrichi de pierres précieuses.

— Un siége d’or massif, père Bonaïk ! quelle magnificence !

— Hélas ! mes enfants, l’or ne coûtait aux rois franks que la peine de le prendre en Gaule, et ils ne s’en faisaient point faute. Clotaire II eut donc la fantaisie de posséder un siége d’or ; mais personne, dans les ateliers du palais, n’était capable d’accomplir une pareille œuvre. Le trésorier Bobbon, connaissant l’habileté d’Éloi, lui proposa de se charger de ce travail. Éloi accepta, se mit à la forge, au creuset, et avec la grande quantité d’or qu’on lui avait donnée pour orner un seul siége, il en fit deux. Portant alors au palais le siége qu’il a achevé, il cache l’autre…

— Ah ! ah ! — dit en riant l’un des jeunes esclaves, — le bon Éloi faisait comme les meuniers, il tirait de son sac deux moutures…

— Attendez, mes enfants, attendez, avant de porter votre jugement. Clotaire II, émerveillé de l’élégance et de la délicatesse du travail de l’artisan, ordonne aussitôt de le récompenser largement… Alors Éloi montre à Bobbon le second siége qu’il avait ouvragé, en disant : « Voici à quoi, afin de ne rien perdre, j’ai employé le restant de ton or. »

— Vous aviez raison, père Bonaïk, nous nous étions trop hâtés de juger le bon Éloi. 


— Ce trait de probité, si honorable pour le pauvre artisan, mes enfants, fut l’origine de sa fortune. Clotaire II voulut se l’attacher comme orfévre. Alors Éloi fit ses plus beaux ouvrages : c’étaient des vases d’or ciselés, enrichis de rubis, de perles et de diamants ; des meubles d’argent massif d’un dessin admirable, rehaussés de pierres dures ; c’étaient encore des reliquaires, des patères, des boîtes à Évangile, travaillées à jour et incrustées d’escarboucles… J’ai vu le calice d’or émaillé, de plus d’un pied de haut, qu’il fit pour l’abbaye de Chelles : c’était un miracle d’émail et d’or.

— Cela éblouit, rien que de vous entendre parler de ces beaux ouvrages, père Bonaïk.

— Ah ! mes enfants ! cette salle ne contiendrait pas les chefs-d’œuvre de cet artisan, la gloire de l’orfévrerie gauloise ; les monnaies qu’il a frappées comme monétaire de Clotaire II, de Dagobert et de Clovis II, sont admirables de relief : ce sont des tiers de sou d’or d’une superbe empreinte… Enfin, que vous dirai-je, mes enfants ? Éloi réussissait dans tous les genres d’orfévrerie ; il excellait, comme les orfévres de Limoges, dans l’incrustation des émaux et l’enchâssement des pierres fines ; il excellait encore, comme les orfévres de Paris, dans la statuaire d’or et d’argent au marteau ; il ciselait les bijoux aussi délicatement que les orfévres de Metz, et les étoffes tissées de fils d’or, que l’on fabriquait sous ses yeux, d’après ses dessins, étaient non moins magnifiques que celles de Lyon. Mais aussi, mes enfants, quel rude travailleur que le bon Éloi ! toujours à sa forge au point du jour, toujours le tablier de cuir aux reins, la lime, le marteau ou le burin à la main, souvent il ne quittait son atelier qu’à une heure avancée de la nuit, aidé surtout par l’un de ses apprentis de prédilection, Saxon d’origine, et nommé Thil. Je l’ai connu ce Thil, il était bien vieux alors.

— Éloi n’étant pas esclave, et jouissant des fruits de son travail, a dû devenir très-riche, père Bonaïk !

— Oui, mes enfants, très-riche ; car Dagobert, succédant à Clotaire II, son père, garda Éloi pour orfèvre ; mais le bon Éloi, se souvenant de sa dure condition d’artisan, et du sort cruel des esclaves qui avaient souvent été ses compagnons de travail, dépensait, lorsqu’il fut riche, tout son gain au rachat des esclaves ; il en délivrait quelquefois vingt, trente, cinquante en un jour ; souvent même il allait à Rouen acheter des cargaisons entières de captifs des deux sexes, qu’on amenait de tous pays en cette cité fameuse par son marché de chair humaine. On voyait parmi ces malheureux des Romains, des Gaulois, des Anglais, même des Maures ; mais surtout des Saxons. S’il arrivait que le bon Éloi n’eût pas assez d’agent pour acheter les esclaves, il leur donnait, pour soulager leur misère, tout ce qu’il possédait. « — Que de fois, sa bourse épuisée, — me disait Thil, son apprenti favori, — j’ai vu mon maître vendre son manteau, sa ceinture, et jusqu’à sa chaussure. » — Mais il faut vous dire, mes enfants, que ce manteau, cette ceinture, cette chaussure, étaient brodés d’or, souvent enrichis de perles ; car le bon Éloi, qui ornait les vêtements des autres, se plaisait aussi à orner ses habits, et, dans sa jeunesse, il allait toujours magnifiquement vêtu.

— C’était bien le moins qu’il se parât, lui qui parait autrui. Ce n’est pas comme nous, qui travaillons l’or et l’argent et ne quittons jamais nos haillons.

— Mes pauvres enfants, nous sommes esclaves, tandis qu’Éloi avait le bonheur d’être libre ; mais de cette liberté il usait pour le bonheur de son prochain. Il avait autour de lui plusieurs serviteurs qui l’adoraient ; j’en ai connu quelques-uns qui se nommaient Bauderic, Tituen, Buchin, André, Martin et Jean. Vous voyez que le vieux Bonaïk ne manque pas de mémoire ; mais comment ne pas se rappeler tout ce qui touche le bon Éloi ?

— Savez-vous, maître, que c’est un honneur pour nous, pauvres esclaves-orfévres, d’avoir eu un tel homme dans notre état ?

— Si c’est un honneur, mes enfants ! certes, il faut nous en enorgueillir. Imaginez-vous donc que la réputation de charité du bon Éloi était si grande, si grande ! que l’on connaissait son nom dans toute la Gaule, et en d’autres pays encore. Les étrangers tenaient à honneur de visiter cet orfévre, à la fois si grand artiste et si grand homme de bien. Aussi, lorsqu’à Paris l’on demandait sa demeure, le premier passant répondait : « Tu veux savoir où loge le bon Éloi ? » va à l’endroit où tu trouveras le plus grand nombre de pauvres rassemblés, c’est là qu’il demeure (A). »

— Oh ! le bon Éloi ! — dit l’un des jeunes gens, les yeux humides de larmes. — Oh ! le bon Éloi ! le bien nommé !

— Oui ! mes amis ! car il était aussi actif pour la charité que pour le travail. Le soir, à l’heure du repas, il envoyait ses serviteurs de différents côtés pour rassembler ceux qui souffraient de la faim et les voyageurs malheureux. On les lui amenait, il leur donnait à manger ; remplissant auprès d’eux l’office d’un serviteur, il débarrassait les uns de leurs fardeaux, répandait de l’eau tiède sur les mains des autres, versait le vin dans les coupes, rompait le pain, tranchait la viande, la distribuait ; puis, après avoir ainsi servi chacun avec une joie douce, il allait s’asseoir sur un siège ; seulement alors il prenait sa part du repas qu’il offrait à ces pauvres gens.

— Et quel visage avait-il, père Bonaïk, ce bon Éloi ? on aime à se figurer un tel homme.

— Il était grand de taille et avait le visage coloré. Dans sa jeunesse, m’a dit Thil, son apprenti, sa chevelure noire bouclait naturellement ; sa main, quoique endurcie par le marteau, était blanche et bien faite ; il y avait quelque chose d’angélique dans son visage : son regard loyal était cependant rempli de finesse.

— C’est ainsi, père Bonaïk, que j’aime à me le représenter, vêtu de ses magnifiques habits, qu’il vendait souvent pour racheter des esclaves.

— Lorsque l’âge vint, le bon Éloi, renonçant à toute magnificence, ne porta plus qu’une robe de laine grossière avec une corde pour ceinture… Vers quarante ans, il fut nommé évêque de Noyon. 


— Lui… évêque ?

— Oui, mes enfants… Affligé de voir tant de cupides et méchants prélats dévorer le bien des pauvres qu’il aimait tant, le bon Éloi demanda au roi l’évêché de Noyon, se disant que cet évêché serait au moins gouverné selon la douce morale de Jésus, et il la pratiqua jusqu’à la fin de sa vie, sans renoncer à son art ; il fonda plusieurs monastères où il établit de grands ateliers d’orfévrerie, sous la direction des apprentis qu’il avait formés dans l’abbaye de Solignac, entre autres, en Limousin. Ce fut là, mes enfants, que je fus conduit esclave à seize ans, après beaucoup de vicissitudes ; car je suis né en Bretagne… dans cette Bretagne encore libre aujourd’hui, et que je ne reverrai plus, quoique cette abbaye ne soit pas très-éloignée du berceau de ma famille. — Et le vieillard, qui n’avait pas jusqu’alors discontinué de travailler à la crosse abbatiale qu’il ciselait, laissa tomber sur ses genoux la main qui tenait son burin. Pendant quelques instants il resta muet et pensif ; puis se réveillant bientôt, comme en sursaut, il reprit, s’adressant aux jeunes esclaves, étonnés de son silence : — Mes enfants, je me suis laissé entraîner malgré moi à des souvenirs à la fois doux et amers pour mon cœur… Que vous disais-je ?

— Vous nous disiez, père Bonaïk, que vous aviez été conduit esclave à seize ans à l’abbaye de Solignac, en Limousin.

— Oui… et c’est là où, pour la première fois, je vis ce grand artisan. Chaque année, il quittait Noyon pour venir visiter ce monastère. Il y avait établi, comme abbé, Thil le Saxon, son ancien apprenti, qui dirigeait l’atelier d’orfévrerie. Il était bien vieux alors, le bon Éloi ; mais il aimait à venir à l’atelier surveiller et diriger nos travaux. Souvent il prenait de nos mains la lime et le burin pour nous montrer la manière de nous en servir, et cela si paternellement, que tous les cœurs étaient à lui. Ah ! c’était le bon temps… Les esclaves ne pouvaient quitter les terres du monastère, mais ils étaient aussi heureux qu’on peut l’être en servitude ; car, à chaque visite, Éloi s’enquérait d’eux, pour savoir s’ils étaient doucement traités ; mais après la mort du bon Éloi, le père des pauvres et des esclaves, tout changea.

Le vieil orfévre en était là de son récit, lorsque la porte de l’atelier s’ouvrit, et deux nouveaux personnages entrèrent : l’un était le seigneur Ricarik, intendant de l’abbaye, Frank à figure basse et dure ; l’autre était Septimine la Coliberte, de qui Berthoald, plusieurs jours auparavant, avait demandé et obtenu la liberté, ainsi que celle de sa famille. Depuis son départ de l’abbaye de Saint-Saturnin, la pauvre enfant était presque méconnaissable, tant elle avait souffert et pleuré ; elle suivait l’intendant silencieuse et confuse.

— Notre sainte dame l’abbesse Méroflède t’envoie cette esclave, — dit Ricarik au vieil orfévre en lui désignant du geste Septimine, qui, honteuse de se trouver parmi ces jeunes gens, n’osait lever les yeux. — Méroflède l’a achetée hier au juif Mardochée… Il faut que tu apprennes à cette fille à nettoyer les bijoux ; notre sainte abbesse la conservera près d’elle pour cet emploi. Il faut que dans un mois, au plus tard, cette esclave soit dressée à ce service, sinon elle sera châtiée et toi aussi.

À ces mots, la Coliberte tressaillit, et pour la première fois elle osa lever les yeux sur le vieillard, qui, s’approchant d’elle, lui dit avec bonté : — Ne craignez rien, mon enfant ; avec un peu de bon vouloir de votre part nous pourrons satisfaire aux désirs de notre sainte abbesse. Vous travaillerez là, près de moi, et je vous donnerai tous mes soins…

Pour la première fois, depuis longtemps, les traits de la jeune fille exprimèrent d’autres sentiments que ceux de la crainte et du chagrin. Elle leva timidement les yeux sur Bonaïk, et, frappée de la douceur de ses traits vénérables, elle lui dit avec l’accent d’une profonde reconnaissance : — Oh ! merci, bon père ! merci ! d’avoir ainsi pitié de moi.

Tandis que les apprentis échangeaient à voix basse quelques remarques sur la beauté de leur nouvelle compagne de travail, Ricarik, qui portait sous son bras un coffret, dit au vieillard : — Je t’apporte de l’or et de l’argent pour fabriquer la ceinture que tu sais, ainsi que le vase de forme grecque ; notre dame Méroflède est impatiente de posséder ces deux objets.

— Ricarik, je vous l’ai dit, ce que vous m’avez déjà apporté, soit en morceaux, soit en sous d’or et d’argent, ne suffit point ; tout est là dans le coffre de fer, dont, ainsi que moi, vous avez la clef. Il faudrait de plus, pour parfaire une de ces belles ceintures d’or, pareille à celles que j’ai vu fabriquer dans les ateliers fondés par l’illustre Éloi, il faudrait une vingtaine de perles et pierreries.

— J’ai ici dans ce sac et cette cassette autant d’or, d’argent et de pierreries qu’il t’en faudra… tiens… — Et Ricardik versa d’abord sur l’établi du vieil orfévre le contenu d’un sac de sous d’argent, puis il tira de la cassette un assez grand nombre de sous d’or, plusieurs lames, aussi d’or, bossuées, comme si elles eussent été arrachées de l’endroit qu’elles ornaient, et enfin, un reliquaire d’or enrichi de pierreries. — Auras-tu ainsi suffisamment d’or et de pierreries ?

— Je le crois ; ces pierreries sont superbes… ce reliquaire est orné de rubis sans pareils.

— Ce reliquaire, donné à notre sainte abbesse, contient un pouce de Saint-Loup.

— Ricarik, lorsque j’aurai déchâssé les rubis et fondu l’or du reliquaire, que ferai-je du pouce ?

— Quel pouce ?

— Le bienheureux pouce du bienheureux Saint-Loup, qui est là-dedans ?

— Eh ! fais-en ce que tu voudras… porte-le en relique !

— Alors, je vivrai deux cents ans au moins.

— Qu’examines-tu là ?

— Ces sous d’argent : quelques-uns ne me semblent pas de bon aloi.


— Quelque colon m’aura friponné… C’est aujourd’hui le jour où ils payent leur redevance ; l’on dirait, quand ils donnent leur argent, qu’ils s’arrachent la peau. Malheureusement il est trop tard pour découvrir les fripons qui auront donné ces mauvais sous d’argent ; mais, j’y songe, quelques colons sont en retard, ils viendront sans doute payer à l’heure où les esclaves de l’abbaye apportent leur redevance en nature, tu seras là, tu examineras les pièces d’argent, et malheur au larron qui donnerait une pièce de mauvais aloi !

— Je ferai selon votre volonté… Nous allons serrer ces métaux précieux et les pierreries dans le coffre de fer, en attendant que je les mette en œuvre.

— Cela me fait songer qu’hier je n’ai point visité le coffre.

Pendant que le Frank, ayant ouvert le coffre, examinait son contenu, le vieil orfévre se rapprocha des jeunes apprentis et leur dit à voix basse : — Mes enfants, jusqu’ici j’ai toujours pris votre défense contre nos maîtres, palliant ou cachant vos fautes, afin de vous épargner des châtiments quelquefois mérités…

— C’est vrai, père Bonaïk.

— En retour, je vous demande de traiter comme une sœur cette pauvre enfant qui est là toute tremblante. Je vais sortir avec l’intendant durant une heure peut-être, promettez-moi d’être réservés en vos propos pendant mon absence : ne confusionnez pas cette jeune fille. Que le chagrin qu’elle semble éprouver vous la rende respectable…

— Ne craignez rien, père Bonaïk, nous ne dirons rien qu’une nonne ne puisse entendre.

— Cela ne me suffit point du tout ; promettez-moi de ne dire que ce que vous diriez devant votre mère.

— Nous vous le promettons, maître Bonaïk.

Cet entretien avait eu lieu à l’autre bout de l’atelier, tandis que Ricarik inventoriait le contenu du coffre. Le vieillard revint alors près de Septimine, et lui dit à demi-voix : — Mon enfant, je vais vous quitter pendant quelques instants ; mais, rassurez-vous, ces jeunes gens vous traiteront en sœur.

À peine Septimine avait-elle remercié le vieillard par un regard rempli de gratitude, que l’intendant dit en fermant le coffre : — Et l’on n’a pas de nouvelles d’Eleuthère, ce fuyard ?

Le vieil orfévre fit un signe d’intelligence aux esclaves qui avaient tous levé la tête au moment où le nom d’Eleuthère avait été prononcé ; tous se remirent à leurs travaux, tandis que le vieillard disait à l’intendant : — Vous le voyez, Ricarik, rien ne manque dans le coffre.

— Tout esclave est larron… s’il ne dérobe rien, ce n’est pas l’envie de voler qui lui manque. — Puis refermant le coffre : — Ainsi donc aucune nouvelle de cet Eleuthère ?

— Aucune.

— Que peut-il être devenu ?

— Nous ne savons.

— Cette disparition doit cependant vous étonner, vous autres ? — dit Ricarik en promenant son regard perçant sur les apprentis.

— Il aura trouvé moyen de s’enfuir, — dit le jeune garçon qui avait cru reconnaître Eleuthère dans le cloître ; — il avait depuis longtemps l’idée de se sauver.

— Oui, oui, — répétèrent les deux autres apprentis, — Eleuthère nous avait toujours dit qu’il voulait se sauver.

— Ah ! il vous l’avait dit !

— Oui, seigneur Ricarik.

— Et pourquoi ne m’en avez-vous pas instruit, chiens d’esclaves ? — s’écria l’intendant. — Vous êtes donc ses complices ?

Les jeunes gens restèrent cois, les yeux baissés. Le Frank ajouta :

— Ah ! vous avez gardé le silence ! votre échine vous cuira !

— Ricarik, — reprit le vieil orfévre, — ces jeunes gens babillent comme des geais, et n’ont pas plus de cervelle que ces oisillons… Eleuthère a souvent dit comme tant d’autres : « Ah ! que je voudrais donc courir les champs au lieu d’être tenu à l’atelier de l’aube au soir ! » Voilà ce que ces garçons appellent ses confidences ; pardonnez-leur donc : de plus, songez-y, notre sainte dame Méroflède est impatiente d’avoir la ceinture et le vase ; or, si vous faites châtier mes apprentis, ils passeront plus de temps à se frotter l’échine qu’à manier la lime et le marteau, et notre travail n’avancera guère.

— Soit, ils seront châtiés plus tard, car il faut non-seulement que toi et eux vous travailliez le jour, mais encore la nuit : le jour vous façonnerez l’or et l’argent ; la nuit vous fourbirez le fer.

— Que voulez-vous dire ?

— Ce soir on apportera ici des armes que j’ai envoyé acheter à Nantes.

— Des armes ! — dit le vieillard fort surpris, — des armes ! les Arabes menacent-ils encore le cœur de la Gaule ?

— Vieillard, on t’enverra ce soir des armes, veille à ce que les lances soient bien aiguisées, les épées bien affilées, les haches bien tranchantes ; ne t’inquiète pas du reste. Mais voici l’heure où les esclaves apportent leurs redevances ; les colons retardataires sont sans doute avec eux pour payer leur redevance en argent. Suis-moi, afin de vérifier si ces larrons ne me donnent point de pièces de mauvais aloi.

Bonaïk, avant de quitter Septimine, lui dit tout bas : — Rassurez-vous, mon enfant, je reviens bientôt. — Puis passant auprès de l’établi des apprentis, il ajouta : — Tout à l’heure je vous ai encore sauvés des lanières. Songez à votre promesse : soyez réservés à l’égard de cette jeune fille.

Le vieil orfévre quittant l’atelier avec Ricarik, le suivit sous un immense hangar situé au dehors de l’abbaye. Là étaient déjà réunis presque tous les esclaves et colons qui apportaient au monastère leurs redevances. Il y avait ainsi par an quatre jours fixés pour le payement des grandes redevances. À ces époques les produits des terres, si péniblement cultivées par les Gaulois, affluaient à l’abbaye ; l’abondance et l’oisiveté régnaient ainsi dans ce saint lieu comme dans tant d’autres monastères, tandis que les populations asservies qui, par leur écrasant labeur, produisaient seules cette abondance, à peine abritées sous des masures de boue et de roseaux, vivaient au milieu d’une misère atroce, accablées de charges de toutes sortes. Le vieil orfévre et l’intendant de l’abbaye de Meriadek se rendirent donc dans l’immense hangar où étaient réunies toutes les richesses variées d’une terre féconde, richesses qui auraient pu assurer le bien-être de ceux qui les avaient créées à force de sueurs et de privations ; pourtant ceux-là venaient religieusement, dans leur soumission catholique, augmenter le superflu de la fainéantise abbatiale en se privant du nécessaire. Rien n’était à la fois plus triste et plus animé que ce tableau d’un jour de redevance : ces hommes des champs, à peine vêtus, esclaves ou colons, dont la maigreur trahissait l’infortune, arrivaient, portant sur leurs épaules ou charroyant les produits les plus nombreux et les plus variés. Au bruit tumultueux de la foule, se joignaient les bêlements des moutons et des veaux, le grognement des porcs, les beuglements des bœufs, le gloussement des volailles, animaux que les redevanciers apportaient ou amenaient vivants ; d’autres ployaient sous le poids de grands paniers remplis d’œufs, de fromage, de beurre ou de gâteaux de miel ; d’autres roulaient des tonneaux de vin, conduits jusqu’à l’abbaye sur des espèces de traîneaux ; ailleurs on déchargeait des chariots de leurs pesants sacs de froment, de seigle, d’épeautre, d’avoine ou de graine de moutarde. Là s’amoncelaient le foin et la paille, plus loin s’empilait le bois de chauffage ou de charpente, tel que poutres, voliges, bardeaux (petites planchettes de chêne pour couvrir les toits), échalas pour les vignes, pieux pour les clôtures ; les esclaves forestiers apportaient des daims et des sangliers, venaison destinée à être fumée ; des colons amenaient en laisse des chiens courants pour la vénerie qu’ils devaient élever, ou tenaient en cage des faucons et des éperviers qu’ils devaient dénicher pour la fauconnerie ; d’autres, taxés à un certain nombre de livres de fer et de plomb, nécessaires à l’entretien des bâtiments de l’abbaye, apportaient ces métaux ; plus loin, c’étaient des rouleaux de toile de lin, des ballots de laine ou de chanvre à filer, d’immenses pièces de serge tissée au métier, des paquets de peaux de mouton, de bœuf ou de veau, corroyées, toutes préparées pour la main-d’œuvre. Il y avait encore des redevanciers tenus de fournir une certaine quantité de livres de cire, d’huile, de savon, et jusqu’à des torches de bois résineux, des paniers, de l’osier, de la corde tissée, des haches, des cognées, des houes, des bêches et autres instruments aratoires (B).

Ricarik s’était assis dans l’un des coins du hangar, auprès d’une table, pour percevoir les taxes en argent des colons retardataires, tandis que plusieurs sœurs tourières du monastère, vêtues de leurs robes noires et de leurs voiles blancs, allaient de groupe en groupe, tenant un parchemin où elles inscrivaient les redevances en nature. Le vieil orfévre, debout auprès de Ricarik, examinait l’un après l’autre les sous ou les deniers d’argent et de cuivre que donnaient en payement les redevanciers, et trouvait toute monnaie de bon aloi ; il eût craint d’exposer par son refus ces pauvres gens à de mauvais traitements, car l’intendant était un homme impitoyable. Les colons hors d’état de payer ce jour-là formaient un groupe assez nombreux, attendant avec anxiété l’appel de leurs noms ; plusieurs étaient accompagnés de leurs femmes et de leurs enfants ; ceux qui purent payer leur taxe s’étant acquittés, Ricarik appela à haute voix Sébastien. Le colon s’avança tout tremblant ; sa femme et ses deux enfants, aussi misérablement vêtus que lui.

— Non seulement tu n’as pas payé ta redevance fixée à vingt sous d’argent, — dit l’intendant, — mais, la semaine passée, tu as refusé de charroyer des laines, des toiles de lin et des peaux corroyées, que l’abbesse envoyait vendre à Rennes.

— Hélas ! seigneur, si je n’ai pas payé ma redevance, c’est que peu de temps avant la moisson l’ouragan a couché mes blés mûrs. J’aurais pu en retirer quelque chose s’ils avaient été moissonnés à temps ; mais les esclaves qui cultivent avec moi ont été requis cinq jours sur sept pour travailler aux nouvelles clôtures du parc de l’abbaye et pour curer l’un des étangs. Seul, je ne pouvais moissonner le champ ; de grandes pluies sont venues, le blé a germé sur terre, la récolte a été perdue. Il me restait un champ d’épeautre, moins maltraité par l’ouragan ; mais ce champ avoisine la forêt de l’abbaye, et les cerfs ont, comme l’an passé, ravagé ma moisson sur pied.

Ricarik haussa les épaules et ajouta : — Tu dois en outre six charretées de foin, tu ne les as pas apportées ; cependant les prairies du domaine que tu cultives sont excellentes ; tu pouvais avec le surplus des six charretées te procurer de l’argent.

— Hélas ! seigneur, je ne vois jamais la première coupe de ces prés ; les troupeaux qui appartiennent en propre à l’abbaye viennent paître sur mes terres dès le printemps ; si, pour les garder, j’y mets des esclaves, tantôt ils sont battus par ceux du monastère, tantôt ils les battent ; mais toujours leurs bras me font faute. De plus, vous le savez, seigneur, presque chaque jour amène sa redevance personnelle : aujourd’hui il nous faut aller façonner les vignes de l’abbaye : demain, labourer, herser, ensemencer ses terres, charroyer ses récoltes, construire ses clôtures ; il a fallu, de plus, creuser des tranchées dans la chaussée des étangs, lorsque l’abbesse a craint de voir le couvent attaqué par des bandes errantes. Il nous a aussi fallu en ce temps-là faire le guet… Aussi, que voulez-vous, seigneur, lorsque sur trois nuits on est forcé d’en veiller deux pour la sûreté de l’abbaye, et qu’il faut se remettre à l’ouvrage dès l’aube, la fatigue est grande et le temps manque.

— Et les charrois que tu as refusés ?

— Refusé ! non seigneur ; lors du dernier charroi que mes chevaux ont dû faire pour le service de l’abbaye, l’un d’eux a été fourbu par suite d’une charge trop lourde et d’un trop long trajet : il est mort… Il ne me restait qu’un cheval très-chétif ; à lui seul pouvait-il traîner le chariot pesamment chargé de toiles, de peaux et de laines que l’on voulait me donner à conduire ?

— Ainsi, tu n’as plus qu’un cheval ? Comment cultiveras-tu tes terres ? comment t’acquitteras-tu des redevances que tu dois et de celles de l’an prochain ?

— Hélas ! seigneur, je suis dans un embarras cruel ; j’ai amené ma femme et mes enfants que voici ; ils se joignent à moi pour vous implorer et vous demander la remise de ce que je dois ; peut-être à l’avenir n’éprouverai-je pas tant de désastres coup sur coup.

Et à un signe du malheureux Gaulois, sa femme et ses enfants se jetèrent aux pieds du Frank en l’implorant avec larmes. Alors il dit au colon : — Tu as sagement fait d’amener ici ta femme et tes enfants, tu m’épargnes la peine de les envoyer chercher. Je connais certain juif de Nantes, nommé Mardochée ; il prête sur les personnes (C) ; ta femme et tes deux enfants, déjà en âge de travailler, peuvent valoir, à eux trois, dix-huit à vingt sous d’or, le juif en payera au moins dix comptant, sur lesquels je prélèverai le prix du charroi que tu aurais dû faire et le prix d’un bon cheval de trait que je t’achèterai pour remplacer celui que tu as perdu… Lorsque tu rembourseras le juif de ses avances, il te rendra ta femme et tes enfants (D).

Le colon et sa famille avaient écouté l’intendant avec une sorte de stupeur douloureuse ; mais bientôt ils éclatèrent en sanglots et en prières. — Seigneur, — disait le Gaulois, — vendez-moi, si vous le voulez, comme esclave, ma condition ne sera pas pire que celle où je vis ; mais ne me séparez pas de ma femme et de mes enfants… Jamais je ne pourrai payer mes redevances arriérées et rembourser le juif ; je préfère l’esclavage avec les miens à ma misérable vie de colon !

— Assez ! assez !… — dit Ricarik, — je tiens à toi ; tu es un bon cultivateur, mais tu as à nourrir une famille trop nombreuse, cela te ruine.. Lorsque tu n’auras à subvenir qu’à tes seuls besoins, tu pourras payer tes redevances, et le prêt de Mardochée te mettra à même de continuer ta culture. — Et, s’adressant à l’un de ses hommes : — Que l’on emmène la femme et les enfants de Sébastien… Justement le juif Mardochée se trouve ici.

Bonaïk tâcha d’apitoyer le Frank sur le sort de cette pauvre famille gauloise ; ses supplications furent inutiles. Ricarik continuait d’appeler par leurs noms d’autres colons retardataires, lorsqu’on amena devant lui un jeune garçon de dix-sept à dix-huit ans, qui se débattait vigoureusement contre ceux qui l’entraînaient en s’écriant courroucé : — Laissez-moi ! laissez-moi ! j’ai apporté pour la redevance de mon père trois faucons et deux autours pour le perchoir de l’abbesse. Je les ai dénichés au risque de me briser les os… que voulez-vous de plus ?

— Ricarik, — dit l’un des deux esclaves de l’abbaye qui amenaient le jeune garçon, — nous étions près de la clôture de la cour du perchoir, lorsque nous avons vu un épervier, encore chaperonné, qui venait sans doute de s’échapper des mains du fauconnier. L’oiseau a quelque peu volé ; puis, sans doute empêché par son chaperon, il est allé s’abattre près de la clôture : aussitôt le jeune garçon a jeté son bonnet sur l’épervier, puis s’est précipité à terre pour s’emparer de l’oiseau qu’il a mis dans son bissac. Nous avons alors couru et saisi le larron sur le fait. Voici le bissac ; l’épervier est encore dedans tout chaperonné.

— Qu’as-tu à répondre ! — demanda Ricarik au jeune garçon, qui resta sombre et silencieux. — Tu n’oses pas nier avoir voulu voler l’épervier ? Sais-tu de quelle manière la loi punit le vol de l’épervier ? elle condamne le voleur à payer trois sous d’argent ou à se laisser manger six onces de chair sur la poitrine par l’oiseau (E), or, cette loi, j’ai fort envie de te l’appliquer, elle serait d’un salutaire exemple pour les larrons d’éperviers… Qu’en dis-tu ?

— Je dis, — reprit audacieusement le jeune garçon, — je dis que si notre abbesse du diable, que tu dois représenter au naturel, car je ne l’ai jamais vue, donne en pâture à ses oiseaux de chasse notre
 chair, seul bien qu’elle nous laisse, elle le peut, puisque je ne saurais m’échapper ; mais aussi vrai que je m’appelle Broute-Saule, tôt ou tard je me vengerai !

— Tu es un insolent scélérat ! — s’écria l’intendant furieux. — Il me plaît à moi de t’appliquer la loi de l’épervier !

— Et si j’en réchappe, il me plaira de te répondre par la loi du couteau, qui est la loi de tous pays, pourvu que pour l’appliquer l’on ait le cœur ferme, la main sûre…

— Qu’on le saisisse ! — s’écria Ricarik, — qu’on l’attache sur un des bancs qui sont au dehors du hangar, afin que son châtiment soit public… Que la chair de sa poitrine soit donnée en pâture à l’oiseau ; il becquettera dans le vif jusqu’à ce que je dise : assez !

— Oh ! bourreau ! — s’écria Broute-Saule que l’on entraînait, — si je peux quelque jour, un couteau à la main, te joindre en un lieu écarté, toi ou ton abbesse du diable, vous aurez beau dire assez, moi, vous frappant, je dirai : Non, ce n’est pas assez !

— Misérable sacrilége ! tu oses dire que tu lèverais le poignard sur notre vénérable abbesse, notre sainte mère en Christ !

La foule des esclaves assistant à cette scène éclata en violents murmures d’indignation contre Broute-Saule, assez impie pour parler ainsi de l’abbesse Méroflède ; et ces malheureux, dans leur hébétement farouche, se pressèrent, curieux d’assister à son supplice… Le jeune Gaulois, nu jusqu’à la ceinture, fut garrotté sur un banc au dehors du hangar ; Ricarik, afin d’appâter l’oiseau carnivore, tira son couteau et fit une légère blessure au sein droit du patient : l’épervier, à la vue du sang, enfonça ses serres aiguës dans la blanche et large poitrine de Broute-Saule, dont il commença de becqueter la chair vive. L’esclave, impassible malgré la douleur, tâchait de redresser la tête afin de voir l’oiseau, et disait : — Mange, mange, épervier de la sainte abbesse Méroflède… mange, c’est de la chair gauloise !

Soudain on entendit le pas de plusieurs chevaux. Bientôt les esclaves et les colons, témoins du supplice de Broute-Saule, s’agenouillèrent en disant : — L’abbesse ! notre sainte abbesse !

C’était l’abbesse Méroflède. Elle montait hardiment un vigoureux étalon gris à crins noirs. Curieuse de savoir la cause du rassemblement groupé en dehors du hangar, l’abbesse arrêta brusquement sa monture, qui, rongeant impatiemment son frein d’argent couvert d’écume, creusa la terre de son sabot. Méroflède, vêtue d’une longue robe noire, avait sur la tête un voile blanc dont les plis encadraient son visage et son menton ; par-dessus le costume monastique elle portait, agrafé à la hauteur du cou, une sorte de mante flottante d’étoffe rouge à capuchon. Cette femme, d’une taille svelte, souple et élevée, avait alors environ trente ans ; ses traits eussent été beaux, sans leur expression tour à tour sensuelle, insolente ou farouche. Son visage, pâli par les excès, défiait, par l’éclat de son teint éblouissant, la blancheur des voiles qui l’entouraient ; de même que la couleur de sa mante luttait d’incarnat avec ses lèvres pourpres et charnues, ombragées d’une légère moustache d’un roux doré ; son nez, recourbé, se terminait par des narines presque toujours palpitantes et gonflées ; ses grands yeux, vert de mer, étincelaient sous ses épais sourcils roux. Méroflède s’était arrêtée à la vue du rassemblement qui encombrait les abords du hangar, la foule s’agenouillant au passage de l’abbesse, découvrit ainsi à ses regards le jouvenceau demi-nu, dont l’épervier commençait à déchiqueter la robuste poitrine… À l’aspect de Méroflède, Broute-Saule tourna vers elle son hardi visage encadré de sa chevelure noire et bouclée. Alors, malgré la douleur atroce que lui causaient les morsures de l’oiseau, le jeune Gaulois, dont les traits exprimèrent soudain la stupeur et l’admiration, s’écria d’une voix assez haute pour être entendue de l’abbesse : — Qu’elle est belle !

Méroflède, immobile, appuyant sur sa cuisse la main gantée dont elle tenait sa houssine, ne quitta pas des yeux l’esclave dont l’épervier becquetait toujours la chair vive ; mais Broute-Saule, insensible à la souffrance, répétait à demi-voix en contemplant l’abbesse avec une sorte de ravissement : — Qu’elle est belle ! oh ! qu’elle est belle !…

Au bout de quelques instants de ce spectacle, les narines de Méroflède se gonflèrent davantage encore ; la prunelle de ses grands yeux verts, toujours fixés sur le jeune esclave, sembla se dilater ; cette horrible femme appelant alors Ricarik d’une voix légèrement altérée, se pencha sur sa selle, dit au Frank quelques mots à l’oreille ; jetant un dernier regard sur Broute-Saule, elle partit au galop, sans songer à donner aux esclaves et aux colons agenouillés la bénédiction que ces fervents catholiques attendaient de leur sainte abbesse.




Berthoald, en quittant le couvent de Saint-Saturnin, s’était mis en route avec ses hommes, afin de se rendre à l’abbaye de Meriadek, généreux don de Karl-Marteau. La marche de cette troupe de Franks avait été retardée par la rupture de deux ponts, qu’ils trouvèrent à demi démolis sur leur route, et par la dégradation des chemins, où plusieurs fois s’embourbèrent les chariots qui contenaient la part du butin de ces guerriers, ainsi que plusieurs esclaves arabes et gauloises, prises par eux dans les environs de Narbonne, lors du siége de cette ville.

Le surlendemain du jour où Broute-Saule avait été livré aux serres de l’épervier, Berthoald et ses hommes arrivèrent enfin non loin de Nantes. Le soleil baissait, la nuit approchait. Le jeune chef, à cheval, devançait de quelques pas ses compagnons. Parmi ceux-ci, plusieurs nouveaux venus de Germanie, lors des incessantes recrues faites par Karl-Marteau au delà du Rhin, avaient l’air aussi farouches, aussi sauvages que les premiers soldats de Clovis ; comme ceux-là, ils étaient vêtus de peaux de bêtes, et portaient leurs cheveux reliés au sommet de la tête, ainsi que les portait, il y avait plus de deux siècles, Neroweg, un des leudes du roi des Franks ; les autres guerriers étaient casqués et cuirassés. Berthoald se montrait réservé, presque hautain avec les hommes de sa bande ; entre eux, ils lui reprochaient sa froideur, sa fierté ; mais l’ascendant de son brillant courage, dont ils lui avaient vu donner tant de preuves éclatantes, sa force physique redoutable, sa rare dextérité à manier les armes, la promptitude de ses expédients de guerre, enfin la haute faveur dont il jouissait auprès de Karl, imposaient à ces farouches guerriers. Berthoald chevauchait donc seul à la tête de sa troupe. Souvent, depuis son départ de l’abbaye de Saint-Saturnin, il était devenu rêveur en se rappelant la charmante image de Septimine la Coliberte ; il songeait à cette jeune fille, lorsque Richulf, l’un des guerriers franks, rejoignant le jeune chef, lui dit : — D’après les renseignements que nous avons pris en route, nous devons être dans le voisinage de Nantes ; notre abbaye doit se trouver non loin d’ici… Voilà des esclaves travaillant aux champs ; si nous les interrogions ?

Berthoald, sortant de sa rêverie, fit un signe de tête affirmatif à son compagnon : tous deux pressèrent l’allure de leurs chevaux.

— Moi, — dit en chevauchant Richulf, espèce de géant germain, au ventre énorme, — moi, je ris d’avance de la figure de l’abbé de notre couvent, lorsque nous allons lui dire : Nous sommes ici par la grâce du bon Karl ; cède-nous la place et ouvre-nous ta cave et ton garde-manger.

Berthoald, étant arrivé auprès des esclaves, dit à l’un d’eux : — L’abbaye de Meriadek est-elle loin d’ici ?

— Non, seigneur ; la route de traverse que vous voyez là-bas, bordée de peupliers, y conduit.

— Est-ce un abbé ou une abbesse qui est à la tête de cette abbaye ?

— C’est notre sainte dame Méroflède.

— Une abbesse ! — reprit Berthoald un peu surpris. Puis, souriant, il ajouta : — Est-elle jeune et jolie, l’abbesse Méroflède ? 


— Seigneur, je ne sais… je ne l’ai jamais vue que de loin, enveloppée dans ses voiles.

— Si elle s’enveloppe dans ses voiles, elle doit être vieille et laide en diable, — reprit Richulf en hochant la tête. — Mais, réponds, esclave : les terres de l’abbaye sont-elles fertiles ? Y a-t-il de nombreux troupeaux de porcs ? moi, j’aime fort le porc !

— Les terres de l’abbaye sont très-fertiles, seigneur… les troupeaux de porcs et de moutons très-nombreux. Il y a deux jours, nous avons porté nos redevances à l’abbaye, les colons leur argent, et c’est à peine si le vaste hangar du monastère pouvait contenir le bétail et les provisions de toutes sortes.

— Berthoald, dit le Frank, — Karl-Marteau nous a généreusement partagés ; mais nous arrivons deux jours trop tard : les redevances sont payées, peut-être consommées ; nous ne trouverons plus de porcs…

Le jeune chef ne parut pas partager les appréhensions de son compagnon, et dit à l’esclave : — Ainsi, pauvre homme, cette route bordée de peupliers conduit à l’abbaye de Meriadek ?

— Oui, seigneur ; dans une demi-heure vous y serez.

— Merci de tes renseignements, — dit Berthoald à l’esclave.

Et il se préparait à rejoindre les autres guerriers, lorsque Richulf, riant d’un gros rire, reprit : — Par ma barbe, je n’ai jamais vu quelqu’un plus doux que toi envers ces chiens d’esclaves, Berthoald.

— Il me plaît d’agir ainsi…

— Soit… Aussi es-tu un homme étrange en ce qui touche les esclaves ; on dirait qu’ils te font mal à voir… car enfin, depuis Narbonne, nous traînons à notre suite dans des chariots une vingtaine de femmes esclaves, notre part du butin ; il y en a parmi elles de très-jolies, tu n’as jamais voulu seulement t’approcher des chariots pour regarder les femmes… elles t’appartiennent cependant autant qu’à nous.

— Je vous ai dit cent fois que je ne prétendais à aucune part sur ce lot de chair humaine, — reprit impatiemment Berthoald. — La vue seule de ces pauvres créatures me serait pénible. Vous n’avez pas voulu leur rendre la liberté… ne me parlez plus d’elles…

— Leur rendre la liberté ! tandis qu’après nous en être amusé durant la route, nous pouvons les vendre au moins quinze à vingt sous d’or chacune ; car durant notre halte aux environs du monastère de Saint-Saturnin, un juif, qui était venu les visiter et les estimer, nous a dit que…

— C’est assez… c’est trop parler du juif et des esclaves ! — s’écria Berthoald en interrompant Richulf ; et voulant mettre terme à un entretien qui lui semblait pénible, il approcha ses éperons des flancs de son cheval afin de rejoindre les autres guerriers franks, et leur cria de loin en tâchant de sourire : — Compagnons, bonne nouvelle ! notre abbaye est riche, fertile, et nous venons succéder à une abbesse, est-elle jeune ou vieille, laide ou jolie, je ne sais… Avant une heure nous la verrons.

— Vive Karl-Marteau ! — dit un des guerriers, — il n’y a pas d’abbesse sans nonnes… nous rirons avec les nonnains.

— Moi, j’aurais préféré quelque abbé batailleur à déposséder ; mais je me console en pensant que nous allons être maîtres de nombreux troupeaux de porcs.

— Toi, Richulf, tu ne penses qu’aux horions et aux jambons !

En causant ainsi gaiement, les guerriers prennent et suivent l’avenue bordée de peupliers. Enfin on aperçoit au loin l’abbaye, bâtie au milieu d’une sorte de presqu’île, où l’on arrivait de ce côté par une étroite chaussée pratiquée entre deux étangs.

— Beau bâtiment ! vois donc, Berthoald.

— Vastes dépendances ! Et ces grands bois à l’horizon, sans doute ils dépendent de notre abbaye…

— Ils doivent être giboyeux. Nous chasserons le cerf, le daim, le sanglier… Vive Karl-Marteau !

— Et les étangs, qui là-bas s’étendent de chaque côté de la route, ils doivent être poissonneux… nous pêcherons ; j’aime fort la pêche. Vive le bon Karl !

— Ne trouvez-vous pas, compagnons, que cette abbaye a une certaine mine guerrière avec ses bâtiments élevés, les contreforts de ses murailles, ses rares fenêtres, et ces étangs qui l’entourent comme une défense naturelle ?

— Tant mieux, Berthoald ! nous serons là retranchés comme dans une forteresse ; et s’il plaisait aux successeurs du bon Karl, ou à ces fantômes de rois, descendance énervée de Clovis, de vouloir nous déposséder à notre tour, ainsi que nous allons déposséder cette abbesse, nous prouverions que nous portons des chausses et non des jupes.

— Oui, oui… nos cierges sont des lances, nos bénédictions des coups d’épée…

— Hâtons nos chevaux de l’éperon, car le jour baisse et j’ai grand faim… Foi de Richulf, deux jambons et une montagne de choux ne me rassasieront pas.

— Aiguise tes dents, gros glouton ! moi je propose d’inviter au festin l’abbesse et ses nonnes.

— Moi, je propose d’inviter celles qui seront jeunes et jolies à partager avec nous le séjour de l’abbaye.

— Quoi ! les inviter ! Sigewald… il faut, par ma barbe ! les forcer à rester avec nous tant qu’elles nous plairont… Le bon Karl rira du tour. Si l’évêque de Nantes se plaint, nous lui dirons de venir chercher ses brebis, et nous le recevrons à la pointe de nos piques.

— Au diable l’évêque de Nantes ! le temps des tonsurés est passé, celui des soldats est venu… nous serons maîtres chez nous !

Pendant que ses compagnons se livraient à cette joie grossière, Berthoald, silencieux et pensif, les précédait. Karl l’avait revêtu de la haute dignité de comte ; il traînait à sa suite, dans les chariots, un riche butin. La donation de l’abbaye lui assurait de grands biens, cependant le jeune chef paraissait soucieux ; un sourire amer et douloureux effleurait parfois ses lèvres. Le soleil venait de disparaître derrière la forêt qui bornait l’horizon. Les cavaliers franks cheminaient sur l’étroite chaussée de chaque côté de laquelle deux étangs immenses s’étendaient à perte de vue. Au bout de quelques instants, Richulf dit au jeune chef : — Je ne sais si le crépuscule embrouille ma vue, mais est-ce que la chaussée ne te paraît pas là-bas comme coupée par un amoncellement de terre ?

— Voyons cela de plus près, — répondit Berthoald en mettant son cheval au galop. Richulf et Sigevald le suivirent ; bientôt tous trois se trouvèrent en face d’une large et profonde coupure pratiquée dans la chaussée, coupure remplie d’eau par la jonction des deux étangs à cet endroit. Au delà de cette tranchée s’élevait une sorte de parapet de terre, renforcé de pieux énormes. Cet obstacle était considérable, la nuit baissait de plus en plus, et de chaque côté les deux lacs s’étendaient à perte de vue. Berthoald se retourna fort surpris vers ses compagnons non moins étonnés que lui, et leur dit : — Que signifie cela ? Ce retranchement a, comme l’abbaye, une mine tout à fait guerrière.

— Ces terres ont été fraîchement remuées, l’écorce de ces pieux est encore fraîche, ainsi que la feuillée de cette espèce de haie qui couronne ce parapet… Pourquoi diable ces préparatifs de défense ?

— Par le marteau de Karl ! — dit Berthoald, — voici une abbesse bien versée dans l’art des retranchements ! mais il doit y avoir une autre route pour se rendre à l’abbaye, et… — Berthoald ne put achever ses paroles ; une volée de pierres, vigoureusement lancées par des frondeurs embusqués derrière la haie qui couronnait le parapet, atteignirent les trois guerriers : leurs casques et leurs cuirasses amortirent le choc ; mais le jeune chef fut assez rudement contus à l’épaule, et le cheval de Richulf, arrêté au bord de la chaussée, atteint à la tête, se cabra si violemment, qu’il se renversa sur son cavalier, tous deux tombèrent dans l’étang, si profond en cet endroit, que, pendant un instant, cheval et cavalier disparurent complètement ; mais bientôt le Frank surnagea, parvint à se cramponner au rebord de la chaussée et à y remonter, non sans peine et ruisselant d’eau, tandis que son cheval éperdu s’éloignait en nageant vers le milieu de l’étang, où, épuisé de fatigue, il se noya.

— Trahison ! — s’écria Berthoald en tirant vainement son épée, car cette profonde coupure remplie d’eau avait vingt pieds de large ; et pour la combler, selon l’art de la guerre, il eût fallu aller au loin couper cinq ou six cents fascines et commencer un véritable siége ; de plus, la nuit s’assombrissait de plus en plus. Tandis que le jeune chef se consultait avec ses compagnons sur cette occurrence imprévue, une voix, sortant de derrière la haie dont était couronné le retranchement, dit : — Cette volée de pierres est une pluie de roses en comparaison de ce qui vous attend si vous tentez de forcer ce passage.

— Qui que tu sois, tu payeras cher cette attaque ! — s’écria Berthoald. — Nous venons ici par ordre de Karl, chef des Francs, qui m’a fait don, à moi, Berthoald, ainsi qu’à mes hommes, de l’abbaye de Meriadek.

— Et moi, — reprit la voix, — je te fais don, en attendant mieux, de cette volée de pierres.

— Prends garde ! — s’écria Berthoald, — tous mes compagnons ne sont pas là ; ils nous suivent à quelque distance. Nous ne pourrons ce soir forcer le passage ; mais nous camperons cette nuit sur cette chaussée ; demain, au point du jour, nous enlèverons ce retranchement ; or, je t’en préviens, songes-y, l’abbesse de ce couvent et ses nonnes seront traitées comme on traite les femmes en ville conquise…

— Notre sainte dame Méroflède se rit de tes menaces ; de plus, elle a chrétiennement pitié de toi et de tes compagnons, — répondit la voix ; — l’abbesse consent à te recevoir, toi, chef de ces bandits ; mais seul, dans le couvent… tes compagnons camperont cette nuit sur la levée ; demain, au point du jour, tu viendras les rejoindre ; quand tu leur auras raconté ce que tu as vu dans le monastère, et de quelle façon l’on se dispose à vous recevoir, vous reconnaîtrez que vous n’avez rien de mieux à faire que de retourner promptement guerroyer auprès de Karl, ce païen, aussi païen que les Arabes, qui continue de donner aux brigands de son armée les biens sacrés de l’Église de Dieu !

— Oh ! je châtierai ton insolence !

— Mon cheval est noyé, — ajouta Richulf en fureur ; — l’eau ruisselle sous mon armure, je suis transi, j’ai le ventre vide, et nous passerions la nuit ainsi !

— Assez de vaines paroles, décide-toi, — reprit la voix. — Si tu acceptes mon offre, toi, chef de ces hommes, on va jeter, du haut de ce retranchement, une longue planche, et pour peu que tu aies le pied sûr, tu traverseras ainsi la tranchée ; je te conduirai à l’abbaye ; demain, tu rejoindras tes compagnons, et que le diable qui vous a amenés vous remmène !

Durant ce débat, les autres Franks, compagnons de Berthoald, et plus tard les chariots et les bagages, s’engageant sans défiance sur l’étroite chaussée, avaient rejoint le jeune chef. Il leur raconta ce qui venait de se passer, leur montrant la coupure et le retranchement, en ce moment infranchissables. Les nouveaux bénéficiers de l’abbaye, d’abord non moins interdits, puis non moins furieux que Berthoald, éclatèrent en menaces et en imprécations contre l’abbesse ; mais la nuit était venue, il fallut songer à camper sur la chaussée ; il fut aussi convenu que Berthoald se rendrait seul à l’abbaye, et que le lendemain, au point du jour, selon son rapport, ses compagnons aviseraient, très-décidés d’ailleurs à recourir à la force ; enfin, ils recourraient encore à la force dans le cas où Berthoald, victime d’une trahison, ne reparaîtrait pas. Quant à lui, insoucieux du danger, il insista pour se rendre au monastère, cédant autant à son esprit d’aventure qu’à sa curiosité de voir cette abbesse guerrière. Ainsi que Ricarik (car c’était lui) l’avait offert à Berthoald, une planche fut poussée horizontalement du dedans du retranchement, puis elle bascula et s’abaissa, de sorte que l’une de ses extrémités reposait sur la levée, l’autre sur le faîte du parapet, où elle était solidement maintenue. Berthoald confia son cheval à l’un de ses compagnons, et d’un pas ferme et léger s’aventura sur la planche. — Que personne de vous ne s’avise de vouloir suivre votre chef, — dit Ricarik ; — la planche est trop faible pour supporter le poids de deux hommes, je la ferais d’ailleurs tomber dans le fossé.

Après le passage de Berthoald, la planche fut retirée ; le jeune chef, contraignant sa colère, suivit l’intendant, tandis qu’une douzaine de frondeurs, colons et esclaves, requis par ordre de l’abbesse pour être de guet, gardaient la tranchée à la faible clarté de cette nuit étoilée. Berthoald vit deux chevaux de l’autre côté du retranchement. Ricarik lui fit signe d’enfourcher une de ces deux montures, enfourcha l’autre, et partit en avant. Le jeune chef suivait son guide en silence, éprouvant non moins de courroux que de curiosité à l’égard de cette abbesse batailleuse, si peu résignée à céder la place aux nouveaux bénéficiers. En deux autres endroits, Berthoald trouva une chaussée coupée et retranchée, mais praticable, grâce à des ponts volants. Bientôt il arriva non loin de la première clôture de l’abbaye, formée de madriers solidement reliés les uns aux autres et plantés à peu de distance de la berge des étangs qui, environnant l’espace où s’élevaient les bâtiments de l’abbaye, faisaient de ce vaste terrain couvert de constructions une sorte de presqu’île à laquelle, de ce côté, l’on ne pouvait arriver que par la chaussée mise récemment en état de défense ; derrière le monastère une langue de terre, rejoignant la forêt, dont la cime bornait l’horizon, offrait un autre passage. Berthoald remarqua en dedans de la clôture de vives lueurs projetées sans doute par des torches. L’intendant prit un cornet de cuivre suspendu à l’arçon de sa selle, sonna quelques appels ; aussitôt une porte bardée de fer, faisant face à la jetée, s’ouvrit. Berthoald, précédé de son guide, entra dans l’une des cours de l’abbaye : là, il se trouva en face de l’abbesse à cheval, entourée de plusieurs esclaves portant des torches. Méroflède avait à demi rabattu sur son front le capuchon de sa mante écarlate ; à son côté pendait un couteau de chasse à fourreau d’acier et à poignée d’or. Berthoald resta saisi d’étonnement à l’aspect de cette femme ainsi éclairée à la lueur des flambeaux ; son costume à la fois monastique et guerrier faisait valoir la souple et grande taille de l’abbesse. Le jeune chef la trouva belle, autant qu’il en put juger à travers l’ombre que projetait sur ses traits son camail à demi rabattu.

— Je sais qui tu es : tu te nommes Berthoald, — dit Méroflède d’une voix vibrante et mâle comme celle d’un homme ; — tu viens prendre possession de mon abbaye ?

— Oui, cette abbaye m’a été donnée à moi et à mes compagnons de guerre par une charte écrite de la main de Karl, chef des Franks. Cette charte, je l’apporte.

Méroflède se prit à rire d’un air dédaigneux, et malgré l’ombre qui voilait ses traits, ce rire découvrit aux yeux de Berthoald des dents blanches comme des perles ; mais l’abbesse, donnant un léger coup de talon à son cheval, dit au jeune homme : — Suis-moi…

Au moment où le cheval de Méroflède se mit en marche, Broute-Saule, sans doute guéri du becquetage de l’épervier, mais non plus vêtu de haillons, portant au contraire une élégante tunique verte, des chausses de daim, des bottines de cuir et un riche bonnet de fourrure, Broute-Saule se tint auprès de la monture de l’abbesse ; ainsi placé entre elle et Berthoald, le jeune voleur d’épervier, attentif aux moindres mouvements de Méroflède, la couvait d’un œil ardent et jaloux ; de temps à autre, il jetait un regard inquiet sur le jeune chef. Les esclaves, porteurs de flambeaux, s’étaient mis en marche pendant que l’abbesse, entrant dans une des cours intérieures du couvent, montrait au jeune chef une cinquantaine de colons rangés en bon ordre et armés d’arcs et de frondes.

— Cette enceinte, — dit Méroflède à Berthoald, — te paraît-elle suffisamment gardée ? Réponds, vaillant capitaine ? 


— Pour moi et pour mes hommes, un frondeur ou un archer n’est pas plus dangereux qu’un chien qui aboie de loin. On laisse siffler les traits, bruire les pierres, et l’on arrive à longueur d’épée. Demain, au point du jour, tu verras ceci, dame abbesse… si tu t’opiniâtres à défendre ce monastère.

Méroflède se prit encore à rire et reprit : — Si tu aimes à te battre de près, tu trouveras tout à l’heure de quoi satisfaire tes goûts.

— Non pas tout à l’heure ! — s’écria Broute-Saule en regardant Berthoald d’un air de haineux défi, — si tu veux combattre à l’instant… ici, dans cette cour, à la clarté des torches et sous les yeux de notre sainte abbesse, je suis prêt, quoique je n’aie, moi, ni casque ni cuirasse.

Méroflède donna familièrement un coup de houssine sur le bonnet de Broute-Saule et lui dit en souriant : — Tais-toi.

Berthoald sourit, ne répondit rien à la provocation de l’ardent jouvenceau, et continua de suivre l’abbesse, qui, sortant de cette seconde enceinte, se dirigea vers un vaste bâtiment d’où partaient des cris confus ; elle se baissa sur son cheval et dit deux mots à l’oreille de Broute-Saule ; celui-ci parut hésiter à obéir et à s’éloigner de l’abbesse ; alors elle lui dit d’une voix impérieuse et dure  : — M’as-tu entendue ?

— Sainte dame…

— Obéiras-tu ? — dit impétueusement Méroflède ; et, frappant Broute-Saule de sa houssine, elle ajouta : — Va donc, vil esclave !

Broute-Saule tressaillit, ses traits devinrent d’une pâleur livide et ses regards féroces s’arrêtèrent, non sur Méroflède, mais sur Berthoald, fort indifférent à ce démêlé. Cependant le jeune esclave, après un violent effort sur lui-même, se résigna et courut accomplir l’ordre de Méroflède. Bientôt après, une centaine d’hommes à figures sinistres, déterminées, vêtus de haillons, sortirent en tumulte du bâtiment, se rangèrent à peu près en haie en agitant des lances, des épées, des haches, et criant : — Vive notre sainte abbesse Méroflède ! — Plusieurs femmes, mêlées parmi ces hommes, criaient non moins bruyamment : — vive l’abbesse !

— Toi qui viens prendre possession de ce monastère, — dit Méroflède au jeune chef avec un sourire sardonique, — sais-tu ce que c’est que le droit d’asile ?

— Je le sais… tout criminel réfugié dans une église est à l’abri de la justice des hommes.

— Tu es un vrai trésor de science, digne de porter la crosse et la mitre, toi qui viens me déposséder de cette abbaye ! Or donc, ces bonnes gens que tu vois là sont la fleur des bandits du pays ; le plus innocent a commis un meurtre ou deux. Apprenant ta venue, je leur ai offert de quitter de nuit l’asile de la basilique de Nantes, leur promettant asile dans la chapelle de l’abbaye et la tolérance du bon vieux temps où l’on menait si joyeuse vie dans les saints asiles. S’ils sortent d’ici, le gibet les attend ; c’est te dire avec quelle rage ils défendront le monastère contre toi et tes hommes, qui ne conserveriez pas chrétiennement ici de pareils hôtes, tandis que moi je les nourris et les héberge. Tu le vois, jeune homme, donner une abbaye est facile, en prendre possession est difficile. Je ne te parle pas des nombreux esclaves qui m’obéissent au nom du Seigneur, et que je compte armer. Maintenant tu connais les forces dont je dispose, rentrons au monastère ; après ta longue route, tu dois être fatigué. Je t’offre l’hospitalité ; tu souperas avec moi… ce n’est point canonique, je le sais ; mais nous sommes à peu près en temps de guerre, et la guerre a ses licences… Demain, au point du jour, tu rejoindras tes compagnons ; tu dois être homme de bon conseil, tu engageras donc ta bande à se mettre en quête d’une autre abbaye, et tu les guideras dans cette recherche.

— Je vois avec plaisir, sainte abbesse, que la solitude et les austérités du cloître n’ont pas altéré l’humeur joviale que tu parais posséder.

— Ah ! tu me crois d’humeur joviale ? 


— Ne dis-tu pas avec un sérieux fort plaisant, que moi et mes hommes, qui depuis la bataille de Poitiers guerroyons contre les Arabes, les Frisons et les Saxons, nous tournerons casaque devant cette poignée de meurtriers et de larrons, renforcés de pauvres colons qui ont quitté la charrue pour la lance, et la pioche pour la fronde !

— Guerrier fanfaron ! — s’écria Broute-Saule, qui était revenu prendre sa place à la tête du cheval de Méroflède, — veux-tu que nous prenions chacun une hache ? nous nous mettrons nus jusqu’à mi-corps, et tu verras si les hommes d’ici sont des lâches !

— Tu me parais, toi, un vaillant garçon, — reprit Berthoald en souriant ; — si tu veux rester avec nous dans l’abbaye, tu y trouveras ta place.

Broute-Saule allait répondre… Méroflède lui coupa la parole et dit à Berthoald : — D’ici à demain matin, nous ferons trêve… Tu dois être fatigué ; on va te conduire au bain, cela te délassera, après quoi nous souperons ; je ne te donnerai pas un festin pareil à ceux que sainte Agnès et sainte Radegonde donnaient à leur poëte favori l’évêque Fortunat, dans leur abbaye de Poitiers ; mais enfin tu ne jeûneras point. Puis s’adressant à Ricarik : — Tu as mes ordres, suis-les.

Méroflède, en parlant ainsi, s’était rapprochée de la porte intérieure de l’abbaye. D’un bond léger, elle descendit de sa monture et disparut dans le cloître après avoir jeté la bride de son cheval à Broute-Saule ; le jouvenceau la suivit d’un regard presque désespéré, puis il regagna lentement les écuries, après avoir montré de loin le poing à Berthoald. Celui-ci, de plus en plus frappé des étrangetés de cette abbesse, demeurait pensif, lorsque Ricarik, l’arrachant à sa rêverie, lui dit, en lui montrant deux esclaves : — Descends de cheval, ces esclaves te conduiront au bain ; ils t’aideront à te désarmer, et comme tes bagages ne sont pas ici, ils te donneront de quoi te vêtir convenablement, des chausses et une robe toute neuve que je n’ai jamais portée ; tu endosseras ces vêtements, si tu préfères quitter ta


coquille de fer ; puis je te viendrai quérir pour souper avec notre sainte dame.

Une demi-heure après, Berthoald, sortant du bain et conduit par Ricarik, entrait dans l’appartement de l’abbesse.




Lorsque Berthoald parut dans la salle où l’attendait Méroflède, il la trouva seule ; elle avait quitté ses vêtements noirs pour revêtir une longue robe blanche ; un léger voile cachait à demi les tresses de son épaisse chevelure d’un roux ardent et doré : un collier et des bracelets de pierreries ornaient son cou et ses bras nus. Les Franks ayant conservé l’habitude, jadis introduite en Gaule par les Romains, d’entourer leurs tables d’espèces de lits ; l’abbesse, à demi couchée sur un long et large siège à dossier garni de coussins, fit signe au jeune chef de s’asseoir auprès d’elle. Berthoald obéit, de plus en plus frappé de l’étrange beauté de Méroflède. Un grand feu flambait dans l’âtre ; une riche vaisselle d’argent brillait sur la table recouverte de lin brodé ; des amphores, précieusement ciselées, se dressaient à côté des coupes d’or ; les plats contenaient des mets appétissants ; un candélabre, où brûlaient deux petits cierges de cire, éclairait à peine cette salle immense, qui, par l’insuffisance du luminaire, devenant presque obscure à quelques pas des deux convives, était plongée dans les ténèbres à ses deux extrémités. Le lit s’adossait à une muraille boisée, deux portraits y étaient suspendus, l’un, grossièrement peint sur un panneau de chêne, à la mode de Byzance, représentait un guerrier frank, barbarement accoutré, ainsi que se vêtissaient, trois siècles auparavant, les leudes de Clovis, ces premiers conquérants des Gaules ; au-dessous de cette peinture on lisait : Gonthramm Neroweg. À côté de ce portrait on voyait celui de l’abbesse Méroflède, enveloppée de ses longs voiles noirs et blancs ; elle tenait d’une main sa crosse abbatiale, de l’autre, une épée nue. Cette image, beaucoup plus petite que la première, était peinte sur parchemin, à la façon des miniatures dont on ornait alors les livres saints. Berthoald aperçut ces deux portraits au moment où il allait s’asseoir aux côtés de l’abbesse. À cette vue, il tressaillit, resta un moment frappé de surprise ; puis reportant tour à tour ses yeux de Gonthramm Neroweg sur Méroflède, il semblait comparer la ressemblance qui existait entre eux, ressemblance évidente en cela que, comme Neroweg, Méroflède avait la chevelure rousse, le nez en bec d’aigle, et les yeux verts. Le jeune chef ne put cacher son étonnement. L’abbesse lui dit : — Qu’as-tu à contempler ainsi le portrait de l’un de mes aïeux, mort il y a plusieurs siècles ?

— Ainsi… tu es de la race des Neroweg ?

— Oui, et ma famille habite encore ses grands domaines de l’Auvergne, conquis par l’épée de mes ancêtres, ou octroyés par dons royaux… Mais assez parlé du passé, gloire aux morts, joie aux vivants ! Sieds-toi là, et soupons… Je te semble une étrange abbesse ? mais, par Dieu ! je vis comme les abbés et les évêques, sinon qu’ils soupent avec de jolies jouvencelles, et que moi je soupe ce soir avec un brave et beau soldat… T’en plaindrais-tu ? — Et soulevant d’un poignet viril une des lourdes amphores d’argent, elle remplit jusqu’au bord la coupe d’or placée près d’Amael ; puis après y avoir seulement mouillé ses lèvres rouges et charnues, elle la tendit au jeune chef et lui dit résolûment : — Buvons à ta bienvenue dans ce couvent !

Berthoald garda un moment la coupe entre ses mains, et tout en jetant un dernier regard sur le portrait de Neroweg, il sourit d’un air sardonique, réfléchit un instant, attacha sur l’abbesse un regard non moins hardi que ceux qu’elle lui jetait, et reprit : — Buvons, belle abbesse ! — Et d’un trait, vidant la large coupe, il ajouta : — Buvons à l’amour !…

— Soit, buvons à l’amour, le dieu du monde ! comme disaient les païens ! — répondit Méroflède en remplissant sa coupe d’un vin contenu dans une petite amphore de vermeil. Versant alors de nouveau à boire au jeune chef, qui la couvait d’un œil étincelant, elle ajouta : — J’ai bu selon tes vœux ; maintenant, bois aux miens !

— Quels qu’ils soient, sainte abbesse ; cette coupe fût-elle remplie de poison, je la viderai, je le jure par ton beau bras aussi blanc que la neige !

— Alors, — dit l’abbesse en jetant un regard pénétrant sur le jeune homme, — buvons au juif Mardochée !

Berthoald portait la coupe à ses lèvres ; mais au nom du juif il frissonna, posa brusquement le vase d’or sur la table, ses traits s’assombrirent, et il s’écria presque avec effroi : — Le juif Mardochée !…

— Allons, par Vénus ! la patronne des amoureux, ne tremble pas ainsi, mon vaillant !

— Boire au juif Mardochée, moi !…

— Tu m’as dit : Buvons à l’amour… j’ai bu, j’y boirai encore, si tu veux, — ajouta l’abbesse en regardant fixement Berthoald ; — tu m’as juré par la blancheur de ce bras, — et elle releva davantage encore sa large manche, — tu m’as juré de boire selon mes vœux, accomplis ta promesse !

— Femme ! — reprit Berthoald avec impatience et embarras, — qu’est-ce que ce juif ? pourquoi veux-tu que je…

— Ah ! ah ! ah ! — fit Méroflède en riant aux éclats et interrompant le jeune chef, — moi, qui te croyais un brave ! tu te troubles pour si peu ?… Sais-tu pourquoi je veux boire au juif Mardochée ?…

— Non.

— Écoute-moi… Si Mardochée ne t’avait pas vendu comme esclave au seigneur Bodégésil, tu n’aurais pas, une nuit, volé le cheval et l’armure de ton maître pour courir les aventures en te donnant à ce Karl endiablé, toi, Gaulois de race asservie, pour noble de race franque, et fils d’un bénéficier dépossédé… Karl, dont tu es devenu un des meilleurs capitaines, ne t’aurait pas octroyé cette abbaye. Donc tu ne serais pas ici à côté de moi, à cette table, où nous buvons ensemble à l’amour… Voilà pourquoi, mon vaillant, je vide cette coupe en mémoire de ce juif immonde ! — Et elle la vida. — Maintenant, boiras-tu au juif ?

Pendant que Méroflède parlait ainsi, Berthoald la contemplait avec une surprise croissante mêlée d’anxiété, ne pouvant trouver un mot à répondre. — Ah ! ah ! ah ! — dit l’abbesse en riant de nouveau, — le voici muet ! De quoi pâlis-tu et rougis-tu tour à tour ? Que m’importe à moi que tu sois de race gauloise ou de race franque ? cela rend-il tes yeux moins bleus, tes cheveux moins noirs, ta figure moins avenante ? Tu t’es moqué de Karl par ta fourberie, tant mieux ! nous rirons ensemble de ce stupide… Allons, déride-toi donc, beau vaillant. Faut-il que ce soit moi, abbesse, qui te donne, à toi soldat, l’exemple de vider les coupes ?

Berthoald croyait rêver… Méroflède, en ses paroles, ne lui témoignait ni le dédain que devait lui inspirer l’odieux mensonge dont il s’était rendu coupable, ni le triomphe méchant qu’elle devait éprouver de posséder des secrets redoutables pour lui. Franche dans son cynisme, elle contemplait le jeune chef d’un œil fauve et ardent. Ces regards, qui jetaient le trouble dans son esprit et le feu dans ses veines, l’étrangeté de l’aventure, la large coupe de vin qu’il venait de vider d’un trait, vin très-capiteux ou mélangé de quelque philtre, commençaient à égarer la raison de Berthoald ; voulant lutter d’audace avec l’abbesse, il lui dit : — Puisque tu es de la race de Neroweg, sais-tu que ce n’est pas la première fois qu’elle se rencontre à travers les âges avec la race de Joel ?

— Qu’est-ce que la race de Joel ?

— La mienne !

— Nous boirons aussi à Joel… il a fait souche de beaux soldats !

— Sais-tu quelle a été la mort du fils de ce Gonthramm Neroweg dont voici le portrait ?

— Une tradition de ma famille rapporte qu’il fut tué dans ses domaines d’Auvergne, par le chef d’une troupe de bandits et d’esclaves révoltés.

— Le chef de ces bandits se nommait Karadeuk… il était le bisaïeul de mon grand-père !

— Par Dieu ! voilà qui est singulier ! Et comment ce bandit a-t-il tué Neroweg ?

— Ton aïeul et le mien se sont vaillamment combattus à coups de hache, le comte a succombé.

— En effet… tu rappelles mes souvenirs d’enfance. Ton aïeul n’avait-il pas écrit quelques mots sur le tronc d’un arbre après ce combat ?

— Il avait écrit ceci : Karadeuk, descendant de Joel, a tué le comte Neroweg !

— C’est cela !… et la femme du comte, Godegisèle, quelques mois après la mort de son mari, mit au monde un fils qui fut le grand-père de mon grand-père.

— Voilà qui est étrange… toi, fille des Neroweg, tu écoutes ce récit avec calme ?

— Aussi vrai qu’il laisse sa coupe pleine, ce soldat est, pardieu ! encore plus stupide qu’il n’est beau !… Et que me font à moi ces batailles de nos aïeux et de nos races ? Par Vénus ! je ne connais, moi, qu’une race au monde : celle des amoureux !… Donc, vide ta coupe, mon vaillant, et soupons gaiement. C’est trêve entre nous cette nuit… À demain la guerre !

— Honte ! remords ! raison ! devoir ! noyons tout dans le vin… Je ne sais si je veille ou si je rêve en cette nuit étrange ! — s’écria le jeune chef ; puis, prenant à la main sa coupe pleine, il se leva et ajouta d’un air de défi sardonique en se tournant vers le sombre et farouche portrait du guerrier frank : — Je bois à toi, Neroweg ! — Puis Berthoald, sa coupe vidée, se rejeta sur le lit dans une sorte de vertige, en disant àMéroflède : — Vive l’amour ! abbesse du diable ! Aimons-nous ce soir et battons-nous demain ! 



— Battons-nous sur l’heure ! — cria une voix rauque et strangulée, qui parut sortir des profondeurs de cette grande salle que l’ombre envahissait à quelques pas de la table où siégeaient les deux convives ; puis les rideaux de l’une des portes s’étant soudain écartés, Broute-Saule, qui, à l’insu de l’abbesse, et poussé par une jalousie féroce, était parvenu à s’introduire dans l’intérieur de cet appartement, s’élança, agile comme un tigre, fut en deux bonds auprès de Berthoald, le saisit d’une main aux cheveux, tandis que de l’autre il levait son poignard pour le lui plonger dans la gorge. Le jeune chef, quoique surpris à l’improviste, tira son épée, étreignit de son poignet de fer la main armée que Broute-Saule levait sur lui, et plongea son glaive dans le ventre de ce malheureux, qui pirouetta sur lui-même et tomba en disant : — Bonheur à moi, Méroflède… je meurs sous tes yeux !

Berthoald, son épée sanglante à la main, sentant sa raison se troubler de plus en plus, retomba machinalement sur le lit ; il jetait autour de lui des regards effarés, lorsqu’il vit l’abbesse renverser d’un coup de poing le candélabre qui seul éclairait cette salle ; et au milieu des ténèbres il se sentit passionnément enlacer dans les bras de ce monstre, qui lui dit d’une voix basse et palpitante : — Tu t’es battu pour moi… je t’adore…




L’aube allait succéder à cette nuit où Broute-Saule avait été tué par Berthoald. Ce jeune chef, profondément endormi et chargé de liens qui assujettissent ses mains derrière son dos, est étendu sur le plancher de la chambre à coucher de Méroflède. L’abbesse, enveloppée d’une mante noire, la figure pâlie, à demi voilée par son épaisse chevelure rousse dénouée, qui traînait presque à terre, se dirigea vers la fenêtre, tenant à la main une torche de résine allumée. Se penchant alors à cette croisée d’où l’on découvrait au loin l’horizon, l’abbesse agita sa torche par trois fois en regardant du côté de l’orient, qui commençait à se teinter des lueurs du jour naissant. Au bout de quelques instants, la clarté d’une grande flamme, s’élevant au loin à travers les dernières ombres de la nuit, répondit au signal de Méroflède. Ses traits rayonnèrent d’une joie sinistre ; elle jeta son flambeau dans le fossé rempli d’eau qui entourait le monastère ; et, à plusieurs reprises, elle secoua rudement Berthoald pour le réveiller. Celui-ci sortit difficilement de son sommeil léthargique. Voulant porter ses mains à son front, il s’aperçut qu’elles étaient garrottées ; se dressant alors péniblement sur ses jambes allourdies, l’esprit encore troublé, il regarda silencieusement Méroflède. Celle-ci, étendant son bras demi-nu vers l’horizon que l’aube éclairait faiblement, dit à Berthoald : — Vois-tu là-bas, au loin, cette chaussée qui traverse les étangs et se prolonge jusqu’à l’enceinte de ce couvent ?

— Oui, — répondit Berthoald, luttant contre la torpeur étrange qui paralysait encore son esprit et sa volonté, sans cependant obscurcir tout à fait son intelligence, — oui, je la vois.

— Tes compagnons d’armes ont campé cette nuit sur cette chaussée ?

— En effet, — reprit le jeune chef en tâchant de rassembler ses souvenirs confus, — hier soir… mes compagnons…

— Écoute, — reprit vivement l’abbesse en mettant sa main sur l’épaule du jeune homme, — écoute… de ce côté où le soleil va se lever, qu’entends-tu ?

— J’entends un grand bruit… il se rapproche… On dirait le bruit des grandes eaux…

— Tu l’as dit, mon vaillant. — Et, s’appuyant sur l’épaule de Berthoald : — Il y a là-bas, à l’orient, un lac immense contenu par une digue et des écluses…

— Un lac ?

— Le niveau de ses eaux est élevé de huit à dix pieds au-dessus du niveau de ces étangs… Comprends-tu maintenant ? 


— Non, mon esprit est appesanti… je ne sais où je suis… c’est à peine si je me souviens… et puis… pourquoi suis-je ainsi garrotté ?…

— C’est afin de contenir les élans de ta joie, lorsque tout à l’heure tu auras complètement recouvré ta raison… Cependant elle commence à te revenir. Tu dois maintenant comprendre que les écluses de la digue étant ouvertes, et elles le sont, les eaux de ces étangs vont tellement se gonfler, qu’elles submergeront la chaussée où tes compagnons d’armes ont campé cette nuit avec leurs chevaux et les chariots qui contiennent leur butin et leurs esclaves… Tiens, vois-tu comme l’eau monte, monte au loin… Vois-tu ? elle atteint déjà la berge de la jetée… avant une heure elle sera submergée. Pas un de tes compagnons n’aura pu échapper à la mort… et s’ils veulent fuir, une tranchée profonde, pratiquée cette nuit par mes ordres à l’extrémité de la levée, du côté de la route, les arrêtera, et pas un n’échappera au trépas… Entends-tu, mon vaillant ?

— Tous morts ! — murmura Berthoald sans sortir de sa morne stupeur, — tous morts !… il y avait pourtant parmi eux de braves guerriers !

— Ah ! la mort de tes compagnons ne te va pas assez au cœur pour te faire sortir de ton engourdissement ! !… essayons un autre moyen. — Et l’abbesse, jetant sur Berthoald un regard horrible, reprit d’une voix éclatante : — Écoute encore… Parmi ces esclaves ramenées du Languedoc, et que ta bande traînait à sa suite en chariot, il y avait une femme… elle sera tout à l’heure noyée comme les autres, et cette femme, — ajouta Méroflède en accentuant ces mots comme s’ils devaient frapper Berthoald au cœur, — cette femme, c’était ta mère !… entends-tu ? ta mère !…

Berthoald tressaillit de tout son corps, bondit dans ses liens, tâchant, mais en vain, de les rompre, poussa un cri terrible, jeta un regard de désespoir et d’épouvante sur l’immense nappe d’eau, qui, rougie par les premiers rayons du soleil levant, s’étendait alors à perte de vue, et s’écria : — Ma mère ! ma mère !… 


— Vois-tu, — lui dit Méroflède avec une joie féroce, — vois-tu là-bas ? l’eau a presque entièrement envahi la chaussée ; c’est à peine si l’on aperçoit encore les couvertures de toile qui surmontent les chariots. Le flot monte toujours, et à cette heure, pour ta mère, c’est l’angoisse de la mort, angoisse plus horrible que la mort même.

— Oh ! démon ! — s’écria le jeune homme en se tordant sous ses liens ; puis il s’écria : — Tu mens ! ma mère n’est pas là… tu mens !…

— Ta mère a quarante ans ; elle s’appelle Rosen-Aër, elle habitait la vallée de Charolles en Bourgogne…

— C’est vrai !… malheur ! malheur sur moi !

— Ta mère, faite esclave par les Arabes lors de leur invasion en Bourgogne, a été par eux emmenée en Languedoc ; et, après le dernier siège de Narbonne par Karl-le-Maudit, ta mère, ainsi que d’autres femmes, a été prise dans les environs de cette ville. Lorsque l’on a partagé le butin et les esclaves, Rosen-Aër, tombée dans le lot des hommes de ta bande, a été conduite jusqu’ici… tu doutes encore ? voici une dernière preuve. Cette femme porte, comme toi, tracés sur le bras droit, en caractères ineffaçables, ces deux mots : Brenn—Karnak

— Oh ! ma mère ! — s’écria le malheureux en jetant un regard noyé de larmes vers les étangs.

— Ta mère est morte !… Vois, la jetée a disparu sous les eaux, et elles montent encore… Oui, ta mère, à cette heure, est noyée dans le chariot couvert où elle était enfermée avec les autres esclaves !

— Mon cœur se brise, — murmura Berthoald écrasé sous le poids de la douleur et du désespoir ; — c’est trop souffrir !

— Trop souffrir ! — s’écria Méroflède avec un éclat de rire infernal ; — oh ! non ! non ! ce n’est pas assez. Quoi ! stupide esclave ! Gaulois renégat ! lâche menteur ! qui te pares effrontément du nom d’un noble frank ! Quoi ! tu as cru que la vengeance ne bouillonnait pas dans mes veines parce que, hier soir, tu m’as vue sourire au récit de la mort de mon aïeul tué par un bandit de ta race ! Oui, j’ai souri, parce que je pensais qu’au point du jour je te ferais assister de loin à l’agonie, à la mort de ta mère ! Mais j’avais la nuit à moi… et je te trouvais beau !

— Oh ! monstre de luxure et de férocité ! — s’écria Berthoald en faisant des efforts surhumains pour briser ses liens. — Il faudra pourtant que je venge ma mère… Je t’étranglerai de mes mains !…

L’abbesse, voyant l’impuissance de la fureur de Berthoald, haussa les épaules et reprit : — Ah ! ton aïeul le bandit a incendié, il y a un siècle et demi, le château de mon aïeul, le comte Neroweg, et l’a ensuite tué à coups de hache. Moi, je réponds à l’incendie par l’inondation, et je noie ta mère !… Quant à toi, le sort qui t’attend sera terrible !…

— Tue-moi promptement ; mais, un dernier mot… Ma mère sait-elle que j’étais le chef des hommes dont le sort de la guerre l’avait rendue esclave ?

— Malheureusement, elle l’ignorait. Ceci a manqué à ma vengeance !

— Ce que tu sais de ma mère, qui te l’a dit ?

— Le juif Mardochée.

— Il la connaît donc ? où l’a-t-il vue ?

— À la halte que tu as faite au couvent de Saint-Saturnin avec Karl-Martel ; là, le juif t’a reconnu…

— Merci, Dieu ! ma mère a ignoré ma honte ! sa mort eût été doublement horrible… Et maintenant, monstre ! délivre-moi de la vie, j’ai hâte de mourir !

— Je ne partage pas cette hâte, tu m’appartiens…




Ce matin-là, Bonaïk, l’orfévre, entra, comme d’habitude, dans l’atelier ; il y fut bientôt rejoint par les jeunes esclaves apprentis. 
 Après avoir allumé le feu de la forge, le vieillard, afin de donner issue à la fumée, ouvrant la fenêtre qui donnait sur le fossé, remarqua, non sans grand étonnement, que le niveau de l’eau de ce fossé avait tellement augmenté, qu’entre elle et le soubassement de la fenêtre, il restait à peine un pied de distance. — Ah ! mes enfants, — dit-il aux apprentis, — je crains qu’il soit arrivé cette nuit un grand malheur ! Depuis nombre d’années les eaux de ce fossé n’ont jamais atteint à la hauteur où elles sont aujourd’hui, sinon lors de la rupture de la digue du lac supérieur aux étangs. Tenez, voyez de l’autre côté du fossé, l’eau s’élève presque jusqu’au soupirail de la cave creusée sous le bâtiment qui nous fait face.

— Et l’on dirait que l’eau monte toujours, père Bonaïk.

— Hélas ! oui, mes enfants, elle monte encore. Ah ! la rupture de ces digues amènera des désastres !

À ce moment, on entendit la voix de Septimine criant au dehors : — Père Bonaïk, ouvrez-moi ! ouvrez-moi ! — L’un des apprentis courut à la porte, et bientôt la Coliberte entra, soutenant une femme aux longs cheveux ruisselants, aux vêtements trempés d’eau, livide, se traînant à peine, et si défaillante, qu’à quelques pas de la porte, elle tomba évanouie entre les bras du vieil orfévre et de Septimine.

— Pauvre femme ! elle est glacée, — dit le vieillard, et s’adressant aux apprentis : — Vite, vite, enfants ! prenez du charbon dans le réduit, faites jouer le soufflet, augmentez le feu de la forge, cela réchauffera cette infortunée. Ah ! je l’avais prévu… cette inondation aura causé de grands maux !

À la voix de l’orfévre deux apprentis coururent au profond réduit pratiqué derrière la forge, et descendirent dans ce caveau pour y prendre du charbon ; les autres esclaves attisèrent le feu, firent jouer le soufflet, tandis que le vieillard s’approcha de Septimine, qui, agenouillée devant la femme évanouie, pleurait en disant : — Hélas ! mon Dieu ! elle va mourir !

— Rassure-toi, — reprit le vieillard, — les mains de cette pauvre créature, tout à l’heure glacées, reprennent un peu de chaleur. Mais qu’est-il donc arrivé ? tes vêtements sont trempés d’eau ?

— Bon père, ce matin, au point du jour, je me suis levée comme mes compagnes, nous sommes allées dans la cour ; là, nous avons entendu d’autres esclaves crier : La digue est crevée ! Et ils sont sortis en courant pour aller voir les progrès de l’inondation. Moi, machinalement, je les ai suivis. Ils se sont dispersés. Je m’étais avancée jusqu’à une pointe de terre que baigne l’eau des étangs. Il y a là un gros saule ; bientôt j’ai vu à peu de distance de moi un chariot à demi submergé ; il flottait entre deux eaux, une toile tendue sur des cerceaux le recouvrait.

— Grâce à Dieu ! cette toile, ainsi tendue, faisait ballon ; elle a dû empêcher ce chariot de sombrer tout à fait… Achève ?

— Le vent soufflant dans cette espèce de voile poussait le chariot vers la rive où je me trouvais. Alors j’ai vu cette infortunée, cramponnée à cette toile, le corps à demi plongé dans l’eau.

— Qu’as-tu fait ?

— Il n’y avait pas un instant à perdre : les mains défaillantes de cette pauvre créature, dont les forces étaient à bout, allaient abandonner la toile, son seul soutien. J’attachai le bout de ma ceinture à une des basses branches du saule, l’autre bout à mon poignet gauche, et je me penchai vers l’infortunée en lui criant : Courage ! Elle m’entendit, saisit convulsivement ma main entre les siennes ; mais dans ce brusque mouvement mes pieds glissèrent de la berge, et je tombai à l’eau…

— Heureusement, ton poignet gauche était toujours attaché à l’un des bouts de ta ceinture nouée à l’arbre ?

— Oui, bon père ; mais la secousse fut violente, je crus mon bras arraché de mon corps. Par bonheur, la pauvre femme saisit un pan de ma robe. Ma première douleur passée, je fis de mon mieux, et à l’aide de ma ceinture nouée à l’arbre, sur laquelle je me hâlais, je parvins à regagner le bord et à retirer de l’étang celle avec qui j’allais périr. Notre atelier étant l’endroit le plus voisin, je l’ai amenée ici, elle pouvait à peine se soutenir… Mais, hélas ! — ajouta la Coliberte en pleurant de nouveau et regardant les traits inanimés de Rosen-Aër, car c’était la mère de Berthoald que Septimine venait de sauver, — j’aurai seulement retardé sa mort ! Voyez sa pâleur…

— Ne te désespère pas, — reprit le vieillard, — de moment en moment ses mains se réchauffent… Approchons-la davantage de la forge, le feu la ranimera.

En effet, grâce à l’activité des apprentis, non moins apitoyés que Septimine et le vieillard, Rosen-Aër, assise sur un escabeau, fut rapprochée du foyer. Peu à peu elle ressentit la salutaire influence de cette chaleur pénétrante, reprit lentement ses esprits, revint enfin tout à fait à elle, et rassemblant ses souvenirs, elle tendit ses bras à Septimine en disant d’une voix faible : — Chère enfant, tu m’as sauvée !

La Coliberte se jeta au cou de Rosen-Aër en versant de douces larmes, et reprit : — Nous avons fait ce que nous avons pu ; nous sommes de pauvres esclaves…

— Hélas ! mon enfant, je suis esclave comme vous, amenée en ce pays du fond du Languedoc. Nous avions passé la nuit sur la chaussée qui sépare les deux étangs, dont ce monastère est entouré, l’on avait dételé les bœufs des chariots, lorsqu’au point du jour l’inondation nous a surpris, et… — Mais Rosen-Aër s’interrompit, se dressa de toute sa hauteur, son visage exprima d’abord la stupeur ; puis une sorte de joie délirante, elle se précipita vers la fenêtre ouverte, et passa ses bras à travers les épais barreaux, en s’écriant : — Mon fils ! mon fils Amael !…

Septimine et Bonaïk crurent un moment cette infortunée privée de sa raison ; mais lorsqu’ils se furent approché de la fenêtre vers laquelle Rosen-Aër s’était précipitée, la jeune fille s’écria en joignant les mains : — Le chef frank ! lui ! dans un des souterrains de l’abbaye !…


Rosen-Aër et la Coliberte voyaient, de l’autre côté du fossé, Berthoald, se tenant des deux mains aux barreaux du soupirail de la cave. Soudain il reconnut sa mère, et, en proie à une sorte d’extase, il s’écria d’une voix vibrante, qui, malgré la distance, arriva jusqu’à l’atelier : — Ma mère !…

— Septimine, — dit précipitamment Bonaïk à la Coliberte, — tu connais ce jeune homme ?

— Oh ! oui… il a été bon pour moi comme un ange du ciel ! Je l’ai vu au couvent de Saint-Saturnin ; c’est à ce guerrier que Karl a fait don de cette abbaye.

— À lui ! — reprit le vieillard d’un air surpris et pensif. — Alors comment se trouve-t-il dans ce souterrain ?

— Maître Bonaïk ! — accourut dire un des esclaves, — j’entends au dehors la voix de Ricarik ; il s’est arrêté sous la voûte pour gourmander quelqu’un ; dans un instant il sera ici ; il vient faire sa ronde matinale selon son habitude.

— Grand Dieu ! — s’écria le vieillard avec épouvante, — il va trouver cette femme en ce lieu, l’interroger ; elle peut se trahir, avouer qu’elle est la mère de ce jeune homme, victime sans doute de l’abbesse… — Et le vieillard, courant à la fenêtre, saisit Rosen-Aër par le bras, et lui dit en l’entraînant : — Au nom de la vie de votre fils, venez ! venez !

— La vie de mon fils ! qui la menace ?

— Suivez-moi… ou il est perdu et vous aussi ! — Et Bonaïk, sans répondre à Rosen-Aër, lui montra le petit caveau pratiqué derrière la forge ; et ajouta : — Cachez-vous là, ne bougez pas. — S’adressant ensuite aux apprentis en courant à son établi : — Vous, enfants, martelez de toutes vos forces et chantez à tue-tête. Toi, Septimine, polis ce vase. Songez que si l’intendant se doute de quelque chose, nous avons tout à craindre. Dieu veuille que ce malheureux garçon ne reste pas au soupirail de la cave, ou qu’il ne soit pas vu de Ricarik ! — Ce disant, le vieil orfévre se mit à marteler à tout rompre sur son enclume, entonnant d’une voix sonore ce vieux chant des orfévres à la louange du bon Éloi : — « De la condition d’ouvrier élevé à celle d’évêque, — Éloi, dans sa charge de pasteur, a purifié l’orfévre ; — Son marteau est l’autorité de sa parole, — Son fourneau la constance du zèle, — Son soufflet l’inspirateur, — Son enclume l’obéissance (F) ! »

Ricarik entra dans l’atelier. L’orfévre ne parut pas l’apercevoir, et continua de chanter en aplatissant à coups de marteau une feuille d’argent qui terminait la crosse abbatiale dont la ciselure supérieure était achevée. — Vous êtes bien gais ici, ce matin, — dit l’intendant en s’avançant au milieu de l’atelier. — Cessez ces chants… ils m’assourdissent..

— Je n’ai pas une goutte de sang dans les veines, — murmura tout bas Septimine à Bonaïk. — Ce méchant homme s’approche de la fenêtre… s’il allait voir le chef frank…

— Pourquoi tant de feu dans cette forge ? — reprit l’intendant en faisant un pas vers le foyer derrière lequel se trouvait le réduit où se cachait Rosen-Aër. — T’amuses-tu donc à brûler du charbon sans nécessité ?

— Sans nécessité ? Non, puisque ce matin même je vais fondre l’or et l’argent que vous m’avez apportés hier.

— Mensonge ! les métaux se fondent au creuset, non pas à la forge…

— Ricarik, à chacun son métier. J’ai travaillé dans les ateliers du grand Éloi. Je sais mon état. Je vais d’abord exposer mes métaux au feu ardent de la forge, les marteler ensuite, puis je les mettrai au creuset ; la fonte en sera plus liée.

— Tu ne manques jamais de raisons.

— Parce que j’en ai toujours de bonnes à donner. Mais puisque vous voici, Ricarik, j’ai à vous demander plusieurs objets nécessaires pour cette fonte, la plus considérable que j’aie jamais faite dans ce monastère, puisque le vase d’argent doit avoir deux pieds de hauteur, ainsi que vous le voyez d’après le moule que voilà sur cette tablette.

— Que te faut-il ?

— J’aurais besoin d’un baril que je remplirai de sable au milieu duquel je placerai mon moule… Ce n’est pas tout… J’ai vu souvent, malgré les cercles qui entouraient les douves des barils, où l’on mettait les moules plongés dans le sable, ces douves éclater lorsque l’on versait dans le creux le métal en fusion. Il me faudrait donc une longue corde que j’enroulerais très-solidement autour du tonneau ; si les cercles éclatent, la corde du moins ne se rompra point. Il me faudrait, de plus, une non moins longue petite cordelle pour assujettir les parois du moule.

— Tu auras le baril, la corde et la cordelle.

— Encore un mot, Ricarik. Moi, et ces jeunes gens, nous serons forcés, pour cette fonte, de passer ici une partie de la nuit, les jours sont courts en cette saison. Faites-nous donner une outre de vin, à nous, qui ne buvons jamais que de l’eau ; cette largesse soutiendra nos forces durant notre rude labeur nocturne. J’ajouterai que les jours de fonte, dans l’atelier du grand Éloi, on régalait toujours les esclaves…

— Soit ! vous aurez votre outre de vin… aussi bien, c’est aujourd’hui jour de liesse en ce couvent, car un grand miracle vient d’avoir lieu…

— Un miracle ?

— Oui… un juste châtiment du ciel a frappé une bande d’aventuriers, à qui Karl le maudit avait eu l’audace de concéder cette abbaye, bien sacré de l’Église. Ils campaient cette nuit sur la jetée, comptant attaquer le monastère au point du jour ; mais l’Éternel, par un redoutable et surprenant prodige, a ouvert les cataractes du ciel. Les étangs se sont grossis, et tous les scélérats ont été noyés.

— Gloire à l’Éternel ! — cria le vieil orfévre en faisant signe aux apprentis d’imiter son enthousiasme, — gloire à l’Éternel ! qui noie les impies dans les cataractes de sa colère !

— Gloire à l’Éternel ! — répétèrent à tue-tête et en chœur les jeunes esclaves, — gloire à l’Éternel ! qui noie les impies dans les cataractes de sa colère !

— Miracle qui ne me surprend point du tout, Ricarik, — ajouta l’orfévre, — il est dû sans doute au bienheureux pouce de Saint-Loup, cette sainte relique que vous nous avez apportée hier. Elle aura opéré ce divin prodige.

— C’est probable… ainsi tu n’as pas besoin d’autre chose ?

— Non, — répondit le vieillard en se levant et examinant plusieurs caisses, — j’ai là pour la fonte du soufre et du bitume en suffisante quantité, le charbon ne manque point, l’un de mes apprentis va vous accompagner, Ricarik, il rapportera le baril, les cordes et l’outre de vin, seigneur intendant, ne l’oubliez pas !

— On vous la donnera plus tard, en vous distribuant vos pitances.

— Ricarik, nous ne pourrons quitter l’atelier d’un instant à cause de la fonte. Faites-nous distribuer ce matin, s’il vous plaît, notre pitance quotidienne, afin que nous ne soyons pas dérangés ; nous allons fermer la porte pour être tranquilles !

— J’y consens, que l’un de tes apprentis me suive, il rapportera toutes ces choses, mais que le vase soit fondu demain, sinon l’échine vous cuira.

— Vous pouvez assurer notre sainte et vénérable abbesse que le vase, en sortant du moule, sera digne d’un artisan qui a vu le grand Éloi manier la lime et le burin. — Et, s’adressant tout bas à l’un de ses apprentis, tandis que Ricarik se dirigeait vers la porte : — Ramasse en chemin une douzaine de cailloux gros comme des noix, cache-les dans ta poche et rapporte-les. — Et il ajouta tout haut : — Accompagne le seigneur intendant, mon garçon ; surtout, en revenant, ne t’amuse pas en route.

— Soyez tranquille, maître, — dit l’apprenti en faisant un signe d’intelligence au vieillard et suivant l’intendant, — vos ordres seront exécutés !

Le vieillard resta quelques instants sur le seuil, prêtant l’oreille aux pas de l’intendant qui s’éloignait ; après quoi, fermant la porte au verrou, il courut vers le caveau où se cachait Rosen-Aër, Septimine courut à la fenêtre, afin de voir si Berthoald s’y trouvait encore ! mais soudain elle s’écria, saisie d’effroi : — Grand Dieu ! le jeune chef est perdu !… l’eau a gagné le soupirail !

— Perdu ! mon fils ! — s’écria Rosen-Aër avec désespoir en se précipitant à la croisée malgré les efforts du vieillard pour la retenir. — Ô mon fils ! t’avoir revu pour te perdre… Amael ! Amael !…

— Elle nous trahit… si on l’entend au dehors ! — dit le vieillard avec terreur, en tâchant en vain d’arracher des barreaux où elle se cramponnait, cette malheureuse femme, qui appelait son fils d’une voix déchirante. Mais Amael (puisque Berthoald était pour lui un nom d’emprunt), Amael ne reparut pas. Le flot avait gagné l’ouverture du soupirail, et malgré la largeur du fossé qui séparait les deux bâtiments l’un de l’autre, on entendait le bruit sourd des eaux qui, s’engouffraient par cette ouverture, tombaient au fond du souterrain. Septimine, pâle comme une morte, ne trouvait pas une parole. Rosen-Aër, dans l’égarement de son désespoir, tâchait d’ébranler les épais barreaux de la fenêtre en murmurant d’une voix entrecoupée de sanglots : — Oh ! savoir qu’il est là… dans l’agonie… mourant !…

— Espoir ! — cria le vieillard, dont les larmes coulaient à la vue de cette douleur maternelle, — espoir !… Je fixe depuis un instant cette pierre couverte de mousse, à l’angle du soupirail, l’eau ne l’envahit pas ; elle ne monte plus… Voyez, voyez !

Septimine et Rosen-Aër essuyèrent leurs yeux et regardèrent la pierre que leur indiquait Bonaïk. Elle ne fut pas, en effet, submergée… Bientôt même le bruit des eaux s’engouffrant dans le soupirail s’amoindrit et cessa peu à peu.

— Il est sauvé ! — s’écria Septimine. — Merci, mon Dieu ! 



— Sauvé… — murmura Rosen-Aër d’un air de doute accablant. — Et s’il est tombé dans cette cave assez d’eau pour le noyer… Oh ! s’il vivait encore, il eût répondu à ma voix… Non, non ! il se meurt ! il est mort !…

— Maître Bonaïk, on frappe à la porte, — accourut dire l’un des apprentis. — Faut-il ouvrir ?

— Vite, retournez dans votre cachette, — dit le vieillard à Rosen-Aër ; et comme elle ne semblait pas l’entendre, il ajouta : — Mais vous voulez donc vous perdre, nous perdre tous ! nous qui sommes prêts à nous dévouer pour vous et votre fils ? — À ces mots, Rosen-Aër quitta la fenêtre et rentra dans le réduit, tandis que le vieillard, s’approchant de la porte, disait : — Qui est là ?

— Moi, maître Bonaïk, — répondit au dehors la voix de l’apprenti qui était sorti avec Ricarik, — moi, Justin.

— Entre vite, — dit l’orfévre au jeune garçon qui portait sur son épaule un baril vide et à sa main un panier renfermant des provisions, l’outre de vin et un gros paquet de cordes. Le vieillard, poussant les verrous de la porte, prit l’outre de vin dans le panier, et, allant vers le réduit où se cachait Rosen-Aër, lui dit : — Buvez un peu de vin pour vous réconforter ; c’est pour vous que je l’ai demandé.

Mais la mère d’Amael repoussa l’outre en s’écriant d’une voix désespérée : — Mon fils ! mon fils !

— Justin, — dit le vieillard à l’apprenti, — as-tu des cailloux ?

— Oui, maître Bonaïk, j’en ai rempli mes poches.

— Donne-m’en un. — Le vieillard prit la petite pierre et courut à la fenêtre en disant : — Si ce malheureux n’est pas noyé, il se doutera, en voyant tomber ce caillou dans la cave, que c’est un signal. — Et après avoir judicieusement visé et calculé le jet de sa pierre, l’orfévre la lança dans l’ouverture du soupirail. Rosen-Aër et Septimine, en proie à une anxiété mortelle, attendaient le résultat de la tentative de Bonaïk : les apprentis eux-mêmes gardaient un profond silence. Quelques moments se passèrent ainsi dans une attente pleine d’angoisses. — Rien… — murmura l’orfévre, les yeux ardemment fixés sur l’ouverture du soupirail, — rien…

— Il est mort ! — s’écria Rosen-Aër, tandis que Septimine la retenait entre ses bras. — Je ne le verrai plus !

— Une autre pierre ! — dit le vieillard. Et il lança un second caillou dans le souterrain. Ce fut encore un moment d’angoisse : toutes les respirations étaient suspendues. Enfin, au bout de quelques instants, Rosen-Aër, se dressant sur la pointe des pieds, s’écria : — Ses mains ! je vois ses mains ! il se cramponne aux barreaux du soupirail ! Merci, Hésus ! merci… vous me l’avez rendu ! — Et elle tomba à genoux.

Bonaïk vit alors la pâle figure d’Amael encadrée de ses longs cheveux ruisselants d’eau, apparaître entre les barreaux. Le vieillard lui fit signe de disparaître de nouveau, en disant à voix basse, et comme s’il avait pu être entendu par le prisonnier : — Et maintenant, cachez-vous, cachez-vous, et attendez ! — Se retournant alors vers Rosen-Aër : — Votre fils m’a compris ; mais, je vous en supplie, du calme… pas d’imprudence. — Allant ensuite à son établi, où se trouvaient plusieurs morceaux de parchemin, dont il se servait pour dessiner les modèles de ses orfévreries, il écrivit ces mots : — « Si l’eau n’a pas tellement envahi le souterrain que vous puissiez y rester sans danger jusqu’à la nuit, donnez trois secousses à la cordelle au bout de laquelle sera attachée la pierre qui aura ce billet pour enveloppe ; en ce cas, cette cordelle nous servira de moyen de communication ; lorsque vous la verrez s’agiter, préparez-vous à recevoir un nouvel avis : jusque-là, ne paraissez pas au soupirail. Votre mère espère comme nous vous sauver. Courage et confiance ! »

Ces mots écrits, l’orfévre enveloppa un caillou avec ce parchemin, heureusement, de sa nature, imperméable, lia le tout au moyen de la corde, au milieu de laquelle il attacha un petit morceau de fer afin de la faire plonger dans l’eau, et de rendre ainsi invisible ce moyen de correspondance entre l’atelier et le souterrain ; puis il lança dans le soupirail la pierre, à laquelle était attachée la cordelle, dont il garda l’extrémité dans sa main. Quelques moments après, trois secousses données à cette corde annoncèrent à Bonaïk qu’Amael pouvait rester jusqu’au soir sans danger dans sa prison, et qu’il exécuterait les recommandations du vieillard. Cette espérance ranima l’espoir de Rosen-Aër, et, dans l’élan de sa reconnaissance, elle prit les mains de l’orfévre en lui disant : — Bon père, vous le sauverez, n’est-ce pas ? vous le sauverez ?

— J’y tâcherai, pauvre femme ! mais laissez-moi rassembler mes esprits… À mon âge, voyez-vous, de pareilles émotions sont rudes ; il faut, pour réussir, agir avec prudence et réflexion. Aussi vais-je réfléchir, l’entreprise est difficile…

Pendant que l’orfévre pensif, accoudé sur son établi, appuyait son front dans sa main, et que les apprentis demeuraient silencieux et inquiets, Rosen-Aër, rappelant ses souvenirs, dit à Septimine : — Mon enfant, vous avez dit que mon fils avait été bon pour vous comme un ange du ciel… où l’avez-vous donc connu ?

— Près de Poitiers, au couvent de Saint-Saturnin… Ma famille et moi, touchées de compassion pour un jeune prince, un enfant, retenu prisonnier dans ce monastère, nous avons voulu favoriser l’évasion de ce pauvre petit ; tout a été découvert ; on voulait me châtier d’une manière honteuse, infâme ! — ajouta la Coliberte en rougissant encore à ce souvenir. — On voulait me vendre, me séparer de mon père, de ma mère… Alors, votre fils, favori de Karl, le chef des Franks…

— Mon fils ?

— Oui, le seigneur Berthoald.

— Berthoald ?

— Hélas ! ainsi s’appelle celui qui est renfermé dans ce souterrain… 


— Mon fils Amael, portant le nom de Berthoald ! mon fils, favori du chef des Franks ! — s’écria Rosen-Aër, frappée de stupeur. — Mon fils, élevé dans l’horreur des conquérants de la Gaule, ces oppresseurs de notre race ! mon fils, favori de l’un d’eux ! non, non… tes souvenirs te trompent…

— Mes souvenirs me tromper… Oh ! je vivais cent ans, que jamais je n’oublierai ce qui s’est passé au couvent de Saint-Saturnin, la touchante bonté du seigneur Berthoald envers moi, qu’il ne connaissait pas. N’a-t-il pas obtenu de Karl ma liberté, celle de mon père et de ma mère ? N’a-t-il pas été assez généreux pour me donné de l’or afin de subvenir aux besoins de ma famille ?

— Ma raison se perd à chercher le secret de ce mystère ; la troupe de guerriers qui nous emmenaient esclaves, s’est en effet arrêtée à l’abbaye de Saint-Saturnin, — reprit Rosen-Aër avec angoisse et elle ajouta : — Mais si celui-là, que tu appelles Berthoald, a obtenu ta liberté du chef des Franks, comment es-tu esclave ici, pauvre enfant ?

— Le seigneur Berthoald s’est fié à la parole de Karl, et Karl s’est fié à la parole du supérieur du couvent ; mais après le départ du chef des Franks et de votre fils, l’abbé, qui m’avait déjà vendue à un juif, a maintenu le marché… En vain j’ai imploré les guerriers que Karl avait laissés au monastère pour en prendre possession et garder le petit prince, mes prières ont été vaines ; j’ai été séparée de ma famille. Le juif a gardé l’or que votre fils m’avait donné généreusement, et m’a emmenée en ce pays ; il m’a vendue à l’intendant de cette abbaye, qui a été octroyée par Karl au seigneur Berthoald, ainsi que je l’ai appris au couvent de Saint-Saturnin.

— Cette abbaye octroyée à mon fils !… lui, compagnon de guerre de ces Franks maudits ! lui, traître ! lui, renégat ! Oh ! si tu dis vrai, honte et malheur sur mon fils !…

— Traître ! renégat ! le seigneur Berthoald ! lui, le plus généreux des hommes ! lui qui m’eût arrachée à l’esclavage sans la cruauté de l’abbé, qui m’a livrée au juif Mardochée.



— Ce juif s’appelait ainsi ?

— Vous le connaissez ?

— Écoute, pauvre enfant, et tu comprendras ma douleur… Après une grande bataille livrée près de Narbonne contre les Arabes, j’ai été prise par les guerriers de Karl : le butin, les esclaves ont été tirés au sort ; on nous a dit, à moi et à mes compagnes, que nous appartenions au chef Berthoald et à ses hommes.

— Vous… esclave de votre fils ! Mais il l’ignorait, mon Dieu !

— Oui, de même que j’ignorais que mon nouveau maître Berthoald… fût mon fils, Amael.

— Durant ce voyage du Languedoc ici, votre fils ne vous a pas vue ?

— Nous étions huit ou dix femmes esclaves dans chaque chariot couvert, nous suivions l’armée de Karl. Parfois les hommes du chef Berthoald venaient nous voir, et… mais je n’offenserai pas ta pudeur, pauvre enfant, en te racontant ces violences infâmes ! — ajouta Rosen-Aër en frémissant à ces souvenirs de dégoût et d’horreur. — Mon âge m’a préservée d’une honte à laquelle j’aurais d’ailleurs échappé par la mort… Mon fils n’a jamais pris part à ces immondes orgies mêlées de cris, de larmes et de sang ; car on frappait jusqu’au sang les malheureuses qui voulaient échapper à ces outrages. Nous sommes ainsi arrivées jusqu’aux environs du couvent de Saint-Saturnin ; là, nous avons fait, une halte de quelques heures. Le juif Mardochée se trouvait alors dans ce monastère ; apprenant sans doute qu’à la suite de l’armée il y avait des esclaves à acheter, il s’est rendu près de nous, accompagné de quelques hommes de la bande de Berthoald. Tu as été vendue, pauvre enfant, tu sais l’horrible examen que vous font subir ces marchands de chair gauloise ?

— Oui, oui, cette honte, je l’ai subie devant les moines de Saint-Saturnin lorsqu’ils m’ont vendue au juif, — répondit Septimine en cachant dans ses mains son visage empourpré de confusion. Rosen-Aër poursuivit : — Des femmes, des jeunes filles, malgré leurs prières, leur résistance, ont été dépouillées de leurs vêtements et profanées, souillées par les regards des hommes qui voulaient nous vendre et nous acheter ! À cette honte, mon âge n’a pu me soustraire… — Et, fondant en larmes et tordant ses mains avec désespoir, la mère d’Amael ajouta en gémissant : — Et voilà ces Franks dont mon fils est le compagnon de guerre ! Il s’unit avec eux ! combat avec eux ! possède comme eux des esclaves de sa race ! et parmi ces esclaves, ainsi outragées, il a sa mère ! justice du ciel ! sa mère !

— Oh ! c’est horrible ! mais il ignorait cela… et puis, comment, lui, étant de notre race, s’est-il réuni aux Franks ?

— Cette indignité confond ma raison, révolte mon cœur. À l’âge de quinze ans, mon fils a disparu de la vallée de Charolles, où nous vivions libres et heureux… Que s’est-il passé depuis ? je l’ignore…

En entendant prononcer le nom de la vallée de Charolles, Bonaïk, jusqu’alors pensif, tressaillit, puis prêta l’oreille à la suite de l’entretien de la Coliberte et de la mère d’Amael, qui reprit : — Revenons à ce juif, il a peut-être le secret de la vie de mon fils.

— Ce juif… et comment ?

— Malgré ma douleur, lorsque ce juif vint nous marchander, je subis le sort commun, je fus dépouillée de mes vêtements… Oh ! pour la sainteté de mon nom de mère, que mon fils ignore toujours ma honte ! cette pensée serait l’éternel et juste remords de sa vie, s’il doit vivre… — ajouta Rosen-Aër à voix basse, afin de n’être entendue que de Septimine. — Pendant que je subissais donc le sort de mes compagnes d’esclavage… le juif remarqua sur mon bras gauche ces deux mots tracés en caractères ineffaçables : Brenn-Karnak.

Brenn-Karnak ! — reprit la Coliberte d’une voix plus élevée ; aussi fut-elle entendue par le vieillard. — Quels sont ces noms ? pourquoi étaient-ils tracés sur votre bras ?

— Cet usage, depuis plusieurs générations, a été adopté parmi nous, car, hélas ! en ces temps de troubles, de guerres continuelles, les familles sont exposées à être séparées, dispersées au loin, et un signe indélébile peut les aider à se reconnaître. — À peine Rosen-Aër avait-elle prononcé ces mots, que s’approchant d’elle, Bonaïk, ému, troublé, s’écria : — Vous êtes de la race de Joel, le brenn de la tribu de Karnak ?

— Oui, bon père ; mais d’où savez-vous ?…

— Vous habitiez en Bourgogne la vallée de Charolles ? jadis concédée à Loysik, frère de Ronan, par le roi Clotaire Ier ?

— Mais encore une fois, bon père, comment savez-vous cela ? — Le vieillard releva la manche de son sarrau, et, du doigt, montra ces deux mots : Brenn-Karnak, tracés sur son bras. — Vous aussi ? — s’écria Rosen-Aër, — vous aussi... de la famille de Joel ?…

— L’un de mes aïeux était Kervan, frère de Ronan.

— Votre famille habitait en Bretagne, près de Karnak ?

— Oui, et mon frère Allan ou ses enfants n’ont sans doute pas quitté le berceau de notre race.

— Et comment êtes-vous tombé en esclavage ?

— Notre tribu, passant la frontière, est venue, selon la coutume immémoriale, vendanger en armes les vignes des Franks, vers le pays de Rennes. J’avais quinze ans, j’accompagnais mon père dans cette expédition ; une troupe de Franks nous a attaqués ; pendant le combat, j’ai été séparé de mon père, puis emmené esclave au loin. Revendu d’un maître à un autre, le hasard m’a conduit en ce pays où je suis depuis douze ans. Hélas ! souvent mes yeux se sont tournés vers les frontières de notre vieille et bien-aimée Bretagne, toujours libre ! mais mon grand âge, l’habitude d’un métier qui me plaît et me console, m’ont empêché de songer à une évasion. Ainsi, nous sommes parents !… Ce malheureux qui est là, près de nous, captif, est de notre sang ?… Mais comment était-il devenu le chef de cette troupe de Franks que l’inondation vient d’engloutir ?

— Je racontais à cette pauvre enfant qu’un juif, marchand d’esclaves, ayant vu sur mon bras ces deux mots : Brenn-Karnak, parut surpris, et me dit : — « N’as-tu pas un fils âgé de vingt-quatre ans, qui porte, comme toi, ces deux mots tracés sur son bras ? » — Malgré l’horreur que m’inspirait ce juif, ces mots ranimèrent en moi l’espérance de retrouver mon fils : — Oui, — ai-je répondu ; — depuis dix ans mon fils a disparu des lieux que j’habitais. — « Et tu habitais la vallée de Charolles ? » — m’a demandé le juif. — Tu connais donc mon fils ? — me suis-je écriée ; mais, cet homme, sans me répondre, s’est éloigné avec un sourire cruel…

— Et depuis, — reprit Septimine, — ne l’avez-vous jamais revu ?

— Jamais ! Les chariots se sont remis en route pour ce pays, où je suis arrivée avec mes compagnes d’esclavage. Toutes ont dû périr par l’inondation de cette nuit, et sans le dévouement de cette courageuse enfant, je perdais aussi la vie…

— Le juif Mardochée, — reprit le vieil orfévre en réfléchissant, — ce marchand de chair gauloise, grand ami de l’intendant Ricarik, est venu depuis peu de jours fort souvent ici ; il se trouvait au couvent de Saint-Saturnin lors de la donation de cette abbaye à votre fils et à ses hommes ; il aura, sans nul doute, pris les devants afin d’avertir l’abbesse, aussi a-t-elle fait ses préparatifs de défense contre les guerriers qui venaient la déposséder.

— Le juif a, en effet, voyagé très-rapidement depuis son départ du couvent de Saint-Saturnin, d’où il m’a emmenée, — reprit Septimine. — Nous n’étions que trois esclaves et lui dans un petit chariot léger, attelée de deux chevaux. Il a dû arriver ici deux ou trois jours avant la troupe du seigneur Berthoald, retardée dans sa marche par ses nombreux bagages.

— Ainsi, le juif aura prévenu Méroflède, lui révélant sans doute que le prétendu chef frank Berthoald était de race gauloise, — reprit Bonaïk ; — de là cette vengeance de l’abbesse, qui a fait jeter votre fils dans ce souterrain, croyant sans doute l’exposer à une mort certaine. Il s’agit maintenant de le sauver, vous aussi, nous aussi ; car rester en ce couvent après l’évasion de votre fils, ce serait exposer à la vengeance de l’abbesse ces pauvres apprentis et Septimine. 


— Oh ! bon père ! comment faire ? — reprit Septimine en joignant les mains. — Personne ne peut entrer dans ce bâtiment au-dessous duquel est enfermé le seigneur Berthoald…

— Nomme-le Amael, mon enfant, — reprit Rosen-Aër avec amertume. — Ce nom de Berthoald me rappelle sans cesse une honte que je voudrais oublier…

— Tirer Amael de ce souterrain n’est point chose impossible, — reprit l’orfévre en hochant la tête. — J’ai réfléchi là-dessus tout à l’heure, et nous avons, je crois, quelques chances de succès.

— Mais, bon père, — dit Rosen-Aër, — et les barreaux de la fenêtre de cet atelier ? ceux du soupirail de la cave où est enfermé mon fils ? enfin ce large et profond fossé ! que d’obstacles !

— Ces obstacles ne sont pas les plus difficiles à surmonter. Supposons la nuit venue, Amael délivré nous a rejoint, que faire ?

— Quitter l’abbaye, — dit Septimine ; — fuir tous…

— Et par quel moyen, mon enfant ? Ignores-tu qu’à la chute du jour la porte de la jetée est fermée ? Le gardien veille ; puis, eût-on franchi cette porte, l’inondation couvre la chaussée ; il faudra deux ou trois jours pour que les eaux se soient retirées tout à fait ; d’ici là, cette abbaye restera environnée d’eau comme une île.

— Maître Bonaïk, — reprit un des jeunes apprentis, — et les bateaux de pêche ?

— Où sont-ils amarrés d’ordinaire, mon garçon ?

— Du côté de la chapelle.

— Il faudrait donc, pour y arriver, traverser la cour intérieure du cloître, et la porte est chaque soir verrouillée intérieurement !

— Hélas ! — dit Rosen-Aër, — faut-il renoncer à tout espoir ?

— Jamais il ne faut désespérer. Occupons-nous d’abord d’Amael. Quoi qu’il lui arrive, une fois hors du souterrain, son sort ne pourra guère empirer. Maintenant, mes enfants, un dernier mot, — ajouta l’orfévre en s’adressant aux apprentis. — Ce que nous allons tenter est grave ; il y va de votre vie et de la nôtre… Vous n’avez pas à hésiter : il faut nous seconder ou nous trahir. Nous trahir serait une méchante action, cependant vous n’avez d’autre intérêt à cette évasion que l’espoir incertain de recouvrer votre liberté. Voulez-vous nous trahir ? dites-le franchement, tout de suite… alors je n’entreprendrai rien, le sort de cette digne femme et de son fils s’accomplira… Si, au contraire, avec notre aide, nous parvenons à sauver Amael et à sortir de cette abbaye, voici mon projet : Il y a, dit-on, près de quatre journées de marche d’ici aux limites de l’Armorique, seule terre libre de la Gaule aujourd’hui. Nous tâcherons d’y arriver ; une fois en Bretagne, nous n’aurons rien à craindre, nous prendrons la route de Karnak ; nous y trouverons mon frère ou ses descendants, notre tribu vous accueillera comme des enfants de la famille ; d’apprentis orfévres, vous deviendrez apprentis laboureurs, à moins que vous ne préfériez continuer votre métier dans quelques villes de Bretagne ; non plus en artisans esclaves, mais en artisans libres. Réfléchissez mûrement, et décidez-vous : la journée s’avance, le temps est précieux.

Justin, l’un des apprentis, après s’être consulté à voix basse avec ses compagnons, répondit au vieillard : — Notre choix n’est pas douteux, maître Bonaïk ; nous tâcherons, comme vous, de rendre un fils à sa mère ; quoi qu’il arrive, nous partagerons votre sort !

— Merci, oh ! merci, généreux enfants ! — dit Rosen-Aër les yeux remplis de larmes. — Hélas ! je ne peux vous offrir que la reconnaissance d’une mère !…

— Et maintenant, — reprit vivement l’orfévre, qui parut retrouver la vivacité de sa jeunesse, — assez de paroles, agissons ! Deux d’entre vous vont s’occuper de scier les barreaux de la fenêtre de l’atelier, mais sans les faire tomber.

— C’est entendu, père Bonaïk, — dit Justin ; — les barreaux resteront en place… il ne faudra plus qu’un coup de lime pour les mettre à bas.

— Bon ; il n’y a, du reste, pas à craindre d’être vu au dehors ; le corps du bâtiment qui nous fait face est dépourvu de croisées donnant de notre côté.

— Mais les barreaux du soupirail de la cave où est enfermé mon fils ?…

— Il les sciera au moyen de cette lime lancée dans son cachot, enveloppée d’un nouveau billet, dans lequel je vais écrire à Amael ce qu’il doit faire. — Et le vieillard, s’asseyant à son établi, écrivit les lignes suivantes, que la Coliberte, penchée derrière lui, lisait à mesure et tout haut : — « Avec cette lime, vous scierez les barreaux du soupirail sans les détacher complètement ; la nuit venue, vous les enlèverez. Trois secousses données à la cordelle dont vous avez l’un des bouts, nous avertiront que vous êtes prêt. Alors, vous attirerez vers le soupirail un baril vide que nous aurons attaché à l’extrémité de la cordelle. »

— Oh ! — s’écria Septimine, — je comprends maintenant pourquoi vous avez demandé ce baril !

— Quoi ! — reprit Rosen-Aër, non mois étonnée que la jeune fille, — vous avez eu, bon père, assez de présence d’esprit pour songer à l’instant même à ce moyen d’évasion ?

— Il fallait y songer alors… ou point du tout, mes enfants, — répondit le vieil orfévre en continuant d’écrire.

— Et nous autres, qui sommes du métier pourtant, nous croyions bonnement qu’il s’agissait de la fonte, — reprit Justin. — Quel bon tour ! C’est ce méchant Ricarik qui aura lui-même fourni la corde et le baril !

— « Lorsque le baril sera près du soupirail, » — reprit Septimine en continuant de lire ce qu’écrivait le vieillard, — « vous saisirez fortement, de vos deux mains, une corde dont ce tonneau sera entouré ; puis, y prenant votre appui, vous vous mettrez à l’eau, vous le pousserez devant vous, et nous l’attirerons doucement jusqu’à la fenêtre, qu’il vous sera très-facile alors d’escalader avec notre aide. »


— Oh ! bon père, — dit Rosen-Aër avec attendrissement, — il est sauvé !

— Hélas ! non, pas encore, pauvre femme ! Je vous l’ai dit : le tirer de ce souterrain est possible ; mais ensuite il faudra sortir de ce maudit couvent… Enfin, nous essayerons. — Et il se remit à écrire ces dernières lignes, aussi lues tout haut par Septimine : — « Il se peut que vous sachiez nager ; mais pas d’imprudence ! les meilleurs nageurs se noient ; réservez vos forces afin de pouvoir aider votre mère à fuir de cette abbaye. Lorsque vous aurez lu ce parchemin, déchirez-le, ainsi que le premier, en petits morceaux, jetez-les dans le coin le plus obscur de votre cachot, car il est possible que l’on vienne vous retirer de ce souterrain avant ce soir. »

— Ô mon Dieu ! — dit Rosen-Aër en joignant les mains avec douleur, — nous n’y avions pas songé : ce malheur est possible.

— Hélas ! il faut tout prévoir, — reprit le vieillard en terminant d’écrire ce qui suit : — « Ne désespérez pas, et confiez-vous en Hésus, le Dieu de nos pères ! »

— Ah ! — murmura douloureusement Rosen-Aër, — la foi de ses pères, les enseignements de sa famille ! les souffrances de sa race ! la haine de l’étranger… il a tout oublié !

— Mais la vue de sa mère lui aura tout rappelé, — répondit le vieillard. — Et il donna une secousse à la cordelle pour avertir Amael ; celui-ci répondit de la même manière à ce signal. Alors, Bonaïk, enveloppant la lime dans le parchemin, la lança de l’autre côté du fossé, visant de nouveau avec justesse le soupirail de la cave au fond duquel elle tomba. Amael, après avoir pris connaissance des nouvelles instructions du vieillard, parut derrière les barreaux. Ses regards avides semblaient demander la présence de sa mère. — Il vous cherche des yeux, — dit, sans pouvoir retenir ses larmes, la Coliberte à Rosen-Aër ; — ne lui refusez pas cette consolation !

La matrone gauloise soupira, et, s’appuyant sur Septimine, fit deux pas rers la croisée ; alors, d’un air solennel et résigné, elle leva un doigt vers le ciel, comme pour dire à son fils de se confier au dieu de ses pères. Amael, à la vue de sa mère et de Septimine, dont la douce image lui était toujours restée présente depuis leur première entrevue au couvent de Saint-Saturnin, joignit ses mains avec force, et ses traits exprimèrent à la fois résignation, respect, reconnaissance.

— Et maintenant, mes enfants, — dit l’orfévre aux jeunes esclaves, — prenez vos limes et sciez les barreaux ; moi et l’un de vous, nous allons mettre le creuset sur le brasier, y fondre les métaux. Ricarik peut venir, il faut qu’il nous croie occupés de notre fonte. La porte est fermée en dedans : vous, Rosen-Aër, restez près de l’entrée du caveau, afin de pouvoir vous y cacher dans le cas où ce maudit intendant reviendrait ici, ce qui est peu probable, car, sa tournée du matin finie, nous ne le revoyons, Dieu merci, presque jamais dans la journée ; mais la moindre imprudence pourrait nous perdre tous !




La nuit est venue, l’abbesse Méroflède, vêtue de ses habits religieux, est à demi couchée sur le lit de la salle du festin, où, la veille, Amael s’est assis près d’elle : le pâle visage de cette femme est sinistre, pensif. Ricarik, assis devant la table éclairée par un flambeau de cire, vient d’écrire une lettre sous la dictée de l’abbesse : — Madame, — lui dit-il, — vous n’avez plus qu’à apposer votre signature sur cette missive à l’évêque de Nantes. — Et comme Méroflède ne répondait pas, absorbée qu’elle était dans ses pensées, l’intendant reprit d’une voix plus haute : — Madame, j’attends votre signature.

Alors, Méroflède, le front appuyé sur sa main, l’œil fixe, le sein palpitant, dit à l’intendant d’une voix lente et creuse : — Lorsque ce matin tu es allé le revoir dans ce cachot, que t’a-t-il dit ?

— De qui parlez-vous, madame ?

— Eh ! de qui te parlerai-je, sinon de Berthoald ?

— Il est, madame, resté muet et sombre. 


L’abbesse se leva brusquement, marcha çà et là avec agitation ; faisant ensuite un violent effort sur elle-même, elle dit à l’intendant : — Va chercher Berthoald !

— Madame…

— Obéiras-tu !…

— Mais le messager que vous avez demandé attend cette lettre pour l’évêque de Nantes : le bateau est prêt avec quatre rameurs.

— Que me fait l’évêque de Nantes et ton bateau ? Va me chercher Berthoald…

— J’obéis.

Ricarik se dirigea lentement vers l’entrée de la salle ; il allait disparaître derrière le rideau, lorsque Méroflède, après une violente hésitation, lui cria : — Non… reviens ! — Et, se laissant tomber sur son lit en cachant sa figure entre ses mains, l’abbesse poussa des gémissements douloureux qui ressemblaient aux hurlements d’une louve blessée. L’intendant se rapprochant attendit, silencieux, que la crise violente à laquelle Méroflède était en proie fût calmée. Au bout de quelques instants l’horrible femme se releva, la joue en feu, l’œil étincelant, la lèvre dédaigneuse, s’écriant : — Je suis trop lâche ! Oh ! cet homme ! cet homme ! il me payera cher ce qu’il me fait souffrir ! — Et après s’être encore promenée avec agitation, elle parut se calmer, se rejeta sur le lit, et dit à l’intendant : — Relis-moi cette lettre… j’étais folle…

L’intendant lut ce qui suit : — « Méroflède, servante des servantes du Seigneur, à son très-cher père en Christ, Arsène, évêque du diocèse de Nantes, salut respectueux. Très-cher père, le Seigneur, par un éclatant miracle, nouvelle preuve de sa prédilection pour les humbles vierges qui vivent de sa foi et de parole, vient de montrer quels terribles châtiments il réserve aux impies qui l’outragent en la personne de ses pauvres filles. Karl, chef des Franks, contempteur de toutes les lois divines, désolateur de l’Église, dévastateur de ses biens sacrés, persécuteur des fidèles, avait eu la


sacrilége audace d’octroyer à une bande de ses hommes de guerre la possession de cette abbaye-ci, patrimoine de Dieu ; le chef de ces aventuriers m’a sommée outrageusement d’avoir à quitter ce monastère, ajoutant que si je n’obéissais, il nous attaquerait de vive force au point du jour. Ces maudits, fils aînés de Satan, pour être plus à portée d’accomplir leur œuvre de damnation éternelle, ont campé la nuit dernière aux approches de l’abbaye, menaçant moi et mes chères filles en Christ, d’un sort épouvantable. Mais l’œil du Seigneur veillait sur nous autres, faibles brebis ; il a su nous défendre contre les loups ravisseurs. Cette nuit, par la vengeresse volonté du Tout-Puissant, les cataractes du ciel se sont ouvertes avec un fracas effrayant ; un déluge non moins formidable que celui qui a couvert la terre en punition des crimes des premiers hommes, est venu fondre sur les suppôts du démon et de Karl le maudit, qui, dans l’ombre de la nuit, attendaient l’aurore pour profaner la sainte retraite des vierges du Seigneur. Les flots des étangs, ainsi miraculeusement gonflés, ont englouti ces sacrilèges, pas un n’a éclıappé au châtiment céleste ! Prodige effrayant ! ces eaux, jusqu’alors limpides, sont devenues tout à coup bitumineuses et bouillantes par l’immersion des âmes infernales qu’elles engouffraient. Des lueurs rouges et sulfureuses ont, pendant un instant, sillonné la profondeur des ondes, comme si une bouche de l’enfer se fût ouverte pour recevoir sa détestable proie. La justice du Seigneur accomplie, les eaux redevenues calmes, limpides, sont rentrées paisiblement dans leur lit, de même qu’elles se sont retirées après le déluge ; de même encore qu’après le déluge, le ciel étant redevenu serein, la blanche colombe de paix et d’espérance est sortie de l’arche sainte, cette lettre, ô mon vénérable père en Christ, ira vers toi t’apprendre ce récent et prodigieux miracle, afin que, si tu le juges à propos, tu le fasses connaître dans toute l’étendue de ton diocèse ; cette nouvelle et éclatante preuve de la toute-puissance du Seigneur devant édifier, réconforter, consoler, délecter les âmes pieuses et terrifier les impies. Je termine en te demandant ta bénédiction apostolique. » Après avoir lu cette lettre, Ricarik dit à l’abbesse : — Et maintenant, madame, veuillez signer.

Méroflède prit la plume, écrivit au bas de l’épître : — Méroflède, abbesse de Meriadek. — Après quoi elle ajouta avec un sourire sardonique : — Le miracle me semble suffisamment justifié ; l’évêque de Nantes est habile homme, il saura faire valoir la chose ; dans cent ans encore l’on parlera du prodige insigne qui a protégé les vierges saintes du couvent de Meriadek… Ah ! — reprit Méroflède d’un air sinistre en appuyant son front brûlant entre ses mains, — je rirais bien si je n’avais l’enfer dans l’âme !

— Quoi ! madame, toujours ce Berthoald ?

— Oui, malheur à moi ! Oh ! ce que j’éprouve pour lui est un mélange de mépris, de haine et de frénésie amoureuse… Cela m’épouvante… Jamais, non, jamais jusqu’ici je n’ai ressenti ce que je ressens à cette heure pour cet homme !

— Il est pourtant un moyen, madame, de vous délivrer de ces angoisses… Ce moyen, je vous l’ai proposé…

— Prends garde ! ta vie me répond de la sienne !

— Mais quels sont vos desseins ?

— Est-ce que je le sais… tantôt je veux lui faire souffrir mille morts, tantôt tomber à ses genoux, lui demander grâce… tantôt… mais, tiens, je te l’ai dit, je suis folle… folle ! — Et l’horrible créature se tordit en hurlant sur le lit, mordant les coussins ou les déchirant de ses ongles avec une sorte de furie sauvage ; puis, se relevant soudain, les yeux à la fois humides de larmes et étincelants de passion, elle dit à Ricarik : — Où est la clef du cachot de Berthoald ?

— Elle est dans ce trousseau, — répondit l’intendant en montrant plusieurs clefs pendues à sa ceinture.

— Donne-moi cette clef.

— Quoi ! vous voulez ?…

— Donne… donne… 


— La voici, — dit l’intendant en détachant du trousseau une grosse clef de fer. Méroflède prit la clef, la regarda en silence, et resta quelques instants rêveuse.

— Madame, — reprit Ricarik, — je vais faire partir le messager qui attend votre lettre pour l’évêque de Nantes.

— Va, va… porte cette lettre et reviens.

— J’irai aussi jeter un coup d’œil dans l’atelier du vieil orfévre… il doit fondre aujourd’hui le grand vase d’argent.

— Eh ! que m’importe ! je ne songe plus au vase d’argent !

— Moi, j’y songe, madame. Je ne sais pourquoi il m’est venu quelque doute à l’esprit ; il m’a semblé, ce matin, remarquer certain embarras sur les traits de ce rusé vieillard ; il m’a prévenu qu’il s’enfermerait toute la journée ; il complotte peut-être avec ses apprentis de dérober une partie du métal. Il m’a prévenu que la fonte ne commencerait guère qu’à la nuit ; voici la nuit, je veux assister à la fonte, puis je reviendrai, madame. Vous n’avez pas d’autres ordres à me donner ?

Méroflède resta plongée dans ses rêveries, tenant dans sa main la clef du cachot d’Amael ; après quelques moments de silence, et sans lever ses yeux toujours fixés sur le sol, elle dit à l’intendant :

— En sortant d’ici tu diras à Madeleine de m’apporter ma mante et une lampe allumée.

— Votre mante, madame ? Vous voulez donc sortir ? Serait-ce pour aller trouver Berthoald dans son cachot ?…

Méroflède interrompit l’intendant en frappant du pied avec colère, et d’un geste impérieux lui montra la porte.




Bonaïk, ses apprentis, Rosen-Aër et Septimine, enfermés depuis le matin dans l’atelier, avaient impatiemment attendu la nuit ; tout était préparé pour l’évasion d’Amael lorsque le jour tomba : la lueur du brasier de la forge et du fourneau éclairait seule l’atelier ; les barreaux des fenêtres venaient d’être enlevés.

— Vous êtes jeunes et vigoureux, — dit le vieillard aux esclaves apprentis ; — à défaut d’autres armes, les barres de fer enlevées de la croisée pourront vous servir ; déposez-les dans un coin. Maintenant, passez le baril par la fenêtre, et attachez à l’un des cercles cette cordelle, dont l’un des bouts est aux mains d’Amael ; il est prêt, car il vient de répondre à notre signal.

Rosen-Aër et la Coliberte, le cœur palpitant d’espérance et d’angoisse, se tenaient auprès de la fenêtre serrées l’une contre l’autre. Les apprentis mirent le baril dehors ; les ténèbres étaient profondes, l’on ne distinguait pas même la blancheur du bâtiment dont la partie basse servait de cachot à Amael. Bientôt, attiré par lui, le baril disparut dans l’ombre ; à mesure qu’il s’éloignait, l’un des apprentis déroulait peu à peu la corde dont le tonneau était entouré ; elle devait servir à le ramener, lorsque le fugitif y aurait pris son point d’appui. À ce moment, il se fit un grand silence dans l’atelier ; toutes les respirations semblaient suspendues ; malgré la nuit, nuit si noire que l’on n’apercevait absolument rien au dehors, tous les regards cherchaient à percer ces ténèbres. Enfin, au bout de quelques minutes d’anxiété, l’apprenti qui, penché à la fenêtre, tenait la corde destinée à ramener le baril, dit au vieillard : — Maître Bonaïk, le prisonnier est sorti de la cave ; il s’appuie sur le tonneau, je viens de sentir la corde se raidir.

— Alors, mon garçon, tire à toi… tire doucement sans secousse.

— Il vient, — reprit joyeusement l’apprenti ; — le poids du prisonnier pèse maintenant sur le tonneau.

— Grand Dieu ! — s’écria Rosen-Aër, — voyez, dans le souterrain, cette lumière… tout est perdu !…

En effet, une vive lueur, produite par la clarté d’une lampe, apparaissant soudain dans l’intérieur de la cave, l’ouverture demi-circulaire du soupirail se dessina lumineuse à travers les ténèbres ; cette réverbération, se projetant jusque sur l’eau du fossé, éclaira le fugitif, qui, à demi plongé dans l’onde, se soutenait en s’appuyant des deux mains sur le tonneau flottant. À ce moment, Méroflède, enveloppée de sa mante écarlate à capuchon rabattu, parut au soupirail ; elle se cramponnait à deux des barreaux qu’Amael n’avait pas eu besoin de scier pour se frayer un passage… À la vue du fugitif, l’abbesse poussa un hurlement de rage, et cria par deux fois : — Berthoald ! Berthoald !… — Puis elle disparut, emportant sa lampe avec elle, de sorte qu’au dehors tout fut de nouveau plongé dans l’obscurité. L’apprenti qui attirait le tonneau, effrayé de l’apparition de l’abbesse, se rejeta vivement en arrière et abandonna la corde de sauvetage… l’orfévre, heureusement, la saisit, et au milieu de l’épouvante de tous, amena le baril jusqu’au bord de la fenêtre en disant : — Sauvons d’abord Amael…

Grâce au tonneau qui flottait presque à fleur de la croisée, elle fut facilement escaladée par le prisonnier ; son premier mouvement, en arrivant dans l’atelier, fut de se jeter au cou de sa mère… Tous deux oubliaient le danger dans un embrassement passionné, lorsque l’on frappa fortement à la porte.

— Malheur à nous… — murmura l’un des apprentis, — c’est l’abbesse !…

— Impossible, — dit l’orfèvre ; — pour remonter du cachot, faire le tour du cloître, traverser les cours et venir ici, il lui faut plus de dix minutes.

— Bonaïk, — dit au dehors la rude voix de Ricarik, — ouvre à l’instant la porte…

— Oh ! que faire ! Le réduit au charbon est trop étroit pour y cacher Rosen-Aër et son fils, — murmura le vieillard ; et il répondit très-haut en se tournant vers la porte : — Seigneur intendant, nous sommes au moment de la fonte ; nous ne pouvons la quitter…

— C’est justement à la fonte que je veux assister ! — cria l’intendant. — Ouvre à l’instant…


— Vous, votre fils et Septimine, restez près de la fenêtre, penchez-vous au dehors, vous seriez suffoqués, — dit le vieillard à Rosen-Aër après un instant de réflexion. Et poussant vers la croisée Amael, sa mère et la Coliberte, il dit à l’un des apprentis : — Vide sur le brasier de la forge la boîte remplie de soufre et de bitume…

Le jeune esclave obéit machinalement, et au moment où Ricarik heurtait à la porte à coups redoublés, une fumée sulfureuse, bitumineuse, commençant de se répandre dans l’atelier, devint bientôt si intense, que l’on voyait à peine à deux pas devant soi. Aussi, lorsque le vieillard alla enfin ouvrir la porte à l’intendant, celui-ci, aveuglé, suffoqué par une bouffée de cette épaisse et âcre vapeur, se recula vivement au lieu d’entrer.

— Avancez donc, seigneur intendant, — dit Bonaïk ; — c’est l’effet de la fonte à la mode du grand Éloi... Nous n’avons pu vous ouvrir plus tôt, de peur de laisser refroidir les métaux en fusion que nous versions dans le moule.. Avancez, cher seigneur, venez donc voir la fonte…

— Va-t’en au diable ! — répondit Ricarik en toussant à s’étrangler et reculant au delà du seuil. — Je suis suffoqué, aveuglé…

— C’est l’effet de la fonte, cher seigneur. — Puis avisant le trousseau de clefs à la ceinture de l’intendant, qui, des deux mains, frottait ses paupières endolories par l’âcreté de la fumée, Bonaïk le saisit à la gorge et s’écria : — À moi, mes enfants, il a les clefs des portes !

À l’appel du vieillard, les apprentis et Amael accoururent, se précipitèrent sur l’intendant, étouffèrent ses cris en lui serrant le cou, pendant que Bonaïk, s’emparant du trousseau de clefs, disait : — J’ai les clefs. Entraînez cet homme dans l’atelier, et jetez-le vite dans le fossé ; ce sera plutôt fait. Excusez, cher seigneur Ricarik, c’est la fonte…

Les ordres du vieillard furent exécutés malgré la résistance furieuse du Frank… Bientôt l’on entendit le bruit d’un corps tombant dans l’eau… — Et maintenant, — s’écria le vieillard, — venez tous ! suivez-moi et courons. L’abbesse du diable ne peut tarder à arriver avec les bandits qui ont ici droit d’asile. — Le vieillard avait à peine fait quelques pas dans le corridor, lorsqu’il vit au loin s’avancer l’esclave portier tenant une lanterne à la main. — Restez cachés dans l’ombre, — dit tout bas l’orfévre aux fugitifs. Et il alla vivement au-devant du portier qui lui cria : — Eh ! vieux Bonaïk, est-ce que l’intendant n’est pas dans ton atelier ? Je ne sais à quoi il pense ; voilà deux heures que le bateau attend son messager…

— Quel bateau ?

— Le bateau que Ricarik a fait préparer. Les rameurs attendent le messager.

— Ils n’attendront pas longtemps, car ce messager, c’est moi.

— Toi ?…

— Connais-tu ce trousseau de clefs ?

— Ce sont celles que l’intendant porte à sa ceinture.

— Il me les a confiées afin que je puisse sortir de l’enceinte du monastère dans le cas où tu ne serais pas à ta loge. Allons vite retrouver le bateau. Marche devant. — Le portier, persuadé par l’accent de sincérité du vieillard, dont la présence d’esprit le sang-froid semblaient augmenter avec les périls, le précéda ; mais Bonaïk ralentit son pas, et appelant à voix basse un des apprentis : — Justin, toi et les autres, suivez-moi à distance ; la nuit est noire, la lueur de la lanterne du portier vous guidera ; mais dès que vous m’entendrez siffler, accourez tous. — Et, s’adressant au portier qui l’avait beaucoup devancé : — Eh ! Bernard ! ne va pas si vite ; tu oublies qu’à mon âge on n’est pas ingambe. Bonaïk, précédé du portier, et suivi de loin, dans les ténèbres, par les fugitifs, arriva ainsi dans la cour extérieure du monastère… Soudain Bernard s’arrêta et prêta l’oreille. — Qu’as-tu ? — lui dit le vieil orfévre, — pourquoi rester en chemin ?

— Ne vois-tu pas la lumière des torches éclairer la crête du mur de la cour intérieure du monastère ? n’entends-tu pas ce tumulte ?

— Marche, marche. J’ai autre chose à faire que de m’occuper de ces torches et de ce tumulte ; il me faut accomplir au plus tôt le message de Ricarik. Je n’ai pas un instant à perdre, vite, dépêchons-nous.

— Mais il se passe quelque chose d’extraordinaire dans l’intérieur du monastère !

— C’est pour cela que l’intendant m’envoie si précipitamment en message… Hâte-toi, le temps presse…

— Ah ! c’est différent, vieux Bonaïk, — répondit Bernard en doublant le pas. Il arriva bientôt à la clôture extérieure dont il ouvrit la porte. À ce moment, le vieillard siffla ; le portier, très-surpris, lui dit : — Qui siffles-tu ?

— Moi ?

— Oui…

— Comment ?

— Es-tu sourd ? je te demande qui tu siffles ?

— Qui je siffle, moi ?

— Oui, toi. Voici la porte ouverte. Sors donc, puisque tu es si pressé. Mais j’entends des pas ; on accourt de ce côté. Qu’est-ce que ces gens-là ? — dit Bernard, en haussant sa lanterne. — Il y a deux femmes…

Bonaïk coupa court aux réflexions du portier en criant : — Ôtez la clef de la porte et tirez-la sur vous, le portier restera enfermé. À peine le vieillard eut-il prononcé ces paroles, qu’Amael, les apprentis, Rosen-Aër et Septimine se précipitèrent à travers l’issue ouverte ; puis l’un des jeunes esclaves, repoussant rudement Bernard dans l’intérieur de la cour, ôta la clef de la serrure, tira la porte à lui et la ferma en dehors. Bonaïk ramassa la lanterne et cria : — Hé ! du bateau !

— Par ici ! — répondirent plusieurs voix, — par ici… il est amarré au gros saule.

— Maître Bonaïk, — dit un des apprentis, — nous sommes poursuivis ; le portier appelle à l’aide. Voyez ces lueurs ; elles apparaissent maintenant dans la cour que nous venons de quitter !

— Il n’y a rien à craindre, mes enfants ; la porte est bardée de fer et fermée en dehors ; avant qu’on ait eu le temps de la défoncer, nous serons embarqués ! — Ce disant, le vieillard continua de se diriger vers le gros saule ; remarquant alors un bissac gonflé que Justin, l’un des apprentis, portait sur son dos, il lui dit : — Qu’as-tu dans ce sac ?

— Maître Bonaïk, pendant que vous parliez à l’intendant, nous deux Gervais, nous doutant de quelque manigance de votre part, nous avons pris, par précaution, moi, mon bissac, où j’ai mis le restant de nos vivres, et Gervais, l’outre de vin encore à demi pleine.

— Vous êtes de judicieux garçons, car nous aurons à faire une longue route après avoir débarqué. — Le vieillard et ses compagnons arrivèrent bientôt près du gros saule ; un bateau y était amarré, quatre esclaves rameurs sur les bancs, le pilote au gouvernail. — Enfin ! — dit-il d’un ton bourru, — voilà trois heures que nous attendons ; nous sommes transis de froid, et nous allons avoir à ramer pendant plus de deux heures…

— Je vais vous donner une bonne nouvelle, mes amis, — répondit l’orfévre aux bateliers. — J’ai amené du monde pour ramer ; les rameurs peuvent donc rentrer au monastère ; le pilote seul restera pour guider le bateau.

Joyeux et prestes, les esclaves s’élancèrent hors du bateau. Le pilote se résigna, non sans murmurer. Bonaïk fit entrer Rosen-Aër et Septimine dans la barque ; Amael et les apprentis s’emparèrent des avirons. Le pilote prit le gouvernail, l’embarcation s’éloigna du rivage, et le vieil orfévre, essayant son front baigné de sueur, dit avec un grand soupir d’allégement : — Ah ! mes enfants ! voilà un jour de fonte comme je n’en vis jamais dans l’atelier du grand Éloi !



Le lendemain de la nuit où les fugitifs avaient quitté l’abbaye, ils se reposèrent vers midi, après avoir marché pendant toute la nuit et le commencement de cette journée ; ils réparèrent leurs forces, grâce à la précaution des apprentis, dont l’un s’était chargé de l’outre de vin, l’autre du bissac rempli de provisions. Les voyageurs s’étaient assis sur l’herbe, sous un grand chêne au feuillage jauni par l’arrière-saison. À leurs pieds coulait un ruisseau d’eau vive, derrière eux s’élevait une colline qu’ils avaient gravie, puis descendue, en suivant une antique voie romaine, alors délabrée, effondrée ; cette voie se prolongeait à une assez grande distance jusqu’au tournant d’un coteau boisé, derrière lequel elle disparaissait. Enfin, à l’extrême horizon se dessinaient les cimes bleuâtres de hautes montagnes, limites et frontières de la Bretagne. Les fugitifs, guidés par l’un des apprentis qui connaissait les environs de l’abbaye, avaient facilement rejoint l’ancienne route romaine ; elle conduisait de Nantes aux frontières de l’Armorique, près desquelles César, sept siècles auparavant, avait établi plusieurs camps retranchés, afin de protéger ses colonies militaires. Amael, habitué par le métier de la guerre à évaluer les distances, pensait qu’en marchant jusqu’au soleil couchant, et qu’en se remettant en route, après une heure de repos, il serait possible d’arriver à la fin du jour suivant aux confins de la Bretagne. Septimine était assise auprès de Rosen-Aër et d’Amael ; les apprentis, étendus sur l’herbe, terminaient leur frugal repas. Le vieil orfévre, ayant aussi réparé ses forces, tira d’une poche de son sarrau un paquet soigneusement enveloppé d’un morceau de peau. Les jeunes gens suivirent avec curiosité les mouvements du vieillard. À leur grande surprise, il dégagea de cette enveloppe la crosse abbatiale en argent, à la ciselure de laquelle il avait commencé de travailler depuis quelque temps. Dans ce paquet se trouvaient aussi deux burins. Bonaïk, remarquant la physionomie ébahie des apprentis, leur dit : — Cela vous étonne, mes enfants. de me voir emporter de l’abbaye cette crosse d’argent ? Vous croyez peut-être que la valeur du métal m’a tenté ? Non, non ; d’abord cet objet n’a pas grand prix ; ensuite, depuis douze ans que je travaille, sans salaire, à l’atelier du monastère, j’aurais bien pu, en m’enfuyant, me payer ainsi de mes peines.

— Sans doute, maître Bonaïk ; mais alors pourquoi avoir emporté cette crosse ?

— Que voulez-vous, mes enfants, j’aime mon art d’orfévre ; je ne trouverai plus à l’exercer pendant le peu de temps que j’ai encore à vivre… J’ai gardé mes deux meilleurs burins, je veux ciseler cette crosse si finement, si purement, qu’en y travaillant un peu tous les jours, j’emploierai à ce travail le restant de ma vie.

— Vous qui nous félicitez d’être des garçons de précaution, maître Bonaïk, parce que nous avions songé à l’outre et aux provisions, votre prévoyance dépasse la nôtre.

— Bon père, et vous, mes amis, — dit Amael en s’adressant au vieil orfévre et aux apprentis, — veuillez vous approcher ; ce que j’ai à dire à ma mère, vous l’entendrez aussi ; j’ai fait le mal, je dois avoir le courage de l’avouer tout haut…

Rosen-Aër soupira et attendit le récit de son fils avec une curiosité triste et sévère. Septimine, la regardant d’un air presque suppliant, semblait implorer pour Amael l’indulgence de cette mère si justement, si douloureusement irritée.

— Depuis que tout péril a cessé pour moi, — reprit Amael, — ma mère, durant notre longue marche de jour et de nuit, ne m’a pas adressé la parole ; elle a refusé l’appui de mon bras, préférant celui de cette pauvre enfant, qui lui a sauvé la vie. La sévérité de ma mère est juste, je ne m’en plains pas, j’en souffre… Puisse le récit sincère de mes fautes, puisse mon repentir me mériter mon pardon !

— Une mère pardonne toujours, — dit Septimine en regardant timidement Rosen-Aër ; mais celle-ci répondit d’une voix émue et grave :

— L’abandon de mon fils a, depuis des années, chaque jour déchire mon cœur ; en proie à des angoisses sans cesse renaissantes, tour à tour je m’abandonnais au désespoir ou à une espérance insensée… ces longs tourments, je les pardonne à mon fils ; ce que je ne peux lui pardonner, c’est son alliance criminelle avec les oppresseurs de notre race, avec ces Franks maudits, qui ont asservi nos pères et asservissent nos enfants !

— Ma mère, écoutez-moi… Mon crime est grand ; mais, je vous le jure, avant de vous avoir revue, je connaissais le remords. Voici la vérité. Il y a dix ans, j’ai quitté notre vallée de Charolles ; pourtant j’y vivais heureux auprès de ma famille ; mais, que vous dirai-je ? je cédai à la curiosité, à un invincible besoin d’aventures, car, selon moi, en dehors de nos limites, un monde tout-nouveau devait s’offrir à mes yeux. Un soir donc je partis, non sans verser des larmes.

— Dans mon enfance, — dit le vieillard — mon père m’a souvent raconté que Karadeuk, l’un de nos aïeux, avait aussi abandonné sa famille pour courir la Bagaudie… Rosen-Aër, que le souvenir de notre aïeul vous rende indulgente pour votre fils !

— Les Bagaudes et les Vagres guerroyaient contre les Romains et contre les Franks, nos oppresseurs, au lieu de s’allier et de combattre avec eux, ainsi que l’a fait mon fils.

— Vos reproches sont mérités, ma mère ; la suite de ce récit vous prouvera que plus d’une fois, je me les suis adressés. Presque au sortir de la vallée, je tombai entre les mains d’une bande de Franks. Ils revenaient d’Auvergne et se rendaient dans le nord ; ils me firent esclave. Leur chef me garda pendant quelque temps pour soigner ses chevaux et fourbir ses armes. J’avais l’instinct de la guerre ; la vue d’une armure ou d’un beau cheval me passionnait dès l’enfance. Vous le savez, ma mère ?

— Oui, vos jours de fête étaient ceux où les colons de la vallée se livraient à l’exercice des armes…

— Emmené esclave par ce chef frank, je ne cherchai pas à fuir ; il me traitait avec assez de douceur. Puis, c’était pour moi un plaisir de fourbir ses armes, et, durant la route, de monter ses chevaux de bataille. Enfin, je voyais un pays nouveau. Hélas ! bien nouveau, car les terres ravagées, les maisons en ruines, l’effroyable misère des populations asservies que nous traversions, contrastaient cruellement avec l’indépendante et heureuse vie des habitants de notre paisible vallée. Alors, vous me croirez, ma mère, puisque je dis le bien comme le mal, alors, me rappelant notre heureux pays, songeant à vous, à mon père, mes larmes coulaient, mon cœur se brisait ; quelquefois j’étais tenté de fuir, de revenir à vous ; mais la crainte de recevoir l’accueil que méritait ma faute me retenait.

— C’est si naturel ! — dit Septimine qui écoutait ce récit avec un tendre intérêt. — J’aurais éprouvé la même crainte, si j’avais commis la même faute.

— Enfin, — reprit Amael, — après être resté plus d’une année chez ce chef frank, j’étais devenu bon écuyer, je domptais les chevaux les plus fougueux : passé maître dans l’art de fourbir les armes, à force de les fourbir j’avais appris à les manier. Le Frank mourut. Pris par lui, je devais être vendu. Un juif, nommé Mardochée, qui, comme tant d’autres, courait la Gaule pour trafiquer de chair humaine, se trouvait alors à Amiens ; il vint visiter les esclaves. Il m’acheta, me disant qu’il me revendrait à un riche seigneur frank, nommé Bodégesil, duk au pays de Poitiers. Il possédait, ajouta le juif, les plus beaux chevaux, les plus belles armures que l’on pût voir… — « En prenant la fuite, tu peux me faire perdre une grosse somme d’argent, — me dit Mardochée, — car je t’ai acheté d’autant plus cher que je savais te revendre un bon prix au seigneur Bodégesil ; mais, si tu fuis, tu perdras peut-être une occasion de fortune pour toi ; Bodégesil est un généreux seigneur, sers-le fidèlement, il t’affranchira, t’emmènera en guerre avec lui, lorsqu’il sera requis de marcher avec ses hommes, et l’on a vu, dans ces temps de guerre où nous vivons, des affranchis devenir comtes. » — L’ambition m’entra au cœur, l’orgueil m’enivra, je crus aux promesses du juif, je ne cherchai pas à m’échapper ; lui-même, pour m’affermir dans cette résolution, me traita de son mieux, me promit même de vous faire parvenir, par un autre juif qui devait aller en Bourgogne, une lettre que je vous écrivis, ma mère…

— Cet homme n’a pas tenu sa promesse, — dit Rosen-Aër. — Aucune nouvelle de vous ne m’est parvenue.

— Ce manque de parole ne me surprend pas. Ce juif était cupide et sans foi. Il me conduisit chez le duk Bodégesil. Ce Frank élevait, en effet, de superbes chevaux dans les immenses prairies de ses domaines ; l’une des salles de son burg, ancien château romain, était remplie de splendides armures ; mais le juif m’avait menti sur le caractère de ce duck, homme violent et cruel ; cependant, dès mon arrivée, frappé de la manière dont je domptai un poulain sauvage, jusqu’alors l’effroi de ses esclaves et de ses écuyers, il me traita moins durement que mes compagnons gaulois ou franks ; car, par la vicissitude des temps, vous le savez, ma mère, un grand nombre de descendants des premiers conquérants de la Gaule sont tombés dans la misère, et de la misère dans l’esclavage. Bodégesil se montrait aussi cruel envers ses esclaves, de race germanique comme lui, qu’envers ceux de race gauloise. Toujours à cheval, toujours occupé du fourbissement ou du maniement des armes, je poursuivais une idée qui devait enfin se réaliser. Le renom de Karl, maire du palais, était venu jusqu’à moi ; j’avais entendu dire à d’autres Franks, amis de Bodégesil, que Karl, obligé de défendre la Gaule, au nord, contre les Frisons, au midi, contre les Arabes, et se trouvant mal secondé dans ces guerres par les anciens seigneurs bénéficiers et par l’Église qui ne lui donnaient que peu d’argent et peu d’hommes, accueillait favorablement les aventuriers, dont quelques-uns, en combattant bravement sous ses ordres, parvenaient à des fortunes inespérées. J’avais vingt ans, lorsque j’appris que Karl se rapprochait du Poitou afin de repousser les Arabes qui menaçaient d’envahir cette contrée. Ce moment longtemps rêvé par mon ambition arrivait enfin. Un jour, sous prétexte de la fourbir, j’emportai et cachai pièce à pièce la plus belle armure de Bodégesil ; je dérobai aussi une épée, une hache, une lance et un bouclier. La nuit venue, j’allai chercher dans les écuries le plus beau et le plus vigoureux des chevaux du duk. Je revêtis l’armure et m’éloignai rapidement du château. Je voulais me rendre auprès de Karl, décidé à cacher mon origine et à me dire fils d’un seigneur de race germanique, afin d’intéresser à mon sort le chef des Franks. Environ à cinq ou six lieues du château, je fus attaqué au point du jour par plusieurs de ces bandits qui infestaient la Gaule. Je me défendis vigoureusement ; je tuai deux de ces larrons et dis aux autres : — « Karl a besoin d’hommes vaillants ; il leur abandonne une large part du butin. Venez avec moi. Mieux vaut batailler à l’armée que d’attaquer les voyageurs sur les routes ; il y a péril égal, mais plus grand profit. » — Ces bandits suivirent mon conseil et m’accompagnèrent ; notre petite troupe se grossit en route d’autres gens sans aveu, mais déterminés. La veille de la bataille de Poitiers, nous arrivâmes au camp de Karl ; je me donnai à lui comme fils d’un noble frank, mort pauvre, et ne m’ayant laissé pour héritage que son cheval et ses armes. Karl m’accueillit avec sa rudesse habituelle : — « On se bat demain, — me dit-il, — si je suis content de toi et de tes hommes, vous serez contents de moi. » — Le hasard voulut que, dans cette bataille contre les Arabes, je sauvai la vie du chef des Franks en l’aidant à se défendre contre plusieurs cavaliers berbères qui l’attaquaient avec furie, je reçus plusieurs blessures, entre autres, celle-ci… au front. À dater de ce jour, je conquis l’affection de Karl ; de la faveur dont il m’a donné tant de preuves depuis cinq ans, je ne vous parlerai pas, ma mère ; cette haute fortune était empoisonnée par cette pensée, presque toujours présente à mon esprit : — « J’ai menti ! j’ai lâchement renié ma race par une ambition coupable, je me suis allié aux oppresseurs de la Gaule asservie ; je leur ai prêté l’appui de mon épée pour repousser ces Saxons et ces Arabes, ni plus ni moins barbares que les Franks, nos conquérants maudits, eux que j’aide dans l’affermissement de leur conquête, sur notre malheureuse patrie, qu’ils désolent autant par leurs guerres civiles que les Saxons et les Arabes par leurs invasions. » Ce n’est pas tout, ma mère ; plusieurs fois, dans ces combats incessants des seigneurs d’Austrasie contre les seigneurs de Neustrie ou d’Aquitaine, guerres impies où les comtes, les duks, les évêques entraînaient leurs colons gaulois comme soldats, j’ai combattu les hommes de ma race… j’ai rougi mon épée de leur sang.

— Honte et douleur sur moi ! — murmura Rosen-Aër en cachant sa figure entre ses mains, — je suis la mère d’un tel fils !

— Oui, honte et douleur… non sur vous, mais sur moi, ma mère, car je cédais à l’entraînement d’une première faute : je combattais les hommes de ma race, de crainte de paraître lâche aux yeux de Karl, de crainte de démentir mon passé. L’orgueil m’enivrait, lorsque je me voyais honoré par les plus fiers de nos conquérants… moi, fils de ce peuple conquis, asservi ! Mais ces moments de vertige passés, j’enviais parfois les plus misérables esclaves ; ceux-là, du moins, avaient droit au respect qu’inspire le malheur immérité. En vain j’ai cherché la mort dans les batailles : j’étais condamné à vivre… je trouvais seulement dans l’ivresse du combat, dans les entreprises périlleuses, une sorte d’étourdissement passager. Ah ! que de fois j’ai songé avec amertume à la vallée de Charolles, où vivait ma famille ! ! ! Puis, lorsque j’ai appris le ravage de cette contrée par les Arabes, la résistance désespérée de ses habitants… eux, mes parents, mes amis ! Lorsque j’ai songé que mon épée, offerte au chef des Franks par une coupable ambition, aurait pu vous défendre ou vous venger, ma mère, vous, dont j’ignorais le sort et qui deviez, comme mon père, avoir, dans cette invasion, trouvé la mort ou l’esclavage !… Oh ! de ce jour, le remords a flétri ma vie !

— Votre père a combattu jusqu’à son dernier soupir pour la liberté, pour celle des siens. Je l’ai vu tomber à mes pieds, mort et percé de coups !… Et vous ? où étiez-vous alors, pendant que votre père défendait, avec l’héroïsme de nos aïeux, son foyer, sa liberté, sa famille, où étiez-vous ?… Auprès du chef des Franks, briguant ses faveurs ! ou combattant contre vos frères ! — Amael cacha son visage entre ses mains et répondit par un sanglot étouffé.

— Oh ! par pitié, ne l’accablez pas ! — dit Septimine à Rosen-Aër. — Voyez comme il est malheureux… comme il se repent.

— Rosen-Aër, — ajouta le vieillard, — songez aussi qu’hier, encore favori du chef souverain de la Gaule, et arrivé au comble d’une fortune inespérée, votre fils renonce aujourd’hui à ces faveurs qui l’avaient enivré. Le voici non moins misérable que nous, n’ayant d’autre désir que de retourner vivre d’une vie pauvre et rude, mais libre, dans cette vieille Armorique, berceau de notre commune famille.

— Par Hésus ! — s’écria Rosen-Aër, — ces biens, ces terres, ces faveurs, dons maudits de Karl, mon fils les a-t-il volontairement abandonnés ? Ne l’avez-vous pas, bon père, tiré de ce cachot où, sans vous, il périssait ? Ah ! les dieux sont justes ! Cette fortune, mon fils la devait à une ambition impie… elle lui a été funeste ! Glorifié, enrichi par les Franks, il a été honteusement puni et dépouillé par une femme de leur race !

— Hélas ! — s’écria Septimine en fondant en larmes, — croyez-vous qu’Amael, même au comble de la fortune, n’y eut pas renoncé pour vous suivre, vous, sa mère ?

— L’homme qui a renié sa patrie, sa race, aurait pu renier sa mère !… J’ai maintenant l’horrible droit de douter du cœur de mon fils !

— Maître Bonaïk, — s’écria soudain l’un des apprentis avec un accent de frayeur, — voyez donc là-bas, au tournant de la route, ces guerriers… Ils approchent rapidement : dans peu d’instants ils seront près de nous. — À ces mots du jeune garçon, les fugitifs se levèrent ; Amael lui-même, oubliant un moment la douleur où le
 jetait la juste sévérité de sa mère, essuya son visage baigné de larmes et fit quelques pas en avant, afin de s’assurer de la venue des cavaliers.

— Grand Dieu ! — s’écria Septimine, — si l’on était à la poursuite d’Amael !… Bon père Bonaïk, il faut nous cacher dans ce taillis…

— Mon enfant, ce serait risquer de nous faire poursuivre, car maintenant ces cavaliers nous ont vus… notre fuite éveillerait leurs soupçons. D’ailleurs, au lieu de venir du côté de Nantes, ils viennent par une route opposée ; ils ne peuvent donc être à notre recherche.

— Maître Bonaïk, — dit un des apprentis, — voici trois de ces guerriers qui pressent l’allure de leurs chevaux en nous faisant de la main signe de venir à eux.

— Un nouveau danger nous menace peut-être ! — dit Septimine en se rapprochant de Rosen-Aër, qui, seule, ne s’étant pas levée, semblait indifférente à ce qui se passait autour d’elle. — Hélas ! qu’allons-nous devenir ?

— Ah ! pauvre enfant ! — dit Rosen-Aër, — peu m’importe la vie, à cette heure !… et pourtant le seul espoir de retrouver un jour mon fils l’avait soutenue jusqu’ici ma triste vie !

— Mais il est retrouvé, ce fils si tendrement regretté ?

— Non, — répondit la Gauloise avec une morne et sombre douleur, — non, ce n’est plus là mon fils !

Amael, assez inquiet, s’était avancé à la rencontre des trois cavaliers franks qui précédaient un groupe plus nombreux. L’un d’eux, arrêtant son cheval, dit au fils de Rosen-Aër : — Es-tu de ce pays ?

— Oui.

— Cette route conduit-elle à Nantes ?

— Oui.

— Conduit-elle aussi à l’abbaye de Meriadek ?

— Oui, — répondit encore Amael, aussi surpris de cette rencontre que de ces questions. 



— Arnulf, — dit le guerrier à l’un de ses compagnons, après avoir interrogé Amael, — va dire au comte Bertchramm que nous sommes en bonne route ; je vais désaltérer mon cheval à ce ruisseau.

Le cavalier partit ; pendant que ses deux compagnons laissaient leurs chevaux boire quelques gorgées d’eau au courant du ruisseau, Amael, qui n’avait pu cacher son étonnement croissant en entendant nommer le comte Bertchramm, dit aux cavaliers : — Vous êtes des hommes de Bertchramm ?

— Oui.

— Que vient-il faire en ce pays ?

— On vient comme messager de Karl, chef des Franks. Mais, dis-moi, avons-nous encore une longue route à faire avant d’arriver à l’abbaye de Meriadek ?

— Vous ne pourrez y arriver qu’assez tard dans la nuit.

— On la dit riche, cette abbaye ?

— Elle est riche… mais pourquoi cette question ?

— Pourquoi ? — dit joyeusement le guerrier, — parce que Bertchramm et nous, ses hommes, nous allons prendre possession de cette abbaye, que le bon Karl nous a octroyée.

— Karl vous l’a concédée ?

— Cela t’étonne ?

— J’avais entendu dire dans le pays que Karl avait donné ce monastère et ses biens à un certain Berthoald.

— Tu connais le comte ?

— Oui.

— Alors tu connais l’un des guerriers les plus renommés, les plus vaillants parmi les Franks ; il est le favori du bon Karl ; c’est tout dire, car il ne choisit ses favoris que parmi les fortes épées.

Pendant cet entretien, les autres cavaliers avaient rejoint ceux qui leur servaient d’avant-garde, l’on voyait s’avancer, au loin, plusieurs chariots ou mulets chargés de bagages, et quelques chevaux conduits en main par des esclaves. À la tête du principal groupe marchait Bertchramm, guerrier à barbe grise, et d’une physionomie rude et stupide. Amael fit quelques pas vers le comte ; celui-ci arrêta brusquement son cheval, laissa tomber ses rênes, se frotta les yeux comme s’il ne pouvait croire à ce qu’il voyait, et s’écria en contemplant d’un air ébahi le fils de Rosen-Aër : — Berthoald ! le comte Berthoald !

— Oui, c’est moi.. salut à toi, Bertchramm !

— C’est bien toi ?

— C’est bien moi.

Bertchramm, descendant de son cheval, courut au jeune homme pour le regarder de plus près, et s’écria : — C’est lui… c’est assurément lui ! Et que fais-tu là, avec ces mendiants et ces mendiantes ?

— Parle plus bas, — reprit Amael en lui faisant un signe mystérieux. — Je vais accomplir une mission de Karl.

— Ainsi nu-tête ? sans armes, tes habits souillés de boue et en guenilles ?

— Silence ! c’est un déguisement que j’ai pris pour ne pas éveiller les soupçons.

— Oh ! je le sais, tu es un fin compagnon ! Lorsque le bon Karl avait quelque affaire hardie et délicate, il te choisissait toujours ; car si nous étions aussi valeureux que toi, tu étais plus subtil que nous, et que moi surtout. Karl me disait d’habitude : « — Vieux Bertchramm, tu serais un fier homme si ta cervelle valait tes poings… » — Mais tu ignores sans doute que je suis chargé d’un message pour toi ?

— Quel message ?

— Je viens, moi et mes hommes, te remplacer à l’abbaye de Meriadek. Karl nous en fait don.

— Il est le maître de donner et de reprendre.

— Ne va point considérer ceci comme une disgrâce, Berthoald. Loin de là ! une lettre que je t’apporte te prouvera le contraire : Karl t’élève au rang de duk, et te réserve le commandement de son avant-garde dans la guerre qu’il va faire contre les Frisons, guerre qu’il ne comptait entreprendre qu’au printemps : — « Foi de Marteau, — nous a t-il dit, — j’étais fou en confinant dans une abbaye l’un de mes plus jeunes et plus hardis capitaines, en ces temps où il faut si souvent guerroyer à l’improviste ; et puis, c’est surtout depuis que je n’ai plus Berthoald à mes côtés, que je sens combien il me manque : le poste que je lui ai donné sans savoir que j’aurais à combattre sitôt les Frisons est d’ailleurs un poste de vétéran ; il te convient mieux à toi qu’à lui, vieux Bertchramm ; va donc remplacer Berthoald et ses hommes ; tu lui remettras cette lettre de moi, et, en gage d’amitié constante, tu lui mèneras deux de mes meilleurs chevaux, pris sur les Arabes, afin qu’il soit plus tôt de retour près de moi ; de plus, tu lui porteras, de ma part, une magnifique armure de Bordeaux. Il aime les belles armes et les beaux chevaux, il sera content. » — Et, de fait, Berthoald, — ajouta Bertchramm, — tu vas voir les chevaux ; ils sont là, conduits en main par des esclaves ; l’on ne peut rien imaginer de plus admirable : l’un est noir comme l’aile d’un corbeau, l’autre blanc comme un cygne. Quant à l’armure, Karl l’avait fait acheter pour lui-même, c’est tout dire… Elle est soigneusement emballée dans mes bagages, je ne peux te la montrer ; mais c’est un chef-d’œuvre du plus fameux armurier de Bordeaux ; elle est enrichie d’ornements d’or et d’argent ; le casque seul est une merveille ; quant aux chevaux, tu vas en juger, — ajouta Bertchramm en s’adressant à l’un de ses hommes. — Que l’on amène les deux chevaux !

— Je suis touché de cette nouvelle preuve de l’affection de Karl, — répondit Amael. — Je me rendrai à ses ordres lorsque j’aurai accompli ma mission.

— Mais il veut que tu ailles le rejoindre sur-le-champ, ainsi que tu vas le lire dans sa lettre que j’ai placée précieusement sous ma cuirasse, — ajouta le guerrier en cherchant le parchemin.

— Karl ne regrettera pas de me voir arriver un jour ou deux plus tard, si je retourne auprès de lui ma mission heureusement accomplie ; je retrouverai les chevaux et les présents à l’abbaye où j’irai demain te rejoindre, et de là, je partirai avec mes hommes. Mais, dis-moi, tu as dû faire un long circuit, d’après le chemin que tu as pris ?

— Karl m’avait donné le commandement d’une grosse troupe qu’il envoie se cantonner sur les frontières de cette maudite Bretagne.

— Veut-il donc l’attaquer ?

— Je ne sais ; j’ai laissé ces troupes retranchées dans l’enceinte de deux anciens camps romains, l’un à droite et l’autre à gauche de cette longue route qui y conduit.

— Cette troupe est-elle nombreuse ?

— Environ deux mille hommes, répartis dans les deux camps.

— Karl ne peut rien tenter contre la Bretagne avec si peu de soldats.

— Il veut seulement, je crois, observer les frontières de ce pays, et, sa guerre avec les Frisons terminée, venir en personne attaquer et réduire cette maudite Armorique ; car, dis, Berthoald, n’est-ce pas une honte pour nous autres Franks que cette province ait résisté à nos armes depuis plus de trois siècles que le glorieux Clovis a conquis la Gaule !

— Oui, l’indépendance de l’Armorique est une honte pour les armes des Franks.

— Tiens, voici la lettre de Karl, — dit Bertchramm en tirant enfin de dessous sa cuirasse un petit rouleau de parchemin et le remettant à Amael ; puis voyant amener les chevaux caparaçonnés de riches housses dont les esclaves achevaient de les débarrasser, Bertchramm reprit : — Regarde ! est-il au monde de plus nobles, de plus fiers animaux ?

— Non, — répondit Amael ne pouvant s’empêcher d’admirer les deux superbes étalons qui, difficilement contenus par les esclaves, tantôt se cabraient violemment, tantôt de leur léger sabot, heurtaient et fouillaient le sol ; le premier, d’un noir d’ébène, brillait de reflets bleuâtres ; l’autre, d’un blanc de neige, brillait de reflets argentés ; leurs naseaux frémissaient, leurs yeux étincelaient sous leur longue crinière, et ils fouettaient l’air de leur queue flottante comme un panache.

— Heim ! — reprit Bertchramm, — qu’en dis-tu, Berthoald ?

— Ce sont de nobles coursiers ! — répondit Amael en étouffant un soupir dont il eut honte ; et, faisant signe aux esclaves de couvrir les étalons de leurs housses de pourpre brodée, il murmura : — Adieu, beaux chevaux de bataille ! adieu, riches armures ! — Puis s’adressant au guerrier frank : — Heureux voyage je te souhaite, Bertchramm… au revoir !

— Mais j’y songe, Berthoald, si tes hommes refusaient de nous recevoir dans l’abbaye en ton absence !

— Ne crains pas cela, et d’ailleurs, fais mieux, garde cette lettre de Karl, tu pourras ainsi donner à mes hommes connaissance de ses volontés, tu briseras toi-même le sceau devant eux.

— Tu as raison ; je vais donc, Berthoald, te remplacer à l’abbaye ; le logis doit être avantageux ? Ces tonsurés font bien leur nid. Et puis, si Karl t’avait octroyé ce monastère, à toi, son favori, c’est que le morceau était bon. Ainsi, à bientôt, Berthoald !

— Un mot encore… ces troupes cantonnées près des frontières de Bretagne, quels chefs les commandent ?

— Deux de nos amis, Hermann et Gondulf ; ils m’ont prié de te porter leurs saluts.

— Et maintenant au revoir, Bertchramm !

— Au revoir, Berthoald !

Le chef des guerriers franks s’étant remis en marche, suivi de sa troupe et de ses bagages, s’éloigna, et bientôt disparut aux yeux des fugitifs. Amael se rapprocha de l’arbre sous lequel étaient réunis ses compagnons de route. À peine eut-il fait quelques pas au devant de sa mère, qu’elle lui tendit les bras, en disant : — Viens, mon fils ! J’ai tout entendu : je sais les nouvelles faveurs que Karl t’offrait. À cette heure du moins, c’est volontairement que tu renonces à un sort brillant qui aurait pu de nouveau t’éblouir.

— M’éblouir ? Non, ma mère ; vous étiez près de moi… et là-bas, je voyais les frontières de la Bretagne !

— Ah ! — s’écria la matrone gauloise en serrant Amael avec un attendrissement ineffable, — ce jour me fait oublier tout ce que j’ai souffert.

— Ma mère, voilà, depuis dix ans, mon seul jour de bonheur pur et sans mélange !

— Vous le voyez, il ne fallait pas douter du cœur de votre fils, — dit Septimine à Rosen-Aër avec une grâce touchante. — Moi, je n’en ai jamais douté.

— Septimine ! — reprit Amael en attachant sur sa Coliberte un regard attendri, — ce cœur, dont vous n’avez jamais douté, en douteriez-vous pour l’avenir ?

— Non, Amael, — répondit-elle naïvement en regardant le jeune homme d’un air timide et surpris ; — mais pourquoi cette question ?

— Ma mère, cette douce et courageuse enfant vous a sauvé la vie, la voilà fugitive, à jamais séparée sans doute des siens. Si elle consentait à m’accorder sa main, la prendriez-vous pour votre fille ?

— Oh ! avec joie ! avec reconnaissance ! — dit Rosen-Aër — Mais à cette union consentirais-tu, Septimine ?

La Coliberte, rougissant de surprise, de bonheur et de douce confusion, se jeta au cou de la mère d’Amael et cacha son visage dans son sein en murmurant :

— Je l’ai aimé du jour où il s’est montré si généreux pour moi au couvent de Saint-Saturnin.

— O Rosen-Aër ! — reprit le vieillard jusqu’alors plongé dans un silencieux recueillement : — les dieux ont béni ma vieillesse, puisqu’ils lui réservaient un tel jour. — Puis, après quelques instants d’une muette émotion que partagèrent les jeunes apprentis, le


vieillard reprit : — Mes amis, si vous m’en croyez, nous nous remettrons en route. Il nous faudra rudement marcher pour arriver demain soir aux frontières de Bretagne.

— Ma mère, — dit Amael, — appuyez-vous sur moi ; cette fois vous ne refuserez pas l’appui de mon bras ?

— Non ! oh ! non, mon enfant ! — répondit tendrement la Gauloise en prenant avec bonheur le bras de son fils.

— Et vous, bon père, — dit Septimine à l’orfévre, — appuyez-vous sur moi.

Les fugitifs se remirent en marche.

Après avoir marché sans mauvaise rencontre jusqu’à la fin du jour, ainsi que pendant la nuit et la journée suivantes, ils arrivèrent, au lever de la lune, non loin des premières rampes des sauvages et hautes montagnes qui servent de limites et de défense à l’Armorique. La vue du sol natal réveilla, comme par enchantement, chez Bonaïk les souvenirs de sa première jeunesse ; ayant autrefois traversé les frontières avec son père pour aller aux vendanges bretonnes, il se rappela que quatre pierres druidiques colossales s’élevaient non loin d’un sentier pratiqué à travers les roches, et si étroitement encaissé, qu’il ne pouvait donner passage qu’à une seule personne de front. Les fugitifs s’engageant les uns après les autres dans ce passage, commencèrent à gravir sa pente escarpée : Amael marchait le premier. Ce chemin, à peine praticable, serpentait à travers d’énormes blocs de granit d’un gris sombre, dont le faîte était vivement éclairé çà et là par la brillante clarté de la lune, que l’on apercevait parfois du fond de cet obscur ravin. Rosen-Aër, Amael et le vieil orfévre, en foulant le sol de l’Armorique, éprouvaient une émotion profonde, religieuse. Bientôt ils arrivèrent à une sorte de petite plate-forme entourée de précipices, d’immenses rochers la surplombaient. Soudain les fugitifs entendirent, à une grande hauteur au-dessus de leur tête, une voix jeune et sonore qui, vibrant au milieu du profond silence de la nuit, chantait mélancoliquement ces paroles : — « Elle était belle, elle était jeune, elle était sainte ! — Elle s’appelait Hêna… Hêna, la vierge de l’île de Sên ! »

Rosen-Aër, Bonaïk et Amael, ces trois descendants de Joel, restèrent un moment stupéfaits ; puis, cédant à un mouvement irrésistible, ils s’agenouillèrent pieusement… les larmes coulèrent de leurs yeux. Septimine et les apprentis, partageant une émotion dont ils ne se rendaient pas compte, s’agenouillèrent aussi, et tous écoutèrent, tandis que la voix sonore, semblant descendre du ciel, acheva le vieux bardit gaulois qui datait de huit siècles.

— Ô Hésus ! — dit enfin Rosen-Aër en levant son noble visage baigné de larmes vers le firmament étoilé, où rayonnait l’astre sacré de la Gaule. — Ô Hésus ! je vois un divin présage dans ce chant si cher à la mémoire des descendants de Joel… Béni soit ce chant ! il nous salue et nous accueille à cette heure solennelle, où touchant enfin cette terre libre, nous revenons à l’antique berceau de notre famille !




Amael, sa mère, Septimine et les apprentis, guidés par le vieil orfévre, arrivèrent près des pierres sacrées de Karnak, et furent tendrement accueillis par le fils du frère de Bonaïk. Amael se fit laboureur, les jeunes apprentis l’imitèrent et s’établirent dans la tribu… À la mort de Bonaïk, la crosse abbatiale fut jointe aux reliques de la famille de Joel, ainsi que cette légende écrite par Amael, peu de temps après son retour en Bretagne.




fin de la crosse abbatiale.